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«Michel Foucault Derrida e n°kaino» («Réponse
à Derrida»), Paideia, n°II : Michel Foucault, l"février
1972, pp. 131-147.
Le 26 août 1971, le directeur de la revue japonaise Paideia,
Mikitaka Nakano, propose à M Foucault le plan d'un numéro
spécial consacré aux liens entre son travail philosophique
et son rapport à la littérature :
- «Le discours de Foucault et l'écriture de Derrida»,
par Y. Miyakawa ;
- «La littérature chez le philosophe Foucault»,
par K. Toyosahi ;
- «Sur L'Ordre du discours», par Y Nakamura ;
- «Cogito et Histoire de la folie», par J Derrida ;
- «L'athéisme et l'écriture. L'humanisme et le
cri», par M. Blanchot ;
- «Revenir à l'histoire» (voit supra n°103) : http://1libertaire.free.fr/MFoucault175.html
- «Nietzsche, Freud et Marx» (voir supra n°46) http://1libertaire.free.fr/MFoucault121.html
- «Theatrum philosophicum» (voir supra n°80) http://1libertaire.free.fr/MFoucault244.html
- «Préface à la Grammaire de Port-Royal»
(voir supra n°60)
http://1libertaire.free.fr/MFoucault406.html
Dits et Ecrits tome II texte n° 104
Dans sa réponse du 24 septembre, M. Foucault propose de
substituer « Nietzsche, la généalogie, l'histoire
» [voir supra n°84] à “Nietzsche, Freud et Marx
", bien dépassé, et à la "Préface
à la Grammaire de Port-Royal" une réponse qu'[il]
souhaite faire à Derrida» (correspondance Nakano-Foucault
communiquée par S Hasumi) Une autre version de ce texte sera
ajoutée en appendice à la réédition
de l'édition de Plon de l’Histoire de la folie chez
Gallimard en 1972, sous le titre «Mon corps, ce papier, ce
feu» (voir supra n°102).
=> "Mon corps, ce papier, ce feu" Michel Foucault
Dits et Ecrits tome II texte n°102 http://1libertaire.free.fr/MFoucault241.html
=> Nietzsche, la généalogie, l'histoire
Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°84
http://1libertaire.free.fr/MFoucault217.html
L'analyse de Derrida * est à coup sûr remarquable
par sa profondeur philosophique et la méticulosité
de sa lecture.
* Conférence donnée le 4 mars 1963 au Collège
philosophique. Reprise in Revue de métaphysique et de morale,
1964, no, 3-4 Republiée in Derrida (J), L'Écriture
et la Différence, Paris, Éd. du Seuil, 1967.
Je n'entreprends point d'y répondre ; je voudrais tout au
plus y joindre quelques remarques. Remarques qui sembleront sans
doute bien extérieures, et qui le seront, dans la mesure
même où l'Histoire de la folie et les textes qui lui
ont fait suite sont extérieurs à la philosophie, à
la manière dont en France on la pratique et on l'enseigne.
Derrida pense pouvoir ressaisir le sens de mon livre ou de son
«projet» dans les trois pages, dans les trois seules
pages qui sont consacrées à l'analyse d'un texte reconnu
par la tradition philosophique. Avec son admirable honnêteté,
il reconnaît lui-même le paradoxe de son entreprise.
Mais il pense le surmonter, sans doute, parce qu'il admet au fond
trois postulats.
1) Il suppose d'abord que toute connaissance, plus largement encore
tout discours rationnel, entretient avec la philosophie un rapport
fondamental et que c'est en ce rapport que cette rationalité
ou ce savoir se fondent. Libérer la philosophie implicite
d'un discours, en énoncer les contradictions, les limites
ou la naïveté, c'est faire a fortiori et par le plus
court chemin la critique de ce qui s'y trouve dit. Inutile par conséquent
de discuter sur les six cent cinquante pages d'un livre, inutile
d'analyser le matériau historique qui s'y trouve mis en oeuvre,
inutile de critiquer le choix de ce matériau, sa distribution
et son interprétation, si on a pu dénoncer un défaut
dans le rapport fondateur à la philosophie.
2) Par rapport à cette philosophie qui détient éminemment
la «loi» de tout discours, Derrida suppose qu'on commet
des «fautes» d'une nature singulière : non point
tellement des fautes de logique ou de raisonnement, entraînant
des erreurs matériellement isolables, mais plutôt des
fautes qui sont comme le mixte du péché chrétien
et du lapsus freudien. On pèche chrétiennement contre
cette philosophie en en détournant les yeux, en refusant
son éblouissante lumière et en s'attachant à
la positivité singulière des choses.
On commet aussi par rapport à elle de véritables
lapsus : on la trahit sans s'en rendre compte, on la révèle
en lui résistant et on la laisse apparaître dans un
langage que seul le philosophe est en position de décoder.
La faute contre la philosophie est par excellence naïveté,
naïveté qui ne pense jamais qu'au niveau du monde et
qui ignore la loi de ce qui pense en elle et malgré elle.
Parce que la faute contre la philosophie est proche du lapsus, elle
sera comme lui «révélatrice» : il suffira
du plus mince «accroc» pour que tout l'ensemble soit
mis à nu. Mais parce que la faute contre la philosophie est
de l'ordre du péché chrétien, il suffit qu'il
y en ait une, et mortelle, pour qu'il n'y ait plus de salut possible.
C'est pourquoi Derrida suppose que, s'il montre dans mon texte une
erreur à propos de Descartes, d'une part, il aura montré
la loi qui régit inconsciemment tout ce que je peux dire
sur les règlements de police au XVIIe siècle, le chômage
à l'époque classique, la réforme de Pinel et
les asiles psychiatriques du XIXe ; et, d'autre part, s'agissant
d'un péché non moins que d'un lapsus, il n'aura pas
à montrer quel est l'effet précis de cette erreur
dans le champ de mon étude (comment elle se répercute
sur l'analyse que je fais des institutions ou des théories
médicales) : un seul péché suffit à
compromettre toute une vie... sans qu'on ait à montrer toutes
les fautes majeures et mineures qu'il a pu entraîner.
3) Le troisième postulat de Derrida, c'est que la philosophie
est au-delà et en deçà de tout événement.
Non seulement rien ne peut lui arriver à elle, mais tout
ce qui peut arriver se trouve déjà anticipé
ou enveloppé par elle. Elle n'est elle-même que répétition
d'une origine plus qu'originaire et qui excède infiniment,
en son retrait, tout ce qu'elle pourra dire en chacun de ses discours
historiques. Mais puisqu'il est répétition de cette
origine, tout discours philosophique, pourvu qu'il soit authentiquement
philosophique, excède en sa démesure tout ce qui peut
arriver dans l'ordre du savoir, des institutions, des sociétés,
etc. L'excès de l'origine, que seule la philosophie (et nulle
autre forme de discours et de pratique) peut répéter
par-delà tout oubli, ôte toute pertinence à
l'événement. Si bien que, pour Derrida, il est inutile
de discuter l'analyse que je propose de cette série d'événements
qui ont constitué pendant deux siècles l 'histoire
de la folie ; et, à dire vrai, mon livre est bien naïf,
selon lui, de vouloir faire cette histoire à partir de ces
événements dérisoires que sont l'enfermement
de quelques dizaines de milliers de personnes ou l'organisation
d'une police d'État extrajudiciaire ; il aurait suffi, et
plus qu'amplement, de répéter une fois de plus la
répétition de la philosophie par Descartes, répétant
lui-même l'excès platonicien. Pour Derrida, ce qui
s'est passé au XVIIe siècle ne saurait être
qu' «échantillon» (c'est-à-dire répétition
de l'identique), ou «modèle» (c'est-à-dire
excès inépuisable de l'origine) : il ne connaît
point la catégorie de l'événement singulier
; il est donc pour lui inutile - et sans doute impossible - de lire
ce qui occupe la part essentielle, sinon la totalité, de
mon livre : l'analyse d'un événement.
Ces trois postulats sont considérables et fort respectables
: ils forment l'armature de l'enseignement de la philosophie en
France. C'est en leur nom que la philosophie se présente
comme critique universelle de tout savoir (premier postulat), sans
analyse réelle du contenu et des formes de ce savoir ; comme
injonction morale à ne s'éveiller qu'à sa propre
lumière (deuxième postulat), comme perpétuelle
reduplication d'elle-même (troisième postulat) dans
un commentaire infini de ses propres textes et sans rapport à
aucune extériorité.
De tous ceux qui philosophent en France actuellement à l'abri
de ces trois postulats, Derrida, à n'en pas douter, est le
plus profond et le plus radical. Mais ce sont peut-être ces
postulats eux-mêmes qu'il faut remettre en question : je m'efforce
en tout cas de m'en affranchir, dans la mesure où il est
possible de se libérer de ceux que, pendant si longtemps,
les institutions m'ont imposés.
Ce que j'ai essayé de montrer (mais sans doute n'était-ce
point clair à mes propres yeux quand j'écrivais l'
Histoire de la folie), c'est que la philosophie n'est ni historiquement
ni logiquement fondatrice de connaissance ; mais qu'il existe des
conditions et des règles de formation du savoir auxquelles
le discours philosophique se trouve soumis à chaque époque,
comme n'importe quelle autre forme de discours à prétention
rationnelle.
Ce que j'ai essayé de montrer, d'autre part, dans l' Histoire
de la folie et ailleurs, c'est que la systématicité
qui relie entre eux les formes de discours, les concepts, les institutions,
les pratiques n'est de l'ordre ni d'une pensée radicale oubliée,
recouverte, détournée d'elle-même ni d'un inconscient
freudien, mais qu'il existe un inconscient du savoir qui a ses formes
et ses règles spécifiques. Enfin, je me suis efforcé
d'étudier et d'analyser les «événements»
qui peuvent se produire dans l'ordre du savoir et qui ne peuvent
se réduire ni à la loi générale d'un
«progrès» ni à la répétition
d'une origine.
On comprend pourquoi mon livre ne pouvait manquer de demeurer extérieur
et bien superficiel par rapport à la profonde intériorité
philosophique du travail de Derrida. Pour moi, tout l'essentiel
du travail était dans l'analyse de ces événements,
de ces savoirs, de ces formes systématiques qui relient discours,
institutions et pratiques, toutes choses dont Derrida ne dit pas
un mot dans son texte. Mais sans doute ne m'étais-je pas
encore suffisamment affranchi des postulats de l'enseignement philosophique,
puisque j'avais eu la faiblesse de placer en tête d'un chapitre,
et d'une manière par conséquent privilégiée,
l'analyse d'un texte de Descartes. C'était sans doute la
part la plus accessoire de mon livre, et je reconnais volontiers
que j'aurais dû y renoncer si j'avais voulu être conséquent
dans ma désinvolture à l'égard de la philosophie.
Mais, après tout, ce passage existe : il est comme il est
; et Derrida prétend qu'il comporte une importante série
d'erreurs, qui contiennent et compromettent le sens total du livre.
Or je crois que l'analyse de Derrida est inexacte. Pour pouvoir
montrer que ces trois pages de mon texte emportaient avec elles
les six cent cinquante autres, pour pouvoir critiquer la totalité
de mon livre sans dire un seul mot de son contenu historique, de
ses méthodes, de ses concepts, de ses hypothèses (qui,
à coup sûr, sont en elles-mêmes bien critiquables),
il me semble que Derrida a été amené à
fausser sa propre lecture de Descartes, et la lecture aussi qu'il
fait de mon texte.
Derrida fait remarquer que, dans le passage de la Première
Méditation où il est question de la folie, ce n'est
pas tellement Descartes qui parle, mais un interlocuteur fictif,
faisant une naïve objection : tous les sens ne trompent pas
toujours, dirait cet objecteur ; je ne peux pas douter par exemple
que je suis ici, près du feu ; le nier serait se «comparer»
à certains insensés ; or, continuerait le naïf,
je ne suis pas fou, donc, il y a des choses dont je ne saurais douter.
À quoi Descartes répondrait en citant le cas du rêve
qui produit des extravagances aussi grandes que la folie, mais auquel
nous sommes exposés tous autant que nous sommes. Et Derrida
de conclure : - que ce n'est pas Descartes qui a dit : «Mais
quoi, ce sont des fous...» ; - que, de toute façon,
les extravagances de la folie sont impliquées dans le rêve
dont il est ensuite question. À cette analyse de Derrida
il est possible de répondre :
1) S'il est vrai que c'est une autre voix qui vient ainsi interrompre
le texte et souffler cette objection, alors ne faut-il pas pousser
un peu plus loin, mais toujours dans le même sens, la proposition
que j'ai avancée, à savoir que Descartes ne fait pas
entrer la folie dans le processus de son doute ? Si c'est bien ainsi
qu'il faut lire le texte de Descartes, alors Derrida me donne encore
plus raison que je ne croyais.
2) L'hypothèse d'une autre voix me semble (malgré
tout l'avantage que je pourrais en tirer) inutile et arbitraire.
Il faut avoir bien présent à l'esprit le titre même
du texte : Méditations. Ce qui suppose que le sujet parlant
ne cesse de se déplacer, de se modifier, de changer ses convictions,
d'avancer dans ses certitudes, d'assumer des risques, de faire des
tentatives. À la différence du discours déductif,
dont le sujet parlant demeure fixe et invariant, le texte méditatif
suppose un sujet mobile et s'exposant lui-même aux hypothèses
qu'il envisage. Derrida imagine une fiction «rhétorique»
ou «pédagogique», là où il faut
lire un épisode méditatif. Il suffit, comme le recommande
Derrida, de se rapporter au texte latin des Méditations pour
voir qu'il est tout au long ponctué de ces at tamen, sed
contra, qui marquent des «péripéties»,
tournants, événements dans la méditation, et
non pas l'émergence d'une autre voix.
Il faut donc lire le trajet de Descartes de la manière suivante
: résolution de ne pas se fier aux sens (puisqu'il leur est
arrivé de me tromper) ; tentative pour sauver cependant un
domaine de certitude sensible (ma situation présente, avec
les choses autour de moi). Ce domaine, en effet, comment l'attaquer
? Qui se trompe à propos de ce qu'il est, de ce qu'il est
en train de faire et du lieu où il est ? sinon les fous et
ceux qui dorment.
Avançons dans la direction de la première hypothèse.
Nous sommes aussitôt arrêtés, car : «Ce
sont des fous et je ne serais pas moins extravagant...» Avançons
maintenant dans la direction de la seconde hypothèse. Cette
fois, il n'y a plus de résistance ; la possibilité
se révèle une réalité fréquente
: «Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit
que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé,
que j'étais auprès du feu...» Et, comme pour
bien montrer que l'éventualité du rêve peut
faire douter de cette région des choses sensibles, que l'hypothèse
de la folie ne parvenait pas à atteindre, Descartes reprend
ici, comme exemple de songe, les éléments perceptifs
mêmes qu'il avait, un instant auparavant, essayé de
sauver.
Résumons le cheminement, non pas en termes de «fiction
pédagogique», mais d'expérience méditative
:
- résolution de se méfier de ce qui vient des sens
;
- tentation d'en sauver cependant une part (ce qui me touche) ;
- première épreuve pour cette tentation : la folie.
La tentation résiste parce que l'épreuve s'efface
d'elle-même ;
- deuxième épreuve : le songe. Cette fois, l'épreuve
réussit et la tentation se dissipe ; la certitude de ce qui
me touche n'a plus de raison d'arrêter et de «séduire»
la résolution de douter.
3) Descartes insiste sur le fait que le rêve est souvent
plus invraisemblable encore que la folie. Derrida a tout à
fait raison de souligner ce point. Mais que signifie chez Descartes
cette insistance ? Derrida pense que, pour Descartes, la folie n'est
qu'une forme atténuée, relativement peu extravagante
du rêve, et que, pour cette raison, il n'a pas cru devoir
s'y arrêter. Derrida va jusqu'à écrire que le
rêve - toujours pour Descartes - est une expérience «plus
universelle» que la folie : «Le fou ne se trompe pas
toujours et en tout.»
Or Descartes ne dit pas cela : il ne dit pas que le fou n'est fou
que de temps en temps ; c'est au contraire le rêve qui se
produit de temps en temps, quand on dort, et, comme «je suis
homme», j'ai «coutume de dormir».
Si le rêve a pour Descartes un privilège sur la folie,
s'il peut prendre place dans l'expérience méditante
du doute, c'est parce que, tout en produisant des imaginations au
moins aussi extravagantes que la folie, et même davantage,
c'est parce qu'il peut m'arriver. Lisons Descartes, aussitôt
après qu'il a récusé l'hypothèse de
la folie : «Toutefois j'ai à considérer ici
que je suis homme et par conséquent que j'ai coutume de dormir
et de me représenter en mes songes...» Le rêve
a le double pouvoir de produire des extravagances sensorielles (comme
la folie et plus qu'elle) et de m'arriver à l'accoutumée
(ce qui n'est point le cas de la folie). L'extrême richesse
imaginative du rêve fait que, du point de vue de la logique
et du raisonnement, l'expérience du rêve sera, pour
douter de la totalité du domaine sensible, au moins aussi
convaincante que la folie ; mais le fait qu'il puisse m'arriver
lui permet de s'insérer dans le mouvement même de la
méditation, de devenir une épreuve pleine, effective,
alors que la folie est une expérience immédiatement
impossible.
Derrida n'a vu que le premier aspect du rêve (sa plus grande
extravagance) alors qu'il s'agit là seulement, pour Descartes,
de dire que l'expérience qu'il accepte et accueille n'est
pas moins démonstrative que celle qu'il exclut. Derrida omet
tout à fait le second caractère du rêve (de
pouvoir m'arriver et de m'arriver en effet bien souvent). Ou plutôt
Derrida, avec son sens toujours si aigu des textes, le pressent,
puisqu'il dit à un moment que pour Descartes le rêve
est plus «naturel» ; mais il passe en hâte sans
se rendre compte qu'il vient à la fois de toucher l'essentiel
et de le travestir : Descartes, bien sûr, ne parle pas du
rêve comme de quelque chose de «naturel et d'universel»
; il dit qu'il est homme, que, par conséquent, il a coutume
de dormir et de rêver. Et il revient à plusieurs reprises
sur le fait que le rêve est chose fréquente, qui se
produit maintes fois : «Combien de fois m'est-il arrivé
de songer la nuit que j'étais en ce lieu», «ce
qui arrive dans le sommeil», «en y pensant soigneusement,
je me ressouviens d'avoir souvent été trompé
en dormant».
Or, s'il est important pour Descartes que le sommeil soit chose
coutumière, ce n'est pas du tout pour montrer qu'il est plus
«universel» que la folie, c'est pour pouvoir reprendre
en compte, c'est pour pouvoir mimer, feindre, dans la méditation,
l'expérience du rêve, c'est pour pouvoir faire comme
si nous rêvions ; c'est pour que l'expérience du rêve
prenne place dans le mouvement effectif effectué par le sujet
de la méditation. Là encore, il suffit de lire Descartes
: il m'arrive de rêver, de rêver que je suis auprès
du feu, que j'étends ma main ; je m'applique à cette
pensée (qui est un souvenir) ; et la vivacité de ce
souvenir, la forme actuelle de cette pensée me font voir
(en cet instant précis de la méditation) «qu'il
n'y a point d'indice certain par où on puisse distinguer
nettement la veille d'avec le sommeil». Et cette non-distinction
n'est pas seulement une inférence logique, elle s'inscrit
réellement et en ce point précis de la méditation
; elle a son effet immédiat sur le sujet même en train
de méditer ; elle lui fait perdre, ou presque, la certitude
où il était jusque-là, lui sujet méditant
et parlant, de veille ; elle le place réellement dans la
possibilité d'être en train de dormir : «J'en
suis tout étonné et mon étonnement est tel
qu'il est presque capable de me persuader que je dors.»
Cette phrase n'est pas une clause de style : elle n'est ni «rhétorique»
ni «pédagogique». D'une part, elle permet tout
le mouvement suivant de la méditation, qui se déploie
dans l'éventualité du sommeil. Il faut lire les phrases
suivantes comme des consignes rendues possibles par l' «étonnement»
qui vient à l'instant de se produire : «Supposons donc
maintenant que nous sommes endormis... pensons que peut-être
ni nos amis ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les voyons.»
D'autre part, elle répond, et presque terme à terme,
à la phrase du paragraphe précédent : «Mais
quoi, ce sont des fous», disait le premier paragraphe ; «je
vois si manifestement [...] que je suis tout étonné»,
dit le deuxième. «Je ne serais pas moins extravagant
qu'eux si je me réglais sur leur exemple», dit le paragraphe
des fous ; «et mon étonnement est tel qu'il est presque
capable de me persuader que je dors», dit, en réponse,
le paragraphe du rêve.
Il est extraordinairement difficile de ne pas entendre ici la symétrie
des deux phrases et de ne pas reconnaître que la folie joue
le rôle de la possibilité impossible, avant que le
rêve n'apparaisse à son tour comme une possibilité
si possible, si immédiatement possible, qu'elle est déjà
ici, maintenant, au moment où je parle.
4) Pour Derrida, le mot important du texte, c'est le mot «extravagant»
qu'on retrouve aussi bien pour caractériser l'imagination
des fous que la fantaisie des rêveurs. Et comme les rêveurs
sont encore plus extravagants que les fous, la folie se dissout
tout naturellement dans le rêve.
Je passerai vite sur le fait que le mot est le même en français,
mais n'était pas le même dans le texte latin. Je signalerai
seulement que, dans le paragraphe des fous, Descartes emploie pour
le désigner le mot dementes, terme technique, médical
et juridique, par lequel on désigne une catégorie
de gens qui sont statutairement incapables d'un certain nombre d'actes
religieux, civils ou judiciaires ; les dementes sont disqualifiés
lorsqu'il faut agir, ester, parler. Que Descartes ait employé
ce mot en cet endroit du texte où le sujet méditant
et parlant affirme qu'il ne peut pas être fou n'est sans doute
pas un hasard. Je n'y aurais peut-être pas songé si
Derrida ne m'avait tendu la perche dans une phrase que je trouve
bien énigmatique : «Il ne s'agit pas ici pour Descartes
de déterminer le concept de la folie, mais de se servir de
la notion courante d'extravagance à des fins juridiques et
méthodologiques, pour poser des questions de droit concernant
seulement la vérité des idées.» Oui,
Derrida a raison de remarquer la connotation juridique du terme,
mais il a tort de ne pas noter que le terme juridique latin n'est
plus employé lorsqu'il s'agit du rêve ; et il a tort
surtout de dire hâtivement qu'il s'agit d'une question de
droit concernant la vérité des idées, alors
que la question de droit concerne la qualification du sujet parlant.
Puis-je valablement faire le demens dans le cheminement de ma méditation,
comme tout à l'heure je pourrais faire le dormiens ? Est-ce
que je ne risque pas de me disqualifier dans ma méditation
? Est-ce que je ne risque pas de ne plus méditer du tout,
ou de ne plus faire qu'une méditation extravagante, au lieu
de méditer valablement sur les extravagances, dans le cas
où je me mettrais à faire le fou ? La réponse
est dans le texte lui-même fort explicitement formulée
: «Ce sont des fous et je ne serais pas moins extravagant
si je me réglais sur leurs exemples.» Si je fais le
fou, je ne serai pas moins demens qu'eux, pas moins qu'eux disqualifié,
pas moins qu'eux hors de toute légitimité d'acte ou
de parole. Au contraire, si je fais le dormant, si je suppose que
je suis en train de dormir, je continue à penser et je peux
même m'apercevoir que les choses qui me sont représentées
«sont comme des tableaux et des peintures».
Mais malgré l'importance, en effet juridique, du mot demens,
il me semble que les termes clefs du texte sont des expressions
comme «ici», «maintenant», «ce papier»,
«je suis près du feu», «j'étends
la main», bref, toutes les expressions qui renvoient au système
d'actualité du sujet méditant. Elles désignent
ces impressions dont on serait bien tenté, en première
instance, de ne pas douter. Ce sont ces mêmes impressions
qu'on peut retrouver identiquement dans le rêve. Curieusement
-et Derrida a omis de le noter Descartes, qui parle des invraisemblances
du rêve, de ses fantaisies non moins grandes que celles de
la folie, ne donne en ce paragraphe d'autre exemple que celui de
rêver qu'on est «en ce lieu, habillé, auprès
du feu». Mais la raison de ce bien paradoxal exemple d'extravagance
onirique se découvre aisément au paragraphe suivant,
lorsqu'il s'agit, pour le méditant, de faire le dormant :
il va faire comme si ces yeux qu'il ouvre sur son papier, cette
main qu'il étend, cette tête qu'il secoue n'étaient
que des images de rêve. La même scène est redonnée
trois fois au cours des trois paragraphes : je suis assis, j'ai
les yeux ouverts sur un papier, le feu est à côté,
j'étends la main. La première fois, elle est donnée
comme la certitude immédiate du méditant ; la deuxième
fois, elle est donnée comme un rêve qui, bien fréquemment,
vient de se produire ; la troisième fois, elle est donnée
comme certitude immédiate du méditant feignant, de
toute l'application de sa pensée, d'être un homme en
train de rêver, de sorte que de l'intérieur de sa résolution
il se persuade qu'il est indifférent, pour la marche de sa
méditation, de savoir s'il est réveillé ou
en train de dormir.
Si on admettait la lecture de Derrida, on ne comprendrait pas la
répétition de cette scène. Il faudrait au contraire
que l'exemple de folie soit en retrait par rapport aux exemples
de fantasmagorie onirique. Or c'est tout le contraire qui se passe.
Descartes, tout en affirmant la grande puissance du rêve,
ne peut en donner d'autres exemples que celui qui vient redoubler
exactement la situation actuelle du sujet en train de méditer
et de parler ; et cela, de manière que l'expérience
du rêve feint puisse venir se loger exactement dans les repères
de l'ici et du maintenant. En revanche, les insensés sont
caractérisés comme ceux qui se prennent pour des rois,
comme ceux qui se croient vêtus d'or ou qui s'imaginent avoir
un corps de verre ou être des cruches. Plus ou moins extravagantes
que le rêve, peu importe, les images de la folie que Descartes
choisit pour exemple sont, à la différence de celles
du rêve, incompatibles avec le système d'actualité
que signale de lui-même l'individu qui est en train de parler.
Le fou est ailleurs, en un autre moment, avec un autre corps et
d'autres vêtements. Il est sur une autre scène. Celui
qui est là au coin du feu, regardant son papier, n'a pas
à s'y tromper. Descartes a pipé le jeu : si le méditant
devait essayer de feindre d'être fou, comme tout à
l'heure il feindra de rêver, il faudrait lui proposer l'image
tentante d'un fou croyant en sa folie qu'il est ici actuellement
assis au coin du feu, regardant son papier et se prenant pour un
homme en train de méditer sur un fou assis à l'heure
qu'il est, auprès du feu, etc.
Le coup de force de Descartes se lit aisément en ce point.
Tout en proclamant la grande liberté du rêve, ill 'a
assujetti à s'épingler sur l'actualité du sujet
méditant ; et tout en affirmant que la folie est peut-être
moins extravagante, il lui a donné la liberté de prendre
forme au plus loin du sujet méditant, de manière qu'éclate
aussitôt, dans une exclamation, l'impossibilité de
la feinte, du redoublement, de l'indifférenciation. Mais
quoi, ce sont des fous... C'est cette dissymétrie entre rêve
et folie qui permet à Descartes de reconstituer après
coup un semblant de symétrie et de les présenter tour
à tour comme deux épreuves pour jauger de la solidité
des certitudes immédiates.
Mais, on le voit, cette dissymétrie dans les contenus cités
comme exemple recouvre profondément une dissymétrie
autrement importante : celle qui concerne le sujet méditant,
qui se disqualifierait et ne pourrait plus méditer s'il prenait
sur lui de feindre, de faire, d'être le fou, mais qui ne perd
rien de sa qualification lorsqu'il se résout à feindre
de dormir.
5) Reprenons les deux phrases les plus caractéristiques
de Derrida à propos de notre passage : «L'hypothèse
de l'extravagance semble à ce moment de l'ordre cartésien
ne recevoir aucun traitement privilégié et n'être
soumise à aucune exclusion particulière», et
l'hypothèse de l'extravagance est «un exemple inefficace
malheureux dans l'ordre pédagogique, car il rencontre la
résistance du non-philosophe qui n'a pas l'audace de suivre
le philosophe quand celui-ci admet qu'il pourrait bien être
fou au moment où il parle».
L'une et l'autre de ces deux phrases contiennent une erreur majeure
:
-l'inexactitude de la première apparaît quand on suit
le mouvement de la méditation comme une série de résolutions
aussitôt mises en oeuvre : «je m'attaquerai d'abord»,
«il est de la prudence de ne se fier jamais», «supposons
donc maintenant». Trois résolutions, donc : la première
concerne la mise en doute des principes «sur lesquels toutes
mes anciennes opinions étaient appuyées» ; la
deuxième concerne ce qu'on a appris par les sens ; la troisième
concerne le rêve. Or, s'il y a trois résolutions, il
y a quatre thèmes : les principes des opinions, les connaissances
sensibles, la folie, et le songe. Au thème «folie»
ne correspond aucune résolution particulière ;
-la seconde phrase de Derrida semble reconnaître d'ailleurs
cette exclusion, puisqu'il voit dans l'hypothèse de l'extravagance
un «exemple inefficace et malheureux». Mais il ajoute
aussitôt que c'est le non-philosophe qui refuse de suivre
le philosophe, admettant qu'il pourrait bien être fou. Or,
nulle part dans ce passage, le «philosophe», disons
pour être plus exact le méditant, n'admet qu'il pourrait
être fou alors qu'il admet, qu'il s'impose même d'admettre
qu'il rêve.
Si je rappelle ces deux phrases de Derrida, ce n'est point parce
qu'elles résument fort bien la manière dont il a faussé
le texte cartésien (au point d'être tout près
d'entrer en contradiction avec lui-même dans son commentaire),
mais parce qu'elles permettent de poser une question : comment un
philosophe aussi attentif que Derrida, aussi préoccupé
de la rigueur des textes, a-t-il pu faire de ce passage de Descartes
une lecture si floue, si lointaine, si peu ajustée à
sa disposition d'ensemble, à ses enchaînements et à
ses symétries, à ce qui s'y trouve dit ?
Il me semble que la raison s'en trouve signalée par Derrida
lui-même dans les deux phrases en question. Dans chacune,
en effet, il emploie le terme d'ordre : «à ce moment
de l'ordre cartésien», et : «ordre pédagogique».
Passons sur ce qu'il y a d'un peu étrange à parler
d'un «ordre pédagogique» à propos du mouvement
des Méditations, à moins qu'on ne donne à «pédagogique»
un sens étroit et fort. Retenons seulement le mot «ordre».
Il y a bien en effet un ordre rigoureux des Méditations,
et aucune phrase du texte ne peut être détachée
impunément du moment où elle figure. Mais qu'est-ce
que cet ordre ? Est-ce un ordre architectural dont les éléments
maintenus dans leur permanence visible peuvent être parcourus
en tous sens ? Est-ce un ordre spatial que peut envelopper de loin
et sans être enveloppé par lui n'importe quel regard
anonyme et distant ? En d'autres termes, est-ce un ordre «architectonique»
?
Il me semble bien que l'ordre des Méditations est d'un autre
type. D'abord, parce qu'il s'agit non pas des éléments
d'une figure, mais des moments d'une série ; ensuite (ou
plutôt en même temps), parce qu'il s'agit d'un exercice
à l'épreuve duquel le sujet méditant est peu
à peu modifié et de sujet d'opinions se trouve qualifié
en sujet de certitude. Il faut lire les Méditations comme
une suite temporelle de transformations qualifiant le sujet ; c'est
une série d'événements proposés au lecteur
comme événements répétables par et pour
lui. Dans cette série où s'est produite comme événement
la résolution de douter, puis celle de se méfier des
sens, où va se produire la décision de faire tout
comme si on dormait, il y a un moment où la folie est bien
envisagée, mais comme une éventualité qu'on
ne peut pas assumer et qu'on ne peut pas faire entrer dans le jeu
des transformations qualifiantes (parce qu'elle serait justement
disqualifiante) ; ce moment se trouve être par le fait même
une certaine manière de qualifier le sujet méditant
comme ne pouvant pas être fou -une manière donc de
le transformer par exclusion, par exclusion de la folie éventuelle.
Et, une fois acquise cette exclusion qualifiante (qui m'évite
de feindre, de risquer la folie), alors, et alors seulement, la
folie avec ses images et ses extravagances pourra apparaître
; une justification d'après coup apparaîtra : de toute
façon, je n'ai pas eu tellement tort d'éviter l'épreuve
de la folie puisque les images qu'elle me donne sont souvent moins
fantaisistes que celles que je rencontre toutes les nuits en dormant.
Mais, au moment où ce thème apparaît, le moment
de l'exclusion a déjà été dépassé
et la folie se présente, avec ses bizarreries, comme un objet
dont on parle et non plus comme une épreuve possible pour
le sujet. Il semble qu'on manque l'essentiel du texte cartésien
si on ne place pas au premier rang de l'analyse les rapports du
moment et du sujet dans l'ordre des épreuves.
Au moment où il était le plus loin de la lettre même
du texte cartésien, au moment où sa lecture était
la plus inexacte, Derrida -et c'est bien le signe de son rigoureux
souci -ne peut pas s'empêcher d'employer le mot décisif
d'ordre. Comme s'il se rendait compte confusément que c'est
bien l'ordre qui est là en question, que c'est bien l'ordre
qui lui fait problème -et objection. Mais il se hâte
aussitôt d'atténuer la portée de ce que le texte
de Descartes le contraint tout de même à dire : dans
un cas, il parle sans s'attarder et comme pour limiter la déchirure
que fait le mot dans son propre texte, d' «ordre pédagogique»
; dans l'autre cas, il inverse du pour au contre ce qui se produit
dans ce moment de l'ordre qu'il repère : il nie que la folie
est exclue, négation sur laquelle il reviendra deux pages
plus loin, disant que la folie est un exemple non retenu par Descartes,
parce qu'«inefficace et malheureux». Si le mot «ordre»
gêne tant Derrida qu'il ne peut l'employer sans le désarmer
ou le brouiller, c'est qu'il l'utilise, à propos de ce moment
de la folie, dans le sens où les historiens de la philosophie
l'emploient quand ils parlent de l'ordonnance, de l'architecture,
de la structure d'un système. Mais, me dira-t-on, où
est la faute ? Des études architectoniques du système
cartésien n'ont-elles pas été faites, ne sont-elles
pas parfaitement convaincantes ? Certes.
Il est possible en effet de retrouver comme des éléments
du système tous les moments de la Méditation ; l'épreuve
du doute quant aux perceptions sensibles, l'épreuve du rêve
et du sommeil peuvent se relire de l'intérieur même
du système déployé, dans la mesure où
ce sont des épreuves positives par lesquelles le sujet se
qualifiant peu à peu comme sujet de certitude est effectivement
passé ; ce que le système dira sur le fondement de
la certitude sensible, sur la garantie divine, sur le fonctionnement
des sens viendra coïncider avec ce qui s'est révélé
dans l'épreuve de méditation. C'est parce qu'il aura
feint de rêver ou de croire que tous ses sens le trompent
que le sujet méditant devient capable d'une certitude parfaitement
fondée quant au fonctionnement des sens, des images, du cerveau,
et à la confiance qu'il faut leur accorder. La vérité
systématique reprend en compte le moment de l'épreuve.
On peut donc déchiffrer celui-ci à partir de celle-là
et de l'ordonnance qui lui est propre.
En revanche, en ce qui concerne la folie, et le seul cas de la
folie, il n'en est pas de même. La folie n'est pas une épreuve
qualificatrice du sujet, c'est une épreuve au contraire exclue.
De sorte que ce qu'on pourra savoir d'une certitude fondée
avant la folie, à l'intérieur du système, n'aura
pas à venir reprendre en compte une épreuve qui n'a
pas eu lieu. À l'intérieur du système, les
mécanismes de la folie ont bien leur place (et justement
tout à côté de ceux du rêve) ; mais le
moment de l'exclusion de la folie ne peut plus être retrouvé
à partir de là, puisque, pour arriver à connaître
valablement les mécanismes du cerveau, des vapeurs et de
la démence, il a fallu que le sujet méditant ne s'expose
pas lui-même à l'hypothèse d'être fou.
Le moment de l'exclusion de la folie chez le sujet en quête
de vérité est forcément occulté du point
de vue de l'ordonnance architectonique du système. Et, en
se plaçant de ce point de vue, qui est légitime sans
doute pour tous les autres moments des Méditations, Derrida
se condamnait de toute nécessité à ne pas voir
l'exclusion de la folie.
Si pourtant il avait prêté un peu plus d'attention
au texte dont il parle, il aurait sans doute aperçu un fait
assez étrange. Dans cette première Méditation,
Descartes, quand il parle des erreurs des sens ou du rêve,
n'en propose évidemment jamais d'explication, il ne les prend
qu'au niveau de leur éventualité et de leurs effets
les plus manifestes. C'est seulement dans le déploiement
des vérités fondées qu'on saura pourquoi les
yeux peuvent tromper, pourquoi des images peuvent venir à
l'esprit pendant le sommeil. En revanche, à propos de folie,
Descartes en mentionne, dès les premiers pas de l'épreuve
du doute, les mécanismes («cerveau tellement troublé
et offusqué par les noires vapeurs de la bile») : explication
dont on retrouvera plus tard les principes généraux
; mais elle est donnée comme si le système faisait
déjà irruption et se mettait à parler ici avant
même d'être fondé. Il faut voir là, je
crois, la preuve qu'en «ce moment de l'ordre cartésien»,
la folie apparaît dans son impossibilité pour le sujet
en train de méditer ; elle surgit dans l’élément
du savoir constitué comme un processus qui peut arriver au
cerveau des autres, selon des mécanismes qu'on connaît
déjà et que le savoir a déjà localisés,
définis et maîtrisés. Au moment où est
rejeté le risque du philosophe fou -à la fois pour
masquer et pour justifier ce refus - apparaît la folie mécanisme,
la folie maladie. Un fragment anticipé du savoir vient occuper
la place vide de l'épreuve rejetée.
Ainsi, plaçant indûment ce qu'il sait déjà,
au moment où s'éprouve tout savoir, Descartes signale
ce qu'il masque et réintroduit par avance dans son système,
ce qui est pour sa philosophie à la fois condition d'existence
et pure extériorité : le refus de supposer réellement
qu'il est fou. Pour cette seconde raison, on ne peut apercevoir,
de l'intérieur du système, l'exclusion de la folie.
Elle ne peut apparaître que dans une analyse du discours philosophique,
non comme une rémanence architecturale, mais comme une série
d'événements. Or comment une philosophie de la trace,
poursuivant la tradition et le maintien de la tradition, pourrait-elle
être sensible à une analyse de l'événement
? Comment une philosophie si préoccupée de demeurer
dans l'intériorité de la philosophie pourrait-elle
reconnaître cet événement extérieur,
cet événement limite, ce partage premier par lequel
la résolution d'être philosophe et d'atteindre à
la vérité exclut la folie ? Comment une philosophie
qui se place sous le signe de l'origine et de la répétition
pourrait-elle penser la singularité de l'événement
? Quels statut et place pourrait-elle faire à l'événement,
qui s'est effectivement produit (même si dans l'écriture
de Descartes le pronom personnel «je» permet à
quiconque de le répéter), cet événement
qui a fait qu'un homme assis auprès du feu, les yeux dirigés
sur son papier, a accepté le risque de rêver qu'il
était un homme endormi en train de rêver qu'il était
assis auprès du feu, les yeux ouverts sur un papier, mais
a refusé le risque d'imaginer sérieusement qu'il était
un fou s'imaginant être assis auprès du feu, en train
de lire ou d'écrire ?
Sur les bords extérieurs de la philosophie cartésienne,
l'événement est encore si lisible que Derrida, du
sein de la tradition philosophique qu'il assume avec tant de profondeur,
n'a pas pu éviter de reconnaître qu'il était
là en train de rôder. C'est pourquoi sans doute il
a voulu donner à cet événement la figure imaginaire
d'un interlocuteur fictif, et totalement extérieur, dans
la naïveté de son discours, à la philosophie.
Par cette voix qu'il surimprime au texte, Derrida garantit au discours
cartésien d'être clos à tout événement
qui serait étranger à la grande intériorité
de la philosophie. Et, comme messager de cet événement
insolent, il imagine un bonhomme naïf, avec ses sottes objections,
qui vient cogner à la porte du discours philosophique et
qui se fait jeter hors sans avoir pu entrer.
C'est bien ainsi sous les espèces de l'interlocuteur naïf
que la philosophie s'est représentée ce qui lui était
extérieur. Mais où est la naïveté ?
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