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« Theatrum philosophicum », Critique, no 282. novembre
1970, pp. 885-908. (Sur G. Deleuze, Différence et Répétition.
Paris. PUF, 1969, et Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit,
coll. « Critique », 1969.)
Dits Ecrits tome II texte n°80
Il me faut parler de deux livres qui me paraissent grands parmi
les grands : Différence et Répétition, Logique
du sens. Si grands sans doute qu'il est difficile d'en parler et
que peu l'ont fait. Longtemps, je crois, cette oeuvre tournera au-dessus
de nos têtes, en résonance énigmatique avec
celle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour,
peut-être, le siècle sera deleuzien.
Les unes après les autres, j'aimerais essayer plusieurs
voies d'accès vers le coeur de cette oeuvre redoutable. La
métaphore ne vaut rien, me dit Deleuze : point de coeur,
point de coeur, mais un problème, c'est-à-dire une
distribution de points remarquables ; nul centre, mais toujours
des décentrements, mais des séries avec, de l'une
à l'autre, la claudication d'une présence et d'une
absence -d'un excès, d'un défaut. Abandonnez le cercle,
mauvais principe de retour, abandonnez l'organisation sphérique
du tout : c'est sur la droite que tout revient, la ligne droite
et labyrinthique. Fibrilles et bifurcation (il serait bon d'analyser
deleuzement les séries merveilleuses de Leiris).
*
Renverser le platonisme : quelle est la philosophie qui ne s'y
est pas essayée ? Et si, à la limite, on définissait
philosophie toute entreprise, quelle qu'elle soit, pour renverser
le platonisme ? La philosophie alors commencerait dès Aristote,
non, dès Platon, dès cette fin du Sophiste où
il n'est plus possible de distinguer Socrate de l'astucieux imitateur
; dès les sophistes eux-mêmes qui menaient grand tapage
autour du platonisme naissant, et à coup de mots joués
se moquaient de sa grandeur future.
Toutes les philosophies, espèces du genre « antiplatoniacées
» ? Chacune commencerait en articulant le grand refus ? Elle
se disposeraient toutes autour de ce centre désiré
-détestable ? Disons plutôt que la philosophie d'un
discours, c'est son différentiel platonicien. Un élément
qui est absent chez Platon, mais présent en lui ? Ce n'est
pas cela encore : un élément dont l'effet d'absence
est induit dans la série platonicienne par l'existence de
cette nouvelle série divergente (et il joue alors, dans le
discours platonicien, le rôle d'un signifiant à la
fois en excès et manquant à sa place) ; un élément
aussi dont la série platonicienne produit la circulation
libre, flottante, excédentaire en cet autre discours. Platon,
père excessif et défaillant. Tu n'essaieras donc pas
de spécifier une philosophie par le caractère de son
antiplatonisme (comme une plante par ses organes de reproduction)
; mais tu rendras une philosophie distincte un peu comme on distingue
un fantasme par l'effet de manque tel qu'il se distribue dans les
deux séries qui le forment, l' « archaïque »
et l'« actuelle » ; et tu rêveras d'une histoire
générale de la philosophie qui serait une fantasmatique
platonicienne, non point une architecture des systèmes.
En tout cas, voici Deleuze 1, Son « platonisme renversé
» consiste à se déplacer dans la série
platonicienne et à y faire apparaître un point remarquable
: la division. Platon ne divise pas imparfaitement -comme le disent
les aristotéliciens -le genre « chasseur », «
cuisinier » ou « politique » ; il ne veut pas
savoir ce qui caractérise en propre l'espèce «
pécheur » ou « chasseur au lacet » ; il
veut savoir qui est le vrai chasseur. Qui est ? non pas qu'est-ce
que ? Chercher l'authentique, l'or pur. Au lieu de subdiviser, sélectionner
et suivre le bon filon ; choisir parmi les prétendants sans
les distribuer selon leurs propriétés cadastrales
; les soumettre à l'épreuve de l'arc tendu, qui les
écartera tous, sauf un (et justement, le sans nom, le nomade).
Or comment distinguer entre tous ces faux (ces simulateurs, ces
soi-disant) et le vrai (le sans mélange, le pur) ? Non pas
en découvrant une loi du vrai et du faux (la vérité
ici ne s'oppose pas à l'erreur, mais au faux-semblant), mais
en regardant au-dessus d'eux tous le modèle : tellement pur
que la pureté du pur lui ressemble, l'approche et peut se
mesurer à lui ; et existant si fort que la vanité
simulatrice du faux se trouvera, d'un coup, déchue comme
non-être. Ulysse surgissant, éternel mari, les prétendants
se dissipent. Exeunt les simulacres.
1. Différence et Répétition, pp. 82-85 et
pp. 165-168 ; Logique du sens, pp. 292-300.
Platon aurait opposé, dit-on, essence et apparence, monde
d'en haut et monde d'ici-bas, soleil de la vérité
et ombres de la caverne (et à nous de ramener les essences
sur la terre, de glorifier notre monde et de placer dans l'homme
le soleil de la vérité...). Mais Deleuze, lui, repère
la singularité de Platon dans ce tri menu, dans cette fine
opération, antérieure à la découverte
de l'essence puisque justement elle l'appelle, et qui entreprend
de séparer, du peuple de l'apparence, les mauvais simulacres.
Pour renverser le platonisme, inutile donc de restituer les droits
de l'apparence, de lui rendre solidité et sens, de la rapprocher
des formes essentielles en lui donnant pour vertèbre le concept
; n'encourageons pas la timide à se tenir droite. N'essayons
pas non plus de retrouver le grand geste solennel qui a établi
une fois pour toutes l'Idée inaccessible. Ouvrons plutôt
la porte à tous ces rusés qui simulent et clabaudent
à la porte. Et ce qui va entrer alors, submergeant l'apparence,
rompant ses fiançailles avec l'essence, c'est l'événement
; chassant la lourdeur de la matière, l'incorporel ; rompant
le cercle qui imite l'éternité, l'insistance intemporelle
; se purifiant de tous les mélanges avec la pureté,
la singularité impénétrable ; secourant la
fausseté du faux-semblant, la semblance même du simulacre.
Le sophiste bondit, mettant Socrate au défi de démontrer
qu'il est un prétendant usurpateur.
Renverser, avec Deleuze, le platonisme, c'est se déplacer
insidieusement en lui, descendre d'un cran, aller jusqu'à
ce petit geste -discret, mais moral- qui exclut le simulacre ; c'est
aussi se décaler légèrement par rapport à
lui, ouvrir la porte, à droite ou à gauche, pour le
bavardage d'à côté ; c'est instaurer une autre
série décrochée et divergente ; c'est constituer,
par ce petit saut latéral, un paraplatonisme découronné.
Convertir le platonisme (travail du sérieux), c'est l'incliner
à plus de pitié pour le réel, pour le monde
et pour le temps. Subvertir le platonisme, c'est le prendre de haut
(distance verticale de l'ironie) et le ressaisir dans son origine.
Pervertir le platonisme, c'est le filer jusqu'en son extrême
détail, c'est descendre (selon la gravitation propre à
l'humour) jusqu'à ce cheveu, cette crasse sous l'ongle qui
ne méritent point l'honneur d'une idée ; c'est découvrir
par là le décentrement qu'il a opéré
pour se recentrer autour du Modèle, de l'Identique et du
Même ; c'est se décentrer par rapport à lui
pour jouer (comme dans toute perversion) des surfaces d'à
côté. L'ironie s'élève et subvertit ;
l'humour se laisse tomber et pervertit 1. Pervertir Platon, c'est
se décaler vers la méchanceté des sophistes,
les gestes mal élevés des cyniques, les arguments
des stoïciens, les chimères voltigeantes d'Épicure.
Lisons Diogène Laërce.
*
Faisons attention chez les épicuriens à tous ces
effets de surface où se joue leur plaisir 2 : émissions
qui viennent de la profondeur des corps, et qui s'élèvent
comme des lambeaux de brume -fantômes de l'intérieur
vite réabsorbés dans une autre profondeur par l'odorat,
la bouche, l'appétit ; pellicules absolument minces qui se
détachent de la surface des objets et viennent imposer au
fond de nos yeux couleurs et profils (épidermes flottants,
idoles du regard) ; fantasmes de la peur et du désir (dieux
de nuages dans le ciel, beau visage adoré, « misérable
espoir emporté par le vent »). C'est tout ce foisonnement
de l'impalpable qu'il faut penser aujourd'hui : énoncer une
philosophie du fantasme qui ne soit pas, par l'intermédiaire
de la perception ou de l'image, à l'ordre d'un donné
originaire, mais qui le laisse valoir entre les surfaces auxquelles
il se rapporte, dans le retournement qui fait passer tout l'intérieur
au-dehors et tout l'extérieur au-dedans, dans l'oscillation
temporelle qui le fait toujours se précéder et se
suivre, bref, dans ce que Deleuze ne permettrait peut-être
pas qu'on appelle sa « matérialité incorporelle
».
1 Sur l'ironie qui s'élève et la plongèe de
l'humour, cf. Différence et Répétition,
p. 12, et Logique du sens, pp. 159-166
2. Logique du sens, pp 307-321.
Inutile en tout cas d'aller chercher derrière le fantasme
une vérité plus vraie que lui et dont il serait comme
le signe brouillé (inutile donc de le « symptomatologiser
») ; inutile aussi de le nouer selon des figures stables et
de constituer des noyaux solides de convergence auxquels on pourrait
apporter, comme à des objets identiques à eux-mêmes,
tous ces angles, éclats, pellicules, vapeurs (pas de «
phénoménologisation »). Il faut les laisser
jouer à la limite des corps : contre eux, parce qu'ils y
collent et s'y projettent, mais aussi parce qu'ils les touchent,
les coupent, les sectionnent, les régionalisent, y multiplient
les surfaces ; hors d'eux également puisqu'ils jouent entre
eux, selon des lois de voisinage, de torsion, de distance variable
qu'ils ne connaissent point. Les fantasmes ne prolongent pas les
organismes dans l'imaginaire ; ils topologisent la matérialité
du corps. Il faut donc la libérer du dilemme vrai-faux, être-non-être
(qui n'est que la différence simulacre-copie répercutée
une fois pour toutes), et les laisser mener leurs danses, jouer
les mimes, comme des « extra-êtres ».
Logique du sens peut se lire comme le livre le plus éloigné
qui se puisse concevoir de la Phénoménologie de la
perception : ici, le corps-organisme était lié au
monde par un réseau de significations originaires que la
perception des choses mêmes faisait lever. Chez Deleuze, le
fantasme forme l'incorporelle et impénétrable surface
du corps ; et c'est à partir de tout ce travail à
la fois topologique et cruel que quelque chose se constitue qui
se prétend organisme centré, distribuant autour de
lui l'éloignement progressif des choses. Mais Logique du
sens doit surtout être lu comme le plus hardi, le plus insolent
des traités de métaphysique - à cette condition
simple que, au lieu de dénoncer une fois encore la métaphysique
comme oubli de l'être, on la charge cette fois de parler de
l'extra-être. Physique : discours de la structure idéale
des corps, des mélanges, des réactions, des mécanismes
de l'intérieur et de l'extérieur ; métaphysique
: discours de la matérialité des incorporels -des
fantasmes, des idoles et des simulacres.
L'illusion est bien le malheur de la métaphysique : non
point parce qu'elle serait elle-même vouée à
l'illusion, mais parce que, trop longtemps, elle a été
hantée par elle, et que la peur du simulacre l'a mise à
la piste de l'illusoire. Ce n'est pas la métaphysique qui
est une illusion, comme une espèce dans un genre ; c'est
l'illusion qui est une métaphysique, le produit d'une certaine
métaphysique qui a marqué sa césure entre le
simulacre, d'une part, l'original et la bonne copie, de l'autre.
Il y a eu une critique dont le rôle était de désigner
l'illusion métaphysique et d'en fonder la nécessité
; la métaphysique de Deleuze, elle, entreprend la critique
nécessaire à désillusionner les fantasmes.
Dès lors, la voie est libre pour que se poursuive, dans son
zigzag singulier, la série épicurienne et matérialiste.
Elle n'emporte pas, malgré elle, une métaphysique
honteuse ; elle conduit joyeusement à une métaphysique
; une métaphysique affranchie de la profondeur originaire
comme de l'étant suprême, mais capable de penser le
fantasme hors de tout modèle et dans le jeu des surfaces
; une métaphysique où il n'est plus question de l'Un-Bon,
mais de l'absence de Dieu, et des jeux épidermiques de la
perversité. Dieu mort et la sodomie, comme foyers de la nouvelle
ellipse métaphysique. Si la théologie naturelle emportait
avec elle l'illusion métaphysique et si celle-ci était
toujours plus ou moins apparentée à la théologie
naturelle, la métaphysique du fantasme tourne autour de l'athéisme
et de la transgression. Sade et Bataille, et, un peu plus loin,
la paume renversée, dans un geste de défense qui s'offre,
Roberte.Ajoutons que cette série du simulacre affranchi s'effectue
ou se mime sur deux scènes privilégiées : la
psychanalyse, qui, ayant affaire à des fantasmes, devra bien
être entendue un jour comme pratique métaphysique ;
et le théâtre, le théâtre multiplié,
polyscénique, simultané, morcelé en scènes
qui s'ignorent et se font signe, et où sans rien représenter
(copier, imiter) des masques dansent, des corps crient, des mains
et des doigts gesticulent. Et, en chacune de ces deux nouvelles
séries divergentes (naïveté en un sens remarquable
de ceux qui ont cru les « re-concilier », les rabattre
l'une sur l'autre, et fabriquer le dérisoire « psychodrame
»), Freud et Artaud s'ignorent et entrent en résonance.
La philosophie de la représentation, de l'original, de la
première fois, de la ressemblance, de l'imitation, de la
fidélité se dissipe. La flèche du simulacre
épicurien, filant droit jusqu'à nous, fait naître,
fait renaître, une « fantasmaphysique ».
*
De l'autre côté du platonisme, les stoïciens.
Voyant Deleuze mettre en scène tour à tour Épicure
et Zénon, ou Lucrèce et Chrysippe, je ne peux m'empêcher
de penser que sa démarche est rigoureusement freudienne.
Il ne se dirige pas, tambour battant, vers le grand
Refoulé de la philosophie occidentale ; il souligne, comme
en passant, les négligences. Il signale les interruptions,
les lacunes, les petites choses pas tellement importantes qui sont
les laissés-pour-compte du discours philosophique. Il relève
avec soin les omissions à peine perceptibles, sachant bien
que se joue là l'oubli démesuré. Tant de pédagogie
nous avait habitués à tenir pour inserviables et un
peu puérils les simulacres épicuriens. Quant à
cette fameuse bataille du stoïcisme, la même qui a eu
lieu la veille et aura lieu demain, ce fut jeu indéfini pour
les écoles. Je trouve bien que Deleuze ait repris tous ces
fils ténus, qu'il y ait joué à son tour de
tout ce réseau de discours, d'argumentations, de répliques,
de paradoxes qui pendant des siècles ont circulé à
travers la Méditerranée. Plutôt que de maudire
la confusion hellénistique, ou de dédaigner la platitude
romaine, écoutons sur la grande surface de l'empire tout
ce qui se dit ; guettons ce qui arrive : en mille points dispersés,
de toutes parts fulgurent les batailles, les généraux
assassinés, les trirèmes qui brûlent, les reines
au venin, la victoire qui chaque jour fait rage le lendemain, l'Actium
indéfiniment exemplaire, éternel événement.
Penser l'événement pur, c'est lui donner d'abord
sa métaphysique 1. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'elle
doit être : non point métaphysique d'une substance
qui pourrait fonder tous ses accidents ; non point métaphysique
d'une cohérence qui les situerait dans un nexus enchevêtré
de causes et d'effets. L'événement - la blessure, la
victoire-défaite, la mort -est toujours effet, bel et bien
produit par des corps qui s'entrechoquent, se mêlent ou se
séparent ; mais cet effet, lui, n'est jamais de l'ordre des
corps : impalpable, inaccessible bataille qui tourne et se répète
mille fois autour de Fabrice, au-dessus du prince André blessé.
Les armes qui déchirent les corps forment sans cesse le combat
incorporel. La physique concerne les causes ; mais les événements,
qui en sont les effets, ne lui appartiennent plus. Imaginons une
causalité coudée ; les corps, en se heurtant, en se
mêlant, en souffrant, causent à leur surface des événements
qui sont sans épaisseur, sans mélange, sans passion,
et ne peuvent donc plus être cause : ils forment entre eux
une autre trame où les liaisons relèvent d'une quasi-physique
des incorporels, de la métaphysique.
A l'événement, il faut aussi une logique plus complexe
2. L'événement n'est pas un état de choses
qui pourrait servir de référent à une proposition
(le fait d'être mort est un état de choses par rapport
à quoi une assertion peut être vraie ou fausse ; mourir
est un pur événement qui ne vérifie jamais
rien). À la logique ternaire, traditionnellement centrée
sur le référent, il faut substituer un jeu à
quatre termes.
1. Cf. Logique du sens, pp. 13-21.
2. Cf. Logique du sens, pp. 22-35.
« Marc Antoine est mort » désigne un état
de choses ; exprime une opinion ou une croyance que j'ai ; signifie
une affirmation ; et, en outre, a un sens : le « mourir ».
Sens impalpable dont une face est tournée vers les choses
puisque « mourir » arrive, comme événement,
à Antoine, et l'autre vers la proposition puisque mourir,
c'est ce qui se dit d'Antoine dans un énoncé. Mourir
: dimension de la proposition, effet incorporel que produit l'épée,
sens et événement, point sans épaisseur ni
corps qui est ce dont on parle et qui court à la surface
des choses. Plutôt que de resserrer le sens dans un noyau
noématique qui forme comme le coeur de l'objet connaissable,
laissons-le flotter à la limite des choses et des mots comme
ce qui se dit de la chose (non ce qui lui est attribué, non
la chose elle-même) et comme ce qui arrive (non le processus,
non l'état). D'une façon exemplaire, la mort est l'événement
de tous les événements, le sens à l'état
pur : elle a son lieu dans le moutonnement anonyme du discours ;
elle est ce dont on parle, toujours déjà arrivée
et indéfiniment future, et pourtant elle arrive à
l'extrême point de la singularité. Le sens-événement
est neutre comme la mort : « Non pas le terme, mais l'interminable,
non pas la mort propre, mais la mort quelconque, non pas la mort
vraie, mais, comme dit Kafka, le ricanement de son erreur capitale
1. »
A cet événement-sens, il faut enfin une grammaire
autrement centrée 2 ; car il ne se localise pas dans la proposition
sous la forme de l'attribut (être mort, être vivant,
être rouge), mais il est épinglé par le verbe
(mourir, vivre, rougeoyer). Or le verbe ainsi conçu a deux
formes remarquables autour desquelles les autres se distribuent
: le présent qui dit l'événement, et l'infinitif
qui introduit le sens dans le langage et le fait circuler comme
ce neutre qui, dans le discours, est ce dont on parle. Il ne faut
pas chercher la grammaire de l'événement du côté
des flexions temporelles ; ni la grammaire du sens dans une analyse
fictive du type : « vivre = être vivant » ; la
grammaire du sens-événement tourne autour de deux
pôles dissymétriques et boitillants : mode infinitif
- temps présent. Le sens événement est toujours
à la fois la pointe déplacée du présent
et l'éternelle répétition de l'infinitif. Mourir
ne se localise jamais dans l'épaisseur d'aucun moment, mais
de sa pointe mobile partage infiniment le plus bref instant ; mourir
est plus petit encore que le moment de le penser ; et, de part et
d'autre de cette fente sans épaisseur, mourir indéfiniment
se répète. Éternel présent ?
1. Blanchot (M.), L'Espace littéraire, cité in Différence
et Répétition, p. 149. Cf aussi Logique du sens, pp.
175-179.
2. Cf. Logique du sens, pp. 212-216.
À condition de penser le présent sans plénitude
et l'éternel sans unité : Éternité (multiple)
du présent (déplacé).
Résumons : à la limite des corps profonds, l'événement
est un incorporel (surface métaphysique) ; à la surface
des choses et des mots, l'incorporel événement est
le sens de la proposition (dimension logique) ; dans le fil du discours,
l'incorporel sens-événement est épinglé
par le verbe (point infinitif du présent).
Il y a eu, plus ou moins récemment, je crois, trois grandes
tentatives pour penser l'événement - le néopositivisme,
la phénoménologie, la philosophie de l'histoire. Mais
le néopositivisme a manqué le niveau propre à
l'événement ; l'ayant logiquement confondu avec l'état
de choses, il était obligé de l'enfoncer dans l'épaisseur
des corps, d'en faire un processus matériel et de se lier,
de manière plus ou moins explicite, à un physicalisme
(« schizoïdement », il rabattait la surface dans
la profondeur) ; et dans l'ordre de la grammaire, il déplaçait
l'événement du côté de l'attribut. La
phénoménologie, elle, a déplacé l'événement
par rapport au sens : ou bien elle mettait en avant et à
part l'événement brut -rocher de la facticité,
inertie muette de ce qui arrive -, puis elle le livrait à
l'agile travail du sens qui creuse et élabore ; ou bien elle
supposait une signification préalable qui tout autour de
moi aurait déjà disposé le monde, traçant
des voies et des lieux privilégiés, indiquant par
avance où l'événement pourrait se produire,
et quel visage il prendrait. Ou bien le chat qui, avec bon sens,
précède le sourire ; ou bien le sens commun du sourire,
qui anticipe sur le chat. Ou bien Sartre, ou bien Merleau-Ponty.
Le sens, pour eux, n'était jamais à l'heure de l'événement.
De là, en tout cas, une logique de la signification, une
grammaire de la première personne, une métaphysique
de la conscience. Quant à la philosophie de l'histoire, elle
renferme l'événement dans le cycle du temps ; son
erreur est grammaticale ; elle fait du présent une figure
encadrée par le futur et le passé ; le présent,
c'est l'autrefois futur qui se dessinait déjà dans
sa forme même ; c'est le passé à venir qui conserve
l'identité de son contenu. Il lui faut donc, d'une part,
une logique de l'essence (qui la fonde en mémoire) et du
concept (qui l'établisse comme savoir du futur), et, d'autre
part, une métaphysique du cosmos cohérent et couronné,
du monde en hiérarchie.
Trois philosophies, donc, qui manquent l'événement.
La première, sous prétexte qu'on ne peut, de ce qui
est « hors » du monde, rien dire, refuse la pure surface
de l'événement, et veut l'enclore de force -comme
un référent -dans la plénitude sphérique
du monde. La deuxième, sous prétexte qu'il n'y a de
signification que pour la conscience, place l'événement
en dehors et avant, ou dedans et après, le situant toujours
par rapport au cercle du moi. La troisième, sous prétexte
qu'il n'y a d'événement que dans le temps, le dessine
dans son identité et le soumet à un ordre bien centré.
Le monde, le moi et Dieu, sphère, cercle, centre : triple
condition pour ne pas pouvoir penser l'événement.
Une métaphysique de l'événement incorporel
(irréductible, donc, à une physique du monde), une
logique du sens neutre (plutôt qu'une phénoménologie
des significations et du sujet), une pensée du présent
infinitif (et non la relève du futur conceptuel dans l'essence
du passé), voilà ce que Deleuze, me semble-t-il, nous
propose pour lever la triple sujétion où l'événement,
de nos jours encore, est tenu.
*
Il faut maintenant faire entrer en résonance la série
de l'événement et celle du fantasme. De l'incorporel
et de l'impalpable. De la bataille, de la mort qui subsistent et
insistent, et de l'idole désirable qui voltige : par-delà
le choc des armes, non point au fond du coeur des hommes, mais au-dessus
de leur tête, le sort et le désir. Ce n'est point qu'ils
convergent en un point qui leur serait commun, dans quelque événement
fantasmatique, ou dans l'origine première d'un simulacre.
L'événement, c'est ce qui manque toujours à
la série du fantasme -manque où s'indique sa répétition
sans original, hors de toute imitation et libre des contraintes
de la similitude. Déguisement donc de la répétition,
masques toujours singuliers qui ne recouvrent rien, simulacres sans
dissimulation, oripeaux disparates sur nulle nudité, pure
différence.
Quant au fantasme, il est « en trop,. dans la singularité
de l'événement ; mais ce « trop » ne désigne
pas un supplément imaginaire qui viendrait s'accrocher à
la réalité nue du fait ; il ne constitue pas non plus
une sorte de généralité embryonnaire d'où
naîtra peu à peu toute l'organisation du concept. La
mort ou la bataille comme fantasme, ce n'est pas la vieille image
de la mort surplombant le stupide accident, ni le futur concept
de bataille administrant déjà en sous-main tout ce
tumulte désordonné ; c'est la bataille fulgurant d'un
coup à l'autre, la mort répétant indéfiniment
ce coup qu'elle porte et qui arrive une fois pour toutes. Le fantasme
comme jeu de l'événement (manquant) et de sa répétition
ne doit pas recevoir l'individualité comme forme (forme inférieure
au concept et donc informelle), ni la réalité comme
mesure (une réalité qui imiterait une image) ; il
se dit comme l'universelle singularité : mourir, se battre,
vaincre, être vaincu.
Logique du sens nous dit comment penser l'événement
et le fantasme, leur double affirmation disjointe, leur disjonction
affirmée. Déterminer l'événement à
partir du concept, en ôtant toute pertinence à la répétition,
c'est peut-être ce qu'on pourrait appeler connaître
; mesurer le fantasme à la réalité, en allant
quérir son origine, c'est juger. La philosophie a voulu faire
ceci et cela, se rêvant comme science, se produisant comme
critique. Penser, en revanche, ce serait effectuer le fantasme dans
le mime qui pour une fois le produit ; ce serait rendre indéfini
l'événement pour qu'il se répète comme
le singulier universel. Penser absolument serait donc ainsi penser
l'événement et le fantasme. Encore n'est-ce pas assez
dire : car si la pensée a pour rôle de produire théâtralement
le fantasme, et de répéter en sa pointe extrême
et singulière l'universel événement, qui est-elle,
cette pensée elle-même, sinon l'événement
qui arrive au fantasme, et la fantasmatique répétition
de l'événement absent ? Fantasme et événement
affirmés en disjonction sont le pensé et la pensée
; ils situent, à la surface des corps, l'extra -être
que seule la pensée peut penser ; et ils dessinent l'événement
topologique où se forme la pensée elle-même.
La pensée a à penser ce qui la forme, et se forme
de ce qu'elle pense. La dualité critique-connaissance devient
parfaitement inutile : la pensée dit ce qu'elle est.
Cette formule pourtant est dangereuse. Elle connote l'adéquation
et laisse imaginer une fois de plus l'objet identique au sujet.
Il n'en est rien. Que le pensé forme la pensée implique
au contraire une double dissociation : celle d'un sujet central
et fondateur, auquel il arriverait, une fois pour toutes, des événements,
tandis qu'il déploierait tout autour de lui des significations
; et celle d'un objet qui serait le foyer et le lieu de convergence
des formes qu'on reconnaît et des attributs qu'on affirme.
Il faut concevoir la ligne indéfinie et droite qui, loin
de porter les événements comme un fil ses noeuds,
coupe tout instant et le recoupe tant de fois que tout événement
surgit à la fois incorporel et indéfiniment multiple
: il faut concevoir, non le sujet synthétisant-synthétisé,
mais cette insurmontable fêlure ; en outre, il faut concevoir
la série, sans épinglage originaire des simulacres,
des idoles, des fantasmes qui dans la dualité temporelle
où ils se constituent sont toujours de part et d'autre de
la fêlure, d'où ils se font signe et se mettent à
exister comme signes. Fêlure du Je et série des points
signifiants ne forment pas cette unité qui permettrait à
la pensée d'être à la fois sujet et objet ;
mais ils sont eux-mêmes l'événement de la pensée
et l'incorporel du pensé, le pensé comme problème
(multiplicité de points dispersés) et la pensée
comme mime (répétition sans modèle).
C'est pourquoi Logique du sens pourrait porter ces sous-unités
: qu'est-ce que penser ? Question que Deleuze écrit toujours
deux fois tout au long de son livre : dans le texte d'une logique
stoïcienne de l'incorporel et dans le texte de l'analyse freudienne
du fantasme. Qu'est-ce que penser ? Écoutons les stoïciens
qui nous disent comment il peut y avoir pensée du pensé
; lisons Freud qui nous dit comment la pensée peut penser,
Peut-être atteignons-nous ici pour la première fois
une théorie de la pensée qui est entièrement
affranchie et du sujet et de l'objet. Pensée-événement
aussi singulière qu'un coup de dés ; pensée-fantasme
qui ne cherche pas le vrai, mais répète la pensée.
En tout cas, on comprend pourquoi revient sans cesse, de la première
à la dernière page de Logique du sens, la bouche.
Bouche dont Zénon savait bien qu'il y passait les charretées
de la nourriture non moins que les chariots du sens (« Si
tu dis chariot, un chariot te passe par la bouche. »). Bouche,
orifice, canal où l'enfant entonne les simulacres, les membres
morcelés, les corps sans organe ; bouche où s'articulent
les profondeurs et les surfaces. Bouche aussi d'où tombe
la voix de l'autre, faisant voltiger au-dessus de l'enfant les hautes
idoles et formant le surmoi. Bouche où les cris se découpent
en phonèmes, en morphèmes, en sémantèmes
: bouche où la profondeur d'un corps oral se sépare
du sens incorporel. En cette bouche ouverte, en cette voix alimentaire,
la genèse du langage, la formation du sens et l'éclair
de la pensée font passer leurs séries divergentes
1. J'aimerais parler du phonocentrisme rigoureux de Deleuze, s'il
ne s'agissait d'un perpétuel phono-décentrement. Que
Deleuze reçoive l'hommage du grammairien fantastique, du
sombre précurseur qui a bien repéré les points
remarquables de ce décentrement :
- les dents, la bouche ;
- les dents la bouchent ;
- l'aidant la bouche ;
- laides en la bouche ;
- lait dans la bouche, etc.
Logique du sens nous donne à penser ce que depuis tant de
siècles la philosophie avait laissé en souffrance
: l'événement (assimilé dans le concept, auquel
on essayait en vain par la suite de le soutirer sous les espèces
du fait, vérifiant une proposition, du vécu, modalité
du sujet, du concret, contenu empirique de l'histoire) ; et le fantasme
(réduit au nom du réel, et placé à l'extrême
fin, vers le pôle pathologique d'une séquence normative
: perception-image-souvenir-illusion).
1. Sur ce thème, lire particulièrement Logique du
sens, pp. 217-267. Ce que j'en dis est à peine une allusion
à ces analyses splendides.
Après tout, en ce XXe siècle, qu'y a-t-il de plus
important à penser que l'événement et le fantasme
?
Grâces soient rendues à Deleuze. Il n'a pas repris
le slogan qui nous lasse : Freud avec Marx, Marx avec Freud, et
tous deux, s'il vous plaît, avec nous. Il a analysé
distinctement ce qui était nécessaire pour penser
le fantasme et l'événement. Il n'a pas cherché
à les réconcilier (à élargir l'extrême
pointe de l'événement de toute l'épaisseur
imaginaire d'un fantasme ; ou à lester la flottaison du fantasme
d'un grain d'histoire réelle). Il a découvert la philosophie
qui permet de les affirmer l'un et l'autre disjonctivement. Cette
philosophie, avant même Logique du sens, Deleuze l'avait formulée,
avec une audace qui n'était protégée de nulle
part, dans Différence et Répétition. C'est
vers ce livre qu'il faut maintenant remonter.
*
Plutôt que de dénoncer le grand oubli qui aurait inauguré
l'Occident, Deleuze, avec une patience de généalogiste
nietzschéen, pointe toute une foule de petites impuretés,
de mesquines compromissions 1. Il traque les minuscules, les répétitives
lâchetés, tous ces linéaments de sottise, de
vanité, de complaisance qui ne cessent de nourrir, au jour
le jour, le champignon philosophique. « Ridicules radicelles
», dirait Leiris. Nous sommes tous de bon sens ; chacun peut
se tromper, mais nul n'est bête (nul d'entre nous, bien sûr)
; sans bonne volonté, point de pensée ; tout vrai
problème doit avoir une solution, car nous sommes à
l'école d'un maître qui n'interroge qu'à partir
des réponses toutes écrites de son cahier ; le monde,
c'est notre classe. Infimes croyances... Mais quoi ? la tyrannie
d'une volonté bonne, l'obligation de penser « en commun
» avec les autres, la domination du modèle pédagogique,
et surtout l'exclusion de la bêtise, c'est là toute
une vilaine morale de la pensée, dont il serait facile sans
doute de déchiffrer le jeu dans notre société.
Il faut nous en affranchir. Or, à pervertir cette morale,
c'est toute la philosophie qu'on déplace.
Soit la différence. On l'analyse d'ordinaire comme la différence
de quelque chose ou en quelque chose ; derrière elle, au-delà
d'elle, mais pour la supporter, lui donner un lieu, la délimiter,
et donc la maîtriser, on pose, avec le concept, l'unité
d'un genre qu'elle est censée fractionner en espèces
(domination organique du concept aristotélicien) ; la différence
devient alors ce qui doit être spécifié à
l'intérieur du concept, sans déborder au-delà
de lui.
1. Tout ce paragraphe parcourt, dans un ordre différent
du texte lui-même, quelques-uns des thèmes qui se croisent
dans Différence et Répétition. J'ai conscience
d'avoir sans doute déplacé des accents, négligé
surtout d'inépuisables richesses. j'ai reconstruit l'un des
modèles possibles. C'est pourquoi je n'indiquerai pas de
références précises.
Et pourtant, en dessus des espèces, il y a tout le fourmillement
des individus : cette diversité sans mesure qui échappe
à toute spécification, et tombe en dehors du concept,
qu'est-elle d'autre que le rebondissement de la répétition
? Au-dessous des espèces ovines, il n'y a plus qu'à
compter les moutons, Voilà donc la première figure
de l'assujettissement : la différence comme spécification
(dans le concept), la répétition comme indifférence
des individus (hors du concept), Mais assujettissement à
quoi ? Au sens commun qui, se détournant du devenir fou et
de l'anarchique différence, sait, partout et de la même
façon chez tous, reconnaître ce qui est identique ;
le sens commun découpe la généralité
dans l'objet, au moment même où, par un pacte de bonne
volonté, il établit l'universalité du sujet
connaissant. Mais si, justement, on laissait jouer la volonté
mauvaise ? Si la pensée s'affranchissait du sens commun et
ne voulait plus penser qu'à l'extrême pointe de sa
singularité ? Si, plutôt que d'admettre avec complaisance
sa citoyenneté dans la doxa, elle pratiquait méchamment
le biais du paradoxe ? Si, plutôt que de rechercher le commun
sous la différence, elle pensait différentiellement
la différence ? Celle-ci alors ne serait plus un caractère
relativement général travaillant la généralité
du concept, elle serait - pensée différente et pensée
de la différence - un pur événement ; quant
à la répétition, elle ne serait plus morne
moutonnement de l'identique, mais différence déplacée.
Échappée à la bonne volonté et à
l'administration d'un sens commun qui partage et caractérise,
la pensée ne bâtit plus le concept, elle produit un
sens-événement en répétant un fantasme.
La volonté moralement bonne de penser dans le sens commun
avait au fond pour rôle de protéger la pensée
de sa « génitalité » singulière.
Mais revenons au fonctionnement du concept. Pour qu'il puisse maîtriser
la différence, il faut que la perception, au coeur de ce
qu'on appelle le divers, appréhende des ressemblances globales
(qui seront décomposées ensuite en différences
et identités partielles) ; il faut que chaque représentation
nouvelle s'accompagne de représentations qui étalent
toutes les ressemblances ; et, dans cet espace de la représentation
(sensation-image-souvenir), on mettra le ressemblant à l'épreuve
de l'égalisation quantitative et à l'examen des quantités
graduées ; on constituera le grand tableau des différences
mesurables. Et, au coin du tableau, là où, en abscisses,
le plus petit écart des quantités rejoint la plus
petite variation qualitative, au point zéro, on a la ressemblance
parfaite, l'exacte répétition. La répétition
qui, dans le concept, n'était que la vibration impertinente
de l'identique, devient dans la représentation le principe
d'ordonnancement du semblable. Mais qui reconnaît le semblable,
l'exactement semblable, puis le moins semblable -le plus grand et
le plus petit, le plus clair, le plus sombre ? Le bon sens. Lui
qui reconnaît, qui établit les équivalences,
qui apprécie les écarts, qui mesure les distances,
qui assimile et répartit, il est la chose du monde la mieux
partageante. C'est le bon sens qui règne sur la philosophie
de la représentation. Pervertissons le bon sens, et faisons
jouer la pensée hors du tableau ordonné des ressemblances
; elle apparaît alors comme une verticalité d'intensités
; car l'intensité, bien avant d'être graduée
par la représentation, est en elle-même une pure différence
: différence qui se déplace et se répète,
différence qui se contracte ou s'épanouit, point singulier
qui resserre ou desserre, en son événement aigu, d'indéfinies
répétitions. Il faut penser la pensée comme
irrégularité intensive. Dissolution du moi.
Un instant encore, laissons valoir le tableau de la représentation.
À l'origine des axes, la ressemblance parfaite ; puis s'échelonnant,
les différences, comme autant de moindres ressemblances,
d'identités marquées ; la différence s'établit
lorsque la représentation ne présente plus tout à
fait ce qui avait été présent, et que l'épreuve
de la reconnaissance est tenue en échec. Pour être
différent, il faut d'abord n'être pas le même,
et c'est sur ce fond négatif, au-dessus de cette part d'ombre
qui délimite le même, que sont ensuite articulés
les prédicats opposés. Dans la philosophie de la représentation,
le jeu des deux prédicats comme rouge/vert n'est que le niveau
le plus élevé d'un bâti complexe : au plus profond
règne la contradiction entre rouge-non rouge (sur le mode
être-non-être) ; au-dessus, la non-identité du
rouge et du vert (à partir de l'épreuve négative
de la recognition) ; enfin, la position exclusive du rouge et du
vert (dans le tableau où se spécifie le genre couleur).
Ainsi, pour la troisième fois, mais plus radicalement encore,
la différence se trouve maîtrisée dans un système
qui est celui de l'oppositionnel, du négatif et du contradictoire.
Pour que la différence ait lieu, il a fallu que le même
soit partagé par la contradiction ; il a fallu que son identité
infinie soit limitée par le non-être ; il a fallu que
sa positivité sans détermination soit travaillée
par le négatif. À la primauté du même,
la différence n'est arrivée que par ces médiations.
Quant au répétitif, il se produit justement là
où la médiation à peine esquissée retombe
sur elle-même ; lorsqu'au lieu de dire non elle prononce deux
fois le même oui, et qu'au lieu de répartir les oppositions
en un système de finitions elle revient indéfiniment
sur la même position. La répétition trahit la
faiblesse du même au moment où il n'est plus capable
de se nier dans l'autre et de s'y retrouver. Elle qui avait été
pure extériorité, pure figure d'origine, voici qu'elle
devient faiblesse interne, défaut de la finitude, sorte de
bégaiement du négatif : la névrose de la dialectique.
Car c'est bien à la dialectique que menait la philosophie
de la représentation.
Et, pourtant, comment ne pas reconnaître chez Hegel le philosophe
des différences les plus grandes, face à Leibniz,
penseur des plus petites différences ? À vrai dire,
la dialectique ne libère pas le différent ; elle garantit
au contraire qu'il sera toujours rattrapé. La souveraineté
dialectique du même consiste à le laisser être,
mais sous la loi du négatif, comme le moment du non-être.
On croit voir éclater la subversion de l'Autre, mais en secret
la contradiction travaille pour le salut de l'identique. Faut-il
rappeler l'origine constamment institUtrice de la dialectique ?
Ce qui sans cesse la relance, faisant renaître indéfiniment
l'aporie de l'être et du non-être, c'est l'humble interrogation
scolaire, le dialogue fictif de l'élève : «
Ceci est rouge ; cela n'est pas rouge. -En ce moment fait-il jour
? Non, en ce moment, il fait nuit. » Dans le crépuscule
de la nuit d'octobre, l'oiseau de Minerve ne vole pas bien haut
: « Écrivez, écrivez, croasse-t-il, demain matin,
il ne fera plus nuit. »
Pour libérer la différence, il nous faut une pensée
sans contradiction, sans dialectique, sans négation : une
pensée qui dise oui à la divergence ; une pensée
affirmative dont l'instrument est la disjonction ; une pensée
du multiple - de la multiplicité dispersée et nomade
que ne limite et ne regroupe aucune des contraintes du même
; une pensée qui n'obéit pas au modèle scolaire
(que truque la réponse toute faite), mais qui s'adresse à
d'insolubles problèmes ; c'est-à-dire à une
multiplicité de points remarquables qui se déplace
à mesure qu'on en distingue les conditions et qui insiste,
subsiste dans un jeu de répétitions. Loin d'être
l'image encore incomplète et brouillée d'une Idée
qui là-haut, de tout temps, détiendrait la réponse,
le problème, c'est l'idée elle-même, ou plutôt
l'Idée n'a d'autre mode que problématique : pluralité
distincte dont l'obscurité toujours davantage insiste, et
dans laquelle la question ne cesse de se mouvoir. Quelle est la
réponse à la question ? Le problème. Comment
résoudre le problème ? En déplaçant
la question. Le problème échappe à la logique
du tiers exclu, puisqu'il est une multiplicité dispersée
: il ne se résoudra pas par la clarté de distinction
de l'idée cartésienne, puisqu'il est une idée
distincte-obscure ; il désobéit au sérieux
du négatif hégélien, puisqu'il est une affirmation
multiple ; il n'est pas soumis à la contradiction être-non-être,
il est être. Il faut penser problématiquement plutôt
que d'interroger et de répondre dialectiquement.
Les conditions pour penser différence et répétition
prennent, on le voit, de plus en plus d'ampleur. Il avait fallu
abandonner, avec Aristote, l'identité du concept ; renoncer
à la ressemblance dans la perception, en se libérant,
du coup, de toute philosophie de la représentation ; et voici
que maintenant il faut se déprendre de Hegel, de l'opposition
des prédicats, de la contradiction, de la négation,
de toute la dialectique. Mais déjà la quatrième
condition se dessine, plus redoutable encore. L'assujettissement
le plus tenace de la différence, c'est celui sans doute des
catégories : car elles permettent, en montrant de quelles
manières différentes l'être peut se dire, en
spécifiant à l'avance les formes d'attribution de
l'être, en imposant en quelque sorte son schéma de
distribution aux étants, de préserver, au sommet le
plus haut, son repos sans différence. Les catégories
régentent le jeu des affirmations et des négations,
fondent en droit les ressemblances de la représentation,
garantissent l'objectivité du concept et de son travail ;
elles répriment l'anarchique différence, la répartissent
en régions, délimitent ses droits et lui prescrivent
la tâche de spécification qu'elles ont à accomplir
parmi les êtres. Les catégories, on peut les lire d'un
côté comme les formes a priori de la connaissance ;
mais de l'autre, elles apparaissent comme la morale archaïque,
comme le vieux décalogue que l'identique imposa à
la différence, Pour affranchir celle-ci, il faut inventer
une pensée a-catégorique. Inventer pourtant n'est
pas le mot, puisqu'il y a eu déjà, deux fois au moins
dans l'histoire de la philosophie, formulation radicale de l'univocité
de l'être : Duns Scot et Spinoza. Mais Duns Scot pensait que
l'être était neutre, et Spinoza, substance ; pour l'un
comme pour l'autre, l'éviction des catégories, l'affirmation
que l'être se dit de la même façon de toutes
choses n'avait pas d'autre but sans doute que de maintenir, en chaque
instance, l'unité de l'être. Imaginons au contraire
une ontologie où l'être se dirait, de la même
façon, de toutes les différences, mais ne se dirait
que des différences ; alors les choses ne seraient pas toutes
recouvertes, comme chez Duns Scot, par la grande abstraction monocolore
de l'être, et les modes spinozistes ne tourneraient pas autour
de l'unité substantielle ; les différences tourneraient
d' elles-mêmes, l'être se disant, de la même manière,
de toutes, l'être n'étant point l'unité qui
les guide et les distribue, mais leur répétition comme
différences. Chez Deleuze, l'univocité non catégorielle
de l'être ne rattache pas directement le multiple à
l'unité elle-même (neutralité universelle de
l'être ou force expressive de la substance) ; elle fait jouer
l'être comme ce qui se dit répétitivement de
la différence ; l'être, c'est le revenir de la différence,
sans qu'il y ait de différence dans la manière de
dire l'être. Celui-ci ne se distribue point en régions
: le réel ne se subordonne pas au possible ; le contingent
ne s'oppose pas au nécessaire. De toute façon, que
la bataille d'Actium et la mort d'Antoine aient été
nécessaires ou non, de ces purs événements
-se battre, mourir -l'être se dit de la même façon
; tout comme il se dit de cette castration fantasmatique qui a eu
lieu et n'a pas eu lieu. La suppression des catégories, l'affirmation
de l'univocité de l'être, la révolution répétitive
de l'être autour de la différence, voilà qu'elle
était finalement la condition pour penser le fantasme et
l'événement.
*
Finalement ? Pas tout à fait. Il va falloir revenir à
ce « revenir ». Mais, d'abord, un instant de repos,
De Bouvard et Pécuchet peut-on dire qu'ils se trompent ?
qu'ils commettent des erreurs dès que la moindre occasion
leur en est fournie ? S'ils se trompaient, c'est qu'il y aurait
une loi de leur échec et que, sous certaines conditions définissables,
ils auraient pu réussir. Or l'échec leur vient de
toute façon, quoi qu'ils fassent, qu'ils aient su ou pas,
qu'ils aient ou non appliqué les règles, que le livre
consulté ait été bon ou mauvais. À leur
entreprise, n'importe quoi arrive, l'erreur bien sûr, mais
l'incendie, le gel, la sottise et la méchanceté des
hommes, la colère d'un chien. Ce n'était pas faux,
c'était raté. Être dans le faux, c'est prendre
une cause pour une autre ; c'est ne pas prévoir les accidents
; c'est mal connaître les substances, c'est confondre l'éventuel
avec le nécessaire ; on se trompe quand, distrait dans l'usage
des catégories, on les applique à contretemps. Rater,
tout rater, c'est bien autre chose ; c'est laisser échapper
toute l'armature des catégories (et non pas seulement leur
point d'application). Si Bouvard et Pécuchet prennent pour
certain ce qui est peu probable, ce n'est pas qu'ils se trompent
dans l'usage distinctif du possible, c'est qu'ils confondent tout
le réel avec tout le possible (c'est pourquoi le plus improbable
arrive aussi bien à la plus naturelle de leurs attentes)
; ils mêlent, ou plutôt se mêlent à travers
eux le nécessaire de leur savoir et la contingence des saisons,
l'existence des choses et toutes ces ombres qui peuplent les livres
: l'accident chez eux a l'obstination d'une substance, et les substances
leur sautent tout droit à la gorge dans des accidents d'alambic.
Telle est leur grande bêtise pathétique, incomparable
avec la maigre sottise de ceux qui les entourent, qui se trompent
et qu'ils ont bien raison de mépriser. Dans les catégories,
on erre ; hors d'elles, au-dessus d'elles, en deçà
d'elles, on est bête. Bouvard et Pécuchet sont des
êtres a-catégoriques.
Cela permet de repérer un usage peu apparent des catégories
; en faisant naître un espace du vrai et du faux, en donnant
place au libre supplément de l'erreur, elles rejettent silencieusement
la bêtise. À haute voix, les catégories nous
disent comment connaître, et elles alertent solennellement
sur les possibilités de se tromper ; mais, à voix
basse, elles vous garantissent que vous êtes intelligent ;
elles forment l'a priori de la bêtise exclue. Il est donc
périlleux de vouloir s'affranchir des catégories ;
à peine leur échappe-t-on qu'on affronte le magma
de la bêtise et qu'on risque une fois abolis ces principes
de distribution de voir monter tout autour de soi, non pas la multiplicité
merveilleuse des différences, mais l'équivalent, le
confus, le « tout revient au même », le nivellement
uniforme et le thermodynamisme de tous les efforts ratés.
Penser dans la forme des catégories, c'est connaître
le vrai pour le distinguer d'avec le faux ; penser d'une pensée
« a-catégorique », c'est faire face à
la noire bêtise, et, le temps d'un éclair, s'en distinguer.
La bêtise se contemple : on y plonge le regard, on se laisse
fasciner, elle vous porte avec douceur, on la mime en s'y abandonnant
; sur sa fluidité sans forme, on prend appui ; on guette
le premier soubresaut de l'imperceptible différence, et le
regard vide, on épie, sans fièvre, le retour de la
lueur. À l'erreur, on dit non, et on rature ; on dit oui
à la bêtise, on la voit, on la répète
et, doucement, on appelle la totale immersion.
Grandeur de Warhol avec ses boîtes de conserve, ses accidents
stupides et ses séries de sourires publicitaires : équivalence
orale et nutritive de ces lèvres entrouvertes, de ces dents,
de ces sauces tomates, de cette hygiène de détergent
; équivalence d'une mort au creux d'une voiture éventrée,
au bout d'un fil téléphonique en haut d'un poteau,
entre les bras étincelants et bleutés de la chaise
électrique. « Ça se vaut », dit la bêtise,
sombrant en elle-même, et prolongeant à l'infini ce
qu'elle est par ce qu'elle dit de soi : « Ici ou ailleurs,
toujours la même chose ; qu'importent quelques couleurs variées,
et des clartés plus ou moins grandes ; comme est bête
la vie, la femme, la mort ! Comme est bête la bêtise
! » Mais, à contempler bien en face cette monotonie
sans limites, ce qui soudain s'illumine, c'est la multiplicité
elle-même - sans rien au centre, ni au sommet, ni au-delà
-, crépitement de lumière qui court encore plus vite
que le regard et tour à tour illumine ces étiquettes
mobiles, ces instantanés captifs qui, désormais, pour
toujours, sans rien formuler, se font signe : tout à coup,
sur fond de la vieille inertie équivalente, la zébrure
de l'événement déchire l'obscurité,
et le fantasme éternel se dit de cette boîte, de ce
visage singulier, sans épaisseur.
L'intelligence ne répond pas à la bêtise :
elle est la bêtise déjà vaincue, l'art catégoriel
d'éviter l'erreur. Le savant est intelligent. Mais c'est
la pensée qui fait face à la bêtise, et c'est
le philosophe qui la regarde. Longtemps, ils sont en tête
à tête, son regard plongé dans ce crâne
sans chandelle. C'est sa tête de mort à lui, sa tentation,
son désir peut-être, son théâtre catatonique.
À la limite, penser serait contempler bien fort, de bien
près, et presque jusqu'à s'y perdre, la bêtise
; et la lassitude, l'immobilité, une grande fatigue, un certain
mutisme buté, l'inertie forment l'autre face de la pensée
-ou plutôt son accompagnement, l'exercice quotidien et ingrat
qui la prépare et que soudain elle dissipe. Le philosophe
doit avoir assez de mauvaise volonté pour ne pas jouer correctement
le jeu de la vérité et de l'erreur : ce mauvais vouloir,
qui s'effectue dans le paradoxe, lui permet d'échapper aux
catégories. Mais il doit être en outre d'assez «
mauvaise humeur » pour demeurer en face de la bêtise,
pour la contempler sans geste, jusqu'à la stupéfaction,
pour bien s'en approcher et la mimer, pour la laisser lentement
monter en soi (c'est peut-être cela qui se traduit poliment
: être absorbé dans ses pensées), et attendre,
au terme jamais fixé de cette préparation soigneuse,
le choc de la différence : la catatonie joue le théâtre
de la pensée, une fois que le paradoxe a bouleversé
le tableau de la représentation.
On voit aisément comment le L.S.D. inverse les rapports
de la mauvaise humeur, de la bêtise et de la pensée
: il n'a pas plutôt mis hors circuit la suzeraineté
des catégories qu'il arrache le fond à son indifférence
et réduit à rien la morne mimique de la bêtise
; et toute cette masse univoque et a-catégorique, il la donne
non seulement à voir comme bariolée, mobile, asymétrique,
décentrée, spiraloïde, résonnante, mais
il la fait fourmiller à chaque instant d'événements-fantasmes
; glissant sur cette surface à la fois ponctuelle et immensément
vibratoire, la pensée, libre de sa chrysalide catatonique,
contemple depuis toujours l'indéfinie équivalence
devenue événement aigu et répétition
somptueusement parée. L'opium induit d'autres effets : grâce
à lui, la pensée ramasse en sa pointe l'unique différence,
rejetant le fond au plus loin, et ôtant à l'immobilité
la tâche de contempler, et d'appeler à soi, en la mimant,
la bêtise ; l'opium assure une immobilité sans poids,
une stupeur de papillon hors de la rigidité catatonique ;
et, très loin au-dessous d'elle, il déploie le fond,
un fond qui n'absorbe plus bêtement toutes les différences,
mais les laisse surgir et scintiller comme autant d' événements
infimes, distancés, souriants et éternels. La drogue
-si du moins on peut employer raisonnablement ce mot au singulier
-ne concerne en aucune manière le vrai et le faux ; elle
n'ouvre qu'aux cartomanciennes un monde « plus vrai que le
réel ». En fait, elle déplace, l'une par rapport
à l'autre, la bêtise et la pensée, levant la
vieille nécessité du théâtre de l'immobile.
Mais, peut-être, si la pensée a à regarder la
bêtise en face, la drogue qui mobilise celle-ci la colore,
l'agite, la sillonne, la dissipe, la peuple de différences
et substitue au rare éclair la phosphorescence continue,
peut-être la drogue ne donne-t-elle lieu qu'à une quasi-pensée.
Peut-être 1. Du moins en état de sevrage la pensée
a-t-elle deux cornes : l'une qui s'appelle mauvaise volonté
(pour déjouer les catégories), l'autre, mauvaise humeur
(pour pointer vers la bêtise et s'y ficher). Nous sommes loin
du vieux sage qui met tant de bonne volonté à atteindre
le vrai qu'il accueille d'une humeur égale la diversité
indifférente des fortunes et des choses ; loin du mauvais
caractère de Schopenhauer qui s'irrite des choses qui ne
rentrent point d'elles-mêmes en leur indifférence ;
mais loin aussi de la « mélancolie » qui se rend
indifférente au monde, et dont l'immobilité signale,
à côté des livres et de la sphère, la
profondeur des pensées et la diversité du savoir.
Jouant de sa mauvaise volonté, et jouant la mauvaise humeur,
de cet exercice pervers et de ce théâtre, la pensée
attend l'issue : la brusque différence du kaléidoscope,
les signes qui un instant s'illuminent, la face des dés jetés,
le sort d'un autre jeu. Penser ne console ni ne rend heureux. Penser
se traîne languissamment comme une perversion ; penser se
répète avec application sur un théâtre
; penser se jette d'un coup hors du cornet à dés.
Et, lorsque le hasard, le théâtre et la perversion
entrent en résonance, lorsque le hasard veut qu'il y ait
entre eux trois une telle résonance, alors la pensée
est une transe ; et il vaut la peine de penser.
*
Que l'être soit univoque, qu'il ne puisse se dire que d'une
seule et même manière, c'est paradoxalement la condition
majeure pour que l'identité ne domine pas la différence,
et que la loi du Même ne la fixe pas comme simple opposition
dans l'élément du concept ; l'être peut se dire
de la même manière puisque les différences ne
sont pas réduites à l'avance par les catégories,
puisqu'elles ne se répartissent pas dans un divers toujours
reconnaissable par la perception, puisqu'elles ne s'organisent pas
selon la hiérarchie conceptuelle des espèces et des
genres.
1. « Qu'est-ce qu'on va penser de nous ? » (note de
Gilles Deleuze).
L'être, c'est ce qui se dit toujours de la différence,
c'est le Revenir de la différence 1.
Ce mot évite aussi bien Devenir que Retour. Car les différences
ne sont pas les éléments, même fragmentaires,
même mélangés, même monstrueusement confondus,
d'un grand Devenir qui les emporterait dans sa course, les faisant
parfois réapparaître, masqués ou nus. La synthèse
du Devenir a beau être lâche, elle maintient cependant
l'unité ; non pas seulement, non pas tellement celle d'un
contenant infini que celle du fragment, de l'instant qui passe et
repasse, et celle de la conscience flottante qui le reconnaît.
Méfiance donc à l'égard de Dionysos et de ses
Bacchantes, quand bien même ils sont ivres. Quant au Retour,
doit-il être le cercle parfait, la meule bien huilée
qui tourne sur son axe et ramène à heure fixe les
choses, les figures et les hommes ? Faut-il qu'il Y ait un centre
et que sur la périphérie les événements
se reproduisent ? Zarathoustra lui-même ne pouvait en supporter
l'idée : « Toute vérité est courbe, le
temps lui-même est un cercle, murmura le nain d'un ton méprisant.
Esprit de pesanteur, dis-je avec colère, ne prends pas tout
ainsi à la légère » ; et convalescent,
il gémira : « Hélas' l'homme reviendra éternellement,
l'homme mesquin reviendra éternellement. » Peut être
ce qu'annonce Zarathoustra n'est-il pas le cercle ; ou peut-être
l'image insupportable du cercle est-elle le dernier signe d'une
pensée plus haute ; peut-être faut-il rompre cette
ruse circulaire comme le jeune pâtre, comme Zarathoustra lui-même
coupant pour la recracher aussitôt la tête du serpent.
Chronos est le temps du devenir et du recommencement. Chronos avale
morceau par morceau ce qu'il a fait naître et le fait renaître
en son temps. Le devenir monstrueux et sans loi, la grande dévoration
de chaque instant, l'engloutissement de toute vie, la dispersion
de ses membres sont liés à l'exactitude du recommencement
: le Devenir fait entrer dans ce grand labyrinthe intérieur
qui n'est point différent en sa nature du monstre qui l'habite
; mais, du fond même de cette architecture toute contournée
et retournée sur elle-même, un fil solide permet de
retrouver la trace de ses pas antérieurs et de revoir le
même jour. Dionysos avec Ariane : tu es mon labyrinthe. Mais
Aïon est le revenir lui-même, la ligne droite du temps,
cette fêlure plus rapide que la pensée, plus mince
que tout instant, qui, de part et d'autre de sa flèche indéfininiment
tranchante, fait surgir ce même présent comme ayant
été déjà indéfiniment présent
et comme indéfiniment à venir.
1. Sur ces thèmes, cf. Différence et Répétition,
pp. 52-61, pp 376-384 ; Logique du sens, pp. 190-197, pp. 208-211.
Il est important de bien saisir qu'il ne s'agit pas là d'une
succession de présents, offerts par un flux continu et qui
dans leur plénitude laisseraient transparaître l'épaisseur
d'un passé et se dessiner l'horizon d'avenir dont ils seront
à leur tour le passé. Il s'agit de la droite ligne
de l'avenir qui coupe encore et encore la moindre épaisseur
de présent, la recoupe indéfiniment à partir
d'elle-même : aussi loin qu'on aille pour suivre cette césure,
on ne rencontre jamais l'atome insécable qu'on pourrait enfin
penser comme l'unité minusculement présente du temps
(le temps est toujours plus délié que la pensée)
; on trouve toujours sur les deux bords de la blessure que c'est
déjà arrivé (et que c'était déjà
arrivé, et qu'il est déjà arrivé que
c'était déjà arrivé), et que ça
arrivera encore (et qu'il arrivera encore que ça arrive encore)
: moins coupure qu'indéfinie fibrillation ; le temps, c'est
ce qui se répète ; et le présent - fissuré
par cette flèche de l'avenir qui le porte en le déportant
toujours de part et d'autre -, le présent ne cesse de revenir.
Mais de revenir comme singulière différence ; ce qui
ne revient pas, c'est l'analogue, c'est le semblable, c'est l'identique.
La différence revient ; et l'être, qui se dit de la
même façon de la différence, n'est pas le flux
universel du Devenir, ce n'est pas non plus le cycle bien centré
de l'Identique ; l'être, c'est le Retour affranchi de la courbure
du cercle, c'est le Revenir. Trois morts : celle du Devenir, Père
dévorateur - mère en gésine ; celle du cercle,
par qui le don de vivre, à chaque printemps, a passé
dans les fleurs ; celle du revenir : fibrillation répétitive
du présent, éternelle et hasardeuse fêlure toute
donnée en une fois, et d'un seul coup affirmée une
fois pour toutes.
En sa fracture, en sa répétition, le présent
est un coup de dés. Non qu'il forme la partie d'un jeu à
l'intérieur duquel il glisserait un peu de contingence, un
grain d'incertitude. Il est à la fois le hasard dans le jeu,
et le jeu lui-même comme hasard ; d'un coup sont jetés
et les dés et les règles. Si bien que le hasard n'est
point morcelé et réparti ici ou là ; mais tout
entier affirmé d'un seul coup. Le présent comme revenir
de la différence, comme répétition se disant
de la différence affirme en une fois le tout du hasard. L'univocité
de l'être chez Duns Scot renvoyait à l'immobilité
d'une abstraction ; chez Spinoza, à la nécessité
de la substance et à son éternité ; ici, au
seul coup du hasard dans la fêlure du présent. Si l'être
se dit toujours de la même façon, ce n'est pas parce
que l'être est un, c'est parce que dans le seul coup de dés
du présent le tout du hasard est affirmé,
Peut-on dire alors que, dans l'histoire, l'univocité de
l'être a été pensée tour à tour
trois fois : par Duns Scot, par Spinoza, puis enfin par Nietzsche
qui le premier l'aurait posée non comme abstraction, non
comme substance mais comme retour ? Disons plutôt que Nietzsche
a été jusqu'à penser l'éternel Retour
; plus précisément, il l'a indiqué comme étant
l'insupportable à penser. Insupportable puisque, à
peine entrevu à travers ses premiers signes, il se fixe dans
cette image du cercle qui emporte avec elle la menace fatale du
retour de chaque chose -réitération de l'araignée
; mais cet insupportable, il s'agit de le penser, car il n'est encore
qu'un signe vide, une poterne à franchir, cette voix sans
forme de l'abîme, dont l'approche, indissociablement, est
bonheur et dégoût. Zarathoustra, par rapport au Retour,
est le Fürsprecher, celui qui parle pour..., à la place
de..., marquant le lieu où il fait défaut. Zarathoustra
n'est pas l'image, mais le signe de Nietzsche. Le signe (à
bien distinguer du symptôme) de la rupture : le signe le plus
proche de l'insupportabilité de la pensée du retour
; Nietzsche a laissé à penser le retour éternel.
Depuis un siècle bientôt, la plus haute entreprise
de la philosophie a bien été de penser ce retour.
Mais qui eût été assez effronté pour
dire qu'il l'avait pensé ? Le Retour devait-il être,
comme la fin de l'Histoire au XIXe siècle, ce qui ne pourrait
rôder autour de nous que comme une fantasmagorie du dernier
jour ? Fallait-il à ce signe vide et imposé par Nietzsche
comme en excès prêter tour à tour des contenus
mythiques qui le désarment et le réduisent ? Fallait-il
au contraire essayer de le raboter pour qu'il puisse prendre place
et figurer sans honte dans le fil d'un discours ? Ou bien fallait-il
relever ce signe excédentaire, toujours déplacé,
manquant indéfiniment à sa place, et, plutôt
que de lui trouver le signifié arbitraire qui lui correspond,
plutôt que d'en bâtir un mot, le faire entrer en résonance
avec le grand signifié que la pensée d'aujourd'hui
emporte comme une flottaison incertaine et soumise ; faire résonner
le revenir avec la différence ? Il ne faut pas comprendre
que le retour est la forme d'un contenu qui serait la différence
; mais que, d'une différence toujours nomade, toujours anarchique,
au signe toujours en excès, toujours déplacé
du revenir, une fulguration s'est produite qui portera le nom de
Deleuze : une nouvelle pensée est possible ; la pensée,
de nouveau, est possible.
Elle n'est pas à venir, promise par le plus lointain des
recommencements. Elle est là, dans les textes de Deleuze,
bondissante, dansante devant nous, parmi nous ; pensée génitale,
pensée intensive, pensée affirmative, pensée
a-catégorique -tous des visages que nous ne connaissons pas,
des masques que nous n'avions jamais vus ; différence que
rien ne laissait prévoir et qui pourtant fait revenir comme
masques de ses masques Platon, Duns Scot, Spinoza, Leibniz, Kant,
tous les philosophes. La philosophie non comme pensée, mais
comme théâtre' théâtre de mimes aux scènes
multiples, fugitives et instantanées, où les gestes,
sans se voir, se font signe ; théâtre où, sous
le masque de Socrate, éclate soudain le rire du sophiste
; où les modes de Spinoza mènent une ronde décentrée,
tandis que la substance tourne autour d'eux comme une planète
folle ; où Fichte boiteux annonce : « Je fêlé
… moi dissous » ; où Leibniz, parvenu au sommet
de la pyramide, distingue dans l'obscurité que la musique
céleste, c'est le Pierrot lunaire. Dans la guérite
du Luxembourg, Duns Scot passe la tête par la lunette circulaire
; il porte des moustaches considérables ; ce sont celles
de Nietzsche, déguisé en Klossowski.
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