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Revenir à l' histoire
 Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II texte n 103

«Rekishi heno kaiki» («Revenir à l'histoire»), Paideia, no II : Michel Foucault, 1er février 1972, pp. 45-60. (Conférence prononcée à l'université de Keio le 9 octobre 1970. Texte établi à partir d'un dactylogramme revu par M. Foucault.)

Dits Ecrits Tome II texte n 103


Les discussions sur les rapports entre le structuralisme et l'histoire ont été, non seulement en France, mais en Europe, en Amérique aussi et peut-être au Japon, je ne sais, nombreuses, touffues et souvent confuses. Elles l'ont été pour un certain nombre de raisons qui sont simples à énumérer.

La première, c'est que personne ne s'entend avec qui que ce soit pour savoir ce que c'est que le structuralisme. Deuxièmement, le mot «histoire», en France, signifie deux choses : ce dont parlent les historiens et ce que font les historiens dans leur pratique. La troisième raison, la plus importante, c'est que beaucoup de thèmes ou de préoccupations politiques ont entrecroisé cette discussion sur les rapports entre l'histoire et le structuralisme. Je ne veux d'ailleurs pas du tout affranchir la discussion d'aujourd'hui du contexte politique dans lequel elle se trouve située, au contraire. Dans une première partie, je voudrais donner la stratégie générale, le plan de bataille de cette discussion entre les structuralistes et leurs adversaires à propos de l'histoire.

La première chose qu'il faut remarquer, c'est que le structuralisme, au moins dans sa forme première, a été une entreprise dont le propos était de donner une méthode plus précise et plus rigoureuse aux recherches historiques. Le structuralisme ne s'est pas détourné, au moins en son début, de l'histoire : il a voulu faire une histoire, et une histoire plus rigoureuse et plus systématique. J'en prendrai simplement trois exemples. On peut considérer que l'Américain Boas a été le fondateur de la méthode structurale en ethnologie *. Or, qu'est-ce qu'était pour lui cette méthode ? C'était essentiellement une manière de critiquer une certaine forme d'histoire ethnologique qui était faite à son époque. Tylor en avait donné le modèle **. Cette histoire voulait que les sociétés humaines suivent toutes une même courbe d'évolution, allant des formes les plus simples aux formes les plus complètes. Cette évolution ne variait d'une société à l'autre que par la vitesse des transformations. D'autre part, les grandes formes sociales, comme par exemple les règles de mariage ou comme les techniques agricoles, seraient au fond des sortes d'espèces biologiques, et leur extension, leur croissance, leur développement, leur diffusion, aussi, obéiraient aux mêmes lois et aux mêmes schémas que la croissance et le déploiement des espèces biologiques. De toute façon, le modèle que Tylor se donnait pour analyser le développement et l'histoire des sociétés, c'était le modèle biologique. C'est à Darwin, et d'une façon plus générale à l'évolutionnisme, que Tylor se référait pour raconter l'histoire des sociétés.

* Boas (F.), The Mind of Primitive Man, New York, McMillan, 1911 ; Race, Language and Culture, New York, McMillan, 1940.

** Tylor (E. B.), Researches into the Early History of Mankind and the Development of Civilization, Londres, J Murray, 1865 ; Primitive Culture : Researches into the Development, of Mythology, Philosophy, Religion, Art and Custom, Londres, J. Murray, 1871, 2 vol. ; Anthropology : An Introduction to the Study of Man and Civilization, Londres, McMillan, 1881.

Le problème de Boas était d'affranchir la méthode ethnologique de ce vieux modèle biologique et de montrer comment les sociétés humaines, qu'elles soient simples ou qu'elles soient complexes, obéissaient à certaines relations internes qui les définissaient dans leur spécificité ; ce jeu intérieur à chaque société, c'est cela que Boas appelait la structure d'une société, structure dont l'analyse devait lui permettre de faire une histoire non plus biologique, mais réellement historique des sociétés humaines. Il s'agissait donc pour Boas non pas du tout d'une suppression du point de vue historique au profit d'un point de vue, disons, antihistorique ou a-historique.

J'ai pris l'exemple de Boas, j'aurais pu prendre de la même façon, l'exemple de la linguistique et spécialement de la phonologie. Avant Troubetskoï, la phonétique historique envisageait l'évolution d'un phonème ou d'un son à travers une langue ***. Elle ne tendait pas à rendre compte de la transformation de tout un état d'une langue à un moment donné: ce que Troubetskoï a voulu faire par la phonologie, c'était se donner l'instrument permettant de passer de l'histoire en quelque sorte individuelle d'un son à l'histoire beaucoup plus générale du système phonétique de toute une langue.

*** Troubetskoï (N.), Zur allgemeinen Theorie der phonologischen Vokalsysteme, Travaux du Cercle linguistique de Prague, Prague, t. l, .1929, pp. 39-67 ; Grundzüge der Phonologie, Travaux du Cercle linguistique de Prague, Prague, t. VII, 1939 (Principes de phonologie, trad. J. Cantineau, Paris, Klincksieck, 1949).

Je pourrais prendre un troisième exemple que j'évoquerai brièvement, c'est celui de l'application du structuralisme à la littérature. Lorsque Roland Barthes a, il y a quelques années, défini ce qu'il a appelé le niveau de l'écriture par opposition au niveau du style ou au niveau de la langue, qu'est-ce qu'il voulait faire * ? Eh bien, on peut le comprendre quand on regarde ce qu'était la situation et l'état des études d'histoire littéraire en France, vers les années 1950 1955. À cette époque-là, ou bien on faisait l'histoire individuelle, psychologique, éventuellement psychanalytique de l'écrivain depuis sa naissance jusqu'à l'accomplissement de son oeuvre, ou bien encore on faisait une histoire globale, générale d'une époque, de tout un ensemble culturel, d'une conscience collective, si vous voulez.

* Barthes (R.), Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Pierres vives», 1953.

Dans un cas, on ne rejoignait jamais que l'individu et ses problèmes personnels, dans l'autre cas, on n'atteignait que des niveaux très généraux. Ce que Barthes a voulu faire en introduisant la notion d'écriture, c'était de découvrir un certain niveau spécifique à partir duquel on puisse faire l'histoire de la littérature en tant que littérature, en tant qu'elle a une spécificité particulière, qu'elle dépasse les individus et que les individus se logent en elle, et, d'autre part, en tant qu'elle est au milieu de toutes les autres productions culturelles un élément parfaitement spécifique ayant ses lois propres de conditionnement et de transformation. Barthes, en introduisant cette notion d'écriture, a voulu fonder une nouvelle possibilité d'histoire littéraire.

Donc, je crois que ce qu'il faut tout de même garder à l'esprit, c'est que, dans leurs projets initiaux, les différentes entreprises structuralistes (qu'elles soient ethnologiques, linguistiques ou littéraires, et on pourrait dire la même chose à propos de la mythologie et à propos de l'histoire des sciences) ont toujours été en leur point de départ des tentatives pour se donner l'instrument d'une analyse historique précise. Or il faut bien reconnaître que cette entreprise, je ne dis pas du tout qu'elle a échoué, mais elle n'a pas été reconnue comme telle, et la plupart des adversaires des structuralistes se sont au moins entendus sur un point, c'est que le structuralisme aurait manqué la dimension même de l'histoire et serait en fait antihistorique.

Cette critique vient de deux horizons différents. Il y a d'abord une critique théorique d'inspiration phénoménologique ou existentielle. On fait remarquer que, quelles qu'aient été ses bonnes intentions, le structuralisme a bien été obligé d' en rabattre ; il aurait donné en effet un privilège absolu à l'étude des relations simultanées ou synchroniques sur l'étude des relations évolutives. Quand les phonologistes, par exemple, étudient les lois phonologiques, ils étudient des états de langue, sans tenir compte de leur évolution temporelle. Comment peut-on faire de l'histoire, si on ne tient pas compte du temps ? Mais il y a plus. Comment pourrait-on dire que l'analyse structurale est historique, puisqu'elle privilégie non seulement le simultané sur le successif, mais en outre le logique sur le causal ? Par exemple, lorsque Lévi-Strauss analyse un mythe, ce qu'il cherche, ce n'est pas à savoir d'où vient ce mythe, pourquoi il est né, comment il a été transmis, quelles sont les raisons pour lesquelles telle population a recours à ce mythe ou pourquoi telle autre a été amenée à le transformer. Il se contente, au moins dans un premier temps, d'établir des relations logiques entre les différents éléments de ce mythe, et, dans l'espace de cette logique, on peut établir des déterminations temporelles et causales. Enfin, autre objection : c'est que le structuralisme ne tient pas compte de la liberté ou de l' initiative individuelle. Sartre objecte aux linguistes que la langue n'est jamais que le résultat, la crête, la cristallisation d'une activité humaine fondamentale et première. S'il n'y avait pas de sujet parlant pour reprendre à chaque instant la langue, l'habiter de l'intérieur, la contourner, la déformer, l'utiliser, s'il n'y avait pas cet élément de l'activité humaine, s'il n'y avait pas la parole au coeur même du système de la langue, comment la langue pourrait-elle évoluer ? Or, à partir du moment où on laisse de côté la pratique humaine pour n'envisager que la structure et les règles de la contrainte, il est évident que l'on manque à nouveau l'histoire.

Les objections qui ont été faites par les phénoménologues ou les existentialistes sont en général reprises à leur compte par un certain nombre de marxistes que j'appellerai des marxistes sommaires, c'est-à-dire des marxistes dont la référence théorique n'est pas le marxisme lui-même, mais précisément des idéologies bourgeoises contemporaines. En revanche, d'un marxisme plus sérieux, c'est-à-dire d'un marxisme réellement révolutionnaire, des objections sont venues. Ces objections s'appuient sur le fait que les mouvements révolutionnaires qui se sont produits, qui se produisent encore parmi les étudiants et les intellectuels, ne doivent à peu près rien au mouvement structuraliste. Il n'y a peut-être qu'une seule exception à ce principe, c'est le cas en France d'Althusser. Althusser est un marxiste qui a appliqué à la lecture et à l'analyse des textes de Marx un certain nombre des méthodes que l'on peut considérer comme structuralistes, et l'analyse d'Althusser a été très importante dans l'histoire récente du marxisme européen *. Cette importance est liée au fait qu'Althusser a libéré l'interprétation marxiste traditionnelle de tout l'humanisme, de tout le hégélianisme, de toute la phénoménologie aussi qui pesaient sur lui, et, dans cette mesure, Althusser a rendu possible à nouveau une lecture de Marx qui n'était plus une lecture universitaire, mais bel et bien politique ; mais, très vite, ces analyses althussériennes, si importantes qu'elles aient été au départ, se sont trouvées dépassées par un mouvement révolutionnaire qui, tout en se développant parmi les étudiants et les intellectuels, est, vous le savez, un mouvement essentiellement antithéorique. De plus, la plupart des mouvements révolutionnaires qui se sont développés dans le monde récemment ont été plus proches de Rosa Luxemburg que de Lénine : ils ont plus fait crédit à la spontanéité des masses qu'à l'analyse théorique.

* Althusser (L.), Pour Marx, Paris, Maspero, 1965 ; Du «Capital» à la philosophie de Marx, in Althusser (L), Macherey (P), Rancière (J), Lire. Le Capital», Paris, Maspero, 1965, t. I, pp 9-89 ; L'Objet du «Capital», in Althusser (L.), Balibar (E.), Establet (R), ibid, t. II, pp. 7- 185

Il me semble que, jusqu'au XXe siècle, l'analyse historique a eu essentiellement pour but de reconstituer le passé des grands ensembles nationaux selon lesquels se découpait ou s'articulait la société industrielle capitaliste. La société industrielle capitaliste s'est, depuis les XVIIe, XVIIIe siècles, établie en Europe et dans le monde, selon le schéma des grandes nationalités. L'histoire a eu pour fonction, à l'intérieur de l'idéologie bourgeoise, de montrer comment ces grandes unités nationales, dont le capitalisme avait besoin, venaient de loin dans le temps et avaient, à travers des révolutions diverses, affirmé et maintenu leur unité.

L'histoire était une discipline grâce à laquelle la bourgeoisie montrait d'abord que son règne n'était que le résultat, le produit, le fruit, d'une lente maturation et que, dans cette mesure-là, ce règne était parfaitement fondé, puisqu'il venait de la nuit des temps ; ensuite, la bourgeoisie montrait que, puisque ce règne venait du fond des temps, il n'était pas possible de le menacer par une révolution nouvelle. À la fois la bourgeoisie fondait son droit à occuper le pouvoir et conjurait les menaces d'une révolution montante, et l'histoire était bien ce que Michelet appelait la «résurrection du passé». L'histoire se donnait pour tâche de rendre vivante la totalité du passé national.

Cette vocation et ce rôle de l'histoire doivent être maintenant révisés si on veut détacher l'histoire du système idéologique où elle est née et s'est développée. Elle doit être plutôt comprise comme l'analyse des transformations dont sont effectivement susceptibles les sociétés. Les deux notions fondamentales de l 'histoire telle qu'on la fait aujourd'hui ne sont plus le temps et le passé, mais le changement et l'événement. Je citerai deux exemples : l'un emprunté aux méthodes structuralistes, l'autre aux méthodes proprement historiques ; l'un a pour but de vous montrer comment le structuralisme a donné ou s'efforce en tout cas de donner une forme rigoureuse à l'analyse des changements ; et l'autre a pour but de montrer comment certaines méthodes de l'histoire nouvelle sont des tentatives pour donner un statut et un sens nouveaux à la vieille notion d'événement.

Pour premier exemple, je prendrai l'analyse que Dumézil a faite de la légende romaine d'Horace *. C'est là, je crois, -la première analyse structurale d'une légende indo-européenne. Cette histoire très connue, Dumézil en a retrouvé des versions isomorphes dans plusieurs pays, en particulier en Irlande. Il y a en effet un récit irlandais où l'on voit un personnage, un héros, qui s'appelle Cûchulainn, et ce Cûchulainn est un enfant qui a reçu des dieux un pouvoir magique qui lui donne une force extraordinaire : un jour où le royaume dans lequel il vivait se trouvait menacé, Cûchulainn part en expédition contre les ennemis. À la porte du palais du chef adverse, il rencontre un premier adversaire qu'il tue. Puis il continue à avancer. Il rencontre un deuxième adversaire, il le tue ; puis un troisième, qu'il tue encore, et, après cette triple victoire, Cûchulainn peut rentrer chez lui ; mais le combat l'a mis dans un tel état d'excitation, ou plutôt le pouvoir magique qu'il a reçu des dieux se trouve au cours de la bataille exalté au point qu'il devient tout rouge et tout brûlant ; si bien que, s'il rentrait dans sa ville, il serait un danger pour tout le monde. C'est pour apaiser cette force brûlante et bouillonnante que ses concitoyens, sur le chemin du retour, décident de lui envoyer une femme. Mais il se trouve que cette femme est la femme de son oncle ; les lois de l'inceste interdisent un tel rapport sexuel ; il ne peut donc pas apaiser son ardeur de cette manière, et on est obligé de le plonger dans un bain d'eau froide, mais il est lui-même tellement chaud qu'il fait bouillir l'eau du bain et qu'on est obligé de le tremper successivement dans sept bains avant qu'il n'arrive à la température normale et qu'il puisse rentrer chez lui sans constituer un danger pour les autres.

* Dumézil (G.), Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, coll. «Les Mythes romains», 1942.

L'analyse de Dumézil se distingue des analyses de mythologies comparées qui avaient été faites avant lui. Au XIXe siècle, il avait existé toute une école de mythologie comparée ; on se contentait de montrer les ressemblances qu'il y avait entre tel et tel mythe, et c'est ainsi que certains historiens des religions étaient arrivés à retrouver le même mythe solaire dans presque toutes les religions du monde. Dumézil, au contraire -et c'est en cela que son analyse est structurale -, ne rapproche ces deux récits que pour établir exactement quelles sont les différences entre le premier et le second. Ces différences, il les repère avec beaucoup de précision. Dans le cas de Cûchulainn, l'Irlandais, le héros est un enfant ; d'autre part, il est chargé d'un pouvoir magique ; enfin, il est seul. Regardez du côté romain : le héros, Horace, est un adulte, il est en âge de porter les armes, il n'a aucun pouvoir magique, il est simplement un peu plus malin que les autres, puisqu'il invente la ruse de faire semblant de fuir et de revenir, simple petite distinction à l'intérieur de la stratégie, mais il n'a aucun pouvoir magique. Autre ensemble de différences dans le cas de la légende irlandaise : le héros a un pouvoir magique si fort et ce pouvoir magique est si fort exalté dans la bataille qu'il revient porteur d'un danger pour sa propre cité. Dans le cas du récit romain, le héros revient en vainqueur et, parmi ceux qu'il rencontre, il voit quelqu'un qui a trahi dans son coeur sa propre patrie : sa soeur, qui a pris le parti des adversaires de Rome. Le danger a donc été déplacé de l'extérieur de la ville vers l'intérieur. Ce n'est plus le héros qui est porteur du danger, c'est quelqu'un qui est différent de lui, tout en appartenant à sa famille. Enfin, troisième ensemble de différences, dans le récit irlandais, seul le bain magique dans les sept cuves d'eau froide peut arriver à apaiser le héros ; dans le récit romain, il faut un rituel, non plus magique ou religieux, mais juridique, c'est-à-dire un procès, puis une procédure d'appel, puis un acquittement, pour que le héros retrouve sa place au milieu de ses contemporains.

L'analyse de Dumézil, et c'est le premier de ses caractères, est donc l'analyse non pas d'une ressemblance, mais d'une différence et d'un jeu de différences. En outre, l'analyse de Dumézil ne se contente pas de faire le tableau des différences, l'analyse de Dumézil établit le système des différences, avec leur hiérarchie et leur subordination. Par exemple, Dumézil montre qu'à partir du moment où, dans le récit romain, le héros n'est plus cet enfant en bas âge, chargé d'un pouvoir magique, mais qu'il est un soldat comme les autres, à ce moment-là, il est clair qu'il ne peut plus être seul en face de ses trois adversaires, car, nécessairement, un homme normal en face de trois adversaires normaux devrait perdre ; par conséquent, le récit romain a rajouté autour du héros Horace deux partenaires, les deux frères qui viennent équilibrer, en face des trois Curiaces, le héros romain. Si le héros était chargé d'un pouvoir magique, il lui serait très facile de vaincre ses trois adversaires ; à partir du moment où il est un homme comme les autres, un soldat comme les autres, du coup, on est obligé de l'encadrer de deux autres soldats, et sa victoire ne sera plus obtenue que par une sorte de tour, enfin, de ruse tactique. Le récit romain a rendu naturel l'exploit du héros irlandais ; à partir du moment où les Romains ont introduit la différence qui consiste à mettre un héros adulte à la place d'un héros enfant, à partir du moment où ils ont présenté un héros normal, et non plus un personnage chargé de pouvoir magique, il fallait bien qu'ils soient trois et non plus un en face de trois. On a donc non seulement le tableau des différences, mais l'enchaînement des différences les unes avec les autres. Enfin, l'analyse structuraliste de Dumézil consiste à montrer quelles sont les conditions d'une pareille transformation.

A travers le récit irlandais, on voit se dessiner le profil d'une société dans laquelle l'organisation militaire repose essentiellement sur des individus qui ont reçu leur pouvoir et leur force de leur naissance ; leur force militaire est liée à un certain pouvoir magique et religieux. En revanche, dans le récit romain, ce qu'on voit apparaître, c'est une société dans laquelle le pouvoir militaire est un pouvoir collectif ; il y a trois héros Horaces ; ces trois héros Horaces ne sont d'ailleurs que des fonctionnaires en quelque sorte, puisqu'ils ont été délégués par le pouvoir, alors que le héros irlandais avait pris lui-même l'initiative de son expédition ; c'est à l'intérieur d'une stratégie commune que le combat se déroule ; autrement dit, la transformation romaine du vieux mythe indo-européen est le résultat de la transformation d'une société essentiellement constituée, au moins pour sa couche militaire, d'individualités aristocratiques en une société dont l'organisation militaire est collective et jusqu'à un certain point démocratique. Et vous voyez comment l'analyse structurale, je ne dis pas résout les problèmes de l'histoire de Rome, mais s'articule très directement sur l'histoire effective du monde romain. Dumézil montre qu'il ne faut pas chercher dans le récit des Horaces et des Curiaces quelque chose comme la transposition d'un événement réel qui se serait passé dans les premières années de l'histoire romaine ; mais, au moment même où il montre le schéma de transformation de la légende irlandaise en un récit romain, il montre quel a été le principe de la transformation historique de la vieille société romaine en une société étatique. Vous voyez qu'une analyse structurale comme celle de Dumézil peut s'articuler sur une analyse historique. À partir de cet exemple, on pourrait dire : une analyse est structurale quand elle étudie un système transformable et les conditions dans lesquelles ses transformations s'effectuent.

Je voudrais maintenant, en prenant un tout autre exemple, montrer comment certaines des méthodes utilisées aujourd'hui par les historiens permettent de donner un sens nouveau à la notion d'événement. On a l'habitude de dire que l'histoire contemporaine s'intéresse de moins en moins aux événements et de plus en plus à certains phénomènes larges et généraux qui traverseraient en quelque sorte le temps et se maintiendraient immobiles à travers lui. Mais, depuis quelques dizaines d'années, on s'est mis à pratiquer une histoire dite «sérielle», où événements et ensembles d'événements constituent le thème central.

L'histoire sérielle ne se donne pas des objets généraux et constitués d'avance, comme la féodalité ou le développement industriel. L'histoire sérielle définit son objet à partir d'un ensemble de documents dont elle dispose. C'est ainsi qu'on a étudié, il y a une dizaine d'années, les archives commerciales du port de Séville au cours du XVIe siècle : tout ce qui concerne l'entrée et la sortie des bateaux, leur nombre, leur cargaison, le prix de vente de leurs marchandises, leur nationalité, l'endroit d'où ils venaient, l'endroit où ils allaient. Ce sont toutes ces données, mais ce sont ces seules données qui constituent l'objet de l'étude. Autrement dit, l'objet de l'histoire n'est plus donné par une sorte de catégorisation préalable en périodes, époques, nations, continents, formes de culture... On n'étudie plus l'Espagne et l'Amérique pendant la Renaissance, on étudie, et c'est là le seul objet, tous les documents qui concernent la vie du port de Séville de telle date à telle date. La conséquence, et c'est le deuxième trait de cette histoire sérielle, c'est que cette histoire n'a pas du tout pour rôle de déchiffrer aussitôt à travers ces documents quelque chose comme le développement économique de l'Espagne ; l'objet de la recherche historique, c'est d'établir à partir de ces documents un certain nombre de relations. C'est ainsi qu'on a pu établir - je me réfère toujours à l'étude de Chaunu sur Séville * - des estimations statistiques année par année des entrées et des sorties de bateaux, des classements selon les pays, des répartitions selon les marchandises ; à partir des relations qu'il a pu établir on a pu aussi dessiner les courbes d'évolution, les fluctuations, les croissances, les arrêts, les décroissances ; on a pu décrire des cycles, on a établi enfin des relations entre cet ensemble de documents qui concernent le port de Séville et d'autres documents du même type concernant les ports d'Amérique du Sud, les Antilles, l'Angleterre, les ports méditerranéens. L'historien, voyez-vous, n'interprète plus le document pour saisir derrière lui une sorte de réalité sociale ou spirituelle qui se cacherait en lui ; son travail consiste à manipuler et à traiter une série de documents homogènes concernant un objet déterminé et une époque déterminée, et ce sont les relations internes ou externes de ce corpus de documents qui constituent le résultat du travail de l 'historien. Grâce à cette méthode, et c'est là le troisième caractère de l'histoire sérielle, l 'historien peut faire apparaître des événements qui autrement ne seraient pas apparus. Dans l'histoire traditionnelle, on considérait que ce qui était connu, ce qui était visible, ce qui était référable directement ou indirectement, c'étaient les événements, et que le travail de l'historien, c'était d'en rechercher la cause ou le sens. La cause ou le sens étaient cachés essentiellement. L'événement, lui, était essentiellement visible, même s'il arrivait qu'on manquât de documents pour l'établir d'une façon certaine. L 'histoire sérielle permet de faire apparaître en quelque sorte différentes couches d'événements, dont les uns sont visibles, immédiatement connaissables même par les contemporains, et puis, au-dessous de ces événements qui forment en quelque sorte l'écume de l'histoire, il y a d'autres événements qui, eux, sont des événements invisibles, imperceptibles pour les contemporains, et qui sont une forme tout à fait différente. Reprenons l'exemple du travail de Chaunu. En un sens, l'entrée ou la sortie d'un bateau du port de Séville est un événement que les contemporains habitant Séville connaissaient parfaitement et que nous pouvons reconstituer sans trop de problèmes. Au-dessous de cette couche d'événements, il existe un autre type d'événements un peu plus diffus : événements qui ne sont pas perçus exactement de la même façon par les contemporains, mais dont ils ont tout de même une certaine conscience ; c'est, par exemple, une baisse ou une augmentation des prix qui va changer leur conduite économique. Et puis, au-dessous encore de ces événements, vous en avez d'autres qui sont difficiles à localiser, qui sont souvent à peine perceptibles pour les contemporains et qui n'en constituent pas moins des ruptures décisives. Ainsi, le renversement d'une tendance, le point à partir duquel une courbe économique qui avait été croissante devient étale ou entre en régression, ce point, c'est un événement très important dans l'histoire d'une ville, d'un pays, éventuellement d'une civilisation, mais les gens qui en sont les contemporains ne s'en rendent pas compte. Nous-mêmes, avec pourtant une comptabilité nationale relativement précise, nous ne savons pas exactement que s'est produit le renversement d'une tendance économique. Les économistes eux-mêmes ne savent pas si un point d'arrêt dans une courbe économique signale un grand renversement général de la tendance ou simplement un point d'arrêt, ou un petit intercycle à l'intérieur d'un cycle plus général. C'est à l'historien de découvrir cette couche cachée d'événements diffus, «atmosphériques», polycéphales qui, finalement, déterminent, et profondément, l'histoire du monde. Car on sait bien maintenant que le renversement d'une tendance économique est beaucoup plus important que la mort d'un roi.

* Chaunu (H.) et (P.), Séville et l'Atlantique, Paris, Sevpen, 1955-1960, 12 vol.

On étudie de la même façon, par exemple, les croissances de population : que la courbe démographique de l'Europe, qui était à peu près étale au cours du XVIIIe siècle, soit brusquement montée à la fin du XVIIIe et ait continué à monter au XIXe, c'est ce qui a rendu, en partie, possible le développement industriel de l'Europe au XIXe siècle ; mais personne n'a vécu cet événement comme on a pu vivre les révolutions de 1848. On vient de commencer une enquête sur les modes d'alimentation des populations européennes au XIXe siècle : on s'est aperçu qu'à un certain moment la quantité de protéines absorbée par les populations européennes s'est mise à monter brusquement. Événement prodigieusement important pour l 'histoire de la consommation, pour l'histoire de la santé, pour l 'histoire de la longévité. L'augmentation brusque des quantités de protéines absorbées par une population, c'est, d'une certaine façon, beaucoup plus grave qu'un changement de Constitution et que le passage d'une monarchie à une république, par exemple. C'est un événement, mais c'est un événement que l'on ne peut pas atteindre par les méthodes classiques et traditionnelles. Mais par la seule analyse de séries aussi continues que possible de documents souvent négligés. On voit donc, dans l'histoire sérielle, non pas du tout l'événement se dissoudre au profit d'une analyse causale ou d'une analyse continue, mais les couches d'événements se multiplier.

De là, deux grandes conséquences liées l'une à l'autre : la première, c'est que les discontinuités de l'histoire vont se multiplier. Traditionnellement, les historiens marquaient les discontinuités dans des événements, comme la découverte de l'Amérique ou la chute de Constantinople. Il est vrai que de tels événements peuvent concerner des discontinuités, mais le grand renversement, par exemple, de la tendance économique, qui était à la croissance en Europe au XVIe siècle, qui s'est stabilisée et est entrée en régression au cours du XVIIe, marque une autre discontinuité qui n'est pas exactement contemporaine de la première. L'histoire apparaît alors non pas comme une grande continuité sous une discontinuité apparente, mais comme un enchevêtrement de discontinuités superposées. L'autre conséquence, c'est qu'on est amené par là à découvrir à l'intérieur de l'histoire des types de durées différentes. Soit l'exemple des prix : il y a ce qu'on appelle les cycles courts. Les prix montent un peu, puis, arrivés à un certain plafond, ils butent contre le seuil de la consommation et, à ce moment-là, ils redescendent un peu, puis ils remontent. Ce sont des cycles brefs que l'on peut parfaitement isoler. Au-dessous de cette durée courte, de cette durée en quelque sorte vibratoire, vous avez des cycles plus importants qui atteignent vingt-cinq ou cinquante ans, et puis, au-dessous encore, il y a ce qu'on appelle, en anglais, les trends séculaires (le mot est en train de passer dans la langue française), c'est-à-dire des espèces de grands cycles d'expansion et de récession qui, en général, partout où on les a observés, embrassent une période de quatre-vingts à cent vingt ans. Puis, au-dessous même de ces cycles, il y a ce que les historiens français appellent les «inerties», c'est-à-dire ces grands phénomènes qui jouent sur des siècles et des siècles : par exemple, la technologie agricole en Europe, les modes de vie des agriculteurs européens qui sont restés pour une bonne part immobiles depuis la fin du XVIe siècle jusqu'au début et parfois même jusqu'au milieu du XIXe siècle -inertie de la paysannerie et de l'économie agricole au-dessus de laquelle on a eu les grands cycles économiques et, à l'intérieur de ces grands cycles, des cycles plus petits et finalement, au sommet, les petites oscillations de prix, de marché que l'on peut observer. L'histoire, ce n'est donc pas une durée, c'est une multiplicité de durées qui s'enchevêtrent et s'enveloppent les unes les autres. Il faut donc substituer à la vieille notion de temps la notion de durée multiple, et, lorsque les adversaires des structuralistes leur disent : «Mais vous oubliez le temps», ces adversaires n'ont pas l'air de se rendre compte qu'il y a beau temps, si j'ose dire, que l'histoire s'est débarrassée du temps, c'est-à-dire que les historiens, eux, ne reconnaissent plus cette grande durée unique qui emporterait d'un seul mouvement tous les phénomènes humains ; à la racine du temps de l'histoire, il n'y a pas quelque chose comme une évolution biologique qui emporterait tous les phénomènes et tous les événements ; il y a en fait des durées multiples, et chacune de ces durées est porteuse d'un certain type d'événements. Il faut multiplier les types d'événements comme on multiplie les types de durée. Voilà la mutation qui est en train de se produire actuellement dans les disciplines de l'histoire.

Et maintenant, j'arriverai enfin à ma conclusion, en m'excusant d'y parvenir si tard. Je crois que, entre les analyses structuralistes du changement ou de la transformation et les analyses historiques des types d'événements et des types de durée, il y a, je ne dis pas exactement identité ni même convergence, mais un certain nombre de points de contact importants. Je les signalerai pour terminer. Les historiens, quand ils traitent des documents, ne les traitent pas pour les interpréter, c'est-à-dire qu'ils ne cherchent pas derrière eux et au-delà d'eux un sens caché. Ils traitent le document dans le système de ses relations internes et externes. C'est de la même façon que le structuraliste, quand il étudie les mythes ou la littérature, ne demande pas à ces mythes ou à cette littérature ce qu'ils peuvent traduire ou exprimer de la mentalité d'une civilisation ou de l 'histoire d'un individu. Il s'évertue à faire apparaître les relations et le système des relations propres à ce texte ou propres à ce mythe. Le refus de l'interprétation et de la démarche exégétique qui va chercher derrière les textes ou les documents ce qu'ils signifient, c'est un élément que l'on retrouve aussi bien chez les structuralistes que chez les historiens d'aujourd'hui.

Le second point, c'est, je crois, que les structuralistes, comme les historiens, sont amenés, au cours de leur travail, à abandonner la grande et vieille métaphore biologique de la vie et de l'évolution. Depuis le XIXe siècle, on s'est beaucoup servi de l'idée d'évolution et des concepts adjacents pour retracer ou analyser les différents changements dans les sociétés humaines ou dans les pratiques et les activités de l'homme. Cette métaphore biologique qui permettait de penser l'histoire présentait un avantage idéologique et un avantage épistémologique. L'avantage épistémologique, c'est qu'on avait dans la biologie un modèle explicatif qu'il suffisait de transposer terme à terme dans l'histoire ; on espérait par là que cette histoire, devenue évolutive, serait enfin aussi scientifique que la biologie. Quant à l'avantage idéologique, très facile à repérer, s'il est vrai que l 'histoire est prise dans une durée analogue à celle du vivant, si ce sont bien les mêmes processus d'évolution qui sont à l'oeuvre dans la vie et dans l'histoire, alors c'est que les sociétés humaines n'ont pas de spécificité particulière, c'est que les sociétés humaines n'ont pas d'autre légalité, n'ont pas d'autre détermination ou régularité que la vie elle-même. Et, tout comme il n'y a pas de révolution violente dans la vie, mais simplement une lente accumulation de mutations minuscules, de la même façon l 'histoire humaine ne peut pas réellement porter en elle de révolution violente, elle ne portera jamais en elle que de petits changements imperceptibles. En métaphorisant l'histoire sous les espèces de la vie, on garantissait ainsi que les sociétés humaines ne seraient pas susceptibles de révolution. Je crois que le structuralisme et l' histoire permettent d'abandonner cette grande mythologie biologique de l'histoire et de la durée.

Le structuralisme, en définissant des transformations, l'histoire, en décrivant des types d'événements et des types de durée différents, rendent possible à la fois l'apparition de discontinuités dans l'histoire et l'apparition de transformations réglées et cohérentes. Le structuralisme et l'histoire contemporaine sont des instruments théoriques grâce auxquels on peut, contre la vieille idée de la continuité, penser réellement et la discontinuité des événements et la transformation des sociétés.