|
«Nietzsche, la généalogie, l'histoire»,
Hommage à Jean Hyppolite, Paris, P.U.F., coll. «Épiméthée»,
1971, pp. 145-172.
Dits Ecrits tome II texte n°84
1) La généalogie est grise ; elle est méticuleuse
et patiemment documentaire. Elle travaille sur des parchemins embrouillés,
grattés, plusieurs fois récrits.
Paul Ree a tort, comme les Anglais, de décrire des genèses
linéaires - d'ordonner, par exemple, au seul souci de l'utile,
toute l'histoire de la morale ; comme si les mots avaient gardé
leur sens, les désirs, leur direction, les idées,
leur logique ; comme si ce monde des choses dites et voulues n'avait
pas connu invasions, luttes, rapines, déguisements, ruses.
De là, pour la généalogie, une indispensable
retenue : repérer la singularité des événements,
hors de toute finalité monotone ; les guetter là où
on les attend le moins et dans ce qui passe pour n'avoir point d'histoire
- les sentiments, l'amour, la conscience, les instincts ; saisir
leur retour, non point pour tracer la courbe lente d'une évolution,
mais pour retrouver les différentes scènes où
ils ont joué des rôles différents ; définir
même le point de leur lacune, le moment où ils n'ont
pas eu lieu (Platon à Syracuse n'est pas devenu Mahomet...).
La généalogie exige donc la minutie du savoir, un
grand nombre de matériaux entassés, de la patience.
Ses «monuments cyclopéens» 1, elle ne doit pas
les bâtir à coup de «grandes erreurs bienfaisantes»,
mais de «petites vérités sans apparence, établies
par une méthode sévère» 2. Bref, un certain
acharnement dans l'érudition. La généalogie
ne s'oppose pas à l'histoire comme la vue altière
et profonde du philosophe au regard de taupe du savant ; elle s'oppose
au contraire au déploiement métahistorique des significations
idéales et des indéfinies téléologies.
Elle s'oppose à la recherche de l'«origine».
1. Le Gai Savoir, § 7.
2. Humain. trop humain, § 3.
2) On trouve chez Nietzsche deux emplois du mot Ursprung. L'un
n'est pas marqué : on le rencontre en alternance avec des
termes comme Entstehung, Herkunft, Abkunft, Geburt. La Généalogie
de la morale, par exemple, parle aussi bien, à propos du
devoir ou du sentiment de la faute, de leur Entstehung ou de leur
Ursprung 1 ; dans Le Gai Savoir, il est question, à propos
de la logique et de la connaissance, soit d'une Ursprung, soit d'une
Entstehung, soit d'une Herkunft 2.
L'autre emploi du mot est marqué. Il arrive en effet que
Nietzsche le place en opposition à un autre terme : le premier
paragraphe d' Humain, trop humain met face à face l'origine
miraculeuse (Wunderursprung) que cherche la métaphysique,
et les analyses d'une philosophie historique, qui, elle, pose des
questions über Herkunft und Anfang. Il arrive aussi que Ursprung
soit utilisé sur un mode ironique et déceptif. En
quoi, par exemple, consiste ce fondement originaire (Ursprung) de
la morale qu'on cherche depuis Platon ? «En d'horribles petites
conclusions. Pudenda origo 3.» Ou bien encore : où
faut-il chercher cette origine de la religion (Ursprung) que Schopenhauer
plaçait dans un certain sentiment métaphysique de
l'au-delà ? Tout simplement dans une invention (Erfindung),
dans un tour de passe-passe, dans un artifice (Kunststück),
dans un secret de fabrication, dans un procédé de
magie noire, dans le travail des Schwarzkünstler 4.
Pour l'usage de tous ces mots, et pour les jeux propres au terme
Ursprung, l'un des textes les plus significatifs est l'avant-propos
de la Généalogie. Au début du texte, l'objet
de la recherche est défini comme l'origine des préjugés
moraux ; le terme alors utilisé est Herkunft. Puis Nietzsche
revient en arrière, fait l'historique de cette enquête
dans sa propre vie ; il rappelle le temps où il «calligraphiait»
la philosophie et où il se demandait s'il fallait attribuer
à Dieu l'origine du mal. Question qui le fait sourire maintenant
et dont il dit justement que c'était une recherche d' Ursprung
; même mot pour caractériser un peu plus loin le travail
de Paul Ree 5.
1. La Généalogie de la morale, II, § 6 et §
8
2 Le Gai Savoir, 110. 111. 300.
3. Aurore, § 102.
4. Le Gai Savoir, § 151 et § 353. De même dans
Aurore, § 62 ; Généalogie, l, § 14 Le Crépuscule
des idoles, «Les grandes erreurs», § 7
5. L'oeuvre de P. Ree s'appelait Ursprung der moralischen Empfindungen.
Puis il évoque les analyses proprement nietzschéennes
qui ont commencé avec Humain, trop humain ; pour les caractériser,
il parle de Herkunft-hypothesen. Or ici l'emploi du mot Herkunft
n'est sans doute pas arbitraire : il sert à désigner
plusieurs textes de Humain, trop humain consacrés à
l'origine de la moralité, de l'ascèse, de la justice
et du châtiment. Et, pourtant, dans tous ces développements,
le mot qui avait été utilisé alors était
Ursprung 1. Comme si, à l'époque de La Généalogie,
et en ce point du texte, Nietzsche voulait faire valoir une opposition
entre Herkunft et Ursprung, qu'il n'avait pas fait jouer quelque
dix ans auparavant. Mais, aussitôt après l'utilisation
spécifiée de ces deux termes, Nietzsche revient, dans
les derniers paragraphes de l'avant-propos, à un usage neutre
et équivalent 2.
Pourquoi Nietzsche généalogiste récuse-t-il,
au moins en certaines occasions, la recherche de l'origine (Ursprung)
? Parce que d'abord on s'efforce d'y recueillir l'essence exacte
de la chose, sa possibilité la plus pure, son identité
soigneusement repliée sur elle-même, sa forme immobile
et antérieure à tout ce qui est externe, accidentel
et successif. Rechercher une telle origine, c'est essayer de retrouver
«ce qui était déjà», le «cela
même» d'une image exactement adéquate à
soi ; c'est tenir pour adventices toutes les péripéties
qui ont pu avoir lieu, toutes les ruses et tous les déguisements
; c'est entreprendre de lever tous les masques, pour dévoiler
enfin une identité première. Or, si le généalogiste
prend soin d'écouter l'histoire plutôt que d'ajouter
foi à la métaphysique, qu'apprend-il ? Que derrière
les choses il y a «tout autre chose» : non point leur
secret essentiel et sans date, mais le secret qu'elles sont sans
essence, ou que leur essence fut construite pièce à
pièce à partir de figures qui lui étaient étrangères.
La raison ? Mais elle est née d'une façon tout à
fait «raisonnable» - du hasard 3. L'attachement à
la vérité et la rigueur des méthodes scientifiques
? De la passion des savants, de leur haine réciproque, de
leurs discussions fanatiques et toujours reprises, du besoin de
l'emporter - armes lentement forgées au long des luttes personnelles
4. Et la liberté, serait-elle, à la racine de l 'homme,
ce qui le lie à l'être et à la vérité
? En fait, elle n'est qu'une «invention des classes dirigeantes»
5. Ce qu'on trouve, au commencement historique des choses, ce n'est
pas l'identité encore préservée de leur origine
- c'est la discorde des autres choses, c'est le disparate.
1. Dans Humain, trop humain, l'aphorisme 92 s'intitulait Ursprung
der Gerechtigkeit.
2. Dans le texte même de la Généalogie, Ursprung
et Herkunft sont employées à plusieurs reprises de
manière à peu près équivalente (l, 2
; Il, 8, II, 12, 16, 17).
3. Aurore, § 123.
4. Humain, trop humain, § 34. 5. Le Voyageur et son ombre,
§ 9.
L'histoire apprend aussi à rire des solennités de
l'origine. La haute origine, c'est la «surpousse métaphysique
qui se refait jour dans la conception qu'au commencement de toutes
choses se trouve ce qu'il y a de plus précieux et de plus
essentiel» 1 : on aime à croire qu'à leur début
les choses étaient en leur perfection ; qu'elles sortirent
éclatantes des mains du créateur, ou dans la lumière
sans ombre du premier matin. L'origine est toujours avant la chute,
avant le corps, avant le monde et le temps ; elle est du côté
des dieux, et à la raconter on chante toujours une théogonie,
Mais le commencement historique est bas. Non pas au sens de modeste,
ou de discret comme le pas de la colombe, mais dérisoire,
ironique, propre à défaire toutes les infatuations
: «On cherchait à éveiller le sentiment de la
souveraineté de l'homme, en montrant sa naissance divine
: cela est devenu maintenant un chemin interdit ; car à sa
porte il y a le singe 2.» L'homme a commencé par la
grimace de ce qu'il allait devenir ; Zarathoustra lui-même
aura son singe qui sautera derrière lui et tirera le pan
de son vêtement.
Enfin, dernier postulat de l'origine, lié aux deux premiers
: elle serait le lieu de la vérité. Point absolument
reculé, et antérieur à toute connaissance positive,
c'est elle qui rendrait possible un savoir qui pourtant la recouvre,
et ne cesse, dans son bavardage, de la méconnaître
; elle serait à cette articulation inévitablement
perdue où la vérité des choses se noue à
une vérité du discours qui l'obscurcit aussitôt
et la perd. Nouvelle cruauté de l'histoire qui contraint
d'inverser le rapport et d'abandonner la quête «adolescente»
: derrière la vérité, toujours récente,
avare et mesurée, il y a la prolifération millénaire
des erreurs. Ne croyons plus «que la vérité
demeure en vérité, quand on lui arrache le voile ;
nous avons assez vécu pour en être persuadés
3. La vérité, sorte d'erreur qui a pour elle de ne
pouvoir être réfutée, sans doute parce que la
longue cuisson de l'histoire l'a rendue inaltérable 4. Et,
d'ailleurs, la question même de la vérité, le
droit qu'elle se donne de réfuter l'erreur ou de s'opposer
à l'apparence, la manière dont tour à tour
elle fut accessible aux sages, puis réservée aux seuls
hommes de piété, ensuite retirée dans un monde
hors d'atteinte où elle joua à la fois le rôle
de la consolation et de l'impératif, rejetée enfin
comme idée inutile, superflue, partout contredite, tout cela
n'est-ce pas une histoire,
1. Ibid., § 3
2. Aurore, § 49.
3. Nietzsche contre Wagner, p 99 (Nietzsche contre Wagner. Dossier
d'un psychologue, trad. J.-C. Hémery. in Oeuvres philosophiques
complètes, Paris, Gallimard, 1974, t. VIII. pp. 343-372 [N.d.É.])
4. Le Gai Savoir, § 265 et § 110
l'histoire d'une erreur qui a nom vérité ? La vérité
et son règne originaire ont eu leur histoire dans l'histoire.
À peine en sortons-nous «à l'heure de l'ombre
la plus courte», quand la lumière ne semble plus venir
du fond du ciel et des premiers moments du jour 1.
Faire la généalogie des valeurs, de la morale, de
l'ascétisme, de la connaissance ne sera donc jamais partir
à la quête de leur «origine», en négligeant
comme inaccessibles tous les épisodes de l'histoire ; ce
sera au contraire s'attarder aux méticulosités et
aux hasards des commencements ; prêter une attention scrupuleuse
à leur dérisoire méchanceté ; s'attendre
à les voir surgir, masques enfin baissés, avec le
visage de l'autre ; ne pas avoir de pudeur à aller les chercher
là où ils sont - en «fouillant les bas-fonds
:» ; leur laisser le temps de remonter du labyrinthe où
nulle vérité ne les a jamais tenus sous sa garde.
Le généalogiste a besoin de l'histoire pour conjurer
la chimère de l'origine, un peu comme le bon philosophe a
besoin du médecin pour conjurer l'ombre de l'âme. Il
faut savoir reconnaître les événements de l'histoire,
ses secousses, ses surprises, les chancelantes victoires, les défaites
mal digérées, qui rendent compte des commencements,
des atavismes et des hérédités ; comme il faut
savoir diagnostiquer les maladies du corps, les états de
faiblesse et d'énergie, ses fêlures et ses résistances
pour juger de ce qu'est un discours philosophique. L'histoire, avec
ses intensités, ses défaillances, ses fureurs secrètes,
ses grandes agitations fiévreuses comme ses syncopes, c'est
le corps même du devenir. Il faut être métaphysicien
pour lui chercher une âme dans l'idéalité lointaine
de l'origine.
3) Des termes comme Entstehung ou Herkunft marquent mieux que Ursprung
l'objet propre de la généalogie. On les traduit d'ordinaire
par «origine», mais il faut essayer de restituer leur
utilisation propre.
Herkunft : c'est la souche, la provenance ; c'est la vieille appartenance
à un groupe - celui du sang, celui de la tradition, celui
qui se noue entre ceux de même hauteur ou de même bassesse.
Souvent, l'analyse de la Herkunft met en jeu la race 2 ou le type
social 3. 1. Le Crépuscule des idoles, «Comment le
monde-vérité devient enfin une fable».
2. Par exemple, Le Gai Savoir, § 135 ; Par-delà le
bien et le mal, § 200,242, 244 ; Généalogie,
l, § 5.
3. Le Gai Savoir, § 348-349 ; Par-delà..., § 260.
Cependant, il ne s'agit pas tellement de retrouver chez un individu,
un sentiment ou une idée les caractères génériques
qui permettent de l'assimiler à d'autres - et de dire : ceci
est grec, ou ceci est anglais ; mais de repérer toutes les
marques subtiles, singulières, sous-individuelles qui peuvent
s'entrecroiser en lui et former un réseau difficile à
démêler. Loin d'être une catégorie de
la ressemblance, une telle origine permet de débrouiller,
pour les mettre à part, toutes les marques différentes
: les Allemands s'imaginent être arrivés au bout de
leur complexité quand ils ont dit qu'ils avaient l'âme
double ; ils se sont trompés d'un bon chiffre, ou plutôt
ils essaient comme ils peuvent de maîtriser le pêle-mêle
de races dont ils sont constitués 1. Là où
l'âme prétend s'unifier, là où le Moi
s'invente une identité ou une cohérence, le généalogiste
part à la recherche du commencement - des commencements innombrables
qui laissent ce soupçon de couleur, cette marque presque
effacée qui ne saurait tromper un oeil un peu historique
; l'analyse de la provenance permet de dissocier le Moi et de faire
pulluler, aux lieux et places de sa synthèse vide, mille
événements maintenant perdus.
La provenance permet aussi de retrouver sous l'aspect unique d'un
caractère, ou d'un concept, la prolifération des événements
à travers lesquels (grâce auxquels, contre lesquels)
ils se sont formés. La généalogie ne prétend
pas remonter le temps pour rétablir une grande continuité
par-delà la dispersion de l'oubli ; sa tâche n'est
pas de montrer que le passé est encore là, bien vivant
dans le présent, l'animant encore en secret, après
avoir imposé à toutes les traverses du parcours une
forme dessinée dès le départ. Rien qui ressemblerait
à l'évolution d'une espèce, au destin d'un
peuple. Suivre la filière complexe de la provenance, c'est
au contraire maintenir ce qui s'est passé dans la dispersion
qui lui est propre : c'est repérer les accidents, les infimes
déviations - ou au contraire les retournements complets -,
les erreurs, les fautes d'appréciation, les mauvais calculs
qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour
nous ; c'est découvrir qu'à la racine de ce que nous
connaissons et de ce que nous sommes il n'y a point la vérité
et l'être, mais l'extériorité de l'accident
2. C'est pourquoi sans doute toute origine de la morale, du moment
qu'elle n'est pas vénérable - et la Herkunft ne l'est
jamais -, vaut critique 3.
Dangereux héritage que celui qui nous est transmis par une
telle provenance. Nietzsche, à plusieurs reprises, associe
les termes de Herkunft et d'Erbschaft. 1. Par-delà..., §
244.
2. Généalogie, III, 17 Abkunft du sentiment dépressif.
3. Le Crépuscule..., «Raisons de la philosophie».
Mais qu'on ne s'y trompe pas ; cet héritage n'est point
un acquis, un avoir qui s'accumule et se solidifie ; plutôt,
un ensemble de failles, de fissures, de couches hétérogènes
qui le rendent instable, et, de l'intérieur ou d'en dessous,
menacent le fragile héritier : «L'injustice et l'instabilité
dans l'esprit de certains hommes, leur désordre et leur manque
de mesure sont les dernières conséquences d'innombrables
inexactitudes logiques, de manque de profondeur, de conclusions
hâtives, dont leurs ancêtres se sont rendus coupables
1.» La recherche de la provenance ne fonde pas, tout au contraire
: elle inquiète ce qu'on percevait immobile, elle fragmente
ce qu'on pensait uni ; elle montre l'hétérogénéité
de ce qu'on imaginait conforme à soi-même. Quelle conviction
y résisterait ? Bien plus, quel savoir ? Faisons un peu l'analyse
généalogique des savants - de celui qui collectionne
les faits et en tient soigneusement registre, ou de celui qui démontre
et réfute ; leur Herkunft décèlera vite les
paperasses du greffier, ou les plaidoiries de l'avocat - leur père
2 - dans leur attention apparemment désintéressée,
dans leur «pur» attachement à l'objectivité.
Enfin, la provenance tient au corps 3. Elle s'inscrit dans le système
nerveux, dans l'humeur, dans l'appareil digestif. Mauvaise respiration,
mauvaise alimentation, corps débile et affaissé de
ceux dont les ancêtres ont commis des erreurs ; que les pères
prennent les effets pour les causes, croient à la réalité
de l'au-delà ou posent la valeur de l'éternel, et
c'est le corps des enfants qui en pâtira. Lâcheté,
hypocrisie - simples rejetons de l'erreur ; non pas au sens socratique,
non parce qu'il faut se tromper pour être méchant,
non point parce qu'on s'est détourné de l'originaire
vérité, mais parce que c'est le corps qui porte, dans
sa vie et sa mort, dans sa force et sa faiblesse, la sanction de
toute vérité et de toute erreur, comme il en porte
aussi, et inversement, l'origine -, provenance. Pourquoi les hommes
ont-ils inventé la vie contemplative ? Pourquoi ont-ils prêté
à ce genre d'existence une valeur suprême ? Pourquoi
ont-ils accordé vérité absolue aux imaginations
qu'on y forme ? «Pendant les époques barbares [...]
si la vigueur de l'individu se relâche, s'il se sent fatigué
ou malade, mélancolique ou rassasié et par conséquent
d'une façon temporaire sans désirs et sans appétits,
il devient un homme relativement meilleur, c'est-à-dire moins
dangereux, et ses idées pessimistes ne se formulent plus
que par des paroles et des réflexions. Dans cet état
d'esprit, il deviendra penseur et annonciateur, ou bien son imagination
développera ses superstitions 4.»
1 Aurore, §247
2. Le Gai Savoir, § 348-349.
3. 1bid. .«Der Mensch aus einem Auflösungszeitalters...
der die Erbschaft einer vielfältigere Herkunft im Leibe hat»
(§ 200).
4. Aurore, § 42.
Le corps - et tout ce qui tient au corps, l'alimentation, le climat,
le sol -, c'est le lieu de la Herkunft : sur le corps, on trouve
le stigmate des événements passés, tout comme
de lui naissent les désirs, les défaillances, et les
erreurs ; en lui aussi ils se nouent et soudain s'expriment, mais
en lui aussi ils se dénouent, entrent en lutte, s'effacent
les uns les autres et poursuivent leur insurmontable conflit.
Le corps : surface d'inscription des événements (alors
que le langage les marque et les idées les dissolvent), lieu
de dissociation du Moi (auquel il essaie de prêter la chimère
d'une unité substantielle), volume en perpétuel effritement.
La généalogie, comme analyse de la provenance, est
donc à l'articulation du corps et de l'histoire. Elle doit
montrer le corps tout imprimé d'histoire, et l'histoire ruinant
le corps.
4) Entstehung désigne plutôt l'émergence, le
point de surgissement. C'est le principe et la loi singulière
d'une apparition. De même qu'on incline trop souvent à
chercher la provenance dans une continuité sans interruption,
on aurait tort de rendre compte de l'émergence par le terme
final. Comme si l'oeil était apparu, depuis le fond des temps,
pour la contemplation, comme si le châtiment avait toujours
été destiné à faire exemple. Ces fins,
apparemment dernières, ne sont rien de plus que l'actuel
épisode d'une série d'asservissements : l'oeil fut
d'abord asservi à la chasse et à la guerre ; le châtiment
fut tour à tour soumis au besoin de se venger, d'exclure
l'agresseur, de se libérer à l'égard de la
victime, d'effrayer les autres. Plaçant le présent
à l'origine, la métaphysique fait croire au travail
obscur d'une destination qui chercherait à se faire jour
dès le premier moment. La généalogie, elle,
rétablit les divers systèmes d'asservissement : non
point la puissance anticipatrice d'un sens, mais le jeu hasardeux
des dominations.
L'émergence se produit toujours dans un certain état
des forces. L'analyse de l'Entstehung doit en montrer le jeu, la
manière dont elles luttent les unes contre les autres, ou
le combat qu'elles mènent en face des circonstances adverses,
ou encore la tentative qu'elles font - se divisant contre elles-mêmes
- pour échapper à la dégénérescence
et reprendre vigueur à partir de leur propre affaiblissement.
Par exemple, l'émergence d'une espèce (animale ou
humaine) et sa solidité sont assurées «par un
long combat contre des conditions constamment et essentiellement
défavorables». En effet, «l'espèce a besoin
de l'espèce, en tant qu'espèce, comme de quelque chose
qui, grâce à sa dureté, à son uniformité,
à la simplicité de sa forme peut s'imposer et se rendre
durable dans la lutte perpétuelle avec les voisins ou les
opprimés en révolte». En revanche, l'émergence
des variations individuelles se produit dans un autre état
des forces, lorsque l'espèce a triomphé, que le danger
extérieur ne la menace plus et que se déploie la lutte
«des égoïsmes tournés les uns contre les
autres qui éclatent en quelque sorte, luttent ensemble pour
le soleil et la lumière» 1. Il arrive aussi que la
force lutte contre elle-même : et pas seulement dans l'ivresse
d'un excès qui lui permet de se partager, mais dans le moment
où elle s'affaiblit. Contre sa lassitude, elle réagit,
prélevant sa force sur cette lassitude même qui ne
cesse alors de croître, et se retournant vers elle pour l'abattre
plus encore, elle va lui imposer limites, supplices et macérations,
l'affubler d'une haute valeur morale et ainsi à son tour
elle va reprendre vigueur. Tel est le mouvement par lequel naît
l'idéal ascétique «dans l'instinct d'une vie
dégénérescente qui... lutte pour l'existence»
2 ; tel aussi le mouvement par lequel la Réforme est née,
là où précisément l'Église était
le moins corrompue 3 ; dans l'Allemagne du XVIe siècle, le
catholicisme avait encore assez de force pour se retourner contre
lui-même, châtier son propre corps et sa propre histoire,
et se spiritualiser dans une pure religion de la conscience.
L'émergence, c'est donc l'entrée en scène
des forces ; c'est leur irruption, le bond par lequel elles sautent
de la coulisse sur le théâtre, chacune avec la vigueur,
la juvénilité qui est la sienne. Ce que Nietzsche
appelle l'Entstehungsherd 4 du concept de bon, ce n'est exactement
ni l'énergie des forts ni la réaction des faibles
; mais bien cette scène où ils se distribuent les
uns en face des autres, les uns au-dessus des autres ; c'est l'espace
qui les répartit et se creuse entre eux, le vide à
travers lequel ils échangent leurs menaces et leurs mots.
Alors que la provenance désigne la qualité d'un instinct,
son degré ou sa défaillance, et la marque qu'il laisse
dans un corps, l'émergence désigne un lieu d'affrontement
; encore faut-il se garder de l'imaginer comme un champ clos où
se déroulerait une lutte, un plan où les adversaires
seraient à égalité ; c'est plutôt - l'exemple
des bons et des mauvais le prouve - un «non-lieu», une
pure distance, le fait que les adversaires n'appartiennent pas au
même espace. Nul n'est donc responsable d'une émergence,
nul ne peut s'en faire gloire ; elle se produit toujours dans l'interstice.
1. Par-delà... § 262.
2. Généalogie, III, 13.
3. Le Gai Savoir, § 148. C'est aussi à une anémie
de la volonté qu'il faut attribuer l'Entstehung du bouddhisme
et du christianisme, § 347.
4. Généalogie, l, 2.
En un sens, la pièce jouée sur ce théâtre
sans lieu est toujours la même : c'est celle que répètent
indéfiniment les dominateurs et les dominés. Que des
hommes dominent d'autres hommes, et c'est ainsi que naît la
différenciation des valeurs 1 ; que des classes dominent
d'autres classes, et c'est ainsi que naît l'idée de
liberté 2 ; que des hommes s'emparent des choses dont ils
ont besoin pour vivre, qu'ils leur imposent une durée qu'elles
n'ont pas, ou qu'ils les assimilent de force, et c'est la naissance
de la logique 3. Le rapport de domination n'est pas plus un «rapport»
que le lieu où elle s'exerce n'est un lieu. Et c'est pour
cela précisément qu'en chaque moment de l'histoire
elle se fixe dans un rituel ; elle impose des obligations et des
droits ; elle constitue de soigneuses procédures. Elle établit
des marques, grave des souvenirs dans les choses et jusque dans
les corps ; elle se fait comptable des dettes. Univers de règles
qui n'est point destiné à adoucir, mais au contraire
à satisfaire la violence. On aurait tort de croire, selon
le schéma traditionnel, que la guerre générale,
s'épuisant dans ses propres contradictions, finit par renoncer
à la violence et accepte de se supprimer elle-même
dans les lois de la paix civile. La règle, c'est le plaisir
calculé de l'acharnement, c'est le sang promis. Elle permet
de relancer sans cesse le jeu de la domination ; elle met en scène
une violence méticuleusement répétée.
Le désir de paix, la douceur du compromis, l'acceptation
tacite de la loi, loin d'être la grande conversion morale
ou l'utile calcul qui ont donné naissance à la règle,
n'en sont que le résultat et à vrai dire la perversion
: «Faute, conscience, devoir ont leur foyer d'émergence
dans le droit d'obligation ; et à ses débuts comme
tout ce qui est grand sur la terre, il a été arrosé
de sang 4.» L'humanité ne progresse pas lentement de
combat en combat jusqu'à une réciprocité universelle,
où les règles se substitueront, pour toujours, à
la guerre ; elle installe chacune de ces violences dans un système
de règles, et va ainsi de domination en domination.
Et c'est la règle justement qui permet que violence soit
faite à la violence, et qu'une autre domination puisse plier
ceux-là mêmes qui dominent, En elles-mêmes, les
règles sont vides, violentes, non finalisées ; elles
sont faites pour servir à ceci ou à cela ; elles peuvent
être ployées au gré de tel ou tel, Le grand
jeu de l'histoire, c'est à qui s'emparera des règles,
qui prendra la place de ceux qui les utilisent, qui se déguisera
pour les pervertir, les utiliser à contresens et les retourner
contre ceux qui les avaient imposées ; qui, s'introduisant
dans le complexe appareil, le fera fonctionner de telle sorte que
les dominateurs se trouveront dominés par leurs propres règles.
1. Par-delà..., § 260. Cf aussi Généalogie,
II, 12.
2. Le Voyageur et son ombre, § 9. 3. Le Gai Savoir, §
III.
4. Généalogie, II, 6.
Les différentes émergences qu'on peut repérer
ne sont pas les figures successives d'une même signification
; ce sont autant d'effets de substitutions, de remplacements et
de déplacements, de conquêtes déguisées,
de retournements systématiques. Si interpréter, c'était
mettre lentement en lumière une signification enfouie dans
l'origine, seule la métaphysique pourrait interpréter
le devenir de l'humanité. Mais si interpréter, c'est
s'emparer, par violence ou subreption, d'un système de règles
qui n'a pas en soi de signification essentielle, et lui imposer
une direction, le ployer à une volonté nouvelle, le
faire entrer dans un autre jeu et le soumettre à des règles
secondes, alors le devenir de l'humanité est une série
d'interprétations. Et la généalogie doit en
être l'histoire : histoire des morales, des idéaux,
des concepts métaphysiques, histoire du concept de liberté
ou de la vie ascétique, comme émergences d'interprétations
différentes, Il s'agit de les faire apparaître comme
des événements au théâtre des procédures.
5) Quels sont les rapports entre la généalogie définie
comme recherche de la Herkunft et de l' Entstehung et ce qu'on appelle
d'ordinaire l'histoire ? On connaît les apostrophes célèbres
de Nietzsche contre l'histoire, et il faudra y revenir tout à
l'heure. Pourtant, la généalogie est désignée
parfois comme wirkliche Historie ; à plusieurs reprises,
elle est caractérisée par l' «esprit»
ou le «sens historique» 1. En fait ce que Nietzsche
n'a pas cessé de critiquer depuis la seconde des Intempestives,
c'est cette forme d'histoire qui réintroduit (et suppose
toujours) le point de vue supra-historique : une histoire qui aurait
pour fonction de recueillir, dans une totalité bien refermée
sur soi, la diversité enfin réduite du temps ; une
histoire qui nous permettrait de nous reconnaître partout
et de donner à tous les déplacements passés
la forme de la réconciliation ; une histoire qui jetterait
sur ce qui est derrière elle un regard de fin du monde, Cette
histoire des historiens se donne un point d'appui hors du temps
; elle prétend tout juger selon une objectivité d'apocalypse
; mais c'est qu'elle a supposé une vérité éternelle,
une âme qui ne meurt pas, une conscience toujours identique
à soi. Si le sens historique se laisse gagner par le point
de vue supra-historique, alors la métaphysique peut le reprendre
à son compte et, en le fixant sous les espèces d'une
science objective, lui imposer son propre «égyptianisme».
l. Généalogie, avant-propos, § 7 ; et l, 2. Par-delà...,
§ 224.
En revanche, le sens historique échappera à la métaphysique
pour devenir l'instrument privilégié de la généalogie
s'il ne se repère sur aucun absolu. Il ne doit être
que cette acuité d'un regard qui distingue, répartit,
disperse, laisse jouer les écarts et les marges - une sorte
de regard dissociant capable de se dissocier lui-même et d'effacer
l'unité de cet être humain qui est supposé le
porter souverainement vers son passé.
Le sens historique, et c'est en cela qu'il pratique la wirkliche
Historie, réintroduit dans le devenir tout ce qu'on avait
cru immortel chez l'homme. Nous croyons à la pérennité
des sentiments ? Mais tous, et ceux-là surtout qui nous paraissent
les plus nobles et les plus désintéressés,
ont une histoire. Nous croyons à la sourde constance des
instincts, et nous imaginons qu'ils sont toujours à l'oeuvre,
ici et là, maintenant comme autrefois. Mais le savoir historique
n'a pas de mal à les mettre en pièces, à montrer
leurs avatars, à repérer leurs moments de force et
de faiblesse, à identifier leurs règnes alternants,
à saisir leur lente élaboration et les mouvements
par lesquels, se retournant contre eux-mêmes, ils peuvent
s'acharner à leur propre destruction 1. Nous pensons en tout
cas que le corps, lui, n'a d'autres lois que celle de sa physiologie
et qu'il échappe à l'histoire. Erreur à nouveau
; il est pris dans une série de régimes qui le façonnent
; il est rompu à des rythmes de travail, de repos et de fêtes
; il est intoxiqué par des poisons - nourritures ou valeurs,
habitudes alimentaires et lois morales tout ensemble ; il se bâtit
des résistances 2. L'histoire «effective» se
distingue de celle des historiens en ce qu'elle ne s'appuie sur
aucune constance : rien en l'homme - pas même son corps - n'est
assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaître
en eux. Tout ce à quoi on s'adosse pour se retourner vers
l'histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui permet
de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il
s'agit systématiquement de le briser. Il faut mettre en morceaux
ce qui permettait le jeu consolant des reconnaissances. Savoir,
même dans l'ordre historique, ne signifie pas «retrouver»,
et surtout pas «nous retrouver». L'histoire sera «effective»
dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre
être même. Elle divisera nos sentiments ; elle dramatisera
nos instincts ; elle multipliera notre corps et l'opposera à
lui-même. Elle ne laissera rien au-dessous de soi, qui aurait
la stabilité rassurante de la vie ou de la nature ; elle
ne se laissera porter par aucun entêtement muet, vers une
fin millénaire. Elle creusera ce sur quoi on aime à
la faire reposer, et s'acharnera contre sa prétendue continuité.
1 Le Gai Savoir, § 7
2. Ibid.
C'est que le savoir n'est pas fait pour comprendre, il est fait
pour trancher.
On peut saisir, à partir de là, les traits propres
au sens historique, tel que Nietzsche l'entend, et qui oppose à
l'histoire traditionnelle la wirkliche Historie. Celle-ci intervertit
le rapport établi d'ordinaire entre l'irruption de l'événement
et la nécessité continue. Il y a toute une tradition
de l'histoire (théologique ou rationaliste) qui tend à
dissoudre l'événement singulier dans une continuité
idéale - mouvement téléologique ou enchaînement
naturel. L'histoire «effective» fait resurgir l'événement
dans ce qu'il peut avoir d'unique et d'aigu. Événement
: il faut entendre par là non pas une décision, un
traité, un règne, ou une bataille, mais un rapport
de forces qui s'inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire
repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination
qui s'affaiblit, se détend, s'empoisonne elle-même,
une autre qui fait son entrée, masquée. Les forces
qui sont en jeu dans l'histoire n'obéissent ni à une
destination ni à une mécanique, mais bien au hasard
de la lutte 1. Elles ne se manifestent pas comme les formes successives
d'une intention primordiale ; elles ne prennent pas non plus l'allure
d'un résultat. Elles apparaissent toujours dans l'aléa
singulier de l'événement. À l'inverse du monde
chrétien, universellement tissé par l'araignée
divine, à la différence du monde grec partagé
entre le règne de la volonté et celui de la grande
bêtise cosmique, le monde de l'histoire effective ne connaît
qu'un seul royaume, où il n'y a ni providence ni cause finale,
mais seulement «la main de fer de la nécessité
qui secoue le cornet du hasard» 2. Encore ne faut-il pas comprendre
ce hasard comme un simple tirage au sort, mais comme le risque toujours
relancé de la volonté de puissance qui à toute
issue du hasard oppose pour la maîtriser le risque d'un plus
grand hasard encore 3. Si bien que le monde tel que nous le connaissons
n'est pas cette figure, simple en somme, où tous les événements
se sont effacés pour que s'accusent peu à peu les
traits essentiels, le sens final, la valeur première et dernière
; c'est au contraire une myriade d'événements enchevêtrés
; il nous paraît aujourd'hui «merveilleusement bariolé,
profond, plein de sens» ; c'est qu'une «foule d'erreurs
et de fantasmes» lui a donné naissance et le peuple
encore en secret 4. Nous croyons que notre présent prend
appui sur des intentions profondes, des nécessités
stables ; nous demandons aux historiens de nous en convaincre.
1. Généalogie, II, 12.
2. Aurore, § 130.
3. Généalogie, Il, 12.
4. Humain, trop humain, § 16.
Mais le vrai sens historique reconnaît que nous vivons, sans
repères ni coordonnées originaires, dans des myriades
d'événements perdus.
Il a aussi le pouvoir d'intervertir le rapport du proche et du
lointain tels que les établit l'histoire traditionnelle,
dans sa fidélité à l'obédience métaphysique.
Celle-ci en effet aime à porter un regard vers les lointains,
et les hauteurs : les époques les plus nobles, les formes
les plus élevées, les idées les plus abstraites,
les individualités les plus pures. Et, pour ce faire, elle
essaie d'en approcher au plus près, de se placer au pied
de ces sommets, quitte à avoir sur eux la fameuse perspective
des grenouilles. L'histoire effective, en revanche, porte ses regards
au plus près, sur le corps, le système nerveux, les
aliments et la digestion, les énergies ; elle fouille les
décadences ; et si elle affronte les hautes époques,
c'est avec le soupçon, non pas rancunier mais joyeux, d'un
grouillement barbare et inavouable. Elle ne craint pas de regarder
en bas. Mais elle regarde de haut, plongeant pour saisir les perspectives,
déployer les dispersions et les différences, laisser
à chaque chose sa mesure et son intensité. Son mouvement
est inverse de celui qu'opèrent subrepticement les historiens
: ils feignent de regarder au plus loin d'eux-mêmes, mais,
bassement, en rampant, ils se rapprochent de ce lointain prometteur
(en quoi ils sont comme les métaphysiciens qui ne voient,
bien au-dessus du monde, un au-delà que pour se le promettre
à titre de récompense) ; l'histoire effective, elle,
regarde au plus près, mais pour s'en arracher brusquement
et le ressaisir à distance (regard semblable à celui
du médecin qui plonge pour diagnostiquer et dire la différence).
Le sens historique est beaucoup plus proche de la médecine
que de la philosophie. «Historiquement et physiologiquement»,
dit parfois Nietzsche 1. À cela rien d'étonnant, puisque,
dans l'idiosyncrasie du philosophe, on trouve aussi bien la dénégation
systématique du corps et «le manque de sens historique,
la haine contre l'idée du devenir, l'égyptianisme»,
l'entêtement à «mettre au commencement ce qui
vient à la fin» et à placer «les choses
dernières avant les premières» 2. L'histoire
a mieux à faire qu'à être la servante de la
philosophie et à raconter la naissance nécessaire
de la vérité et de la valeur ; elle a à être
la connaissance différentielle des énergies et des
défaillances, des hauteurs et des effondrements, des poisons
et des contrepoisons. Elle a à être la science des
remèdes 3.
1. Le Crépuscule des idoles, «Flâneries inactuelles»,
§ 44.
2. Ibid., «La raison dans la philosophie», § 1
et 4.
3. Le Voyageur et son ombre, § 188.
Enfin, dernier trait de cette histoire effective. Elle ne craint
pas d'être un savoir perspectif. Les historiens cherchent
dans toute la mesure du possible à effacer ce qui peut trahir,
dans leur savoir, le lieu d'où ils regardent, le moment où
ils sont, le parti qu'ils prennent, l'incontournable de leur passion.
Le sens historique, tel que Nietzsche l'entend, se sait perspective,
et ne refuse pas le système de sa propre injustice. Il regarde
sous un certain angle, avec le propos délibéré
d'apprécier, de dire oui ou non, de suivre toutes les traces
du poison, de trouver le meilleur antidote. Plutôt que de
feindre un discret effacement devant ce qu'il regarde, plutôt
que d'y chercher sa loi et d'y soumettre chacun de ses mouvements,
c'est un regard qui sait d'où il regarde aussi bien que ce
qu'il regarde. Le sens historique donne au savoir la possibilité
de faire, dans le mouvement même de sa connaissance, sa généalogie.
La wirkliche Historie effectue, à la verticale du lieu où
elle se tient, la généalogie de l'histoire.
6) Dans cette généalogie de l'histoire qu'il esquisse
à plusieurs reprises, Nietzsche lie le sens historique et
l'histoire des historiens. L'un et l'autre n'ont qu'un seul commencement,
impur et mêlé. D'un même signe, où l'on
peut reconnaître aussi bien le symptôme d'une maladie
que le germe d'une fleur merveilleuse 1, ils sont issus en même
temps, et c'est ensuite qu'ils auront à se départager.
Suivons donc sans les différencier encore leur commune généalogie.
La provenance (Herkunft) de l'historien est sans équivoque
: il est de basse extraction. C'est l'un des traits de l'histoire
d'être sans choix : elle se met en devoir de tout connaître,
sans hiérarchie d'importance ; de tout comprendre, sans distinction
de hauteur ; de tout accepter, sans faire de différence.
Rien ne doit lui échapper, mais rien non plus ne doit être
exclu. Les historiens diront que c'est là une preuve de tact
et de discrétion : de quel droit feraient-ils intervenir
leur goût, quand il s'agit des autres, leurs préférences,
quand il s'agit de ce qui s'est réellement passé ?
Mais, en fait, c'est une totale absence de goût, une certaine
grossièreté qui essaie de prendre, avec ce qui est
le plus élevé, des manières de familiarité,
une satisfaction à retrouver ce qui est bas. L'historien
est insensible à tous les dégoûts : ou, plutôt,
il prend plaisir à cela même qui devrait lui lever
le coeur. Son apparente sérénité s'acharne
à ne rien reconnaître de grand et à tout réduire
au plus faible dénominateur. Rien ne doit être plus
élevé que lui, S'il désire tant savoir, et
tout savoir, c'est pour surprendre les secrets qui amoindrissent.
«Basse curiosité.»
1. Le Gai Savoir, § 337.
D'où vient l'histoire ? De la plèbe. À qui
s'adresse-t-il ? À la plèbe. Et le discours qu'il
lui tient ressemble fort à celui du démagogue : «Nul
n'est plus grand que vous», dit celui-ci, «et celui
qui aurait la présomption de vouloir l'emporter sur vous
- sur vous qui êtes bons -, celui-là est méchant»
; et l'historien, qui est son double, lui fait écho : «Nul
passé n'est plus grand que votre présent, et tout
ce qui dans l'histoire peut se présenter avec l'allure de
la grandeur, mon savoir méticuleux vous en montrera la petitesse,
la méchanceté et le malheur.» La parenté
de l'historien remonte jusqu'à Socrate.
Mais cette démagogie doit être hypocrite. Elle doit
cacher sa singulière rancune sous le masque de l'universel.
Et tout comme le démagogue doit bien invoquer la vérité,
la loi des essences et la nécessité éternelle,
l'historien doit invoquer l'objectivité, l'exactitude des
faits, le passé inamovible. Le démagogue est conduit
à la dénégation du corps pour bien établir
la souveraineté de l'idée intemporelle ; l'historien
est amené à l'effacement de sa propre individualité,
pour que les autres entrent en scène et puissent prendre
la parole. Il aura donc à s'acharner contre lui-même
: à faire taire ses préférences et à
surmonter ses dégoûts, à brouiller sa propre
perspective pour lui substituer une géométrie fictivement
universelle, à mimer la mort pour entrer dans le royaume
des morts, à acquérir une quasi-existence sans visage
et sans nom. Et, dans ce monde où il aura bridé sa
volonté individuelle, il pourra montrer aux autres la loi
inévitable d'une volonté supérieure. Ayant
entrepris d'effacer de son propre savoir toutes les traces de vouloir,
il retrouvera, du côté de l'objet à connaître,
la forme d'un vouloir éternel. L'objectivité chez
l'historien, c'est l'interversion des rapports du vouloir au savoir,
et c'est, du même coup, la croyance nécessaire à
la Providence, aux causes finales et à la téléologie.
L'historien appartient à la famille des ascètes. «Je
ne puis souffrir ces concupiscents eunuques de l'histoire, tous
ces raccrocheurs de l'idéal ascétique ; je ne puis
souffrir ces sépulcres blanchis qui produisent la vie ; je
ne puis souffrir ces être fatigués et aveulis qui se
drapent dans la sagesse et se donnent un regard objectif 1.»
Passons à l'Entstehung de l'histoire ; son lieu, c'est l'Europe
du XIXe siècle : patrie des mélanges et des bâtardises,
époque de l'homme-mixture. Par rapport aux moments de haute
civilisation, nous voici comme les Barbares : nous avons devant
les yeux des cités en ruine, et des monuments énigmatiques
; nous sommes arrêtés devant les murs béants
; nous nous demandons quels dieux ont pu habiter tous ces temples
vides.
1. Généalogie, III, 25.
Les grandes époques n'avaient pas de telles curiosités
ni de si grands respects ; elles ne se reconnaissaient pas de prédécesseurs
; le classicisme ignorait Shakespeare. La décadence de l'Europe
nous offre un spectacle immense dont des moments plus forts se privent,
ou se passent. Le propre de la scène où nous nous
trouvons aujourd'hui, c'est de représenter un théâtre
; sans monuments qui soient notre oeuvre et qui nous appartiennent,
nous vivons dans une foule de décors. Mais il y a plus :
l'Européen ne sait pas qui il est ; il ignore quelles races
se sont mêlées en lui ; il cherche le rôle qui
pourrait être le sien ; il est sans individualité.
On comprend dès lors pourquoi le XIXe siècle est spontanément
historien : l'anémie de ses forces, les mélanges qui
ont effacé tous ses caractères produisent le même
effet que les macérations de l'ascétisme ; l'impossibilité
où il est de créer, son absence d'oeuvre, l'obligation
où il se trouve de prendre appui sur ce qui a été
fait avant et ailleurs le contraignent à la basse curiosité
du plébéien.
Mais si telle est bien la généalogie de l'histoire,
comment peut-il se faire qu'elle puisse elle-même devenir
analyse généalogique ? Comment ne demeure-t-elle pas
une connaissance démagogique et religieuse ? Comment peut-elle,
sur cette même scène, changer de rôle ? Sinon,
seulement, parce qu'on s'empare d'elle, parce qu'on la maîtrise,
et qu'on la retourne contre sa naissance. Tel est bien en effet
le propre de l'Entstehung : ce n'est pas l'issue nécessaire
de ce qui, pendant si longtemps, avait été préparé
à l'avance ; c'est la scène où les forces se
risquent et s'affrontent, où il leur arrive de triompher,
mais où on peut les confisquer. Le lieu d'émergence
de la métaphysique, c'était bien la démagogie
athénienne, la rancune populacière de Socrate, sa
croyance à l'immortalité. Mais Platon aurait pu s'emparer
de cette philosophie socratique, il aurait pu la retourner contre
elle-même - et sans doute plus d'une fois a-t-il été
tenté de le faire. Sa défaite est d'être parvenu
à la fonder. Le problème au XIXe siècle, c'est
de ne pas faire, pour l'ascétisme populaire des historiens,
ce que Platon a fait pour celui de Socrate. Il faut, non pas le
fonder dans une philosophie de l'histoire, mais le mettre en pièces
à partir de ce qu'il a produit : se rendre maître de
l'histoire pour en faire un usage généalogique, c'est-à-dire
un usage rigoureusement antiplatonicien. C'est alors que le sens
historique s'affranchira de l'histoire supra-historique.
7) Le sens historique comporte trois usages qui s'opposent terme
à terme aux trois modalités platoniciennes de l’histoire.
L'un, c'est l'usage parodique et destructeur de réalité,
qui s'oppose au thème de l'histoire-réminiscence ou
reconnaissance ; l'autre, c'est l'usage dissociatif et destructeur
d'identité qui s'oppose à l'histoire-continuité
ou tradition ; le troisième, c'est l'usage sacrificiel et
destructeur de vérité qui s'oppose à l'histoire-connaissance.
De toute façon, il s'agit de faire de l'histoire un usage
qui l'affranchisse à jamais du modèle, à la
fois métaphysique et anthropologique, de la mémoire.
Il s'agit de faire de l'histoire une contre-mémoire - et d'y
déployer, par conséquent, une tout autre forme du
temps.
Usage parodique et bouffon, d'abord. À cet homme emmêlé
et anonyme qu'est l'Européen - et qui ne sait plus qui il
est, quel nom il doit porter -, l'historien offre des identités
de rechange, en apparence mieux individualisées et plus réelles
que la sienne. Mais l'homme du sens historique ne doit pas se tromper
sur ce substitut qu'il offre : ce n'est qu'un déguisement.
Tour à tour, on a offert à la Révolution le
modèle romain, au romantisme, l'armure du chevalier, à
l'époque wagnérienne, l'épée du héros
germanique ; mais ce sont des oripeaux dont l'irréalité
renvoie à notre propre irréalité. Libre à
certains de vénérer ces religions et de célébrer
à Bayreuth la mémoire de ce nouvel au-delà
; libre à eux de se faire les fripiers des identités
vacantes. Le bon historien, le généalogiste saura
ce qu'il faut penser de toute cette mascarade. Non point qu'il la
repousse par esprit de sérieux ; il veut au contraire la
pousser à l'extrême : il veut mettre en oeuvre un grand
carnaval du temps, où les masques ne cesseront de revenir.
Plutôt que d'identifier notre pâle individualité
aux identités fortement réelles du passé, il
s'agit de nous irréaliser dans tant d'identités réapparues
; et, en reprenant tous ces masques - Frédéric de Hohenstaufen,
César, Jésus, Dionysos, Zarathoustra peut-être
-, en recommençant la bouffonnerie de l'histoire, nous reprendrons
en notre irréalité l'identité plus irréelle
du Dieu qui l'a menée. «Peut-être découvrirons-nous
ici le domaine où l'originalité nous est encore possible,
peut-être comme parodistes de l'histoire et comme polichinelles
de Dieu 1.» On reconnaît ici le doublet parodique de
ce que la seconde Intempestive appelait l'«histoire monumentale»
: histoire qui se donnait pour tâche de restituer les grands
sommets du devenir, de les maintenir dans une présence perpétuelle,
de retrouver les oeuvres, les actions, les créations selon
le monogramme de leur essence intime. Mais, en 1874, Nietzsche reprochait
à cette histoire, toute vouée à la vénération,
de barrer la route aux intensités actuelles de la vie et
à ses créations. Il s'agit au contraire, dans les
derniers textes, de la parodier pour faire éclater ainsi
qu'elle n'est elle-même qu'une parodie. La généalogie,
c'est l'histoire comme carnaval concerté.
1. Par-delà..., § 223.
Autre usage de l'histoire : la dissociation systématique
de notre identité. Car cette identité, bien faible
pourtant, que nous essayons d'assurer et d'assembler sous un masque,
n'est elle-même qu'une parodie : le pluriel l'habite, des
âmes innombrables s'y disputent ; les systèmes s'entrecroisent
et se dominent les uns les autres. Quand on a étudié
l'histoire, on se sent «heureux, en opposition avec les métaphysiciens,
d'abriter en soi non pas une âme immortelle, mais beaucoup
d'âmes mortelles» 1. Et, en chacune de ces âmes,
l'histoire ne découvrira pas une identité oubliée,
toujours prompte à renaître, mais un système
complexe d'éléments à leur tour multiples,
distincts, et que ne domine aucun pouvoir de synthèse : «C'est
un signe de culture supérieure que de maintenir en toute
conscience certaines phases de l'évolution que les hommes
moindres traversent sans y penser... Le premier résultat
est que nous comprenons nos semblables comme des systèmes
entièrement déterminés et comme des représentants
de cultures diverses, c'est-à-dire comme nécessaires
et comme modifiables. Et, en retour : que, dans notre propre évolution,
nous sommes capables de séparer des morceaux et de les prendre
à part 2.» L'histoire, généalogiquement
dirigée, n'a pas pour fin de retrouver les racines de notre
identité, mais de s'acharner au contraire à la dissiper
; elle n'entreprend pas de repérer le foyer unique d'où
nous venons, cette première partie où les métaphysiciens
nous promettent que nous ferons retour ; elle entreprend de faire
apparaître toutes les discontinuités qui nous traversent.
Cette fonction est inverse de celle que voulait exercer, selon les
Intempestives, l'«histoire antiquaire». Il s'agissait,
là, de reconnaître les continuités dans lesquelles
s'enracine notre présent : continuités du sol, de
la langue, de la cité ; il s'agissait, «en cultivant
d'une main délicate ce qui a existé de tout temps,
de conserver pour ceux qui viendront après les conditions
sous lesquelles on est né»3. À une telle histoire,
les Intempestives objectaient qu'elle risque de prévenir
toute création au nom de la loi de fidélité.
Un peu plus tard - et déjà dans Humain trop humain
-, Nietzsche reprend la tâche antiquaire, mais dans la direction
tout à fait opposée. Si la généalogie
pose à son tour la question du sol qui nous a vu naître,
de la langue que nous parlons ou des lois qui nous régissent,
c'est pour mettre au jour les systèmes hétérogènes
qui, sous le masque de notre moi, nous interdisent toute identité.
1. Le Voyageur et son ombre (Opinions et Sentences mêlées),
§ 17.
2. Humain, trop humain, § 274.
3. Considérations intempestives, II, 3.
Troisième usage de l'histoire : le sacrifice du sujet de
connaissance.
En apparence, ou plutôt selon le masque qu'elle porte, la
conscience historique est neutre, dépouillée de toute
passion, acharnée seulement à la vérité.
Mais, si elle s'interroge elle-même et si, d'une façon
plus générale, elle interroge toute conscience scientifique
dans son histoire, elle découvre alors les formes et les
transformations de la volonté de savoir qui est instinct,
passion, acharnement inquisiteur, raffinement cruel, méchanceté
; elle découvre la violence des partis pris : parti pris
contre le bonheur ignorant, contre les illusions vigoureuses par
lesquelles l'humanité se protège, parti pris pour
tout ce qu'il y a de périlleux dans la recherche et d'inquiétant
dans la découverte 1. L'analyse historique de ce grand vouloir-savoir
qui parcourt l'humanité fait donc apparaître à
la fois qu'il n'y a pas de connaissance qui ne repose sur l'injustice
(qu'il n'y a donc pas, dans la connaissance même, un droit
à la vérité ou un fondement du vrai) et que
l'instinct de connaissance est mauvais (qu'il y a en lui quelque
chose de meurtrier, et qu'il ne peut, qu'il ne veut rien pour le
bonheur des hommes). En prenant, comme il le fait aujourd'hui, ses
dimensions les plus larges, le vouloir-savoir n'approche pas d'une
vérité universelle ; il ne donne pas à l'homme
une exacte et sereine maîtrise de la nature ; au contraire,
il ne cesse de multiplier les risques ; partout il fait croître
les dangers ; il abat les protections illusoires ; il défait
l'unité du sujet ; il libère en lui tout ce qui s'acharne
à le dissocier et à le détruire. Au lieu que
le savoir se détache peu à peu de ses racines empiriques,
ou des premiers besoins qui l'ont fait naître, pour devenir
pure spéculation soumise aux seules exigences de la raison,
au lieu qu'il soit lié dans son développement à
la constitution et à l'affirmation d'un sujet libre, il emporte
avec soi un acharnement toujours plus grand ; la violence instinctive
s'accélère en lui et s'accroît ; les religions
jadis demandaient le sacrifice du corps humain ; le savoir appelle
aujourd'hui à faire des expériences sur nous-mêmes
2, au sacrifice du sujet de connaissance. «La connaissance
s'est transformée chez nous en une passion qui ne s'effraye
d'aucun sacrifice, et n'a au fond qu'une seule crainte, celle de
s'éteindre elle-même... La passion de la connaissance
fera peut-ête même périr l'humanité...
Si la passion ne fait pas périr l'humanité, elle périra
de faiblesse. Que préfère-t-on ? C'est la question
principale. Voulons-nous que l'humanité finisse dans le feu
et dans la lumière, ou bien dans le sable 3 ?»
1. Cf. Aurore, § 429 et 432 ; Le Gai Savoir, § 333 ;
Par-delà le bien et le mal, § 229 et 230.
2. Aurore, §501.
3. Ibid., § 429.
Les deux grands problèmes qui se sont partagé la
pensée philosophique du XIXe siècle (fondement réciproque
de la vérité et de la liberté, possibilité
d'un savoir absolu), ces deux thèmes majeurs légués
par Fichte et Hegel, il est temps de leur substituer le thème
que «périr par la connaissance absolue pourrait bien
faire partie du fondement de l'être» 1. Ce qui ne veut
pas dire, au sens de la critique, que la volonté de vérité
est bornée par la finitude de la connaissance ; mais qu'elle
perd toute limite, et toute intention de vérité dans
le sacrifice qu'elle doit faire du sujet de connaissance. «Et
peut-être y a-t-il une seule idée prodigieuse qui,
maintenant encore, pourrait anéantir toute autre aspiration,
en sorte qu'elle remporterait la victoire sur le plus victorieux
- je veux dire l'idée de l'humanité qui se sacrifie.
On peut jurer que si jamais la constellation de cette idée
apparaît à l'horizon, la connaissance de la vérité
demeurera le seul but énorme à quoi un pareil sacrifice
serait proportionné, parce que pour la connaissance aucun
sacrifice n'est trop grand. En attendant, le problème n'a
jamais été posé 2.»
Les Intempestives parlaient de l'usage critique de l'histoire :
il s'agissait de traîner le passé en justice, de couper
ses racines au couteau, d'effacer les vénérations
traditionnelles, afin de libérer l'homme et de ne lui laisser
d'autre origine que celle où il veut bien se reconnaître.
À cette histoire critique, Nietzsche reprochait de nous détacher
de toutes nos sources réelles et de sacrifier le mouvement
même de la vie au seul souci de la vérité. On
voit qu'un peu plus tard Nietzsche reprend à son propre compte
cela même qu'il refusait alors. Ille reprend, mais à
une tout autre fin : il ne s'agit plus de juger notre passé
au nom d'une vérité que notre présent serait
seul à détenir ; il s'agit de risquer la destruction
du sujet de connaissance dans la volonté, indéfiniment
déployée, de savoir.
En un sens, la généalogie revient aux trois modalités
de l'histoire que Nietzsche reconnaissait en 1874. Elle y revient
par-delà les objections qu'il leur faisait alors au nom de
la vie, de son pouvoir d'affirmer et de créer. Mais elle
y revient en les métamorphosant : la vénération
des monuments devient parodie ; le respect des anciennes continuités
devient dissociation systématique ; la critique des injustices
du passé par la vérité que l'homme détient
aujourd'hui devient destruction du sujet de connaissance par l'injustice
propre à la volonté de savoir.
1. Par-delà le bien et le mal, § 39. 2. Aurore, §
45.
|
|