|
Introduction, in Arnauld (A.) et Lancelot (C.), Grammaire générale et raisonnée, Paris, Republications Paulet, 1969, pp. III-XXVII.
Dits Ecrits Tome I Texte n°60
GRAMMAIRE GÉNÉRALE ET LINGUISTIQUE
Bien des traits apparentent à la linguistique moderne la Grammaire de Port-Royal et, d'une façon générale, toutes ces grammaires raisonnées dont la dynastie s'est étendue au long de l'âge classique -depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu'aux premières années du XIXe : comme si, par-delà l'épisode philologique -de Bopp à Meillet -où les langues étaient étudiées à la fois selon le fil de leur évolution individuelle et le réseau de leur filiation ou de leurs cousinages historiques, le récent projet d'une science de la langue en général rejoignait la vieille entreprise de la grammaire générale. Et, après tout, entre les dernières grammaires «philosophiques», «générales» ou «raisonnées», et le Cours de Saussure *, il s'est écoulé moins d'un siècle ; ici et là, même référence, explicite ou non, à une théorie des signes dont l'analyse de la langue ne serait qu'un cas particulier, et singulièrement complexe ; même tentative pour définir des conditions de fonctionnement communes à toutes les langues ; même privilège accordé à l'organisation actuelle d'une langue et même réticence à expliquer un fait grammatical par une évolution ou une rémanence historique ; même volonté d'analyser la grammaire, non pas comme un ensemble de préceptes plus ou moins cohérents, mais comme un système à l'intérieur duquel il faudrait pouvoir trouver une raison à tous les faits, et à ceux-là mêmes qui paraissent les plus déviants.
* Saussure (F. de), Cours de linguistique générale (publié par C. Bally et A. Sechehaye), Genève, 1916.
Il n'est pas facile de donner un sens précis à ces coïncidences. Il ne sert à rien d'y reconnaître l'avancée prémonitoire des classiques jusqu'à nous, ou notre retour vers des découvertes oubliées et depuis longtemps ensevelies. La grammaire générale n'est pas une quasi-linguistique, appréhendée de façon encore obscure ; et la linguistique moderne n'est pas une nouvelle forme plus positive donnée à la vieille idée de grammaire générale. Il s'agit en fait de deux configurations épistémologiques différentes, dont l'objet ne se découpe pas de la même façon, dont les concepts n'ont ni tout à fait la même place ni exactement le même rôle. Cependant, le fait qu'à travers tant de différences certaines similitudes semblent se dessiner et nous devenir perceptibles n'est pas de l'ordre de l'illusion pure et simple ; il pose au contraire un problème qui nous est contemporain : comment se fait-il qu'entre deux disciplines si différentes dans leur organisation, si éloignées aussi par leurs dates de naissance, un tel ensemble d'analogies puisse apparaître aujourd'hui ? Quel espace commun est en train de s'ouvrir qui les loge l'une et l'autre, et permettra de fixer pour elles deux un système d'identités et de différences, là où il n'y avait jusqu'alors que deux figures non superposables ? Quelle analyse généralisée du langage, déjà à l'oeuvre dans notre savoir, permet de définir l'isomorphisme partiel de deux figures en principe étrangères l'une à l'autre ?
La parenté, soudain découverte, avec la grammaire générale n'est pas pour la linguistique une curiosité de son histoire, ni l'indice rassurant de son ancienneté ; c'est bien plutôt un épisode qui s'inscrit dans une mutation actuelle.
En étudiant la «linguistique cartésienne» 1, Chomsky ne rapproche point la grammaire des classiques et la linguistique d'aujourd'hui : il entreprend plutôt de faire apparaître, comme leur avenir et leur futur lieu commun, une grammaire où le langage serait analysé non plus comme un ensemble d'éléments discrets, mais comme une activité créatrice ; où des structures profondes seraient dessinées au-dessous des figures superficielles et visibles de la langue ; où la pure et simple description des rapports serait reprise à l'intérieur d'une analyse explicative ; où le système de la langue ne serait pas séparable de l'élaboration rationnelle qui permet de l'acquérir. La grammaire cartésienne n'est plus seulement pour la linguistique actuelle une préfiguration étrange et lointaine de ses objets et de ses procédures ; elle fait partie de son histoire spécifique ; elle s'inscrit dans l'archive de ses transformations.
1. Chomsky (N.), Cartesian Linguistics. A Chapter in the History of Rationalistic Thought, Harper & Row, New York et Londres, 1966. (La Linguistique cartésienne. Suivi de : La Nature formelle du langage, trad. N. Delanoe et D. Sperber, Paris, Éd. du Seuil, coll. «L'Ordre philosophique», 1969 [N.d.É.].)
UNE MUTATION PÉDAGOGIQUE
La Grammaire générale et raisonnée *, qui fut publiée en 1660, faisait partie de toute une entreprise pédagogique à laquelle s'étaient voués depuis près d'une vingtaine d'années les éducateurs de Port-Royal. Lancelot avait édité en 1644 une Grammaire latine **, suivie de grammaires grecque, italienne, espagnole. Il s'agissait, en apparence, d'une simple réforme dans les méthodes employées pour enseigner les langues. Les manuels qu'on avait utilisés jusqu'alors énonçaient les règles de grammaire en les appuyant sur des exemples ; or non seulement l'exemple, mais souvent la règle elle-même étaient formulés dans la langue à enseigner et parfois de telle manière qu'elle s'illustrait elle-même en constituant, par son énoncé, un exemple de ce qu'elle prescrivait. Si bien que l'apprentissage se faisait à l'intérieur de la langue enseignée et par une manifestation de la règle à l'intérieur de l'exemple. Les vers latins de Despautère étaient l'illustration la plus célèbre de cette technique 1.
La réforme introduite au XVIIe siècle consiste à déplier cette figure complexe où chaque langue devait, éventuellement en une seule phrase, se manifester elle-même, énoncer ses règles et en montrer l'application. Pour près de trois siècles, l'enseignement d'une langue par elle-même va reculer jusqu'à disparaître ou presque 2, deux plans vont se trouver radicalement distingués : celui de la langue enseignante et celui de la langue enseignée 3.
Désormais, et pour bien longtemps, on distinguera, au moins fonctionnellement, la langue d'apprentissage et la langue apprise. La langue d'apprentissage sera la plus familière, la plus naturelle à l'élève ; la langue apprise sera celle dont il lui faut acquérir soit les éléments (s'il s'agit d'une langue étrangère), soit les principes (s'il s'agit de la sienne), en tout cas les régularités.
1. Voici quelques exemples des règles de Despautère. Règle énumérative : «Mascula sunt pons, mons, fons, reps dum denotat anguem.» Règle syntaxique avec exemple : «Si ternam primae des, totum sit tibi primae ; sique secondae des ternam totum esto secunda ; pauper ego canto, Luca vir maximum audi.» Règle qui est son propre exemple : «Sin res absque anima, ponetur mobile, neutrum.»
2. Déjà dans l'édition de 1641 de la Grammaire de Despautère (Universa Grammatica, Cadoni, G. Granderge) , les exemples sont traduits mot à mot en français.
3. Lancelot n'a pas été le seul, en cette époque, à exercer une pareille critique. On la retrouve chez Coustel (P.), Les Règles de l'éducation des enfants, Paris, E. Michallet, 1687, 2 vol. ; chez Guyot (T.), Billets que Cicéron a écrits à son ami Atticus, Paris, C. Thiboust, 1666, et chez Snyders (G.), La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, P.U.F., 1965.
* Arnauld (A.) et Lancelot (C.), Grammaire générale et raisonnée, contenant les fondements de l'art de parler expliqués d'une manière claire et naturelle, Paris, Le Petit, 1660.
** Lancelot (C.), Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue latine, Paris, A. Vitré, 1644.
C'est dans la langue du sujet parlant que doit se formuler la règle : c'est dans sa langue qu'il doit la comprendre et se familiariser avec elle ; l'exemple en montrera seulement l'application. À cela, une raison : l'ordre qui veut qu'on aille de ce qui est plus aisé vers ce qui l'est moins. «Puisque le seul sens commun nous apprend qu'il faut toujours commencer par les choses les plus faciles et que ce que nous savons déjà doit nous servir comme d'une lumière pour éclairer ce que nous ne savons pas, il est visible que nous devons nous servir de notre langue maternelle comme d'un moyen pour entrer dans les langues qui nous sont étrangères et inconnues. Que si cela est vrai à l'égard des personnes âgées et judicieuses et qu'il n'y a point d'homme d'esprit qui ne crût qu'on ne se moquât de lui si on lui proposait une grammaire en vers espagnols pour lui faire apprendre l'espagnol, combien cela est-il plus vrai à l'égard des enfants à qui les choses les plus claires paraissent obscures à cause de la faiblesse de leur esprit et de leur âge 1.»
L'idée, nouvelle à l'époque, d'apprendre le latin et d'une façon générale les langues étrangères à partir du français (ou de la langue maternelle de l'élève) a eu sans doute des effets culturels considérables. Le recul du latin comme langue de communication, la disparition du plurilinguisme, une conscience plus aiguë des nationalités linguistiques et des distances qui les séparent, un certain repli des cultures sur elles-mêmes, une certaine fixation de chaque langue sur son vocabulaire et sa syntaxe propres, tout cela a, dans cette réforme du XVIIe siècle, sinon son origine, du moins un de ses éléments déterminants.
Mais cette transformation a induit des conséquences épistémologiques importantes. Elle supposait, en effet, qu'il y ait dans les langues un certain ordre qu'on pourrait reconstituer dans toute sa clarté, à condition qu'on ne considère pas tellement la langue elle-même avec la complexité de ses usages et de ses formes, mais plutôt les principes généraux, indépendants en quelque sorte de tout vêtement linguistique, qui la régissent. Elle supposait aussi que cet ordre des raisons était pénétrable progressivement et qu'on pouvait sans doute en rendre compte, sans obscurité, en suivant la lumière naturelle. Enfin, elle supposait une différence de niveau et de fonctionnement entre la langue maternelle (ou, du moins, cette part de la langue maternelle qui est acquise pendant l'enfance) et la langue à apprendre (ou, du moins, les règles de la langue maternelle qui ne sont encore ni utilisées ni comprises).
1. Lancelot, Nouvelle Méthode..., op. cit., Préface, pp. 2-3.
Là encore, la mutation qui se remarque dans la Grammaire de Port-Royal a eu des répondants qui lui sont contemporains. En 1656, Irson écrivait : «C'est une erreur qui a surpris plusieurs personnes de s'imaginer qu'on peut parler correctement sa langue maternelle sans le secours de la grammaire et qu'on peut plus apprendre par l'usage que par les préceptes... Sans la certitude des règles, on ne peut jamais acquérir la perfection d'une langue 1.»
Cela a deux conséquences essentielles. La première est positive. Elle fait apparaître la langue comme un édifice à deux étages : l'étage manifeste des phrases, des mots et discours, des usages, des tournures, qui à eux tous constituent le corps visible de la langue et l'étage non manifeste des principes qui doivent avec une clarté parfaite rendre compte des faits qu'on peut observer. La seconde conséquence est négative : l'analyse de la langue se trouve libérée d'un certain nombre de spéculations qui la surchargeaient depuis des siècles et sans doute depuis les premiers grammairiens grecs. Elle se détache des vieilles questions concernant l'origine naturelle ou artificielle des mots, les valeurs de l'étymologie, la réalité des universaux, et elle voit s'ouvrir devant elle une tâche encore inédite : rechercher la raison des usages.
Il a fallu que le mince décalage entre langue enseignée et langue enseignante vienne en pleine lumière pour que la théorie de la langue prenne son autonomie, pour qu'elle s'affranchisse aussi bien des impératifs pédagogiques immédiats que des soucis de l'exégèse ou des querelles philosophiques. Il a fallu jusqu'à un certain point renoncer à parler directement, à mettre immédiatement en oeuvre des modèles pour que la langue, en elle-même, constitue un objet de savoir. La langue comme domaine épistémologique n'est pas celle qu'on peut utiliser ou interpréter ; c'est celle dont on peut énoncer les principes dans une langue qui est d'un autre niveau.
GÉNÉRALITÉ ET RAISON
Lancelot avait déjà publié des grammaires latine, espagnole, italienne. Celle qu'il rédige avec Arnauld est une «grammaire générale et raisonnée», qui ne concerne pas un domaine linguistique limité, mais l'«art de parler» en ce qu'il peut avoir d'universel.
1. Irson (C.), Nouvelle Méthode pour apprendre facilement les principes et la pureté de la langue française, Paris, chez l’auteur, 1656.
Or ce qui permet aux auteurs de Port-Royal d'accéder à ce niveau de généralité, ce n'est pas une comparaison systématique des langues les unes avec les autres. À aucun moment, Arnauld et Lancelot ne cherchent à dominer un ensemble de langues qu'ils pourraient connaître ; le domaine auquel ils s'adressent est remarquablement étroit : il s'agit surtout de faits latins et français, auxquels sont ajoutés, surtout à titre de confirmation, quelques faits grecs et hébreux, ainsi que de rares exemples italiens ou espagnols. La grammaire générale -et c'est là un principe qui vaut jusqu'à la fin du XVIIIe siècle -, ce n'est pas une grammaire qui analyse et compare un matériau linguistique bariolé ; c'est une grammaire qui prend recul par rapport à une ou deux langues données et qui, dans la distance ainsi instaurée, remonte des usages particuliers à des principes universellement valables. Mais quelle instance garantit ce passage et comment être sûr qu'on a bien atteint, à partir d'un fait singulier, une forme absolument générale ?
Le critère consiste dans la réciprocité entre le caractère général et le caractère raisonné de l'analyse. C'est pourquoi, pendant près d'un siècle et demi, ces deux termes seront presque constamment associés. En effet, une grammaire peut bien choisir ses exemples dans un domaine limité ; si elle est cependant capable de donner raison des usages particuliers, de montrer quelle nécessité les fonde, si elle peut rapporter les faits d'une langue aux évidences qui les rendent transparents, elle aura atteint par le fait même le niveau des lois qui valent de la même façon pour toutes les langues : car la «raison» qui traverse la singularité des langues n'est pas de l'ordre du fait historique ou de l'accident ; elle est de l'ordre de ce que les hommes en général peuvent vouloir dire. Inversement, une grammaire peut très bien être générale et faire abstraction des faits linguistiques dans leur diversité : elle n'en vaudra pas moins -et toujours -comme une grammaire raisonnée ; car la raison d'un usage particulier n'est pas dans ce qui le fait dévier par rapport à d'autres usages, mais dans le principe qui le rend possible et dont il n'est qu'une des applications éventuelles. Comme le disait le père Lamy, bien peu de temps après la Grammaire de Port-Royal : «Quand on a bien conçu ce qu'il faut pour exprimer ses pensées et les différents moyens que la nature donne pour le faire, on a une connaissance de toutes les langues qu'il est facile d'appliquer en particulier à celle qu'on voudra apprendre 1.»
Plus la grammaire d'une langue sera raisonnée, plus elle approchera d'une grammaire générale : plus une grammaire sera générale, mieux elle vaudra comme grammaire raisonnée d'une langue quelconque. À la limite, on pourrait bâtir une grammaire générale à partir d'une seule langue, comme on peut découvrir les raisons d'une langue déterminée à partir de la grammaire générale.
1. Lamy (R.P.B.), La Rhétorique ou l'Art de parler, Paris, A. Pralard, 1688, Préface, p. XV.
On comprend pourquoi le projet d'une grammaire générale n'a jamais engendré de méthode comparative ; bien plus, pourquoi ce projet a été, pendant tout l'âge classique, indifférent aux phénomènes de ressemblance ou de filiation. La grammaire générale ne définissait un espace commun à toutes les langues que dans la mesure où elle ouvrait une dimension intérieure à chacune ; c'est là seulement qu'on devait la chercher. C'est encore Irson, qui, à l'époque de Port-Royal et peu de temps après Les Origines de la langue française de Ménage *, renonçait pour une part à rechercher «l'étymologie des mots français dans les langues étrangères... les plus savants demeurant d'accord que ce n'est pas toujours une preuve certaine qu'un mot soit tiré d'une langue étrangère pour y avoir quelque rapport, puisqu'il était impossible de n'en point rencontrer un sur la multitude des langues dont nous avons la connaissance». Et, plus loin, il ajoutait : «Car le hasard et la fortune ne jouent sur ces rencontres de lettres et dans cette ressemblance de mots 1.» À ces recherches incertaines, on se met à préférer l'analyse génétique : le mythe de l'homme naturellement muet qui peu à peu désire apprendre à parler : «Voyons comment les hommes formeraient leur langage si, la nature les ayant fait naître séparément, ils se rencontraient ensuite dans un même lieu. Usons de la liberté des poètes : faisons sortir de la terre ou descendre du ciel une troupe de nouveaux hommes qui ignorent l'usage de la parole. Ce spectacle est agréable 2...»
Mais on voit aussi pourquoi les analyses classiques n'ont jamais pu fonder une discipline semblable à la linguistique ; c'est que la généralité à laquelle elle accède n'est point celle de la langue en général, mais plutôt celle des raisons qui sont à l'oeuvre dans une langue quelconque. Raisons qui sont de l'ordre de la pensée, de la représentation, de l'expression (de ce qu'on veut exprimer, de la fin qu'on poursuit en parlant, du choix qu'on fait de l'importance relative des éléments à exprimer, et de la succession linéaire qu'on leur impose) ; certes, ces raisons introduisent des résultats linguistiques différents (ici, des cas, là, des prépositions ; ici, deux genres et, là, trois ; ici, un ordre «naturel» des mots, là, un ordre «inversé») ; mais en elles-mêmes, et dans leur généralité, elles ne sont point linguistiques.
1. Irson (C.), Nouvelle Méthode..., op. cit., Préface et p. 164.
2. Lamy (R.P.B.), La Rhétorique..., op. cit., livre I, chap. IV.
* Ménage (G.), Les Origines de la langue française, Paris, A. Courbé, 1650.
Elles ne permettent donc point de saisir ce que peut être, selon sa nature propre et ses lois internes, «la» langue. La grammaire générale, à la différence de la linguistique, est plus une manière d'envisager une langue que l'analyse d'un objet spécifique qui serait la langue en général.
On en arrive par là à l'idée, pour nous paradoxale, mais alors évidente, d'une grammaire générale qui ignore aussi bien la comparaison des langues que l'autonomie du champ linguistique, à l'idée d'une grammaire qui en étudiant les raisons d'une langue quelconque met au jour la généralité qui traverse chacune. En ce sens, la grammaire générale est fort proche d'une logique qui se proposerait d'étudier non pas tellement les règles des raisonnements valables que «les principales opérations de l'esprit», telles qu'elles sont à l'oeuvre dans toute pensée.
LE RAPPORT À LA LOGIQUE
La Logique *, publiée peu après la Grammaire, se donne comme un art de penser **. Répondant aux «principales objections» qui ont été faites à la première édition du texte, Arnauld et Nicole expliquent pourquoi ils ont préféré ce sous-titre à la désignation traditionnelle : «Art de bien raisonner». Penser et non pas raisonner, parce que la logique a affaire à toutes les actions de l'esprit qui permettent de connaître : concevoir, juger, raisonner, ordonner. Art de penser et non point art de bien penser, parce qu'un art a toujours pour tâche de donner des règles ; que les règles définissent toujours une action correcte et qu'il n'y a pas plus d'art de mal penser qu'il n'y a de règles pour peindre mal. La pensée incorrecte est une pensée sans règle ; et une règle qui ne serait «point bonne» ne saurait en aucune manière être considérée comme une véritable règle. La règle n'est pas une pure et simple prescription externe qui permettrait (ou non) d'accéder à la vérité ; elle est une condition d'existence qui est en même temps garantie de la vérité ; elle est le fondement commun à ce qui existe et à la connaissance vraie qu'on en prend.
* Arnauld (A.), et Nicole (P.), La Logique ou l'Art de penser, Paris, C. Savreux, 1662.
** L'article de Michel Foucault de 1967 «La Grammaire générale de Port-Royal», publié dans Langages (voir supra no 49), commence avec cette phrase («La Logique, publiée peu après la Grammaire [...]»). Les différences entre l'article et cette préface seront signalées au fur et à mesure par des astérisques.
La grammaire, elle non plus, n'est pas un «art de bien parler», mais tout simplement un «art de parler». Le principe que penser faux, c'est ne pas penser du tout, doit en effet être appliqué à la parole ; parler hors de toute règle revient donc à ne pas parler du tout : l'existence d'une parole effective est à la mesure de sa correction. De là, une conséquence importante : la grammaire ne saurait valoir comme les prescriptions d'un législateur donnant enfin au désordre des paroles leur constitution et leurs lois ; elle ne saurait être non plus comprise comme un recueil des conseils donnés par un correcteur vigilant. Elle est une discipline qui énonce les règles auxquelles il faut bien qu'une langue s'ordonne pour pouvoir exister. Elle a à définir cette régularité d'une langue qui n'est ni son idéal, ni son meilleur usage, ni la limite que le bon goût ne saurait franchir, mais la forme et la loi intérieure qui lui permettent tout simplement d'être la langue qu'elle est 1.
Par le fait même, le sens du mot grammaire se dédouble ; il y a une grammaire qui est l'ordre immanent à toute parole prononcée, et une grammaire qui est la description, l'analyse et l'explication -la théorie -de cet ordre. La grammaire, c'est la loi de ce que je dis ; et c'est aussi la discipline qui permet de connaître cette loi. C'est pourquoi la grammaire est définie par le titre de l'ouvrage comme un discours qui «contient les fondements de l'art de parler» ; et, aux premières lignes du texte, comme l'«art de parler» lui-même. Or un tel dédoublement ne se retrouve pas dans la Logique ; ou plutôt, on en retrouve un autre qui ne lui est semblable qu'en apparence. En effet, les principes de la logique sont appliqués «naturellement par tout esprit attentif qui fait usage de ses lumières», et «quelquefois mieux par ceux qui n'ont appris aucune règle de la logique que par ceux qui les ont apprises» ; la logique consiste seulement à «faire des réflexions sur ce que la nature nous fait faire». Mais ces réflexions ont pour fin de nous «assurer que nous nous servons bien de notre raison»,
1. On voit la différence avec Vaugelas, dont les Remarques sur la langue française avaient paru en 1647. À noter cependant que, en donnant l'usage (ou du moins un certain usage) pour critère de validité, il définit, lui aussi, la règle comme la loi d'existence de la langue. Un contemporain de Lancelot, Irson, dans sa Nouvelle Méthode pour apprendre facilement les principes et la pureté de la langue française, expliquait que la grammaire n'est pas soumise au «caprice des hommes» ; mais que «la Raison règle et conduit les mouvements de la parole avec un ordre et une proportion admirables».
Arnauld d'ailleurs a critiqué Vaugelas dans ses Réflexions sur cette maxime que l'usage est la règle et le tyran des langues vivantes ; «On n'a pas besoin de combattre cette maxime qui est très vraie étant bien entendue et resserrée dans de justes bornes.» Pour les usages nouveaux qu'on veut établir, Arnauld recommande de ne s'y assujettir que quand ils sont raisonnables ; «quand on ne les trouve pas tels pour de bonnes raisons, on doit au contraire s'y opposer». de «découvrir et d'expliquer l'erreur» et «de nous faire mieux connaître la nature de notre esprit». En d'autres termes, la logique, par rapport à l'art naturel de penser, est une lumière qui nous permet de nous connaître nous-mêmes et d'être sûrs que nous sommes dans la vérité. Elle n'explique pas pourquoi nous pensons comme nous pensons ; elle montre ce qu'est véritablement la pensée et, par conséquent, ce qu'est la pensée vraie. Sa tâche est purement réflexive ; elle n'entreprend d'expliquer que lorsqu'il s'agit de la non-vérité. La logique, c'est l'art de penser s'éclairant de lui-même et se formulant en mots.
La grammaire, elle, a une tâche plus complexe ; car les règles qui constituent spontanément l'art de parler ne sont pas justifiées par le seul fait qu'elles sont éclairées et qu'on en a pris conscience. Elles demandent encore à être justifiées et il faut montrer pourquoi elles sont telles. C'est la raison pour laquelle, entre la grammaire comme art de parler et la grammaire comme discipline contenant les fondements de cet art, le rapport n'est pas de pure et simple réflexion : il est d'explication. Il faut ramener les règles à leur fondement, c'est-à-dire aux principes évidents qui expliquent comment elles permettent de dire ce qu'on veut dire. La formule de la logique serait : dès que je pense la vérité, je pense vraiment ; et il suffit que je réfléchisse sur ce qui est nécessaire à une véritable pensée pour que je sache à quelle règle obéit nécessairement une pensée vraie. La formule de la grammaire serait plutôt : dès que je parle véritablement, je parle selon les règles ; mais si je veux savoir pourquoi ma langue obéit nécessairement à ces règles, il faut que je les reconduise aux principes qui les fondent.
On voit combien il serait faux de caractériser la grammaire classique par une assimilation hâtive à la logique. Dans l'une, règles et fondements ne font qu'une seule et même chose ; dans l'autre, ils ne sont pas de même niveau. Et ce décalage justifie en retour la distinction initiale entre la langue enseignante (qui énonce les fondements) et la langue enseignée (qui manifeste les règles), tout comme cette distinction avait originairement permis de faire apparaître la grammaire comme une discipline qui fonde, explique et justifie les règles de la grammaire.
LA THÉORIE DU SIGNE
«Parler est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à dessein.» La Grammaire de Port-Royal se compose de deux parties. La première est consacrée aux sons, c'est-à-dire au matériau qui a été choisi pour constituer des signes : il consiste en un certain nombre d'éléments qui sont, d'une part, porteurs de variables (ouverture de la bouche, durée du son) et, d'autre part, susceptibles de combinaisons (les syllabes) ; celles-ci à leur tour ont pour variable l'accent qui peut être présent ou absent. En tant que sons, les mots sont des syllabes ou des ensembles de syllabes accentués de différentes façons. La seconde partie est consacrée aux différentes sortes de mots (noms, verbes, prépositions, etc.), c'est-à-dire aux multiples manières dont les hommes parviennent à signifier leurs pensées. En d'autres termes, les premiers chapitres de la Grammaire traitent de la nature matérielle du signe, les autres des diverses «manières de signifier».
On voit ce qui «fait défaut», ce qui est passé sous silence, c'est la théorie de la signification et du mot en tant que porteur de signification *. La seule chose qui soit dite, et d'une manière absolument brève, c'est que le mot est un signe. S'il n'y a pas de théorie du signe dans la Grammaire, on la trouve en revanche dans la Logique. [Il faut l'examiner avec soin. Se demander pourquoi elle se trouve exposée là, et non dans la Grammaire ; et quelle place précise elle occupe dans l'économie générale de la Logique **.] L'analyse des signes apparaît dans cette première partie de la Logique qui contient «les réflexions sur les idées ou sur la première action de l'esprit qui s'appelle concevoir». Elle en constitue le quatrième chapitre, elle fait suite à une analyse de la nature et de l'origine des idées, et à une critique des catégories d'Aristote ; elle précède aussi un chapitre sur la simplicité et la complexité des idées. Cette position de la théorie des signes peut sembler étrange, puisqu'ils ont pour fonction de représenter non seulement toutes les idées, mais tous les caractères distinctifs des idées ; loin de figurer parmi les caractères des idées, ils devraient plutôt en recouvrir tout le domaine - donc figurer au début ou au terme de l'analyse. La Logique elle-même ne dit-elle pas que -laissant entendre que les idées et leurs signes doivent être analysés d'un seul tenant -«parce que les choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les mots dont nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux autres, il est nécessaire dans la logique de considérer les idées jointes aux mots et les mots joints aux idées» ?
* Dans la version de 1967 figure ici le passage suivant : «...en tant que porteur de signification. Comment se fait-il que certains groupes de sons puissent être signifiants ? Quel est l'acte ou quel est le système qui fait apparaître la signification entre le matériau non encore signifiant qui se combine pour former des syllabes et les diverses catégories de mots qui forment autant de manières différentes de signifier ? La seule chose qui soit dite...»
** Dans la version de 1967, on peut lire à la place de cette phrase entre crochets : «En quoi consiste-t-elle ? Et pourquoi se trouve-t-elle exposée là ?»
Pourquoi, dès lors, insérer la réflexion sur les signes au milieu de bien d'autres considérations sur l'idée ?
[Or cette disposition étrange apparaît encore plus paradoxale lorsqu'on se reporte au plan de la première partie de la Logique, tel qu'il est exposé, à titre préliminaire, avant le chapitre l *.] Il y est dit que les réflexions sur les idées peuvent se réduire à cinq chefs : leur nature et leur origine, leur objet, leur simplicité ou leur composition, leur étendue, leur clarté ou leur obscurité. Il n'est point fait mention de l'analyse des signes qui devrait être annoncée après les réflexions sur l'objet des idées, si ce plan proposé était conforme à l'ordre réellement suivi dans l'ouvrage. C'est qu'en fait, tout comme les discussions sur les catégories d'Aristote qui la précèdent immédiatement, elle fait encore partie de l'analyse des rapports de l'idée à son objet. Donner un signe à une idée, c'est se donner une idée dont l'objet sera le représentant de ce qui constituait l'objet de la première idée ; l'objet du signe sera substituable et équivalent à l'idée de l'objet signifié. L'exemple premier du signe pour les logiciens de Port-Royal, ce n'est ni le mot ni la marque ; c'est le tableau ou la carte de géographie : l'idée que mes sens me donnent de cette surface barrée de traits a pour objet la représentation d'un autre objet -un pays avec ses frontières, ses fleuves, ses montagnes et ses villes. Le signe déployé dans sa plus grande dimension est un système à quatre termes, qu'on pourrait schématiser ainsi :
Représentation chose
Représentation -chose
ou encore :
Idée (objet = idée -) objet
Le rapport de l'idée à son signe est donc une spécification ou plutôt un dédoublement du rapport de l'idée à son objet 1.
1. «Ainsi le signe enferme deux idées, l'une de la chose qui représente, l'autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première» (Logique, I, 4).
On retrouve la même analyse dans la Rhétorique du père Lamy : «On appelle signe une chose qui, outre l'idée qu'elle donne elle-même quand on la voit, donne une seconde qu'on ne voit point. Comme lorsqu'on voit à la porte d'une maison une branche de lierre : outre l'idée du lierre qui se présente à l'esprit, on conçoit qu'il se vend du vin dans cette maison» (livre l, chap. Il).
* Dans le texte de 1967, on lit à la place de la phrase entre crochets : «La raison de ce fait étrange, il est probable qu'on la trouverait dans le plan de la première partie de la Logique, tel qu'il est exposé aussitôt avant le Chapitre 1.»
C'est dans la mesure où la représentation est toujours représentation de quelque chose qu'elle peut, de plus, recevoir un signe. Le langage ou plutôt le mot-signe se loge dans l'espace ouvert par l'idée qui représente son objet.
Il est normal que la théorie du signe soit placée au coeur de la réflexion sur l'idée, où le rapport de la représentation à l'objet se trouve mis en question. Normal aussi qu'elle fasse suite à une critique des catégories d'Aristote (c'est que, désormais, la tâche de la connaissance n'est plus de classer les objets possibles dans de grands types définis à l'avance, mais de multiplier autant que faire se peut les formes et les niveaux de la représentation d'un objet, de manière à pouvoir l'analyser, le décomposer, le combiner, l'ordonner. Une logique des idées, des signes et des jugements se substitue à une logique des concepts, des catégories et des raisonnements). Il est normal [que le signe -puisqu'il est un redoublement du rapport d'objet -] * puisse représenter également toutes les représentations et que l'analyse des mots soit corrélative de l'analyse des idées (la théorie du signe a beau s'enraciner en un point très déterminé de la Logique, et n'en former qu'un chapitre, la considération du langage la parcourt sur tous ses moments essentiels : théorie de la définition de mots à propos des idées ; théorie des noms et des verbes à propos du jugement). Normal enfin et surtout que la notion de signe surgisse toute armée dans la Grammaire et qu'entre l'analyse préliminaire des sons premiers et celle, ultérieure, des différentes manières de signifier le mot et le sens apparaissent [comme liés à un niveau qui ne relève pas de la Grammaire] **.
LA SPÉCIFICATION DES MOTS. * *
La Grammaire de Port-Royal se distribue autour d'une lacune centrale qui l'organise. Et cette théorie du signe, qui se trouve ainsi élidée, n'assure pas l'identité du logique et du grammatical, ni la subordination de celui-ci à celui-là ; elle détermine à la fois la dépendance du rapport de signification au rapport d'objet et le droit pour le premier de représenter toutes les possibilités du second.
* Version 1967 : «Il est normal également que le signe, comme rapport d'objet dédoublé, puisse représenter toutes les représentations et que...»
** Version 1967 : «... le mot et le sens apparaissent comme déjà liés.»
*** Ce titre ne figure pas dans la version de 1967.
Toute la seconde partie de l'ouvrage s'ordonne à ces deux principes. La possibilité de signifier étant donnée de l'extérieur aux mots, la tâche de la grammaire [sera * de dire quelles sont pour les différents types de vocables les différentes significations ; analyse de la valeur significative des mots, qui doit fonder l'analyse de leurs règles d'usage.
* De ce crochet jusqu’à celui de la p. 747, de nombreuses modifications interviennent par rapport à la version de 1967 : «...la tâche de la grammaire n'est pas de montrer comment le sens peut se constituer, à partir de quels éléments et en suivant quelles règles. Elle dira quelles sont pour les différents vocables les différentes significations : analyse différentielle des mors et non pas énoncé des lois de leur construction. Mais puisque le rapport de signification est un dédoublement du rapport d'objet, les différences entre les mots doivent s'expliquer à l'intérieur de ce rapport : soit par les divers niveaux qu'il comporte, soit par les variations qu'il autorise à chaque niveau. Si bien que les mots ne diffèrent pas tellement par leur sens que par la manière dont ils fonctionnent par rapport à l'objet.
» C’est là un fait important ; plusieurs autres en dérivent. Tout d'abord, le caractère erroné de la thèse habituelle ; la grammaire classique n'aurait porté attention qu'au sens des mots et elle aurait dérivé leur forme et leur fonction de cette signification ; en réalité, les différences qui sont pertinentes pour le grammairien ne concernent pas les choses signifiées par les mots, mais le mode sur lequel ils signifient. Ensuite la quasi-absence de syntaxe dans toutes les grammaires raisonnées ; car les signes sont étudiés non pas selon la position qu'ils occupent longitudinalement les uns par rapport aux autres (sauf à remarquer qu'ils s'accordent ou se régissent), mais selon celle qu'ils occupent sagittalement par rapport à l'objet. Enfin, le caractère apparemment hétérogène des critères choisis pour expliquer la différence des mors : tantôt, les auteurs de Port-Royal invoquent une différence dans la nature des idées (et ils expliquent ainsi l'opposition nom-verbe) ; tantôt, ils invoquent le nombre d'individus auxquels s'applique une idée (ce qui donne lieu à l'opposition nom propre-nom commun) ; tantôt, ils invoquent les différents rapports possibles entre les choses (de là les différentes prépositions). Mais, à dire vrai, cette hétérogénéité n'est telle que si on imagine que les mots doivent être distingués par leur sens ; elle disparaît et devient cohérence rigoureuse si on se souvient que les différentes espèces de mots ont autant de manières de signifier, c'est-à-dire que chacune occupe une position spécifique à l'intérieur de ce rapport d'objet dédoublé qu'est la signification.
» Toutes les grandes catégories de la grammaire peuvent se déduire d'une manière absolument continue, sans la moindre trace d'hétérogénéité, si on les replace dans leur élément. Il faut reprendre le schéma initial :
idée-[objet= idée-] objet
(a)(a)(b)(b)
Le mot, c'est l'objet (a) qui fonctionne comme l'idée (b) de l'objet (b) et qui a l'idée (a) pour forme représentative dans l'esprit. C’est à partir de là que les différentes manières de signifier se déploient.
» On voit tout de suite qu'il peut y avoir deux grands niveaux de différenciations, à partir du mot ou de l'objet (a), qu'on peut désigner comme le niveau O. D'abord, les idées (b) peuvent être soit des conceptions, soit des affirmations ; les mors qui représentent des conceptions sont des noms, ceux qui représentent des affirmations sont des verbes, Ensuite, les objets (b) peuvent être soit des substances (qui seront désignées par des substantifs), soit des accidents (qui seront désignés par des adjectifs). Nous dirons que ces deux premières distinctions sont de niveau 1 et 2. Cependant, il faut remarquer que, dans l’espace séparant ces deux niveaux, il y a différentes manières pour l'idée (b) de représenter l’objet (b) : une idée peut représenter un seul objet ou valoir de la même façon pour plusieurs objets semblables ; le nom propre sera la manière de signifier le premier de ces modes de représentations, le nom commun, le second, On est là au niveau 1 1/2, De même, avant le niveau l, la manière dont l'objet (a), c'est-à-dire le mot, représente l'idée (b) est susceptible de variations...»
Mais puisque le rapport de signification est un redoublement de la relation idée-objet, les différences entre les divers types de mots doivent s'expliquer à l'intérieur de cette relation ainsi redoublée : soit par les divers niveaux qu'elle comporte, soit par les variations qu'elle autorise à chaque niveau. Si bien que les mots ne diffèrent pas tellement par leur contenu signifié que par la manière dont ils fonctionnent par rapport à l'objet ou à l'idée de l'objet.
À noter, par conséquent, le caractère erroné de la thèse habituelle : la grammaire classique n'aurait porté attention qu'au contenu sémantique des mots et elle aurait dérivé leur forme et leur fonction de cette signification ; en réalité, les différences qui sont pertinentes pour le grammairien ne concernent pas seulement les choses signifiées par les mots, mais aussi le mode sur lequel ils les signifient.
Deux faits en dérivent. L'un, c'est la quasi-absence de la syntaxe. Les auteurs de Port-Royal ne lui ont consacré qu'un chapitre, le dernier de l'ouvrage. Sans doute, bien des notations s'y rapportent tout au long du texte (à propos des verbes, des prépositions ou des prénoms). Mais les faits de syntaxe ne sont pas analysés à partir de la fonction que les mots exercent dans la phrase ; ils sont étudiés d'après le rapport que les choses ont entre elles, ou d'après la manière dont on conçoit ce rapport, ou enfin d'après la manière dont les mots désignent ce rapport. Ainsi, les cas du latin n'indiquent pas le rôle du mot, mais les manières dont on veut fixer, dans le langage, les relations entre les choses représentées. «Si on considérait les choses séparément les unes des autres», les mots auraient bien un genre et un nombre, mais pas de cas. Cependant, «pour qu'on les regarde avec les divers rapports qu'elles ont les unes avec les autres, une des inventions dont on s'est servi en quelques langues pour marquer ces rapports a été de donner aux noms diverses terminaisons» (livre II, chap. VI). Ce qui est vrai pour cette syntaxe, dite de régime, l'est aussi pour la syntaxe de convenance ou d'accord : si l'adjectif prend le nombre et le genre du substantif, c'est parce qu'il marque la manière dont est déterminée la représentation désignée par le nom.
Autre fait important, le caractère apparemment hétérogène des critères choisis pour expliquer la différence des mots : tantôt, les auteurs de Port-Royal invoquent une différence dans la nature des idées (et ils expliquent ainsi l'opposition nom-verbe) ; tantôt, ils invoquent le nombre d'individus auxquels s'applique une idée (ce qui donne lieu à l'opposition nom propre-nom commun) ; tantôt, ils invoquent les différents rapports possibles entre les choses (de là, les différentes prépositions). Mais, à dire vrai, cette hétérogénéité n'est telle que si on imagine que les mots doivent être distingués par leur sens ; elle disparaît et devient cohérence rigoureuse si on se souvient que les différentes espèces de mots sont autant de manières de signifier, c'est-à-dire que chacune occupe une position spécifique à l'intérieur de ce rapport d'objet dédoublé qu'est la signification.
Toutes les grandes catégories de la grammaire peuvent se déduire d'une manière absolument continue, à condition de les replacer dans leur élément. Il faut reprendre le schéma initial :
idée -(objet = idée -) objet (a1) (a2) (b1) (b2)
Le mot, c'est l'objet (a2) qui fonctionne comme l'idée (b1) de l'objet (b2) et qui a l'idée (a1) pour forme représentative dans l'esprit. À partir de là, les différentes manières de signifier se déploient.
Si on prend le signe, dans sa réalité d'objet, comme point de départ, on voit qu'on peut trouver, pour spécifier les différentes catégories de mots, deux principes généraux qui se situent à deux niveaux distincts : au niveau de l'idée (b 1) représentée par le signe ; et au niveau de l'objet (b2) qui est représenté par l'idée (a1), mais à travers l'intermédiaire du signe. D'abord, les idées (b1) peuvent être soit des conceptions, soit des affirmations ; les mots qui représentent des affirmations sont des verbes. D'autre part, les objets (b2) peuvent être soit des substances (qui seront désignées par des substantifs), soit des accidents (qui seront désignés par des adjectifs). Nous dirons que ces deux premières distinctions sont de niveau 1 et 2. Mais il existe des principes supplémentaires de différenciation ; dans l'espace séparant les niveaux 1 et 2, il y a diverses manières pour l'idée (b1) de représenter l'objet (b2) : une idée peut représenter un seul objet ou valoir de la même façon pour plusieurs objets semblables : le nom propre sera la manière de signifier le premier de ces modes de représentation, le nom commun le second. On est là au niveau 1 1/2, De même, avant le niveau l, la manière dont l'objet (a), c'est-à-dire le mot, représente l'idée (b) est susceptible de variations : ] il peut représenter une seule ou plusieurs idées de même type ; de là, la différence entre singulier et pluriel ; ou encore, il peut représenter une idée indéterminée (l'une quelconque des idées d'un même type) ou, au contraire, une idée déterminée parmi les autres ; de là, les articles définis et indéfinis. Ces différences sont de niveau 1/2, Enfin, au-delà du niveau 2, les prépositions sont des manières de signifier les rapports entre objets.
On peut donc dresser un tableau où se lisent les rapports entre la logique et la grammaire, l'articulation du rapport de signification dans le rapport d'objet et les différentes catégories de mots dans la position qu'elles occupent sur l'axe qui va du signe à l'objet :
Catégories
Niveau Différenciation pargrammaticales
Logique Grammaire
Idée (a)0
Objet-signe (a)0
le nombre de signes sing. pluriel
1/2 l'étendue du signe art. déf. -indéf.
Idée(b)1 la nature de l'idée noms-verbes
1 1/2 l'extension de l'idée noms propres-communs
Objet (b)2 la nature de l'objet substantifs-adjectifs
2 1/2les rapports entre objets prépositions
LES FIGURES *
* Ce titre n'apparaît pas dans la version de 1967.
Sans doute, ce tableau ne couvre-t-il pas la totalité du domaine grammatical. Il l'organise, du moins, pour l'essentiel. Quant aux autres faits de la grammaire, ce sont en majeure partie des modifications obtenues à partir de cette déduction première. Il y a d'abord des analogies qui transfèrent certaines distinctions ou certains rapports d'une partie du tableau à l'autre : ainsi, l'opposition substantif-adjectif se retrouve dans la différence entre le verbe être et les autres verbes ; d'autres analogies, plus étranges, transfèrent à la fonction du mot dans la phrase la manière dont il signifie l'objet qu'il désigne : ainsi, le propre de l'adjectif étant de marquer une chose sous l'aspect de son accident, on appellera adjectif tout mot qui, dans une phrase, se rapportera à un autre comme un accident à une substance, et il fonctionnera sur le même mode 1.
1. On voit s'esquisser ici un repérage de ce qu'on appellera plus tard les «fonctions» grammaticales. Mais il est caractéristique que cette analyse se fasse à partir d'un fonctionnement représentatif du signe : le rapport grammatical adjectif-substantif répète analogiquement, au niveau de la phrase, le rapport attribut-substance, tel qu'il peut être représenté par des signes.
Il y a aussi des changements qui sont dus à des besoins de clarté ; pour bien montrer à quels substantifs se rapportent les adjectifs, on a pris l'habitude de marquer d'une certaine façon les adjectifs qui se rapportent aux êtres masculins, d'une autre ceux qui se rapportent aux êtres féminins ; deux transferts analogiques ont alors reporté ces marques sur les noms eux-mêmes, puis les ont étendues aux êtres qui n'avaient pas de sexe. Le désir d'abréger les énoncés provoque également certaines modifications : soit qu'on veuille éviter la répétition d'un nom (ce sont les éléments pronominaux) ; soit qu'on veuille réunir plusieurs manières de signifier à l'intérieur d'un même mot (le pronom relatif joue à la fois le rôle de pronom et de conjonction) ; soit qu'on veuille réunir plusieurs mots en un seul (le verbe être et un attribut se ramassent en un verbe, une préposition et un nom en un adverbe). Enfin, on peut obtenir de nouvelles manières de signifier en inversant l'ordre des mots (interrogation). Il faut noter que certaines formes grammaticales cumulent plusieurs de ces procédés : l'infinitif a une signification nominale, mais il indique aussi une subordination à l'égard du verbe personnel ; il est donc une forme d'abréviation ; ce en quoi il est l'analogue pour les verbes de ce qu'est le relatif pour les noms.
Or il est curieux de constater que ces quatre procédés qui viennent se superposer à la déduction fondamentale des catégories de la grammaire sont de même nature que les quatre figures de la construction qui sont exposées à la fin du texte. On y apprend que la formation normale des phrases peut être modifiée soit par la syllepse, qui impose à une proposition la tournure d'une autre (traitant un pluriel, par exemple, comme un singulier) ; soit par le pléonasme, qui renforce en répétant ; soit par l'ellipse qui abrège ; soit par l'hyperbate, qui altère l'ordre des mots. Tous les êtres grammaticaux produits par les voies de l'analogie, de la clarification, du raccourcissement ou de l'inversion sont en quelque sorte des «figures»par rapport aux catégories essentielles de la grammaire.
Dans l'analyse et la classification des mots que proposent les auteurs de Port-Royal, il n'y a donc aucune hétérogénéité. Mais on peut distinguer trois strates qui se superposent et dont l'ensemble constitue l'édifice entier de la grammaire. La première strate comprend les différenciations majeures, celles de niveau 1 et 2, c'est en elle qu'apparaissent verbes, substantifs, adjectifs ; son matériau suffit à constituer une proposition ; en elle, logique et grammaire sont exactement adéquates. La deuxième strate comprend les distinctions de niveau 1/2, 1 1/2, 2 1/2 ; c'est en elle que se distinguent les nombres, les articles, les noms propres ou communs, les prépositions :
elle permet de parler, et l'édifice d'un langage suffisant pourrait fort bien s'arrêter là ; la corrélation entre grammaire et logique n'est pas encore interrompue, mais il ne s'agit plus d'une adéquation : les catégories de généralité, de singularité, de particularité, de complexité, de simplicité sont présentes à la fois dans la Logique et dans la Grammaire, mais, ici et là, sous des formes différentes. Les deux premières strates réunies forment la couche déductible et absolument indispensable de la grammaire. La troisième est un jeu à partir des éléments des deux premières ; elle comprend les genres, les pronoms personnels et relatifs, les adverbes, les verbes autres que le verbe être. Elle manifeste le perfectionnement des langues et n'entretient plus de rapports avec la logique. C'est la strate des «figures» qui n'est faite, en réalité, que des éléments fondamentaux transformés ; à chacune de ces figures, il est toujours possible de substituer, par l'analyse, les éléments invisibles dont elle est composée. Ainsi, on peut dénouer une phrase où apparaissent des êtres de la troisième strate en une phrase qui peut-être n'a jamais été prononcée et qui n'est plus composée que des êtres essentiels appartenant aux deux premières strates (par exemple «je chante» vaut comme la transformation de «je suis chantant» ; ou encore «Scio malum esse fugiendum», comme la transformation de «Scio malum est fugiendum») *.
* Dans la version de 1967, l'article se termine comme suit : «Soit un ensemble de faits grammaticaux ; si on peut les replacer à l'intérieur des rapports qui unissent l'idée de signe à l'objet de l'idée représentée par ce signe, et si on parvient à les en déduire, on aura constitué, tout en s'adressant à une seule langue, une grammaire générale et raisonnée. Raisonnée, puisqu'on aura mis au jour l'explication de chaque fait ; générale, puisqu'on aura dégagé l'espace dans lequel d'autres grammaires sont également possibles. On aura aussi atteint, par-delà une grammaire entendue comme “art de parler”, une grammaire qui énoncera les “fondements de l'art de parler”. Enfin, on sera parvenu à un niveau qu'une langue ne peut pas atteindre d'elle-même par le seul jeu de ses exemples ou des règles qu'on en tire, mais qu’on ne peut faire apparaître qu’en passant de la langue des usages à celle, qui peut être grammaticalement identique, des évidences. Telle est la figure épistémologique dont la Grammaire de Port-Royal marque l'apparition au milieu du XVIIe siècle.
» Ce qui la fit disparaître ne pouvait être la seule découverte, à la fin du XVIIIe siècle, d'étranges ressemblances entre le sanscrit et le latin. Il a fallu en fait toute une mutation de l'objet et de son statut dans le savoir occidental. À partir du moment où on a pu s'interroger sur les conditions de l'objet en général, la grammaire classique a perdu son climat d’évidence. Pourquoi, après un éloignement de plus d'un siècle, semble-t-elle faire retour jusqu'à nous ? Malgré quelques ressemblances, ce n'est pas la linguistique ni, d'une façon plus large, l'analyse des signes qui ont ramené devant notre attention la grammaire générale, mais plutôt cette mutation d'aujourd'hui qui introduit dans la théorie du langage les instances de celui qui parle et de ce dont il parle, c'est-à-dire l'instance du discours. De nouveau, l'organisation du langage et la constitution de l'objectivité se rapprochent l'une de l'autre ; mais leur ordre de dépendance est maintenant inverse de ce qu'il était à l'époque classique : c'est dans l’élément du discours que doivent être désormais analysés la possibilité des objets, la présence d'un sujet et tout le déploiement positif du monde.»
APRÈS PORT-ROYAL
Il ne faut pas se faire d'illusions : l'importance de la Grammaire générale n'est pas due aux découvertes qui s'y trouvent, ni à la nouveauté des concepts qu'elle met en oeuvre. Beaucoup de ces analyses sont dans l'exacte tradition des grammairiens de la Renaissance ; certaines remontent plus loin encore ; peu d'originalité dans la théorie de la proposition, innovations assez limitées dans l'analyse des temps. La Grammaire de Port-Royal n'a certainement pas eu ces effets de bouleversement général, de large invention conceptuelle, de multiplication des découvertes empiriques qu'on rencontrera un siècle et demi plus tard, à un autre tournant de la science du langage, avec les oeuvres de Bopp, de Rask ou de Grimm. Pour un regard qui ne rechercherait que la succession des idées, ou encore la genèse des vérités d'aujourd'hui, il n'y aurait peut-être pas de raison de faire un sort particulier à ce texte. D'autres grammaires qui ne furent pas si éloignées dans le temps - celles de Du Marsais, de Buffier ou de Régnier -, d'autres plus tardives, mais qui appartiennent au même type de pensée -comme celle de Beauzée -, ont eu peut-être plus d'influence à leur époque ; et il se pourrait bien qu'elles présentent plus d'intérêt rétrospectif 1 ; la grammaire de Condillac a eu des incidences pédagogiques plus lointaines et plus profondes.
Pourtant, l'oeuvre de Lancelot et d'Arnauld marque une transformation dans le savoir grammatical. Elle a constitué pour l'analyse du langage un nouvel espace épistémologique, un nouveau mode d'apparition des objets grammaticaux, un nouveau statut pour leur analyse, une nouvelle façon de former les concepts. Si bien que les choses ont pu rester apparemment en place, les thèses traditionnelles se répéter comme par le passé et les idées conserver leur force acquise ; en fait, les conditions du savoir étaient changées ; tout un réseau de relations a été installé qui allait permettre l'apparition ultérieure des concepts, des descriptions, des explications qui caractérisent la grammaire générale du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ce champ épistémologique, on peut en résumer les caractéristiques de la manière suivante.
1. Du Marsais (C.), Logique et Principes de grammaire, Paris, Briasson, Le Breton et Hérissant, 1759. Régnier-Desmarais (F.), Traité de la grammaire française, Paris, J. B. Coignard, 1705. Buffier (C.), Grammaire française sur un plan nouveau, Paris, N. Le Clerc, 1709. Beauzée, (N.), Grammaire générale, ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage pour servir de fondement à l'étude de toutes les langues, Paris, J. Barbou, 1767, 2 vol.
Soit un ensemble de faits grammaticaux : si on peut les replacer à l'intérieur des rapports qui unissent l'idée de signe à l'objet de l'idée représentée par ce signe, et si on parvient à les en déduire, on aura constitué, tout en s'adressant à une seule langue, une grammaire générale et raisonnée. Raisonnée, puisqu'on aura mis au jour l'explication de chaque fait ; générale, puisqu'on aura dégagé l'espace dans lequel d'autres grammaires sont égale ment possibles. On aura aussi atteint, par-delà une grammaire entendue comme «art de parler», une grammaire qui énoncera les «fondements de l'art de parler». Enfin, on sera parvenu à un niveau qu'une langue ne peut pas atteindre d'elle-même par le seul jeu de ses exemples ou des règles qu'on en tire, mais qu'on ne peut faire apparaître qu'en passant de la langue des usages à celle, qui peut être grammaticalement identique, des évidences. Telle est la figure épistémologique dont la Grammaire de Port-Royal marque l'émergence au milieu du XVIIe siècle.
Pour que la Grammaire générale disparaisse au début du XIXe, et laisse la place à une philologie historique, il a fallu bien autre chose que la notation de découvertes empiriques, comme la ressemblance du sanscrit avec le grec et le latin ; plus précisément, le coût épistémologique de leur enregistrement et de leur conceptualisation était beaucoup plus élevé que celui d'une attention meilleure aux faits, d'une information plus large ou d'un intérêt nouveau pour l'histoire. Pour que ces notions nouvelles puissent donner lieu à des analyses d'un type inédit (et il s'est écoulé presque un demi-siècle entre la constatation d'une analogie sanscrit-latin et la formation du domaine comparatif indo-européen), il a fallu que soit remise en question toute la théorie du signe, celle de la représentation et, finalement, le statut donné à l'objet représenté dans la pensée. Toute une transformation dont les processus ont débordé, et largement, les limites de la seule grammaire générale.
|
|