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Nietzsche, Freud, Marx
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I texte n°46

« Nietzsche, Freud, Marx », Cahiers de Royaumont, t. VI, Paris, Éd. de Minuit, 1967, Nietzsche, pp. 183 - 200. (Colloque de Royaumont, juillet 1964.)

Dits Ecrits Tome I texte n°46


Ce projet de « table ronde», quand il m'a été proposé, m'a paru très intéressant, mais évidemment bien embarrassant. Je suggère un biais : quelques thèmes concernant les techniques d'interprétation chez Marx, Nietzsche et Freud.

En réalité, derrière ces thèmes, il y a un rêve ; ce serait de pouvoir faire un jour une sorte de Corpus général, d'Encyclopédie de toutes les techniques d'interprétation que nous avons pu connaître depuis les grammairiens grecs jusqu'à nos jours. Ce grand corpus de toutes les techniques d'interprétation, je crois que peu de chapitres, jusqu'à présent, en ont été rédigés.

Il me semble que l'on pourrait dire ceci, comme introduction générale à cette idée d'une histoire des techniques de l'interprétation : que le langage, en tout cas le langage dans les cultures indo-européennes, a toujours fait naître deux sortes de soupçons :

- d'abord, le soupçon que le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immédiatement manifesté, n'est peut - être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet un autre sens ; celui - ci étant à la fois le sens le plus fort et le sens « d'en dessous ». C'est ce que les Grecs appelaient l' allegoria et l' hyponoia ;

- d'autre part, le langage fait naître cet autre soupçon : qu'il déborde en quelque sorte sa forme proprement verbale, et qu'il y a bien d'autres choses au monde qui parlent, et qui ne sont pas du langage. Après tout, il se pourrait que la nature, la mer, le bruissement des arbres, les animaux, les visages, les masques, les couteaux en croix, tout cela parle ; peut-être y a-t il du langage s'articulant d'une manière qui ne serait pas verbale. Ce serait, si vous voulez, très grossièrement, le semaïnon des Grecs.

Ces deux soupçons, que l'on voit apparaître déjà chez les Grecs, n'ont pas disparu, et ils nous sont encore contemporains, puisque nous avons recommencé à croire, précisément, depuis le XIXe siècle, que les gestes muets, que les maladies, que tout le tumulte autour de nous peut aussi bien parler ; et plus que jamais nous sommes à l'écoute de tout ce langage possible, essayant de surprendre sous les mots un discours qui serait plus essentiel.

Je crois que chaque culture, je veux dire chaque forme culturelle dans la civilisation occidentale, a eu son système d'interprétation, ses techniques, ses méthodes, ses manières à elle de soupçonner le langage qui veut dire autre chose que ce qu'il dit, et de soupçonner qu'il y a du langage ailleurs que dans le langage. Il semble donc qu'il y aurait une entreprise à inaugurer pour faire le système ou le tableau, comme on disait au XVIIe siècle, de tous ces systèmes d'interprétation.

Pour comprendre quel système d'interprétation le XIXe siècle a fondé, et par conséquent à quel système d'interprétation, nous autres, encore maintenant, appartenons, il me semble qu'il faudrait prendre une référence reculée, un type de technique tel qu'il a pu exister par exemple au XVIe siècle. À cette époque - là, ce qui donnait lieu à interprétation, à la fois son site général et l'unité minimale que l'interprétation avait à traiter, c'était la ressemblance. Là où les choses se ressemblaient, là où ça se ressemblait, quelque chose voulait être dit et pouvait être déchiffré ; on sait bien le rôle important qu'ont joué dans la cosmologie, dans la botanique, dans la zoologie, dans la philosophie du XVIe siècle, la ressemblance et toutes les notions qui pivotent comme des satellites autour d'elle. À vrai dire, pour nos yeux de gens du XXE siècle, tout ce réseau de similitudes est passablement confus et embrouillé. En fait, ce corpus de la ressemblance au XVIe siècle était parfaitement organisé. Il y avait au moins cinq notions parfaitement définies :

- la notion de convenance, la convenentia, qui est ajustement (par exemple de l'âme au corps, ou de la série animale à la série végétale) ;

- la notion de sympatheia, la sympathie, qui est l'identité des accidents dans des substances distinctes ;

- la notion d'emulatio, qui est le très curieux parallélisme des attributs dans des substances ou dans des êtres distincts, de telle sorte que les attributs sont comme le reflet les uns des autres dans une substance et dans l'autre. (Ainsi Porta explique que le visage humain est, avec les sept parties qu'il distingue, l'émulation du ciel avec ses sept planètes.) ;

- la notion de signatura, la signature, qui est, parmi les propriétés visibles d'un individu, l'image d'une propriété invisible et cachée ;

- et puis, bien sûr, la notion d'analogie, qui est l'identité des rapports entre deux ou plusieurs substances distinctes.

La théorie du signe et les techniques d'interprétation, à cette époque - là, reposaient donc sur une définition parfaitement claire de tous les types possibles de ressemblance, et elles fondaient deux types de connaissance parfaitement distincts : la cognitio, qui était le passage, en quelque sorte latéral, d'une ressemblance à une autre ; et la divinatio, qui était la connaissance en profondeur, allant d'une ressemblance superficielle à une ressemblance plus profonde. Toutes ces ressemblances manifestent le consensus du monde qui les fonde ; elles s'opposent au simulacrum, la mauvaise ressemblance, qui repose sur la dissension entre Dieu et le Diable.

*

Si ces techniques d'interprétation du XVIe siècle ont été laissées en suspens par l'évolution de la pensée occidentale au XVIIe et au XVIIIe siècles, si la critique baconienne, la critique cartésienne de la ressemblance ont joué certainement un grand rôle pour leur mise entre parenthèses, le XIXe siècle et, très singulièrement, Marx, Nietzsche et Freud nous ont remis en présence d'une nouvelle possibilité d'interprétations, ils ont fondé à nouveau la possibilité d'une herméneutique.

Le premier livre du Capital *, des textes comme La Naissance de la tragédie ** et La Généalogie de la morale ***, la Traumdeutung ****, nous remettent en présence de techniques interprétatives. Et l'effet de choc, l'espèce de blessure provoquée dans la pensée occidentale par ces oeuvres vient probablement de ce qu'elles ont reconstitué sous nos yeux quelque chose que Marx d'ailleurs appelait lui - même des « hiéroglyphes ». Cela nous a mis dans une posture inconfortable, puisque ces techniques d'interprétation nous concernent nous - mêmes, puisque nous autres, interprètes, nous nous sommes mis à nous interpréter par ces techniques. C'est avec ces techniques d'interprétation, en retour, que nous devons interroger ces interprètes que furent Freud, Nietzsche et Marx, si bien que nous sommes renvoyés perpétuellement dans un perpétuel jeu de miroirs.

* Marx (K.), Das Kapital. Kritik der politischen Oekonomie, Buch l : Der Produktionsprozess des Kapitals, Hambourg, O. Meissner, 1867 (Le Capital. Critique de l'économie politique, livre 1 : Le Développement de la production capitaliste, trad. J. Roy, revue par M. Rubel, in Oeuvres, t. l : Économie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1965, pp. 630 - 690).

** Nietzsche (F.), Die Geburt der Tragödie. Oder : Griechenthum und Pessimismus, Leipzig, E. W. Fritzsch, 1872 (La Naissance de la tragédie. Ou Hellénité et Pessimisme, trad. P. Lacoue - Labarthe, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. l, 1977, pp. 23 - 156).

*** Nietzsche (F.), Zur Genealogie der Moral, Leipzig, C. G. Naumann, 1887 (La Généalogie de la morale, trad. 1. Hildenbrand et J. Gratien, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VII, 1971, pp. 213 - 347).

**** Freud (s.), Die Traumdeutung, Vienne, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation des rêves, trad. D. Berger, Paris, P.U.F., 1967).

Freud dit quelque part qu'il y a trois grandes blessures narcissiques dans la culture occidentale : la blessure imposée par Copernic ; celle qui est faite par Darwin, quand il a découvert que l'Homme descendait du singe ; et la blessure faite par Freud lorsque lui - même, à son tour, a découvert que la conscience reposait sur l'inconscience *. Je me demande si l'on ne pourrait pas dire que Freud, Nietzsche et Marx, en nous enveloppant dans une tâche d'interprétation qui se réfléchit toujours sur elle - même, n'ont pas constitué autour de nous, et pour nous, ces miroirs, d'où nous sont renvoyées des images dont les blessures intarrisables forment notre narcissisme d'aujourd'hui. En tout cas, et c'est à ce propos que je voudrais faire quelques suggestions, il me semble que Marx, Nietzsche et Freud n'ont pas en quelque sorte multiplié les signes dans le monde occidental. Ils n'ont pas donné un sens nouveau à des choses qui n'avaient pas de sens. Ils ont en réalité changé la nature du signe, et modifié la façon dont le signe en général pouvait être interprété.

* Allusion à la triple humiliation infligée au narcissisme humain par Nicolas Copernic (« humiliation cosmologique »), Charles Darwin (« humiliation biologique ») et Sigmund Freud (« humiliation psychologique »), dont parle Freud dans Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse, 1917 (Une difficulté de la psychanalyse, trad. M. Bonaparte et E. Marty, in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. «Les Essais», no 61, 1933, pp. 141 - 147).

La première question que je voulais poser, c'est celle - ci : est - ce que Marx, Freud et Nietzsche n'ont pas modifié profondément l'espace de répartition dans lequel les signes peuvent être des signes ?

À l'époque que j'ai prise pour point de repère, au XVIE siècle, les signes se disposaient d'une façon homogène dans un espace qui était lui - même homogène, et cela dans toutes les directions. Les signes de la terre renvoyaient au ciel, mais ils renvoyaient aussi bien au monde souterrain, ils renvoyaient de l'homme à l'animal, de l'animal à la plante, et réciproquement. À partir du XIXE siècle, Freud, Marx et Nietzsche, les signes se sont étagés dans un espace beaucoup plus différencié, selon une dimension que l'on pourrait appeler celle de la profondeur, à condition de ne pas entendre par là l'intériorité, mais au contraire l'extériorité.

Je pense en particulier à ce long débat que Nietzsche n'a cessé d'entretenir avec la profondeur. Il y a chez Nietzsche une critique de la profondeur idéale, de la profondeur de conscience, qu'il dénonce comme une invention des philosophes ; cette profondeur serait recherche pure et intérieure de la vérité. Nietzsche montre comment elle implique la résignation, l'hypocrisie, le masque ; si bien que l'interprète doit, lorsqu'il en parcourt les signes pour les dénoncer, descendre le long de la ligne verticale et montrer que cette profondeur de l'intériorité est en réalité autre chose que ce qu'elle dit. Il faut par conséquent que l'interprète descende, qu'il soit, comme il dit, «le bon fouilleur des bas - fonds» 1.

1. Nietzsche (F.), Morgenröthe, Leipzig, C. G. Naumann, 1880. Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, § 446 : « Hiérarchie. » (Trad. Julien Hervier, Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. IV, 1980, p.238 [N.d.É.].)

Mais on ne peut en réalité parcourir cette ligne descendante, quand on interprète, que pour restituer l'extériorité étincelante qui a été recouverte et enfouie. C'est que, si l'interprète doit aller lui - même jusqu'au fond, comme un fouilleur, le mouvement de l'interprétation est au contraire celui d'un surplomb, d'un surplomb de plus en plus élevé, qui laisse toujours au - dessus de lui s'étaler d'une manière de plus en plus visible la profondeur ; et la profondeur est maintenant restituée comme secret absolument superficiel, de telle sorte que l'envol de l'aigle, l'ascension de la montagne, toute cette verticalité si importante dans Zarathoustra, c'est, au sens strict, le renversement de la profondeur, la découverte que la profondeur n'était qu'un jeu, et un pli de la surface. À mesure que le monde devient plus profond sous le regard, on s'aperçoit que tout ce qui a exercé la profondeur de l'homme n'était qu'un jeu d'enfant.

Cette spatialité, ce jeu de Nietzsche avec la profondeur, je me demande s'ils ne peuvent se comparer au jeu, apparemment différent, que Marx a mené avec la platitude. Le concept de platitude, chez Marx, est très important ; au début du Capital, il explique comment, à la différence de Persée, il doit s'enfoncer dans la brume pour montrer en fait qu'il n'y a pas de monstres ni d'énigmes profondes, parce que tout ce qu'il y a de profondeur dans la conception que la bourgeoisie se fait de la monnaie, du capital, de la valeur, etc., n'est en réalité que platitude.

Et, bien sûr, il faudrait rappeler l'espace d'interprétation que Freud a constitué, non seulement dans la fameuse topologie de la Conscience et de l'Inconscient, mais également dans les règles qu'il a formulées pour l'attention psychanalytique, et le déchiffrement par l'analyste de ce qui se dit tout au cours de la « chaîne» parlée. Il faudrait rappeler la spatialité, après tout très matérielle, à laquelle Freud a attaché tant d'importance, et qui étale le malade sous le regard surplombant du psychanalyste.

*

Le second thème que je voudrais vous proposer, et qui est d'ailleurs un peu lié à celui - ci, ce serait d'indiquer, à partir de ces trois hommes dont nous parlons maintenant, que l'interprétation est enfin devenue une tâche infinie.

À vrai dire, elle l'était déjà au XVIe siècle, mais les signes se renvoyaient les uns aux autres, tout simplement parce que la ressemblance ne peut être que limitée. À partir du XIXe siècle, les signes s'enchaînent en un réseau inépuisable, lui aussi infini, non pas parce qu'ils reposent sur une ressemblance sans bordure, mais parce qu'il y a béance et ouverture irréductibles.

L'inachevé de l'interprétation, le fait qu'elle soit toujours déchiquetée, et qu'elle reste en suspens au bord d'elle - même, se retrouve, je crois, d'une façon assez analogue chez Marx, Nietzsche et Freud, sous la forme du refus du commencement. Refus de la « robinsonade », disait Marx ; distinction, si importante chez Nietzsche, entre le commencement et l'origine ; et caractère toujours inachevé de la démarche régressive et analytique chez Freud. C'est surtout chez Nietzsche et Freud, d'ailleurs, à un moindre degré chez Marx, que l'on voit se dessiner cette expérience, je crois si importante pour l'herméneutique moderne, que plus on va loin dans l'interprétation, plus en même temps on s'approche d'une région absolument dangereuse, où non seulement l'interprétation va trouver son point de rebroussement, mais où elle va disparaître elle - même comme interprétation, entraînant peut - être la disparition de l'interprète lui - même. L'existence toujours approchée du point absolu de l'interprétation serait en même temps celle d'un point de rupture.

Chez Freud, on sait bien comme s'est faite progressivement la découverte de ce caractère structuralement ouvert de l'interprétation, structuralement béant. Elle fut faite d'abord d'une manière très allusive, très voilée à elle - même dans la Traumdeutung, lorsque Freud analyse ses propres rêves, et qu'il invoque des raisons de pudeur, ou de non - divulgation d'un secret personnel pour s'interrompre.

Dans l'analyse de Dora, on voit apparaître cette idée que l'interprétation doit bien s'arrêter, ne peut pas aller jusqu'au bout en raison de quelque chose qui sera appelé transfert quelques années après. Et puis s'affirme à travers toute l'étude du transfert l'inépuisabilité de l'analyse, dans le caractère infini et infiniment problématique du rapport de l'analysé à l'analyste, rapport qui est évidemment constituant pour la psychanalyse, et qui ouvre l'espace dans lequel elle ne cesse de se déployer, sans jamais pouvoir s'achever.

Chez Nietzsche aussi, il est évident que l'interprétation est toujours inachevée. Qu'est - ce pour lui que la philosophie, sinon une sorte de philologie toujours en suspens, une philologie sans terme, déroulée toujours plus loin, une philologie qui ne serait jamais absolument fixée ? Pourquoi ? C'est, comme il le dit dans Par - delà le bien et le mal, parce que « périr par la connaissance absolue pourrait bien faire partie du fondement de l'être» 1. Et pourtant, cette connaissance absolue qui fait partie du fondement de l'Être, il a montré dans Ecce homo * combien il en était proche. De même, au cours de l'automne 1888 à Turin.

1. Nietzsche (F.), Jenseits von Gut und Böse. VorsPiel einer Philosophie der Zukunft, Leipzig, C. G. Naumann, 1886. (Par - delà le bien et le mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir, trad. C. Heim, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VII, 1971, § 39, p. 56 [N.d.É.].)

* Nietzsche (F.), Ecce homo. Wie man wird, was man ist, Leipzig, C. G. Naumann, 1889 (Ecce homo. Comment on devient ce que l'on est, trad. J . - C. Hémery, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VIII, 1974, pp.237 - 341).

Si l'on déchiffre dans la correspondance de Freud ses perpétuels soucis depuis le moment où il a découvert la psychanalyse, on peut se demander si l'expérience de Freud n'est pas, au fond, assez semblable à celle de Nietzsche. Ce qui est en question dans le point de rupture de l'interprétation, dans cette convergence de l'interprétation vers un point qui la rend impossible, ce pourrait bien être quelque chose comme l'expérience de la folie.

Expérience contre laquelle Nietzsche s'est débattu et par laquelle il a été fasciné ; expérience contre laquelle Freud lui - même, toute sa vie, a lurté, non sans angoisse. Cette expérience de la folie serait la sanction d'un mouvement de l'interprétation, qui s'approche à l'infini de son centre, et qui s'effondre, calcinée.

*

Cet inachèvement essentiel de l'interprétation, je crois qu'il est lié à deux autres principes, eux aussi fondamentaux, et qui constitueraient avec les deux premiers, dont je viens de parler, les postulats de l'herméneutique moderne. Celui - ci, d'abord : si l'interprétation ne peut jamais s'achever, c'est tout simplement qu'il n'y a rien à interpréter. Il n'y a rien d'absolument premier à interpréter, car au fond, tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui - même non pas la chose qui s'offre à l'interprétation, mais interprétation d'autres signes.

Il n'y a jamais, si vous voulez, un interpretandum qui ne soit déjà interpretans, si bien que c'est un rapport tout autant de violence que d'élucidation qui s'établit dans l'interprétation. En effet, l'interprétation n'éclaire pas une matière à interpréter, qui s'offrirait à elle passivement ; elle ne peut que s'emparer, et violemment, d'une interprétation déjà là, qu'elle doit renverser, retourner, fracasser à coups de marteau.

On le voit déjà chez Marx, qui n'interprète pas l'histoire des rapports de production, mais qui interprète un rapport se donnant déjàcomme une interprétation, puisqu'il se présente comme nature. De même, Freud n'interprète pas des signes, mais des interprétations. En effet, sous les symptômes, qu'est - ce que Freud découvre ? Il ne découvre pas, comme on dit, des « traumatismes », il met au jour des fantasmes, avec leur charge d'angoisse, c'est - à - dire un noyau qui est déjà lui - même dans son être propre une interprétation. L'anorexie, par exemple, ne renvoie pas au sevrage, comme le signifiant renverrait au signifié, mais l'anorexie comme signe, symptôme à interpréter, renvoie aux fantasmes du mauvais sein maternel, qui est lui - même une interprétation, qui est déjà en lui - même un corps parlant. C'est pourquoi Freud n'a pas à interpréter autrement que dans le langage de ses malades ce que ses malades lui offrent comme symptômes ; son interprétation est l'interprétation d'une interprétation, dans les termes où cette interprétation est donnée. On sait bien que Freud a inventé le Surmoi le jour où une malade lui a dit : «Je sens un chien sur moi. »

C'est de la même façon que Nietzsche s'empare des interprétations qui se sont déjà emparées les unes des autres. Il n'y a pas pour Nietzsche un signifié originel. Les mots eux - mêmes ne sont pas autre chose que des interprétations, tout au long de leur histoire ils interprètent avant d'être signes, et ils ne signifient finalement que parce qu'ils ne sont que des interprétations essentielles. Témoin, la fameuse étymologie de agathos 1. C'est aussi ce que Nietzsche dit, lorsqu'il dit que les mots ont toujours été inventés par les classes supérieures ; ils n'indiquent pas un signifié, ils imposent une interprétation. Par conséquent, ce n'est pas parce qu'il y a des signes premiers et énigmatiques que nous sommes maintenant voués à la tâche d'interpréter, mais parce qu'il y a des interprétations, parce qu'il ne cesse d'y avoir au - dessous de tout ce qui parle le grand tissu des interprétations violentes. C'est pour cette raison qu'il y a des signes, des signes qui nous prescrivent l'interprétation de leur interprétation, qui nous prescrivent de les renverser comme signes. En ce sens, on peut dire que l' allegoria et l' hyponoia sont au fond du langage et avant lui, non pas ce qui s'est glissé après coup sous les mots, pour les déplacer et les faire vibrer, mais ce qui a fait naître les mots, ce qui les fait scintiller d'un éclat qui ne se fixe jamais. C'est pourquoi aussi l'interprète chez Nietzsche, c'est le «véridique » ; il est le « véritable », non pas parce qu'il s'empare d'une vérité en sommeil pour la proférer, mais parce qu'il prononce l'interprétation que toute vérité a pour fonction de recouvrir. Peut - être cette primauté de l'interprétation par rapport aux signes est - elle ce qu'il y a de plus décisif dans l'herméneutique moderne.

1. Cf. La Généalogie de la morale, op. cit., 1re dissertation, §§ 4 et 5.

L'idée que l'interprétation précède le signe implique que le signe ne soit pas un être simple et bienveillant, comme c'était le cas encore au XVIe siècle, où la pléthore des signes, le fait que les choses se ressemblaient prouvaient simplement la bienveillance de Dieu, et n'écartaient que par un voile transparent le signe du signifié. Au contraire, à partir du XIXe siècle, à partir de Freud, de Marx et de Nietzsche, il me semble que le signe va devenir malveillant ; je veux dire qu'il y a dans le signe une façon ambiguë et un peu louche de mal vouloir, et de « malveiller ». Et cela, dans la mesure où le signe est déjà une interprétation qui ne se donne pas pour telle. Les signes sont des interprétations qui essaient de se justifier, et non pas l'inverse.

Ainsi fonctionne la monnaie telle qu'on la voit définie dans la Critique de l'économie politique, et surtout dans le premier livre du Capital *. C'est ainsi que fonctionnent les symptômes chez Freud. Et chez Nietzsche, les mots, la justice, les classements binaires du Bien et du Mal, par conséquent les signes, sont des masques. Le signe en acquérant cette fonction nouvelle de recouvrement de l'interprétation perd son être simple de signifiant qu'il possédait encore à l'époque de la Renaissance, son épaisseur propre vient comme à s'ouvrir, et peuvent alors se précipiter dans l'ouverture tous les concepts négatifs qui étaient jusqu'alors demeurés étrangers à la théorie du signe. Celle - ci ne connaissait que le moment transparent et à peine négatif du voile. Maintenant va pouvoir s'organiser à l'intérieur du signe tout un jeu des concepts négatifs, de contradictions, d'oppositions, bref, l'ensemble de ce jeu des forces réactives que Deleuze a si bien analysé dans son livre sur Nietzsche.

* Marx (K.), Zur Kritik der politischen Oekonomie, Berlin, Franz Dancker, 1859 (Critique de l'économie politique, trad. M. Rubel et L. Évrard, 1re section : Le Capital en général, chapitre Il : « La monnaie », in Oeuvres, t. l : Économie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1965, pp.317 - 452).

« Remettre la dialectique sur ses pieds », si cette expression doit avoir un sens, ne serait - ce pas justement avoir replacé dans l' épaisseur du signe, dans cet espace ouvert, sans fin, béant, dans cet espace sans contenu réel ni réconciliation, tout ce jeu de la négativité que la dialectique, finalement, avait désamorcé en lui donnant un sens positif ?

*

Enfin, dernier caractère de l'herméneutique : l'interprétation se trouve devant l'obligation de s'interpréter elle - même à l'infini ; de se reprendre toujours. D'où deux conséquences importantes. La première, c'est que l'interprétation sera toujours désormais l'interprétation par le «qui ?» ; on n'interprète pas ce qu'il y a dans le signifié, mais on interprète au fond : qui a posé l'interprétation. Le principe de l'interprétation, ce n'est pas autre chose que l'interprète, et c'est peut - être le sens que Nietzsche a donné au mot de « psychologie». La seconde conséquence, c'est que l'interprétation a à s'interpréter toujours elle - même, et ne peut pas manquer de faire retour sur elle - même. Par opposition au temps des signes, qui est un temps de l'échéance, et par opposition au temps de la dialectique, qui est malgré tout linéaire, on a un temps de l'interprétation qui est circulaire. Ce temps est bien obligé de repasser là où il est déjà passé, ce qui fait qu'au total le seul danger que court réellement l'interprétation, mais c'est un danger suprême, ce sont paradoxalement les signes qui le lui font courir. La mort de l'interprétations, c'est de croire qu'il y a des signes, des signes qui existent premièrement, originellement, réellement, comme des marques cohérentes, pertinentes et systématiques.

La vie de l'interprétation, au contraire, c'est de croire, qu'il n'y a que des interprétations. Il me semble qu'il faut bien comprendre cette chose que trop de nos contemporains oublient, que l'herméneutique et la sémiologie sont deux farouches ennemies. Une herméneutique qui se replie en effet sur une sémiologie croit à l'existence absolue des signes : elle abandonne la violence, l'inachevé, l'infinité des interprétations, pour faire régner la terreur de l'indice, et suspecter le langage. Nous reconnaissons ici le marxisme après Marx. Au contraire, une herméneutique qui s'enveloppe sur elle - même entre dans le domaine des langages qui ne cessent de s'impliquer eux - mêmes, cette région mitoyenne de la folie et du pur langage. C'est là que nous reconnaissons Nietzsche.

DISCUSSION

M. Boehm : Vous avez bien montré que l'interprétation ne s'arrêtait jamais chez Nietzsche et constituait l'étoffe même de la réalité. Bien plus, interpréter le monde et le changer ne sont pas pour Nietzsche deux choses différentes. Mais en est - il ainsi pour Marx ? Dans un texte célèbre, il oppose changement du monde et interprétation du monde...

M. Foucault : Cette phrase de Marx, je m'attendais bien à ce qu'on me l'oppose. Tout de même, si vous vous reportez à l'économie politique, vous remarquerez que Marx la traite toujours comme une manière d'interpréter. Le texte sur l'interprétation concerne la philosophie, et la fin de la philosophie. Mais l'économie politique telle que l'entend Marx ne pourrait - elle pas constituer une interprétation, qui, elle, ne serait pas condamnée, parce qu'elle pourrait tenir compte du changement du monde et l'intérioriserait en quelque sorte ?

M. Boehm : Autre question : l'essentiel, pour Marx, Nietzsche et Freud, n'est - il pas dans l'idée d'une automystification de la conscience ? N'est - ce pas là l'idée nouvelle qui n'apparaît pas avant le XIXe siècle et qui trouverait sa source dans Hegel ?

M. Foucault : C'est lâche de ma part de vous dire que précisément ce n'est pas cette question - là que j'ai voulu poser. J'ai voulu traiter l'interprétation comme telle. Pourquoi s'est-on remis à interpréter ? Est - ce sous l'influence de Hegel ?

Il y a une chose qui est certaine, c'est que l'importance du signe, un certain changement en tout cas dans l'importance et le crédit qu'on accordait au signe s'est produit à la fin du XVIIIe siècle, ou au début du XIXe ; pour des raisons qui sont très nombreuses. Par exemple, la découverte de la philologie au sens classique du mot, l'organisation du réseau des langues indo - européennes, le fait que les méthodes de classification ont perdu leur utilité, tout cela a probablement réorganisé entièrement notre monde culturel des signes. Des choses comme la philosophie de la nature, entendue au sens très large, non seulement chez Hegel, mais chez tous les contemporains allemands de Hegel, sont sans doute la preuve de cette altération dans le régime des signes, qui s'est produite dans la culture à ce moment - là.

J'ai l'impression qu'il serait, disons plus fécond, actuellement, pour le genre de problème que l'on pose, de voir dans l'idée de la mystification de la conscience un thème né de la modification du régime fondamental des signes, plutôt que d'y trouver à l'inverse l'origine du souci d'interpréter.

M. Taubes : L'analyse de M. Foucault n'est-elle pas incomplète ? Il n'a pas tenu compte des techniques de l'exégèse religieuse qui ont eu un rôle décisif. Et il n'a pas suivi l'articulation historique véritable. Malgré ce que vient de dire M. Foucault, il me semble que l'interprétation au XIXe siècle commence avec Hegel.

M. Foucault : Je n'ai pas parlé de l'interprétation religieuse qui en effet a eu une importance extrême, parce que dans la très brève histoire que j'ai retracée, je me suis placé du côté des signes et non du côté du sens. Quant à la coupure du XIXe siècle, on peut bien la mettre sous le nom de Hegel. Mais dans l'histoire des signes, pris dans leur extension la plus grande, la découverte des langues indo - européennes, la disparition de la grammaire générale, la substitution du concept d'organisme à celui de caractère ne sont pas moins «importants» que la philosophie hégélienne. Il ne faut pas confondre histoire de la philosophie et archéologie de la pensée.

M. Vattimo : Si je vous ai bien compris, Marx devrait être classé parmi les penseurs qui, comme Nietzsche, découvrent l'infinité de l'interprétation. Je suis parfaitement d'accord avec vous pour Nietzsche. Mais chez Marx, n'y a - t - il pas nécessairement un point d'arrivée ? Que veut dire l'infrastructure sinon quelque chose qui doit être considéré comme base ?

M. Foucault : Quant à Marx, je n'ai guère développé mon idée ; j'ai même peur de ne pas pouvoir encore la démontrer. Mais prenez le Dix - Huit Brumaire *, par exemple : Marx ne présente jamais son interprétation comme l'interprétation finale. Il sait bien, et il le dit, qu'on pourrait interpréter à un niveau plus profond, ou à un niveau plus général, et qu'il n'y a pas d'explication qui soit au ras du sol.

* Marx (K.), Der Achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, in Die Revolution. Bine Zeitschrift in zwanglosen Heften, éd J. Weydemeyer, Erstes Heft, New York, 1852 (Le Dix - Huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1962).

M. Wahl : Je crois qu'il ya une guerre entre Nietzsche et Marx, et entre Nietzsche et Freud, bien qu'il y ait des analogies. Si Marx a raison, Nietzsche doit être interprété comme un phénomène de la bourgeoisie de telle époque. Si Freud a raison, il faut connaître l'inconscient de Nietzsche. Et donc je vois une sorte de guerre entre Nietzsche et les deux autres.

N'est-il pas vrai que, des interprétations, nous en avons trop ? Nous sommes «malades d'interprétation». Sans doute, il faut toujours interpréter. Mais n'y a - t - il pas aussi quelque chose à interpréter ? Et je demande encore : qui interprète ? Et enfin : nous sommes mystifiés, mais par qui ? Il y a un trompeur, mais qui est ce trompeur ? Il y a toujours une pluralité d'interprétations : Marx, Freud, Nietzsche, et aussi Gobineau... Il y a le marxisme, il y a la psychanalyse, il y a encore, disons, des interprétations raciales...

M. Foucault : Le problème de la pluralité des interprétations, de la guerre des interprétations, est, je crois, rendu structuralement possible par la définition même de l'interprétation qui se fait à l'infini, sans qu'il y ait un point absolu à partir duquel elle se juge et se décide. De telle sorte que cela, le fait que nous soyons voués à être interprétés au moment même où nous interprétons, tout interprète doit le savoir. Cette pléthore d'interprétations est certainement un trait qui caractérise profondément la culture occidentale maintenant.

M. Wahl.. Il y a tout de même des gens qui ne sont pas interprètes.

M. Foucault : À ce moment - là, ils répètent, ils répètent le langage lui - même.

M. Wahl : Pourquoi ? Pourquoi dire cela ? Claudel, naturellement, on veut l'interpréter de multiples façons, à la façon marxiste, à la façon freudienne, mais malgré tout, l'important, c'est que c'est l'oeuvre de Claudel en tout cas. L'oeuvre de Nietzsche, c'est plus difficile à dire. Par rapport aux interprétations marxistes et freudiennes, il risque de succomber...

M. Foucault : Oh, je ne dirai pas qu'il a succombé ! Il est certain qu'il y a, dans les techniques d'interprétation de Nietzsche, quelque chose qui est radicalement différent, et qui fait qu'on ne peut pas, si vous voulez, l'inscrire dans les corps constitués que représentent actuellement les communistes, d'une part, et les psychanalystes, de l'autre. Les nietzschéens n'ont pas à l'égard de ce qu'ils interprètent...

M. Wahl.. y a - t - il des nietzschéens ? On les mettait en doute ce matin !

M. Baroni : Je voudrais vous demander si vous ne pensez pas qu'entre Nietzsche, Freud et Marx le parallèle pourrait être le suivant : Nietzsche, dans son interprétation, cherche à analyser les beaux sentiments et à montrer ce qu'ils cachent en réalité (ainsi dans La Généalogie de la morale). Freud, dans la psychanalyse, va dévoiler ce qu'est le contenu latent ; et, là aussi, l'interprétation sera assez catastrophique pour les bons sentiments. Enfin, Marx attaquera la bonne conscience de la bourgeoisie, et montrera ce qu'il y a au fond. Si bien que les trois interprétations apparaissent comme dominées par l'idée qu'il y a des signes à traduire, dont il faut découvrir la signification, même si cette traduction n'est pas simple, et doit se faire par étapes, peut - être à l'infini.

Mais il y a, me semble-t- il, une autre sorte d'interprétation en psychologie, qui est tout à fait opposée, et qui nous fait rejoindre le XVIe siècle dont vous avez parlé. C'est celle de Jung, qui dénonçait précisément dans le type d'interprétation freudienne le poison dépréciatif. Jung oppose le symbole au signe, le signe étant ce qui doit être traduit en son contenu latent, alors que le symbole parle par lui - même. Bien que j'aie pu tout à l'heure dire que Nietzsche me paraissait être à côté de Freud et de Marx, en fait je crois que, là, Nietzsche peut aussi être rapproché de Jung. Pour Nietzsche, comme pour Jung, il y a une opposition entre le «moi» et le « soi », entre la petite et la grande raison. Nietzsche est un interprète extrêmement aigu, et même cruel, mais il y a chez lui une certaine façon de se mettre à l'écoute de « la grande raison », qui le rapproche de Jung.

M. Foucault.. Vous avez sans doute raison.

Mlle Ramnoux : Je voudrais revenir sur un point : pourquoi n'avez - vous pas parlé du rôle de l'exégèse religieuse ? Il me semble qu'on ne peut pas négliger, peut - être même, l'histoire des traductions : parce qu'au fond tout traducteur de la Bible se dit qu'il dit le sens de Dieu, et que par conséquent il doit y mettre une conscience infinie. Finalement, les traductions évoluent à travers le temps, et quelque chose se révèle à travers cette évolution des traductions. C'est une question très compliquée...

Et aussi, avant de vous entendre, je réfléchissais sur les relations possibles entre Nietzsche et Freud. Si vous prenez l'index des oeuvres complètes de Freud, et par - dessus le marché le livre de Jones, vous trouverez finalement très peu de choses. Tout d'un coup, je me suis dit : le problème est inverse. Pourquoi Freud s'est - il tu sur Nietzsche ?

Or là, il y a deux points. Le premier point, c'est qu'en 1908, je crois, les élèves de Freud, c'est - à - dire Rank et Adler, ont pris comme sujet d'un de leurs petits congrès les ressemblances ou les analogies entre les thèses de Nietzsche (en particulier La Généalogie de la morale) et les thèses de Freud. Freud les a laissé faire en gardant une extrême réserve, et je crois que ce qu'il a dit, à ce moment - là, c'est à peu près : Nietzsche apporte trop d'idées à la fois.

L'autre point, c'est que, à partir de 1910, Freud est entré en relations avec Lou Salomé ; il a sans doute fait une ébauche, ou une analyse didactique de Lou Salomé *. Par conséquent, il devait y avoir à travers Lou Salomé une sorte de relation médicale entre Freud et Nietzsche. Or il ne pouvait pas en parler. Seulement, ce qu'il y a de certain, c'est que tout ce que Lou Salomé a publié après, au fond, fait partie de son analyse interminable. Il faudrait le lire dans cette perspective. Ensuite, nous trouvons le livre de Freud Moise et le Monothéisme **, où il y a une sorte de dialogue de Freud avec le Nietzsche de La Généalogie de la morale - vous voyez, je vous soumets des problèmes, est - ce que vous en savez plus ?

* Référence à la correspondance entre Lou Andreas - Salomé et Freud, qui s’étend sur un quart de siècle. Lou Andreas - Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud (1912 - 1936). Suivie du Journal d'une année (1912 - 1913), trad. L. Jumel, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1970.

** Freud (S.), Der Mann Moses und die Monotheistische Religion. Drei Abhandlungen, Amsterdam, Allert de Lange, 1939 (L'Homme Moise et la Religion monothéiste. Trois essais., trad. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1986).

M. Foucault.. Non, je n'en sais rigoureusement pas plus. J'ai été en effet frappé par l'étonnant silence, à part une ou deux phrases, de Freud sur Nietzsche, même dans sa correspondance. C'est en effet assez énigmatique. L'explication par l'analyse de Lou Salomé, le fait qu'il ne pouvait pas en dire plus...

Mlle Ramnoux : Il ne voulait pas en dire plus...

M. Demonbynes : À propos de Nietzsche, vous avez dit que l'expérience de la folie était le point le plus proche de la connaissance absolue. Puis - je vous demander dans quelle mesure, à votre avis, Nietzsche a eu l'expérience de la folie ? Si vous aviez le temps, naturellement, ce serait fort intéressant de se poser la même question au sujet d'autres grands esprits, que ce fussent des poètes, ou des écrivains comme Hölderlin, Nerval ou Maupassant, ou même des musiciens comme Schumann, Henri Duparc ou Maurice Ravel. Mais restons sur le plan de Nietzsche. Ai - je bien compris ? Car vous avez bel et bien parlé de cette expérience de la folie. Est - ce vraiment ce que vous avez voulu dire ?

M. Foucault : Oui.

M. Demonbynes : Vous n'avez pas voulu dire « conscience », ou «prescience », ou pressentiment de la folie ? Croyez - vous vraiment qu'on puisse avoir... que de grands esprits comme Nietzsche puissent avoir l'« expérience de la folie» ?

M. Foucault : Je vous dirai : oui, oui.

M. Demonbynes : Je ne comprends pas ce que ça veut dire, parce que je ne suis pas un grand esprit !

M. Foucault : Je ne dis pas ça.

M. Kelkel : Ma question sera très brève : elle portera sur le fond, sur ce que vous avez appelé « techniques d'interprétation », dans lesquelles vous semblez voir, je ne dirais pas un substitut, mais en tout cas un successeur, une succession possible à la philosophie. Ne croyez - vous pas que ces techniques d'interprétation du monde sont avant tout des techniques de «thérapeutique», des techniques de « guérison », au sens le plus large du terme : de la société chez Marx, de l'individu chez Freud, et de l'humanité chez Nietzsche ?

M. Foucault : Je pense en effet que le sens de l'interprétation, au XIXe siècle, s'est certainement rapproché de ce que vous entendez par thérapeutique. Au XVIe siècle, l'interprétation trouvait plutôt son sens du côté de la révélation, du salut. Je vous citerai simplement une phrase d'un historien qui s'appelle Garcia : «De nos jours - dit - il en 1860 - la santé a remplacé le salut. »