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II / L’évolution de la domination


Si nous essayons de comprendre les évolutions du capitalisme, nous pouvons remarquer que, outre la domination pratique, l’individu-e et la domination mentale jouent un rôle particulier et semblent bien être deux ressorts essentiels de la reproduction de la domination.

La domination pratique

La domination utilise toutes sortes de méthodes pour se maintenir et venir à bout des luttes ou les réprimer, elles sont déjà bien connues.

- La répression économique :
Le poids du chômage et de la précarité est très fort. Couper les vivres, cela reste toujours une bonne méthode pour calmer ou empêcher la révolte.

- La surveillance :
Les caméras, les vigiles, les fichiers informatiques, les Renseignements Généraux, etc. sont des moyens qui, reliés les uns aux autres, donnent une efficacité importante à la domination.

- Diviser pour régner :
La sérialisation des personnes dominées en groupes différents et concurrents est toujours un bon moyen pour que la domination continue de fonctionner : chômeurs et chômeuses, sans-papiers ou sans-papières, femmes, précaires, Rmistes, allocataires parents isolé-es, emploi-jeunes, CES, stagiaires, en préretraite, etc.

- La négociation :
Elle est toujours une bonne méthode d’arrêter une lutte et d’intégrer des regroupements au système.

- Les analyses, la prévision :
Les études des sciences humaines, les articles de journalistes, les essais, les missions d’étude, les enquêtes sur le terrain, etc., permettent aux dominants d’anticiper, de suivre les évolutions donc d’avoir des éléments nécessaires à la décision.

- La répression policière :
L’évolution de la police est nette. La création des BAC (Brigades Anti Criminalité), les nouveaux matériels, les nouvelles méthodes, etc. sont des éléments assez visibles. L’entraînement à la guérilla urbaine est très présent dans cette adaptation aux temps actuels, maintenant il est très difficile de tenir la rue face à la police. La violence policière n’est pas un vain mot.

- La criminalisation de la révolte :
Les personnes en lutte, les personnes connues pour leur militance active sont réprimées. Ce phénomène est en augmentation constante. La disproportion entre les faits reprochés et les peines est courante. La caution est maintenant employée, l’exemple des paysans du Larzac est dans toutes les mémoires. En elle-même la caution, comme la prison préventive, est déjà une condamnation et vise bien la répression des groupements dont font partie les personnes condamnées. Le nouveau code pénal, dans sa volonté de réprimer les incivilités, permet de retirer le permis de conduire à une personne même si ce pourquoi elle est poursuivie n’a rien à voir avec le code de la route. La double peine, le fait qu’une personne étrangère soit condamnée une première fois à la prison et une seconde fois à l’expulsion, fait également partie de cet arsenal. Cette punition est décrite comme le retour du bannissement qui avait été supprimée lors de la Révolution française.
La volonté de punir revient en force, elle explique la sévérité de la justice. Loïc Wacquant parle, à ce propos, de la criminalisation de la misère. Pour lui, nous sommes en train de passer “ d’un État social à un État pénal ” (1) afin de faire face au développement des inégalités et à la généralisation de la précarité salariale et sociale. La limite de cette critique tient au fait que cet auteur défend l’Etat social, je ne peux pas le suivre sur ce terrain.

Toutes ces méthodes forment un ensemble efficace, puissant qui limite beaucoup nos possibilités et casse ou bloque un grand nombre de personnes.

L’individu-e
Je parle ici au milieu du capitalisme occidental, mon point de vue est situé dans une métropole impérialiste et je m’exprime encore une fois en terme de tendance. Pour quelques poches de relative prospérité, le reste des territoires sont ceux de la misère. Cette situation sur le plan collectif est nommée de plus en plus souvent “ apartheid social ” (2). En cherchant à comprendre la domination et ses évolutions et tout en sachant très bien que le système détruit les humains un peu partout dans le monde, je me focalise ici plus particulièrement sur l’individu-e. Celle-ci ou celui-ci est, à mon avis, une des pièces majeures du fonctionnement de la marchandise et du spectacle dans notre situation.
Plusieurs analyses convergent pour dire que nous sommes passé-es d’une société de masse à une société de surveillance, où les personnes sont plus impliquées qu’auparavant. La société de masse était une société où l’encadrement était plutôt autoritaire, l’autonomie des personnes assez peu importante. Dans la société de surveillance, nous observons une autonomie des personnes plus grande, l’encadrement est moins autoritaire, plus souple, le contrôle direct ou indirect est la contre-partie de cette évolution. Au bout de la chaîne, la précarisation rend le contrôle plus direct, parce que le temps et l’argent sont deux éléments clés de la domination. Le groupe s’efface devant la personne et nous le constatons facilement : c’est le règne de l’individu-e. Alain Ehrenberg parle d’une nouvelle modalité du gouvernement de soi : “ La nouveauté est la prise en charge croissante de problèmes par l’individu lui-même, à tous les échelons de la société. Le nombre de mécanismes sociaux qui favorisaient les automatismes de comportements ou d’attitudes a largement diminué au profit de normes incitant à la décision personnelle, qu’il s’agisse de recherche d’emploi, de vie de couple, d’éducation, de manière de travailler ou de se conserver en bonne santé : dans ces domaines et dans d’autres encore, nous sommes incités à être responsables de nous-mêmes. La vie était vécue par la plupart des gens comme un destin collectif, elle est aujourd’hui une histoire personnelle. Chacun, désormais indubitablement confronté à l’incertain, doit s’appuyer sur lui-même pour inventer sa vie, lui donner un sens et s’engager dans l’action. Ce changement de situation de l’individualité, cette prise en charge personnelle là où régnaient des règles comportementales fixes constitue une tendance de fond des sociétés démocratiques avancées. ” (3).

D’autres critiques, comme celle de Miguel Benasayag, parlent du “ mythe de l’individu ” (4). Il n’est pas question de nier l’existence de l’individu-e comme réalité de la personne, mais de se rendre compte que, souvent, la conscience que l’individu-e a de lui-même ou d’elle-même est fortement altérée au point de croire qu’il ou elle est une unité autonome, une monade (i). La croyance que les personnes ont de leur liberté, dans le contexte postmoderne où la marchandise et le spectacle règnent en maîtres, est mythique. François Brune dans son ouvrage “ Les médias pensent comme moi ” analyse la situation ainsi : “ L’homme moderne est l’individu parfaitement traversé par le discours anonyme, discours qui le produit et le reproduit à son tour. Il est profondément heureux de se sentir semblable, tout en jouissant de l’illusion d’être différent. Il est en phase avec l’époque. ”

Il conclut de cette façon : “ Imposer le silence aux opprimés, leur imposer des discours de propagande qu’ils doivent écouter sans mots dire, “ c’est dépassé ”. Il y a mieux : c’est de les laisser parler en gangrenant leur discours, en le parasitant d’une idéologie anonyme, de lieux communs informels qui font que, tout en croyant s’affirmer comme sujets de parole, comme auteurs personnels de leurs opinions et de leurs modes de vie, ils ne peuvent que dire tous la même chose, ils ne peuvent que répéter ce qui est déjà dit pour eux, à leur place, comme étant ce qu’ils pensent ou croient vivre.” (5)

Clonage culturel ?
La notion de clonage culturel est employée parfois. Cette notion a un inconvénient, elle laisse supposer que la création culturelle n’existerait pas, ou qu’il n’y aurait aucune différence culturelle. Évidemment cela est faux, en musique, en littérature, dans les arts plastiques, dans les arts de rue, dans le théâtre ou ailleurs, beaucoup de gens inventent et créent des nouvelles formes culturelles, expérimentent de nouveaux arts de vivre. Les différences culturelles existent, même si elles sont souvent minoritaires.

Par contre, la notion de clonage culturel a l’avantage de mettre en évidence un des ressorts importants de la domination contemporaine, qui est le fait culturel majoritaire. L’opinion s’offusque facilement du clonage biologique des humains, mais rarement de celui qui reproduit par millions des clones culturels. A cet égard la domination de Microsoft (ou plus explicitement de la domination exercée par l’alliance de fait entre Windows et d’Intel, connue sous le nom de “ Wintel ”) au niveau mondial est significative et participe de ce processus. On peut le remarquer aussi pour Mac Do, Coca Cola, les pizzas, les téléphones portables, les jeans, la world-music et le nouveau venu : Internet. A ce propos, les publicitaires synthétisent bien l’évolution actuelle avec un nouveau slogan : “ la vie.com ”, virtuel mais commercial ! Cette approche, le clonage culturel, montre que l’individu-e est, en partie, une création du système capitaliste.

L’individu-e est le siège des désirs et c’est en cela qu’il ou elle intéresse le capitalisme. C’est pour cette raison qu’il ou elle est choyé-e, flatté-e, qu’elle ou qu’il est l’objet de toutes les attentions, d’une valorisation de tous les instants. L’atomisation individuelle a atteint des degrés jamais connus jusqu’à maintenant et pourtant il est évident que nous sommes presque tous ou toutes pareil-les, l’individualisation est conjointe de la massification. L’illusion de liberté est forte alors que la marge de liberté réelle est minime. La différence entre les atomes individuel-les est fondamentale, si nous nous plaçons du point de vue de l’individu-e, elle laisse croire à une unicité, une singularité qui serait absolue, alors que cette différence individuelle est en grande partie produite par les multiples technologies de pouvoir. Le leurre est intériorisé tant et si bien, que nous croyons en général que la possibilité de choisir entre les marchandises, les images ou les produits électoraux du parlementarisme est une capacité de liberté. Le besoin d’identité, la course à “ la marque ” est sans fin et toujours à recommencer. Il faut sans cesse remplir l’individualité de conscience autonome, nous laisser croire que nous sommes uniques, que le choix est le résultat d’un exercice de la personnalité indépendante, qu’une différence minime est fondamentale.

Le système joue avec l’image de soi. Dans la mesure où il maîtrise les images identificatoires, il peut multiplier à l’infini les façons d’être original-le, d’être différent-e ou dans le coup, de suivre la tendance ou d’être “ tendance ”. Ainsi nous pouvons comprendre pourquoi la question de l’identité est si importante en notre monde. D’un coté, l’individu-e est sollicité-e au niveau du désir pour être compatible avec le capitalisme et de l’autre, il n’y a aucune réponse sur le sens. Ce qui intéresse le capitalisme c’est l’individu-e producteur-trice ou consommateur-trice, il le préfère solvable. Mais même à la limite de la misère, il l’inclut aussi dans son fonctionnement à condition qu’il accepte la place qui lui est assignée : il ou elle consomme des biens et des images, elle ou il est relié-e aux institutions de diverses manières (ce que la Revue Temps Critiques nomme “ l’Etat comme tout social ” (6)), ils et elles contribuent par là même au fonctionnement général de la machinerie capitaliste. Par contre, le problème du sens de la vie, la question du pourquoi reste vide. Je pense que nous pouvons nous souvenir de ce qu’avait déjà remarqué Cornélius Castoriadis en 1965 : “ Il y a eu dans toutes les sociétés, et dans toutes les périodes historiques, une question concernant la place de l’être humain dans le monde et le sens de la vie en société et de la vie en général. Chaque période de l’histoire a essayé de donner une réponse à ces questions. Il ne s’agit pas de savoir si ces réponses étaient justes ou non ; le simple fait qu’il y avait une réponse créait une cohésion pour les gens vivant pendant ces périodes, donnait une finalité à leurs actes et une signification à leur vie. Aujourd’hui, il n’y a guère de réponse. Nous savons que les valeurs religieuses n’existent plus, qu’elles sont pratiquement dissoutes. Ce que l’on appelait les valeurs morales (pour autant qu’elles puissent être distinguées des valeurs religieuses), sont pratiquement dissoutes. Est-ce qu’il subsiste vraiment des normes morales acceptées dans la société aujourd’hui ?

Au niveau officiel, des pouvoirs existants, de la presse, etc., il existe une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi et que rien n’est “ mal ”, pourvu que vous puissiez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris. ” (7)
Le cynisme constaté en 1965 dans la presse, la politique, au niveau des pouvoirs officiels est devenu massif dans toute la société, aujourd’hui le cynisme est une banalité. Le relativisme est la règle générale, c’est ce que je nomme sous le concept “ postmoderne ”. Nous le constatons journellement puisqu’on nous dit que ce qui apparaît est “ bon ”, cela est normal car si rien n’est “ mal ”, tout est peut être “ bien ”. Mais ce relativisme, du point de vue de l’analyse de la domination, n’est qu’une apparence, car les dominants énoncent cela en se gardant le droit de définir le bien et le mal quand il le faut. Nous l’observons régulièrement, émettre une quelconque réserve est très difficile, interroger les évidences ne va pas de soi, alimenter le débat public ce n’est pas simple.

Le monde semble si absurde, que seul le bricolage idéologique au niveau individuel peut essayer de répondre à la question du sens. L’union entre les êtres humains se fait par la technique, un être ensemble artificiel où nous nous côtoyons sans nous rencontrer. Nous regardons tous et toutes les mêmes images, mais isolé-es les un-es des autres. Souvent lors de manifestations festives nous déambulons par groupe. Le mot “ pseudo-collectivité ” est employé parfois et il correspond bien à ce que nous vivons quotidiennement.

L’effet retour de l’atomisation individuelle est visible, les individu-es ont intégré les valeurs de la situation et servent ainsi, dans un second temps, d’appui à la reproduction du système : “ Le paradigme de la postmodernité repose sur l’idée que la mutation culturelle a permis aux individus de se mettre au diapason des transformations importantes qu’ont connues nos sociétés occidentales à travers leur modernisation. C’est justement parce que la culture n’était plus adaptée aux nouvelles réalités qui ont été implantées par le processus de modernisation que de nouvelles valeurs culturelles sont nées. ” ... / .... “ Fille de l’expansion vertigineuse de la logique de consommation, la principale caractéristique de la culture postmoderne est le fétichisme du choix. La volonté de choisir soi-même ce que l’on désire est, sans aucun doute, la valeur centrale qui marque le comportement des individus. ” ... “ La culture postmoderne n’est pas exclusive sinon elle enfermerait l’individu dans une logique de guérilla constante entre les différences. Elle est plutôt inclusive, c’est à dire qu’elle considère l’ensemble de ces différences comme des valeurs égales, donc capable de cohabiter. Cette équilégitimité et cette volonté de cohabitation sont possibles grâce à une tendance à la banalisation des valeurs.
Ces dernières ne sont plus considérées comme des absolus, mais plutôt comme des “ produits sélectionnés en fonction du goût ”, à ce grand comptoir des vérités en vrac. ” .... “ L’acceptation et la défense des valeurs comme la différence, le pluralisme et l’hétérogénéité croissante de nos sociétés n’ont rien de romantique. Elles ne constituent pas non plus une orientation altruiste. Il s’agit au contraire d’une donnée pragmatique, car chaque individu est conscient que les autres ne respecteront ses choix, que s’il respecte lui-même le choix que les autres font : le respect réciproque est donc une valeur incontournable pour la viabilité de la liberté de choix. La viabilité du pluralisme nécessite une attitude égalitaire particulière : l’égalité des différences. C’est cette perspective qui amène l’individu à opter pour un comportement de tolérance envers la différence de l’autre. ” (8)

Ce constat montre bien l’impact et la complexité de l’individualisation due au capitalisme. Toutefois ce point de vue est à situer, parce que cet effet boomerang est un phénomène essentiellement urbain, caractéristique des classes moyennes, en particulier de la jeunesse de ces milieux.
Il est devenu courant d’expliquer les nouvelles formes de religions par le déclin des grands appareils idéologiques (églises, syndicats, partis politiques, associations, etc.). Le capitalisme est entré au coeur de l’individu. Cornélius Castoriadis parlait récemment à ce sujet de “ l’individu privatisé ” (9). C’est également pour cela que la vie personnelle envahit le champ public. Cet aspect de notre système peut être analysé comme totalitaire : il oriente, produit les subjectivités, il entretient la croyance en un destin personnel, alors que c’est lui qui le façonne. Il est devenu assez commun de parler de gérer, d’entretenir ou d’améliorer son capital santé ou son capital formation. Les mots du capital sont entrés dans la vie personnelle, le capital jeunesse se vend et se monnaie (10). La forme capital s’est généralisée et est devenue presque invisible tellement elle a pénétré notre vie collective et individuelle. Elle s’accompagne de mythes impossibles à atteindre : la santé toujours et en toutes circonstances, l’éternelle jeunesse, la négation de la mort, “ tout, tout de suite! ”, l’absence de limites, l’hédonisme sans le souci des conséquences, etc. (ii)
Le développement personnel est servi par une grande variété de théories et de pratiques psychologiques qui, de fait, sont souvent des entreprises de normalisation. Au lieu de faire prendre conscience du fonctionnement de notre réalité, de nous aider à assumer ce qui nous échappe et ne peut que nous échapper (la toute puissance, les identifications idéales, le fait que nous sommes des êtres divisé-es, des êtres fini-es qui allons vers la mort), elles encouragent à l’acceptation de ce monde, à y trouver sa place. Les images idylliques ne peuvent cacher la vacuité toujours renouvelée des êtres produits par et pour le capitalisme. Le capitalisme a beau équiper l’individu-e de moyens sophistiqués pour communiquer et exister en communicant, il reste peu de choses derrière le paraître qui, encore une fois, est un pare-être. En acceptant que l’avoir puisse répondre à la question de l’être nous acceptons les énonciations du capitalisme, celles qui fixent la place des êtres comme des étants, nous acceptons un système qui continue à perpétuer le non sens et à oublier le sujet humain. La compréhension de l’individu-e dans notre contexte nécessite d’autres pistes. Alain Ehrenberg nous en indique une : “ Si on veut comprendre l’expérience contemporaine de l’individu, il faut le penser comme une relation et non comme une substance. ” (11).

Du point de vue libertaire ceci nous place dans une perspective où l’étude des modifications de la domination capitaliste éclaire ce rapport, la relation individu-e / système.

La domination mentale
Les technologies de pouvoir de la domination contemporaine passent de plus en plus par la maîtrise du mental. Ceci explique pourquoi il n’y a pas besoin d’avoir des CRS partout et tout le temps. L’aspect répressif existe dans notre société, c’est indéniable, mais nous devons admettre que le contrôle n’est pas strictement ni complètement policier ou militaire. Comme le dit très bien Orwell dans “ 1984 ” : “ Pour diriger et continuer à diriger, il faut être capable de modifier le sens de la réalité. ” (12)

La société de contrôle fonctionne de façon moins visible, mais tout aussi efficacement. Pour essayer d’expliquer ce phénomène qui, lui aussi, est à voir en terme de tendance je me réfère, entre autres, aux travaux de Didier Bigo. Ce chercheur explique comment la figure de l’immigré est en elle-même une technologie de pouvoir dans un contexte d’inquiétude. Il interroge à la fois les pratiques discursives, les décisions politiques et les pratiques sécuritaires. Il montre, que la définition de la menace alliée aux pratiques des services de sécurité, joue à la fois sur la domination symbolique et la gouvernementalité dans une situation incertaine dont le côté insécurisant est accentué. La figure de l’immigré est un moyen utilisé pour continuer à dominer. Ce qui change ce sont les agencements dans le discours et la tendance à l’autonomie des appareils et des systèmes qui mettent en oeuvre la sécurité et la surveillance. Les tenants de la domination eux ne changent pas. Ils définissent la menace et se présentent comme les garants de l’ordre. Ceci explique pourquoi il est quasi impossible de déconstruire le discours qui fait, entre autres, un amalgame entre immigration et insécurité, entre désordres et banlieues. Didier Bigo le dit clairement : “ les victimes du racisme en sont devenues les responsables ” (13).

Cette attitude existe depuis longtemps vis à vis du viol, les femmes violées sont souvent accusées d’être responsables du viol soit par leur attitude, leur habillement ou par leur présence. Didier Bigo dit s’inspirer des travaux de Michel Foucault sur la notion de “ gouvernementalité ”. Cette notion permet de voir les divers phénomènes en jeu et ne masque pas la responsabilité de nos dirigeants. Par exemple, le fait que les discours d’inquiétude et d’amalgame soient prononcés par des personnes en position d’autorité leur donne un crédit puissant. Le glissement du discours contribue à installer un climat qui permet aux thèses de l’extrême droite de contaminer toute la société. Pierre Tévanian et Sylvie Tissot parlent de “ lepénisation des esprits ” à ce propos (14), je pense qu’ils ont raison.

La domination mentale est un ensemble constitué de méthodes qui vont toutes dans le même sens : discréditer et délégitimer toutes les pensées ou les tentatives qui osent dire qu’il pourrait en être autrement, dévaloriser les utopies et faire accepter la barbarie capitaliste, la faire passer pour normale. La figure du sens commun est typique de cet état de domination mentale. Les réponses y précèdent les questions. Le recouvrement idéologique transmet les justifications à posteriori et bloque toutes les tentatives qui postulent d’autres possibles.

Dans ce cadre, le relativisme et l’individualisme font bon ménage. D’un coté, l’idéologie ambiante énonce que tout se vaut, mais dans les faits la hiérarchie sociale et politique n’est pas modifiée et de l’autre, l’individualisme est renforcé par tous les moyens possibles. Ce qui est commun à ces deux aspects de la vie contemporaine c’est l’intérêt, celui du capital, celui de l’Etat, celui des dominants, celui des personnes ou du moins de quelques unes. Il est très difficile de questionner le pourquoi de cette fuite en avant que nous propose le système. L’absurdité du système est patente, les destructions opérées par le capitalisme sont visibles tant sur le plan humain que pour la nature, mais nous sommes collé-es à ce réel, pris-es dans ce réel. Une fois que le recouvrement idéologique a fait son oeuvre il est très difficile de démêler le faux du vrai. L’idéologie fonctionne comme une rationalisation qui donne des raisons à la soumission. Elle a l’apparence de la rationalité, mais il s’agit d’une illusion nécessaire pour justifier l’existant, camoufler la domination et rendre la domination supportable aux dominé-es. La population râle souvent, mais comme le débat n’émerge pas sur le plan collectif, sur le plan politique, en général la résignation et l’impuissance l’emportent.

Ce que je nomme recouvrement idéologique, c’est la façon dont le système médiatique et politique fonctionne pour justifier ce qui se passe. Cet ensemble trouve toujours une manière de donner une version des faits qui soit compatible avec le système. Évidemment cela est obtenu en déformant, en transformant les propos ou la vision des faits. L’essentiel c’est de trouver une explication qui soit plausible et conciliable avec la continuité de la domination. Le vide des réponses ne peut apparaître que si l’action, la critique, l’analyse le met en évidence. Si une ou des questions trop gênantes apparaissent, on clôt le débat par tous les moyens, si on peut on discrédite les personnes émettrices du message, on martèle la condamnation, on donne la parole à des gens “ responsables ”, des spécialistes ou parfois on fait simplement silence, on cache le vide, on empêche la critique de s’exprimer.

En général pour que les questions ou la parole passent dans la grande machine à fabriquer l’opinion il faut que le contenu ne soit pas trop dérangeant, ni trop compliqué. Ceci explique le recours si courant à l’humanisme, à la liberté, à l’égalité, à la transparence, aux droits de l’homme voire même à l’éthique du marché ou à l’éthique des affaires (comme si accoler ces mots pouvait avoir un sens !). L’important c’est de continuer même en l’absence de réponses satisfaisantes aux questions fondamentales. Dans ce contexte, l’effet humoristique peut être une arme de bon aloi pour atténuer la portée symbolique d’une action ou d’une critique qui interroge le système. Rien de tel qu’un bon mot, qu’une plaisanterie, un dessin à la une pour évacuer la charge critique d’une opposition qui pourrait devenir dangereuse. Pour arriver au consensus il faut que tout le monde y trouve son compte. Accepter la critique comique est une preuve d’intelligence et de souplesse mentale pour les dominants.

La domination mentale n’est pas le fruit d’une volonté, il n’existe pas de grand Satan, ni de Big Brother. Elle n’est pas un choix délibéré, il n’y a pas de chef d’orchestre, ni de décision centralisée. Elle n’est pas gérée à New-York ni ailleurs. La théorie du complot ne fonctionne pas, elle est paranoïaque et bloque l’approche de la multiplicité des phénomènes en jeu. La domination mentale est un résultat où de multiples facteurs s’entremêlent. Ceux-ci ont une certaine autonomie et des motivations différentes. Tous les acteurs du système jouent leur partition pour eux-mêmes et aussi en fonction des autres, l’interaction est incessante. Les conflits entre eux sont réels et existent régulièrement. C’est un peu comme un orchestre sans chef, pourtant la musique continue, avec une certaine cacophonie il est vrai, mais il existe une unité malgré tout : le mouvement et développement du capital, le maintien ou la recomposition permanente des divers pouvoirs. Il est notable que presque tous les acteurs de ce système, où la domination mentale joue un rôle important, vont dans le même sens : le maintien de la domination. Nous retrouvons là une des lignes de force stable et structurante du système.

Il existe plusieurs domaines où des réponses idéologiques pour justifier le système existent, nous en avons relevé trois parmi tant d’autres : le droit, la science et le management.

Le droit
Le droit tend à devenir le référent par excellence, il a tendance à prendre la place de la religion. Il a transposé dans le domaine juridique par la sécularisation les normes morales issues des religions monothéistes, pour nous ce sont celles de la chrétienté (15). Comme le rôle de l’Etat est moins net qu’auparavant, comme la sphère politique est discréditée, le droit tend à prendre sa place parce qu’il devient l’endroit où l’on peut demander justice, espérer réparation, où la victime peut déployer sa plainte et espérer être entendue socialement. Cette évolution répond au besoin de justice qui est légitime, mais en même temps elle donne la possibilité à l’appareil judiciaire de penser au “ gouvernement des juges ”. Cette tendance montre que nous avons besoin de référence, du “ Tiers ” pour que la collectivité humaine fonctionne, mais limite la possibilité de transformation politique de la société. La justice est toujours marquée par le rapport de force économique, social, politique et symbolique du moment. La justice reste une justice de classe au service de la domination. Mais l’illusion que l’on peut obtenir une société propre sans mettre fin au capitalisme se développe. D’autre part, le nombre d’affaires portées devant la justice montre que nous sommes au milieu d’une société du calcul, où la justice peut être un moyen de gagner un plus quand on se sent lésé-e. Le “ droit à ” devient un horizon de pensée qui restreint les demandes au possible en droit dans une société où l’intérêt est la norme. C’est le contrepoint de la société du jetable où les êtres peuvent tabler sur le recours au droit pour s’en sortir. Pourtant, que “ je-table ” ou que je ne table pas sur la justice, la domination capitaliste continue et je reste jetable à tout instant, si le système n’a plus besoin de moi. L’idée d’une société “ propre ” garantie par le droit et la justice est une illusion. C’est une idéologie qui utilise la transparence pour mieux camoufler que le vol (la plus-value et la propriété privée des moyens de production notamment), que l’inégalité et l’injustice sont au coeur même de la société. En perdant son caractère transcendant, le droit est devenu un instrument pragmatique bien intégré au capitalisme.

La grande référence ce serait les principes supérieurs du droit qui seraient à la base de notre justice. Pourtant, ces principes sont régulièrement bafoués tous les jours dans notre société, y compris par la justice elle-même, par l’Etat lui-même. Il n’existe pas de texte de ce type au niveau international et notre constitution nationale permet bien au capitalisme de se développer et de reproduire sa domination. Le droit est donc un refuge illusoire contre les maux du système. Le droit ne peut plus se fonder en nature, c’est une production humaine. Son exercice positif n’est pas non plus une garantie de justice, nous le voyons régulièrement.

La science
La science est un autre référent qui sature les idées de cette fin de siècle. La parole des experts tend, elle aussi, à remplacer celle des prêtres. Pour notre bien il suffirait d’écouter leurs conseils éclairés, ils nous disent comment vivre ou du moins ils prétendent le savoir. Ils manipulent le savoir scientifique comme un accès à la transparence et légitiment ou prolongent les identifications techniques que nous propose le système. Que ce soit sur le plan physique ou psychologique, ils ont toujours une explication à leur disposition pour nous donner une raison à ce qui se passe et, surtout, pour nous dire comment remédier aux problèmes. Avec la science le monde est sans limites, le corps peut faire toujours plus, la maladie recule, l’esprit peut se transformer pour accepter tout ce qui arrive, y compris les traumatismes dus aux aberrations de cette société. La science, utilisée comme une idéologie, nous construit un monde où tout serait possible. Jamais la machine ne s’arrête. La course contre le temps, la lutte contre la mort paraissent infinies. Ce recours à la science camoufle nos imperfections, notre besoin de lenteur, le fait que la violence et la mort sont en nous.

L’informatique et la médecine semblent deux domaines privilégiés de ce phénomène. La vitesse et la puissance des ordinateurs doublent presque tous les 18 mois, la recherche médicale progresse sans cesse, ce sont de bons atouts pour justifier cette utilisation de l’idéologie scientiste. Avec la science la domination capitaliste peut se permettre de prétendre qu’elle est capable de résoudre tous les problèmes qui se présentent à nous. L’exemple du Bug de l’an 2000 témoigne bien de cette idéologie. Avant même que le problème ne soit là, la science et la technique se sont posés en réparateurs zélés. Ce faisant ils cachaient que c’est eux-mêmes qui ont mis les systèmes informatiques en danger par leur imprévoyance et leur soif de profit. En entretenant l’idée d’une catastrophe possible, ils se mettent en position de rassurer la population et l’empêchent, en particulier, de réfléchir à l’origine du problème ou au rôle de l’informatique dans notre société.

Ce n’est plus la peine de se poser la question du pourquoi de cette course à la vitesse des machines informatiques, ni celle de l’orientation des recherches en médecine. L’utilité sociale de ces deux domaines n’est jamais évoquée. “ L’informatique, la médecine pour quoi faire ? ” semblent bien pourtant des questions légitimes, quand on connaît la situation sociale dans ces deux domaines :

* L’ordinateur accentue l’exclusion sociale : toute la population ne peut y avoir accès à la fois du point de vue financier et du point de vue culturel. L’informatique a été développée surtout comme outil de gestion du capitalisme. Les systèmes informatiques servent au contrôle social avec des fichiers en tout genre. L’ordinateur personnel est un bon moyen de mobiliser la subjectivité des personnes qui l’utilise pour travailler ou de façon domestique, le surf sur Internet est une activité à la mode et encouragée un peu partout.

* Des maladies comme la tuberculose, qui sont connues pour être des maladies liées à la pauvreté, font leur retour dans nos pays. Les soins pour les personnes en situation d’exclusion sont pris en charge (tant bien que mal) par des ONG (Médecins du Monde, par exemple). La recherche sur le vaccin sur le Sida est sacrifiée au profit des recherches sur les traitements parce que cela rapporte plus dans nos pays. La recherche médicale accentue le caractère technologique des soins, ce qui coûte cher et nécessite des équipes très spécialisées et situées dans des unités de pointe donc implantées dans les grands centres urbains. L’accès aux soins fonctionne de plus en plus comme une médecine à deux ou trois vitesses selon notre degré de richesse et notre lieu d’habitation.

Historiquement la médecine était basée sur le devoir d’assistance à personne en danger. Les tendances actuelles à vouloir tout rentabiliser, à ne prendre en compte que la logique comptable contredisent ce choix. La médecine permettait aux plus faibles de survivre et de se reproduire. Elle allait de fait contre l’eugénisme et la loi du plus fort. La dérive actuelle sur la génétique remet à l’ordre du jour le contrôle des gènes, elle renforce la possibilité eugéniste. Ce qui est en jeu dans le débat sur la médecine c’est la finalité d’une science émancipatrice, du renforcement ou de l’affaiblissement de l’intelligence collective. L’exemple du trafic international d’organe montre que le capitalisme contemporain et la situation inégale au niveau mondial permettent et créent les conditions du trafic d’organes sur plusieurs continents.
1 / Il existe une pénurie d’organes dans les pays du Nord, les pays riches.
2 / Au Sud ou à l’Est il existe des pays avec des États pauvres et corrompus, des populations vivent dans la misère dans les grandes villes et à leur périphérie, la criminalité est en grande partie incontrôlée, des mafias puissantes se développent. Il y a bien ici une nouvelle modalité du lien entre la santé, la médecine et l’argent. (16)

La force de l’idéologie scientiste c’est la nouveauté de la performance technique qui est dérivée du savoir scientifique. Ces innovations sont synonymes de modernité, de progrès. Cet aspect du développement des recherches permet de passer sous silence la question des fins. La question “ pourquoi ? ” est occultée, encore et toujours !

Il est exact que la recherche scientifique subit de fortes pressions : celles de la demande sociale pour trouver des solutions aux maux de ce siècle (le Sida et le cancer par exemple) et celles du monde économique, parce que les produits nouveaux rendent obsolètes les anciens et permettent d’espérer des profits importants par les situations de monopoles, (les OGM et les recherches sur le génie génétique sont significatives de cette tendance). Les pressions militaires sont aussi présentes. La notion de complexe militaro-industriel développée par Andrée Michel en rend compte (17). Les liens entre la recherche et l’Etat ou les entreprises sont connus. L’organisation de la recherche scientifique est incluse dans le système de pouvoir du capitalisme, à la dans son fonctionnement et dans ses choix. Les dérivés de la science et les orientations de la recherche sont donc des enjeux importants pour le capitalisme.

Penser le monde ne peut se résumer à le considérer comme un champ d’expérience. Le réel et ses résistances ne peuvent pas se voir seulement comme un défi technique à surmonter. En rester là c’est accepter :

- que les techniciens du bio-pouvoir nous considèrent seulement comme des machines transparentes (un matériau comme un autre, ce que Pierre Legendre appelle la “ version bouchère de l’humanité ”),

- que le monde ne soit que technique et marchandisable,

- et que la science puisse se penser sans limites.

L’absence de limites est très en phase avec le capitalisme contemporain : consommation à outrance sans souci des conséquences, immédiateté irrépressible du besoin, du désir à satisfaire, etc. Mais cette négation des limites promue par l’idéologie scientiste est très dangereuse. Elle conduit à oublier :

- que nous sommes faits et faites de chair et de sang,

- que nos limites physiques et mentales sont une donnée incontournable,

- que nous ne sommes humains que grâce à la loi symbolique qui organise notre désir et nos interdits.

Le “ toujours plus ” de cette vision techno-scientifique laisse entrevoir un monde infini et lisse, alors que nous sommes des êtres finis avec des possibles limités : limités au temps à l’espace, à nos corps, à nos esprits, à notre culture, à la situation économique et sociale, .... Nous devons pouvoir nous soucier des conséquences de nos actes, nous devons pouvoir sortir de l’immédiateté du désir pour évaluer ce qui est bon ou mauvais, autorisé ou interdit. Nous sommes des “ êtres pour la mort ” ou des êtres dont la vie est limitée dans le temps, cet horizon reste indépassable pour les humains. La critique de cet aspect de l’idéologie contemporaine est développée, entre autres, par Jean Pierre Lebrun dans son livre “ Un monde sans limites ” dont le sous titre est le suivant “ Essai pour une clinique psychanalytique du social ” (18).

Accepter les limites ne doit pas se confondre avec la vision qui énonce que la vie matérielle et corporelle n’est qu’une déchéance, une prison pour l’esprit, une aliénation. Cette position que l’on trouve chez beaucoup d’artistes romantiques, peut aller jusqu’à un mépris hautain pour la vie, elle n’aide pas à se situer dans le monde. Savoir que la toute puissance est un leurre est simplement un point de départ pour la force de l’idée libertaire, pour une pensée de la situation et de l’événement.

Le management
Le premier point qui apparaît dans la littérature de management, c’est la recherche de l’implication du sujet, nommée aussi motivation. L’individualisation est la règle même si on essaie de faire croire que l’entreprise est une communauté unie. La notion de participation n’a pas le sens que lui donnait le gaullisme (iii). Il s’agit ici de la participation de la personne entière. Le mot d’ordre qui revient souvent est : “ l’humain au premier plan ! ” (19). Les termes : mobiliser, motiver, sont significatifs des méthodes actuelles de management. La notion de “ degré d’investissement ” des personnes est essentielle. Cet aspect de l’implication des personnes sert de mesure aux diverses évaluations qui sont corollaires du management contemporain.

La trilogie : savoir, savoir faire et savoir être est une façon de nommer le niveau d’instruction, la compétence technique et le comportement. Dans la période actuelle la compétence technique, les diplômes ne suffisent plus. Il faut pouvoir encourager l’adhésion et l’implication des personnes qui travaillent. Le management insiste souvent sur les capacités de communication, sur l’aptitude relationnelle. Il faut savoir gérer ses émotions. La sélection à l’embauche prend en compte tous ces éléments pour trier les personnes qui postulent pour un emploi. Les périodes d’essai ou les contrats à durée déterminée, l’intérim ont également cette fonction. Pour obtenir un CDI il faut montrer que l’on se sent fortement impliqué par le projet d’entreprise ou de service et donc accepter les dépassements d’horaires, la flexibilité et être à fond dans son job. Avec la notion d’émotion, on constate que maintenant l’intime est au service du capitalisme, ce qui rejoint la notion de biopolitique.

Dans ce cadre, la notion d’activité est reprise régulièrement, la frontière entre le travail et le non-travail tend à s’effacer, du moins pour les branches d’encadrement ou qui ont partie liée avec les systèmes d’information.

Le second aspect que l’on peut noter, c’est le thème de la qualité, il est omniprésent dans le management. Cette notion est liée à celle de projet et d’autonomie. Le concept d’objectif est déjà ancien dans cette pensée et ces pratiques. C’était une façon de donner plus de liberté aux cadres tout en conservant la maîtrise des objectifs. Aujourd’hui le terme “ projet ” est banalisé, il est l’axe de départ. Parfois on lui trouve adjoint le mot contrat. En fait c’est un contrat de dupes qui est proposé et mis en place. Cette façon d’organiser le travail permet de reporter le contrôle effectué par des personnes ou des services sur les personnes elles-mêmes. L’autodiscipline est utilisée pour obtenir une qualité sans défaut au nom de l’autonomie.

L’évaluation des résultats est la condition indispensable pour que ce système fonctionne. Cette évaluation permet une adaptation permanente et une autocorrection en vue de l’efficacité maximum. Avec le thème de la qualité on introduit la tyrannie du “ client ” sur le travail organisé par projet.

L’auto-contrôle fait partie du projet même. Tout le monde connaît les notions de “ zéro défaut ”, de “ juste à temps ”, de “ flux tendus ”. Ce sont les façons dont le capitalisme fait des économies sur les stocks, dont il augmente la vitesse d’exécution, gagne sur la qualité, joue sur la circulation.
Le produit sans défaut n’a pas besoin d’être retravaillé ou examiné par une autre équipe, exit les contrôleurs ou contrôleuses. La polyvalence c’est aussi cela : le contrôle par soi-même sur soi-même. Cela induit une solidarité forcée et stressante dans les équipes de travail. La garantie est ainsi incluse dans le produit même. Le management appelle cela de temps en temps les trois “ sans ” : sans stock, sans délais, sans défauts.

Le troisième point remarquable est l’insistance sur la transversalité, le travail d’équipe, l’acceptation des différences, l’adaptation à l’hétérogène. Lire ou entendre cela dans le champ de la lutte anti-raciste est classique, mais ici la tolérance est invoquée par et pour les managers. L’étonnement ne dure pas longtemps si on regarde comment le capitalisme fonctionne aujourd’hui. Il est mondialisé, il a délocalisé, il a externalisé beaucoup d’activités pour recentrer l’activité des entreprises sur leur domaine principal, puis prendre le contrôle de nouvelles branches et diversifier leurs activités. Il a précarisé la main d’oeuvre, utilisé toutes les possibilités légales pour faire baisser les coûts. Le résultat est visible un peu partout : sur un lieu de travail il est commun de trouver des personnes avec des statuts très différents : CDI, CDD, Intérim, entreprises sous-traitantes extérieures, consultant-es, etc. Les équipes de travail peuvent être très composites et hétérogènes, les décideurs peuvent travailler sur plusieurs continents. Les cadres ou non cadres doivent faire face à des cultures différentes, des intérêts différents. L’acceptation de la différence n’est pas un choix idéologique, mais une nécessité pour le fonctionnement de la grande machine capitaliste.

Dans le management il est fréquent de trouver des thèmes antiautoritaires que nous rencontrons d’habitude dans les luttes ou la mouvance libertaire. Le discours parle de souplesse, du refus du paternalisme, d’une façon de diriger plus en phase avec les humains. La notion d’autonomie côtoie celle de la prise de responsabilité. Nous sommes bien face à une nouvelle façon de diriger et une volonté de nous faire adhérer au système. Par exemple, il est question “ d’exercer le pouvoir sans animosité ”. (20)

La complémentarité entre l’idéologie du management et les évolutions du capitalisme est assez nette. Les nouvelles façons de dominer appellent de nouvelles manières de justifier ou de faire adhérer au système. Le changement dans le capitalisme a aussi été structurel : la comptabilité se fait par services sur le modèle du fournisseur / client et cela au sein d’une même entreprise. La marchandisation généralisée des services et l’installation partout de systèmes d’information permet de suivre facilement les activités des équipes, quelle que soit leur implantation.
Cette idéologie managériale s’est propagée dans beaucoup de sphères de la société en particulier à l’école et dans les services publics. Elle reprend des thèmes issus de la révolte de Mai 68 ou présents dans l’éducation libertaire : refus de l’autorité, autonomie, apprendre à apprendre, responsabilisation des personnes, citoyenneté, travail d’équipes, échanges de savoirs, insistance sur la qualité plutôt que sur la quantité, etc. Le management développe un discours sur le sens, sur l’influence. Ce qui montre encore une fois que le capitalisme a besoin des idées pour nous impliquer dans son fonctionnement. L’importance de l’image, de l’apparence sont des constantes dans cette idéologie. Il est beaucoup question d’ouverture, de respect, de correction, du refus des discriminations. Ce qui apparaît doit être moderne et inattaquable (enfin en apparence).

La polyvalence, l’adaptabilité, l’employabilité, la mobilité, la flexibilité sont des impératifs pour le capital de ce temps. Le niveau culturel des pays occidentalisés monte, la jeunesse diplômée ne peut plus accepter les anciennes formes de direction qui étaient basées² sur la rationalité stricte, la compétence. La sélection exclut les non-adaptables, les personnes peu mobiles, ou trop monovalentes. Cette idéologie peut séduire les cadres ou les jeunes diplômé-es. Un des exemples récents est celui de Canal Plus qui pour faire fonctionner sa nouvelle chaîne d’informations a embauché des personnes jeunes diplômées et très polyvalentes. Elles devront faire les reportages, les interview, le montage des films, les transmissions et la diffusion, le suivi bureautique, l’entretien, etc. Tout cela sera effectué dans et depuis un véhicule très moderne et relié par satellite au centre. Le “ tout numérique ” permet une évolution de la productivité des travailleurs et travailleuses de l’information. La mobilité et la disponibilité sont des règles de base. L’économie sur les locaux est un autre aspect de ce phénomène. Par contre, cette idéologie ne peut pas être utilisée pour les personnes moins mobiles, ou qui ont plus de 40 ans, pour les femmes et les jeunes peu qualifié-es, les personnes d’origine étrangères. La coupure s’installe là aussi. Cette pensée peut très bien rencontrer un certain succès dans les secteurs concernés par le travail intellectuel ou qui utilisent l’informatique.

Dans cette culture, on peut remarquer la mise en avant de la méthode par rapport aux buts. Elle est très influencée par la psychologie comportementaliste et le développement des sciences cognitives. Cette insistance sur la méthode correspond bien à la volonté d’afficher une image positive et moderne, mais en occultant la question des fins.

Cette idéologie est utilisée en France par la gauche. Le progrès social est identifié à l’activité, à l’entreprise, au modernisme des méthodes, mais jamais à une réflexion sur les finalités. Mais ailleurs ce peut être la droite, la couleur politique n’a pas d’importance. L’agressivité du capitalisme se camoufle habilement derrière la modernité, l’essentiel c’est d’être propre sur soi, “ clean ” et “ cool”, “ sympa ”. Le management est une idée planétaire, une croyance qui ne s’annonce pas comme telle. Le registre de l’évidence remplace encore une fois les justifications de fond. Il est aussi évident qu’elle ne peut dire ouvertement que seul l’argent compte, ce n’est pas une justification suffisamment élevée pour satisfaire les attentes de l’humanité. Pourtant, ces lieux communs ont de l’influence, nous baignons dedans en permanence, le monde est pétri de gestion et d’idées véhiculées par le management. Par exemple, il est normal que l’on demande aux associations culturelles un budget prévisionnel équilibré, de tenir une comptabilité stricte, de payer des impôts, de dégager des bénéfices pour payer leurs prestataires ou comptabiliser les services effectués par des personnes bénévoles.

Pour que la machine fonctionne bien, le capitalisme achète ses cadres dirigeants avec les stocks-options. C’est une bonne contre-partie pour le dévouement des cadres de haut niveau. La transposition des idées peut se faire sans trop de difficulté dans les diverses activités étatiques, mais pour l’Etat pas question de donner des morceaux du patrimoine commun à ses hauts fonctionnaires. L’efficacité symbolique des titres et des postes peut parfois suffire, mais souvent le “ privé ” est plus alléchant. La corruption y est plus facile.
Dans le management on bute sur les fins : le profit et la hiérarchie, le pouvoir et l’argent. De mon point de vue, le management est une idéologie typique de la postmodernité capitaliste : l’autorité se camoufle, la subjectivité est convoquée, etc. Je suis d’accord avec les conclusions de Jean-Pierre Le Goff : “ Le management moderniste n’est pas un simple succédané du paternalisme, mais il est caractéristique d’un nouveau mode de domination et d’encadrement qui fait suite à la remise en cause des anciens repères traditionnels de l’autorité et à la crise économique. Dans l’entreprise dite du troisième type, le pouvoir ne s’affirme plus, ne s’affiche plus comme tel. Il ne se laisse pas reconnaître par des signes extérieurs de distinction trop visibles qui le placeraient à distance des salariés et offriraient par là même une prise à la contestation et à l’affrontement. Il se veut pure émanation d’une communauté consensuelle engagée dans la bataille de la compétitivité et de l’emploi. Il se déploie dans l’ensemble de l’entreprise par une intense activité communicationnelle placée sous le signe de la transparence. Le pouvoir ne dirige plus les hommes, il gère et mobilise la “ ressource humaine ” avec une batterie d’outils et de méthodes maniées par des spécialistes. Les normes et les objectifs à atteindre, la place et le rôle assignés à chacun ne sont plus fixés autoritairement et imposés par la contrainte. Ils sont censés être le résultat auquel les salariés adhèrent librement. L’idéologie managériale est une “ idéologie soft ” qui se présente comme l’expression de la modernité et qui prétend répondre aux aspirations à l’autonomie ”. (21) (iv)

La transparence
Ce thème est présent dans beaucoup de domaines dans la postmodernité : le droit, la science et la technique, le management, dans l’information, etc. On peut assister à la mise sur la marché de produits transparents : l’ordinateur transparent, les montres et maintenant le scooter transparent. Ces marchandises se donnent à voir comme des oeuvres esthétiques. Pourtant, la transparence camoufle bien souvent le contrôle. A moins que ce ne soit une métaphore d’un système qui n’aurait plus rien à cacher : le capitalisme triomphant ?
Ces diverses idéologies, et d’autres encore, sont largement diffusées dans notre univers mental, mais aucune d’elles ne suffit à répondre correctement à la question du sens.

Un nouveau paradigme ?
Pour la première fois dans l’histoire, la domination fonctionne sans motifs évidents et partageables par l’ensemble de la population. L’intériorisation de la soumission n’est pas nouvelle, la gouvernance qui se maquille de l’intérêt commun ou qui s’avance sous de fausses assertions, ce n’est pas nouveau non plus, la nouveauté réside dans l’absence de justifications pour expliquer pourquoi c’est ainsi, pourquoi la domination continue. Dans ce contexte la domination mentale est d’autant plus nécessaire qu’il n’existe plus aucune raison à la domination. Toutes les raisons qui légitimaient la domination ont volé en éclats et ne fonctionnent plus : Dieu, la nature, la culture, l’histoire, la raison, etc. ne suffisent plus à justifier l’inégalité et l’injustice.

En conséquence nous pouvons nous poser la question de savoir si nous ne sommes pas dans un nouveau paradigme (v) de la condition humaine, une nouvelle période où le relativisme et l’individualisme sont liés et à la base de notre vie. Le relativisme ici peut se comprendre au moins dans deux sens, celui des valeurs où “ tout se vaut ! ” et un sens relationniste, ce dernier sens étant celui du lien entre les individu-es. La relation entre les individu-es se fait sur le mode de l’égalité des différences comme le note Yves Boisvert cité plus haut. Ceci explique que l’on peut voir de l’indifférenciation au moment où la différence triomphe partout. Cette indifférenciation et cette différence ne sont pas des choix en valeur, mais une condition de possibilité du fonctionnement social et individuel. C’est parce que je tolère l’autre qu’elle ou il me tolère. Le relativisme comme relationnisme est à la fois pratique et condition de possibilité, il est à la base de l’individualisme. Longtemps dans la pensée de gauche l’individualisme a été connoté négativement, c’était le synonyme de l’égoïsme, la personne jouait “ perso ” et c’était condamné sévèrement.

Aujourd’hui l’individualisme n’est plus un choix en valeur, mais le mode d’être dans le monde postmoderne. Cette approche ne nie pas qu’il existe de l’individualisme, qu’il se généralise, mais d’une certaine façon il est second par rapport à l’existence de l’individu-e. L’individualisme renforce la croyance de l’individu en son autonomie. Dès notre naissance et même un peu avant nous baignons dans une enveloppe mentale qui nous installe dans ce monde. Il est impossible de séparer nettement l’humain de la culture dans laquelle il vit. Encore une fois, il est difficile de différencier la cause et l’effet. Ce point de départ individuel nous pouvons le constater en chacun et chacune d’entre-nous, les justifications que nous employons pour justifier notre comportement personnel sont toujours valorisées positivement, mais quand nous examinons celui d’une autre personne, nous avons tendance à trouver ses justifications mauvaises. Nous devons donc sans arrêt essayer d’établir un équilibre entre nous et les autres pour accepter la vision d’autrui. La différence étant la règle, l’être ensemble prend de nouvelles modalités, on le constate dans les événements sportifs ou politiques. Se rassembler pour saluer une victoire de l’équipe nationale devient une nécessité pour communier et raffermir les liens communautaires, valoriser l’image de soi, renforcer le sentiment d’appartenance. Ce constat semble aussi valable pour la politique. Nous pouvons également constater les limites des médiations dans la société du spectacle, la télévision fédère tout le monde devant son poste et chez soi, mais ensuite il faut pouvoir être ensemble dans la rue et là les médias du spectacle ne peuvent plus rien pratiquement, même si les individu-es restent marqué-es au niveau mental par le spectacle et sont dans la société du spectacle. Les médias peuvent seulement rendre compte de l’événement, mais pas y participer, même s’ils sont inclus dans le phénomène puisque ce sont eux les vecteurs et les fabricants des événements spectaculaires. Le mode d’être de cette communauté est fortement émotionnel, marqué par l’immédiateté, une agrégation temporaire, sans obligations pour le lendemain, et donc toujours à recommencer.

La communauté humaine prend de nouvelles formes, celles qu’analyse le sociologue Michel Maffélosi (22) : les néos-tribus (vi). Son erreur, à mon avis, c’est d’affirmer que l’individualisme serait en déclin à cause de ces nouvelles modalités d’être ensemble. Il me semble que c’est l’inverse, c’est parce que l’individualisation est généralisée et profonde que les humains mettent en place des groupes informels, où l’émotion l’emporte sur tout le reste, qu’ils ont besoin de se rassembler de façon éphémère et festive. La collectivité liée aux classes sociales est en voie de marginalisation, non pas parce qu’il n’y a plus de classes, mais parce que la collectivité est seconde par rapport aux individu-es, mentalement et pratiquement.

Il me semble que l’on peut comparer la mutation contemporaine avec celle qui a eu lieu au début de l’ère industrielle dans un certain nombre de pays. En Angleterre, en particulier, les agriculteurs, les métayers ont dû quitter leur terre, la généralisation du système des enclosures (vii) a provoqué le départ vers les villes de personnes qui n’avaient plus que leurs bras pour trouver un moyen de survivre. Pour fonctionner le capitalisme avait besoin d’individu-es libres qui n’étaient plus attaché-es à la terre. Ils et elles sont devenu-es les salarié-es de l’accumulation primitive capitaliste. Aujourd’hui nous sommes dans la continuité de ce processus. Il est entré dans une nouvelle phase, où les territoires en cause sont les territoires mentaux. Le capitalisme a besoin d’atomes libres et indépendants pour que la modernité de la marchandise et du spectacle fonctionne. C’est au nom de la modernité que la liberté nomade est invoquée par l’idéologie contemporaine. L’individualisation est renforcée par la tendance du système à utiliser les désirs des personnes pour vendre, pour faire acheter toujours et encore. La jouissance immédiate est l’axe qui légitime cette possibilité d’adhésion aux valeurs consuméristes de la postmodernité capitaliste. La diminution constante des liens communautaires et collectifs est corollaire de la montée de l’individualisme.

Pour illustrer cette tendance il est possible de citer le passage du germe au gène. Nous vivons dans une société où le génie génétique pose de nouveau la question de l’eugénisme. Le changement de paradigme peut se voir dans l’explication fournie pour expliquer les maladies. Par exemple, la tuberculose est une maladie souvent décrite comme étant liée à la pauvreté, aux mauvaises conditions de vie. L’agent pathogène de cette maladie est bien identifié, la vaccination et la surveillance des enfants à l’école sont des méthodes de lutte efficaces. La lutte contre cette terrible maladie a été à la fois une lutte médicale, mais également une lutte sociale pour obtenir de meilleures conditions de vie, de logement, d’hygiène. L’éducation a joué aussi son rôle. Il s’agit bien d’un processus où les collectivités humaines étaient concernées. Aujourd’hui on nous parle d’un gène impliqué dans cette maladie. Le génie génétique cherche à intervenir, insensiblement nous passons du germe au gène, ce faisant nous sommes entraîné-es dans une confusion qui obscurcit l’origine et les causes du développement de la maladie. Le phénomène collectif, les causes sociales sont évacuées, la politique de la cité n’est plus concernée par la lutte contre l’agent pathogène, puisqu’il s’agit d’un phénomène où les gènes d’une seule personne sont impliqués. Cette explication donne tout de suite une réponse à l’inégalité : le patrimoine génétique de chaque individu-e est en cause. Le passage à la génétique permet de renforcer l’individualisation et d’évacuer les questions d’écologie politique, de la politique de la vie contenues dans la maladie.

Ce changement de paradigme explique pourquoi nous avons la sensation que les réflexes de solidarité tendent à disparaître. La solidarité continue d’exister, mais elle fonctionne sur un mode différent, la solidarité existe quand les personnes sont touchées personnellement. Cet aspect de notre réalité contemporaine ne veut pas dire que les personnes qui ne sont pas concernées par une injustice soient favorables à cette situation, elles sont plutôt dans l’indifférence face à celle-ci. La pluralité des mondes est notre réalité ; la coupure entre les mondes est importante et le monde se réduit souvent à soi-même avant de penser à une quelconque communauté.

Nous devons donc mettre en oeuvre de nouvelles modalités politiques pour tenir compte de cette évolution. Christian Ruby estime que la solidarité dans un monde postmoderne peut prendre la forme d’archipels :
“ Une politique des archipels dessine moins une politique de l’unité qu’une politique de l’unification, de l’action toujours en cours, et constamment remise en jeu. ” (23)

Cette politique des archipels de solidarité commence à exister de temps en temps, mais souvent les îlots de solidarité ne sont pas reliés entre eux et les tentatives de fédération sont éphémères et très fragiles. Notre horizon politique relève du défi et c’est sur ce point que nous sommes en difficulté. A mon avis, le problème vient de la faiblesse de l’opposition politique à la domination qui évolue. Je pense que notre faiblesse politique restera en l’état et continuera de s’accentuer si nous ne nous penchons pas sur la question des modèles, ce qui, en politique, peut être un autre nom du paradigme.


Notes de bas de page :

1 / Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, éditions Raisons d’agir, Paris, 1999.

2 /Cette notion est développée notamment par le groupe libertaire de Tours « La Canaille » déjà cité.

Le contact de ce groupe : La Canaille, No Pasaran, C/O Manta, B. P. 7141, 37071 Tours cedex 2.

3 / Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette, Pluriel, Paris 1996, page 18.

4 / Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, Éditions de la Découverte, Paris 1998.

Des liens pour connaître les positions de Malgré Tout :
Un texte de Miguel Benasayag est disponible sur Internet, " Résister malgré tout "  Résister malgré tout

* N'oublions pas"Le Manifeste du réseau de Résistance Alternatif" (Buenos Aires automne 1999, ce texte qui met l'accent sur l'impuissance et la tristesse a eu un impact important)
sur le site de Malgré Tout
Le Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif

Il est également disponible sur cette page Le Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif

L'adresse internet du Collectif Malgré Tout a changé
Il contenait
* Trente questions posées au Collectif malgré Tout disponible sur cette pageTrente questions
* Le Manifeste du Collectif malgré Tout disponible sur cette pageLe manifeste
* Un choix de texte notamment sur la lutte des sans-papiers
Cet ensemble de textes est disponible sur cette page
Bien triste pays qui ne peut pas accueillir toute la richesse du monde…
Une époque triste, et comment la vivre
Vous avez dit État ?
Immigration, le problème imaginaire
La mort comme simulacre d'absolu


Miguel Benasayag a donné un interview dans la Revue Le Passant Ordinaire. Il aborde la question de l'engagement politique et des luttes de notre temps. Il explique son point de vue sur le militatisme:
Entretien avec Miguel Benasayag Malgré tout Le Passant Ordinaire N° 39 (mars2002 - avril 2002) Le lien d'origine de l'article dans le N° 39 Le passant Ordinaire (mars2002 - avril 2002)
http://perso.wanadoo.fr/passant.ordinaire/revue/39-379.html

Le lien d'origine de la revue et de ses archives http://www.passant-ordinaire.fr.st/archives_passant.html

Il a également accordé un interview au journal Courant Alternatif en Janvier 2002 sur la situation en Argentine, son pays d'origine : ARGENTINE : ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG
Texte publié dans Courant Alternatif n° 117 mars 2002, le lien d'origine : http://oclibertaire.free.fr/ca117-f.html
Le site de l'OCL : http://oclibertaire.free.fr/

5 / François Brune, Les médias pensent comme moi, Éditions l’Harmattan, Paris, 1993, pages 131 et 133.

6 / Pour cette approche on peut se référer au numéro 10 de la Revue Temps Critiques,
Contact : Éditions de l’Impliqué, B. P. 2005, 34024 Montpellier cedex 01.
Sur Internet : http://www.multimania.com/tempscritiques/

7 / Cornélius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution, page 296, numéro 2, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, Textes de Socialisme ou Barbarie, Éditions UGE 10 / 18, Paris, 1979.

8 / Yves Boisvert, L’analyse postmoderniste, une nouvelle grille d’analyse socio-politique, Éditions l’Harmattan, collection Logiques sociales, Montréal, 1997, pages 108, 110, et 112.

9 / Cornélius Castoriadis, « L’individu privatisé », Le Monde Diplomatique, Février 1998. Disponible sur Internet :
Http://www.monde-diplomatique.fr/1998/10046.html.

10 / « Matériaux pour une théorie de la jeune fille » dans TIQQUN, Paris Février 1999. Dans cet article il est question : « De la jeune fille comme marchandise » ou « De la jeune fille comme monnaie vivante », des rapports entre la séduction et le capitalisme. Contact : Tiqqun, 118, rue Mouffetard, 75 005 Paris.

11 / Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette, Pluriel, Paris 1996, page 311.

12 / Orwell, 1984, Folio, Gallimard, Paris, 1983, page 305,

13 / Cité également par Annie Lebrun, Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Ramsay et J.J. Pauvert éditeurs, Paris, 1990, page 17.

14 / Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude » dans la Revue Cultures et Conflits n° 31 / 32 Automne - Hiver 1998, Paris diffusion l’Harmattan. Disponible sur Internet :
http://www.multimania.com./cetc/31bigoc.html .

15 / Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Mots à maux, dictionnaire de la lepénisation des esprits, Éditions Dagorno, Paris, 1999.

16 / Cette thèse est développée longuement par Pierre Legendre dans : Sur la question dogmatique en Occident, paru aux Éditions Fayard, Paris 1999.

17 / Ce passage est inspiré d’un article paru dans le magazine présent sur le Web « L’Ornitho ». Il s’agit du numéro 24 paru lors de l’été 2000, qui contient un article intitulé « L’eugénisme financier ».

Ce texte cite le livre de Marie Monique Robin, Voleurs d’organes, enquête sur un trafic, paru aux éditions Bayard à Paris en 1995.

L’adresse de cet article :
<http://www.ornitho.org/numero24/articles/eugenisme.html>.

Les coordonnées de la revue : < http://www.ornitho.org>. Ce magazine propose d’envoyer aux personnes par mail aux personnes qui en font la demande le contenu des articles par l’intermédiaire d’une liste de diffusion.

18 / Andrée Michel, « Le complexe militaro-industriel et les violences à l'égard des femmes », dans Nouvelles questions féministes, n° 11-12, hiver 1985, pages 9-86.

Et Andrée Michel, Surarmement, pouvoirs, démocratie, Éditions l’Harmattan, Paris, 1995.

19 / Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique du social, Éditions Erès, 11, rue des Alouettes, 31520 Ramonville Saint-Agne, 1997.

20 / Par exemple dans le descriptif du DESS « DHDO » de 3° cycle de Management proposé par l’Université d’Evry « Dynamique Humaine et Développement de l’Organisation ». Texte trouvé sur Internet à l’adresse suivante :
<http://www.multimania.com/dessdhdo/presdess.htm>

Phrase contenue dans le descriptif du DESS « DHDO » de 3° cycle de Management proposé par l’Université d’Evry « Dynamique Humaine et Développement de l’Organisation ». Texte trouvé sur Internet à l’adresse suivante :
<http://www.multimania.com/dessdhdo/presdess.htm>

21 / Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise, éditions La découverte, Paris, 1996, pages 279 et 280.

22 / Michel Maffesoli : le Temps des tribus. Cet ouvrage porte le sous-titre suivant « Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse », éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.

23 / Christian Ruby, La solidarité, Essai pour une culture politique dans une monde postmoderne, éditions Ellipses, collection Polis, Paris, 1997, page 111.


Notes de fin

I / Chez les pythagoriciens, la monade est l’unité parfaite qui est le principe des choses matérielles et spirituelles. Pour Leibniz, c’est une substance simple, irréductible, indivisible, l’élément premier de toutes les choses, qui contient en elle-même le principe et la source de toutes ses actions.

II / Tout ceci est à voir encore une fois en terme de tendance, dans la jeunesse il existe une tendance inverse, où le sérieux et l’inquiétude permanente sont la règle.

III / La participation défendue par le gaullisme était une méthode qui préconisait que l’entreprise donne des primes à l'ancienneté sous forme de participation à l’actionnariat de l’entreprise. Les sommes en jeu étaient peu importantes et on ne pouvait pas les négocier avant un certain nombre d’années.


IV / Depuis le début de la rédaction de ce travail un nouveau livre est paru. Il complète et nous place dans une perspective plus féconde. Il s’agit du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, éditions Gallimard, collection N. R. F. essais, Paris, 1999.

Ce livre nous propose, entre autres, une comparaison entre le discours du management des années soixante (rationnel, scientifique porté par les ingénieurs contre l’autorité de type familial), celui des années soixante-dix et quatre-vingt (la notion de projet ou d'objectif permet de donner de l’autonomie aux cadres en gardant la maîtrise des finalités) et celui des années quatre-vingt dix qui reprend le thème de l’autonomie et celui de la critique artiste (plus de souplesse et d’autonomie, responsabilisation des personnes, gestion des émotions, etc...). Ce livre pose la question de « l’esprit du capitalisme » et de l’intégration par le système des critiques qui lui sont portées, le capitalisme créant ainsi les conditions de possibilités de son maintien et de son évolution.
Ce questionnement de « l’esprit du capitalisme » et de la récupération des critiques par le système pose problème à tous ceux et celles qui luttent contre lui.

V / La notion de paradigme vient de Thomas Kuhn, un de ses livres s’appelle « Structures des révolutions scientifiques » (Paris, 1972, éditions Fayard). Il est américain et a étudié l’histoire des sciences, la philosophie des sciences. Cet auteur a proposé la notion de paradigme qui existait déjà en philosophie chez Platon. Il a étendu l’usage de ce concept à la science, pour ma part je l’emploie dans un sens général. Dans l’histoire des sciences et de la philosophie des sciences, selon son analyse, un paradigme, à une époque donnée, est un ensemble de convictions partagées par la communauté scientifique mondiale. L’usage de cette notion pour l’étude de la domination est celui du ou des paradigmes concernants le sens commun de nos sociétés, on peut le relier à la notion d’ambiance mentale.

Pour essayer d’illustrer notre propos nous pouvons prendre l’exemple de la situation des femmes aux alentours des années 68 et 70. Avant cette période les femmes avaient un statut juridique différent de celui des hommes, elles étaient considérées comme inférieures dans la société, la femme au foyer c’était normal et banal, c’est à la femme qu’incombaient les tâches ménagères, l’élevage et l’éducation des enfants, le divorce était compliqué, il était basé sur la notion de faute, sur l’adultère. Autour de la fin des années soixante et le début des années soixante-dix s’est produit un ensemble de changements. Il y a eu un refus de la soumission, une non-acceptation des situations d’infériorité dans lesquelles les femmes se trouvaient. Le divorce a changé de nature avec la notion de consentement mutuel. Le rapport au corps a été modifié avec la pilule, la libération sexuelle, le droit de choisir, la légalisation de l’IVG. Le souhait d’indépendance a conduit beaucoup de femmes à travailler, les enfants concernent le couple et plus seulement la femme. Petit à petit les tâches ménagères deviennent une affaire mutuelle, même s’il y a encore beaucoup à faire pour arriver à l’égalité. Il s’agit bien d’un changement de paradigme. Ce sont des idées générales qui se sont diffusées et ont été admises dans toute la société. Aujourd’hui ce corpus d’idée est accepté et transmis aux nouvelles générations, c’est naturel, évident .... C’est l’inverse qui choque. Il s’agit d’une construction collective qui concerne à la fois les représentations collectives, le mental de chaque personne, le droit, la pratique individuelle et sociale, les comportements acceptés ou condamnés. Ce changement est inscrit dans un processus, ce n’est pas le fruit de la volonté d’un grand dirigeant, ni d’une seule personne. Ce n’est pas le fruit d’une décision et ce n’était pas prévisible ou prédéterminé. Cette évolution est le résultat de luttes collectives, de comportements individuels, d’oeuvres artistiques, de discussions, etc.. C’est un changement qui a impliqué de multiples facteurs, c’est un ensemble de phénomènes qui était à l’oeuvre comme la démocratisation de l’enseignement, par exemple, et qui est donc lié à l’éducation des filles, à l’arrivée de la société de consommation, au refus de la société autoritaire patriarcale, etc.

Pour l’individu-e dans le contexte postmoderne nous avons un processus identique. L’individualisation est à l’oeuvre depuis longtemps dans le capitalisme, mais aujourd’hui nous sommes face à une mutation qualitative qui concerne tous les aspects de la société. Il y a eu la création du RMI qui allait dans ce sens, aujourd’hui il s’agit du plan de formation et du bilan de compétences et demain il sera question du contrat individuel pour les personnes mises en prison après un délit avec un plan de réinsertion, un parcours qui ira de l’enfermement à la libération conditionnelle en passant par diverses étapes de rééducation personnalisée. Avec la notion de paradigme nous sommes obligé-es d’admettre que notre ensemble de pensées contient une partie de valeurs. La distinction entre la description des faits sociaux et l’appréciation de ces mêmes faits n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Sans être relativiste, nous devons admettre que des valeurs entrent dans notre appréhension des phénomènes sociaux. Ces valeurs sont contenues dans les mouvements culturels généraux de l’humanité. La validité de ces mouvements ne peut pas se mesurer de façon scientifique. L’idée de paradigme permet d’aborder le changement dans la description de la conscience. L’étude des évolutions sociales montre que les mutations ne sont pas seulement dues à la lutte de classe. Depuis les années soixante et soixante-dix les luttes concernent des sphères plus vastes que le conflit bourgeoisie / prolétariat. Les mouvements radicaux de cette époque concernaient directement la vie et le mode de vie. Les domaines impliqués par cette contestation étaient ceux de l’écologie, de la libération sexuelle, du droit de choisir, du refus de l’autoritarisme, de l’égalité des hommes et des femmes, de l’égalité raciale, de la condamnation de l’ethnocentrisme, de l’égalité des échanges mondiaux, de la lutte contre l’impérialisme, etc. Tous ces éléments s’intégraient dans une nouvelle conception intellectuelle de l’humanité.

En se plaçant du point de vue du changement de paradigme, l’étude sociale est une partie organisée de la culture qui a pour objet d’aider les humains à comprendre leur situation et à reconstruire la culture de façon continuelle. Ce mouvement a touché la philosophie, puisque après la mort de la métaphysique, elle s’est intéressée à l’esthétique, elle se penche sur le vécu instable et subjectif des humains. La philosophie aborde alors la question du temps, des représentations, des passions, du goût. L’esthétique devenant un des paradigmes explicatif du monde contemporain. Dans la science, les réseaux de paradigme convergent vers la notion de complexité. Les scientifiques étudient les rapports de la partie au tout, les niveaux d’organisations, les rétroactions, le chaos auto-organisateur, les changements brusques de forme, les situations de déséquilibre, l’ordre qui découle du désordre, on assiste au développement des études systémiques, etc. La linéarité mécaniste est dévalorisée au profit des études dialectiques sur l’organisation organique et architectonique, on essaie de comprendre les logiques à l’oeuvre, etc. Le paradigme est également utile pour étudier ce qui fait obstacle au changement, au paradigme nouveau. Dans ce cadre, la science se comprend comme un ensemble d’idées qui s’inscrit dans un système de pensée. Ce système de pensée est impliqué dans la matérialité des recherches et des expériences, dans la façon de vérifier les résultats et dans la construction des concepts. Le changement de paradigme est en quelque sorte une révolution spirituelle. L’évolution du paradigme montre comment les humains ont besoin de mutation sur le plan culturel, comment nous sommes des mutant-es. Le nouveau paradigme correspond à une nouvelle formulation des problèmes, des méthodes et des concepts. Ceci montre la solidarité des divers composants de l’unité d’ensemble qui propose une certaine manière de poser les problèmes, de les résoudre.

L’étude des changements de paradigmes essaie de comprendre et d’expliquer l’organisation conceptuelle, de décrypter la dynamique interne de cet ensemble et de voir comment l’influence externe joue sur lui. C’est pour cette raison que l’étude de la notion de paradigme en science impliquait qu’existe déjà une science. La révolution galiléenne change le paradigme de la connaissance antérieure qui était basée sur la saisie et la perception immédiate du monde. L’interprétation se faisait au moyen de mythes et de systèmes de valeurs liés à une vision divine et cosmique. Galilée en introduisant les mathématiques dans l’étude de la mécanique bouleverse la connaissance dans son contenu et dans son fonctionnement. Il disait que le monde était un livre écrit en langage mathématique. Ce changement touche la notion de réalité étudiée qui n’est pas forcément visible à l’oeil nu, cette réalité est en partie constituée par l’étude elle-même. La mutation touche les explications puisque ce sont les mathématiques et non plus Dieu qui fournissent les modèles explicatifs des réalités étudiées. Les critères de validité pour les découvertes issues de cette nouvelle modélisation ont aussi changé. La notion de preuve est rationalisée et reproductible universellement. La différence d’avec la science d’avant Galilée tient également au fait qu’il est impossible de reprendre les anciens modèles dans la nouvelle science. Par contre, la science de Galilée, de Descartes et de Newton, la mécanique classique, est intégrée dans le modèle relativiste d’Einstein, elle devient un cas particulier de cette nouvelle façon de comprendre le monde. Le concept de paradigme, pour la science, ne détruit pas l’unité de cette approche, ni ne conteste l’aspect cumulatif de l’avancée des connaissances. L’idée de paradigme permet de rendre compte des ruptures et de la continuité. Il existe plusieurs façons de présenter un paradigme, celui-ci peut relever d’une conception ouverte ou d’une conception plus fermée qui oriente l’activité humaine par les méthodes d’analyses qu’il contient.

La notion de modèles est assez proche de celle de paradigme. La modélisation a souvent comme base une démarche prospective et critique du savoir, elle n’est pas une imagination libre. Elle propose des images liées à un ensemble de pensées rationnelles, celles contenues dans le savoir antérieur qui a été vérifié et discuté. Le modèle se doit de faire le lien entre le concret de l’objet étudié et les déterminations abstraites qui vont donner un éclairage nouveau sur cette réalité. La fonction du modèle implique que l’on respecte les obligations liées à la preuve et que l’on considère la création d’une nouvelle image du réel comme une condition de possibilité de la recherche. Nous sommes alors confronté-es à la notion de possibles et à celle de nécessité, qui sont à la fois contenues dans le réel et en même temps des projections de l’esprit humain. Le paradigme dont nous parlons, l’individualisme lié au relativisme, est de cet ordre, il est une construction mentale pour comprendre la réalité sociale et il est une nécessité pratique dans ce réel. De ce point de vue, le monde est une construction culturelle des humains tout en étant la réalité de notre vie. Cette approche, qui essaie de prendre en compte la multiplicité, nous la retrouvons dans l’analyse qui voit dans le relativisme contemporain une équivalence des valeurs sur le plan idéologique et une condition de possibilité du changement social, une nécessité inscrite dans la réalité sociale (l’égalité des différences et l’équivalence des relations entre les individu-es, la différence de l’autre étant condition de mon existence).

VI / Michel Maffélosi parle de la fin de l’individualisme parce qu’il existe le néo-tribalisme. Je pense au contraire que le néo-tribalisme existe parce qu’existe l’individu, que c’est une nécessité pour le regroupement des individu-es atomisé-es, déterritorialisé-es par le système.

VII / L’enclosure est une pratique qui se répandit du XVIe au XVIIIe siècle en Angleterre, et qui consistait à clôturer les champs et pâturages jadis ouverts. Cet usage entraîna la disparition des vieilles pratiques communautaires et appauvrit les paysans au profit des éleveurs de moutons. Le terme est d'origine anglaise, il désigne la mise en clôture d'un terroir, elle implique la disparition de la vaine pâture et le partage des communaux. Cette étape essentielle de la révolution agricole en Europe occidentale permit la rationalisation de l'élevage et de la culture, au détriment de la petite paysannerie. Historiquement, l'enclosure fut une des principales évolutions de la transition d'une agriculture féodale de subsistance à une agriculture moderne tournée vers le commerce. L'enclosure apparut au Moyen Âge en Angleterre, au XIII siècle, des lois furent édictées pour garantir aux tenanciers l'usage des terres non clôturées.
L'enclosure se développa à la fin du XV siècle, au moment où la communauté paysanne fut disloquée sous l'effet de la disparition du servage et de la tenure coutumière et aggravée par la crise démographique. L'agriculture passa d’un stade communautaire à un stade individualiste. Les grands propriétaires terriens essayèrent d'expulser les paysans des communaux pour gagner de nouveaux pâturages. Les champs labourés, sans enclos, furent remplacés par des pâturages fermés pour les moutons. Acculée à la ruine, une grande partie de la petite paysannerie fut contrainte de travailler pour l'industrie de la draperie, en plein essor à cette époque. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les clôtures se multiplièrent en Angleterre, puis en France, généralement sous la forme de haies vives. Le mouvement prit toute son ampleur en Angleterre après 1760, au moment même où démarrait la révolution industrielle, et atteignit son apogée vers 1850. Stimulé par le Général Enclosure Act de 1801 (Loi de clôture générale), il fut freiné après 1845 par une loi destinée à mettre un terme aux abus. Pays de moyenne propriété, l'Angleterre vit la constitution de grands domaines soumis à une agriculture intensive et rationalisée, capables de répondre à la demande croissante des marchés urbains.

Les riches propriétaires mirent en œuvre plusieurs moyens pour accroître la production agricole : assèchement des marais, déboisement et surtout suppression de la jachère par une meilleure utilisation des engrais naturels, notamment grâce à l'accroissement de l'élevage. Le développement des prairies artificielles encloses et des racines fourragères devant permettre de rompre le cercle vicieux d'une agriculture pauvre en bétail faute de terres et pauvres en terres à cause de la jachère et du faible rendement des terres cultivées. L'enclosure, parce qu'elle provoqua la disparition des communaux et des vaines pâtures, accéléra l'exode rural. Les communaux étaient des portions de terrains (chemins, fossés, haies, bois, marais, etc.) ne faisant l'objet d'aucun acte de propriété et qui étaient utilisés par tous les villageois pour leur bétail ou pour la récolte de bois. La vaine pâture permettait aux habitants du village de faire paître leurs troupeaux sur les terres non clôturées, pendant toute la période allant de la récolte à l'ensemencement. Pour la petite paysannerie, elle constituait le seul moyen d'entretenir un peu de bétail. Les riches propriétaires anglais qui décidèrent de clôturer leurs champs accaparèrent souvent dans le même temps les terrains communaux, en invoquant des droits seigneuriaux, et forcèrent les petits exploitants à vendre leurs parcelles à bas prix.
Ainsi fut réalisée une rapide concentration des terres, tandis que la petite paysannerie aisée, après avoir tenté en vain de s'opposer au phénomène, subit une dégradation de son statut ; elle se retrouva la plupart du temps en fermage ou en métayage sur des terres qu'elle possédait autrefois. Ceux de moindre condition, qui ne trouvèrent plus à s'employer dans les campagnes, formèrent le gros de l'exode rural. L'industrie, en pleine croissance, bénéficia de l'afflux de cette main-d'œuvre abondante. Les Pays-Bas, la Belgique, le nord de la France et de l'Italie furent gagnés par le mouvement au début du XIX siècle, où la plupart des contraintes collectives disparurent.

En France, les communaux ayant été récupérés par les communes pendant la Révolution française, les grands propriétaires terriens purent acquérir ces terrains dans le cadre de ventes aux enchères. La jachère continua d'être pratiquée en France jusqu'en 1850.