Si nous essayons de comprendre les évolutions du capitalisme,
nous pouvons remarquer que, outre la domination pratique, l’individu-e
et la domination mentale jouent un rôle particulier et semblent
bien être deux ressorts essentiels de la reproduction de la domination.
La domination pratique
La domination utilise toutes sortes de méthodes pour se maintenir
et venir à bout des luttes ou les réprimer, elles sont
déjà bien connues.
- La répression économique :
Le poids du chômage et de la précarité est très
fort. Couper les vivres, cela reste toujours une bonne méthode
pour calmer ou empêcher la révolte.
- La surveillance :
Les caméras, les vigiles, les fichiers informatiques, les Renseignements
Généraux, etc. sont des moyens qui, reliés les
uns aux autres, donnent une efficacité importante à la
domination.
- Diviser pour régner :
La sérialisation des personnes dominées en groupes différents
et concurrents est toujours un bon moyen pour que la domination continue
de fonctionner : chômeurs et chômeuses, sans-papiers
ou sans-papières, femmes, précaires, Rmistes, allocataires
parents isolé-es, emploi-jeunes, CES, stagiaires, en préretraite,
etc.
- La négociation :
Elle est toujours une bonne méthode d’arrêter une
lutte et d’intégrer des regroupements au système.
- Les analyses, la prévision :
Les études des sciences humaines, les articles de journalistes,
les essais, les missions d’étude, les enquêtes sur
le terrain, etc., permettent aux dominants d’anticiper, de suivre
les évolutions donc d’avoir des éléments
nécessaires à la décision.
- La répression policière :
L’évolution de la police est nette. La création
des BAC (Brigades Anti Criminalité), les nouveaux matériels,
les nouvelles méthodes, etc. sont des éléments
assez visibles. L’entraînement à la guérilla
urbaine est très présent dans cette adaptation aux temps
actuels, maintenant il est très difficile de tenir la rue face
à la police. La violence policière n’est pas un
vain mot.
- La criminalisation de la révolte :
Les personnes en lutte, les personnes connues pour leur militance active
sont réprimées. Ce phénomène est en augmentation
constante. La disproportion entre les faits reprochés et les
peines est courante. La caution est maintenant employée, l’exemple
des paysans du Larzac est dans toutes les mémoires. En elle-même
la caution, comme la prison préventive, est déjà
une condamnation et vise bien la répression des groupements dont
font partie les personnes condamnées. Le nouveau code pénal,
dans sa volonté de réprimer les incivilités, permet
de retirer le permis de conduire à une personne même si
ce pourquoi elle est poursuivie n’a rien à voir avec le
code de la route. La double peine, le fait qu’une personne étrangère
soit condamnée une première fois à la prison et
une seconde fois à l’expulsion, fait également partie
de cet arsenal. Cette punition est décrite comme le retour du
bannissement qui avait été supprimée lors de la
Révolution française.
La volonté de punir revient en force, elle explique la sévérité
de la justice. Loïc Wacquant parle, à ce propos, de la criminalisation
de la misère. Pour lui, nous sommes en train de passer “ d’un
État social à un État pénal ” (1)
afin de faire face au développement des inégalités
et à la généralisation de la précarité
salariale et sociale. La limite de cette critique tient au fait que
cet auteur défend l’Etat social, je ne peux pas le suivre
sur ce terrain.
Toutes ces méthodes forment un ensemble efficace, puissant qui
limite beaucoup nos possibilités et casse ou bloque un grand
nombre de personnes.
L’individu-e
Je parle ici au milieu du capitalisme occidental, mon point de vue est
situé dans une métropole impérialiste et je m’exprime
encore une fois en terme de tendance. Pour quelques poches de relative
prospérité, le reste des territoires sont ceux de la misère.
Cette situation sur le plan collectif est nommée de plus en plus
souvent “ apartheid social ” (2). En cherchant
à comprendre la domination et ses évolutions et tout en
sachant très bien que le système détruit les humains
un peu partout dans le monde, je me focalise ici plus particulièrement
sur l’individu-e. Celle-ci ou celui-ci est, à mon avis,
une des pièces majeures du fonctionnement de la marchandise et
du spectacle dans notre situation.
Plusieurs analyses convergent pour dire que nous sommes passé-es
d’une société de masse à une société
de surveillance, où les personnes sont plus impliquées
qu’auparavant. La société de masse était
une société où l’encadrement était
plutôt autoritaire, l’autonomie des personnes assez peu
importante. Dans la société de surveillance, nous observons
une autonomie des personnes plus grande, l’encadrement est moins
autoritaire, plus souple, le contrôle direct ou indirect est la
contre-partie de cette évolution. Au bout de la chaîne,
la précarisation rend le contrôle plus direct, parce que
le temps et l’argent sont deux éléments clés
de la domination. Le groupe s’efface devant la personne et nous
le constatons facilement : c’est le règne de l’individu-e.
Alain Ehrenberg parle d’une nouvelle modalité du gouvernement
de soi : “ La nouveauté est la prise en charge
croissante de problèmes par l’individu lui-même,
à tous les échelons de la société. Le nombre
de mécanismes sociaux qui favorisaient les automatismes de comportements
ou d’attitudes a largement diminué au profit de normes
incitant à la décision personnelle, qu’il s’agisse
de recherche d’emploi, de vie de couple, d’éducation,
de manière de travailler ou de se conserver en bonne santé :
dans ces domaines et dans d’autres encore, nous sommes incités
à être responsables de nous-mêmes. La vie était
vécue par la plupart des gens comme un destin collectif, elle
est aujourd’hui une histoire personnelle. Chacun, désormais
indubitablement confronté à l’incertain, doit s’appuyer
sur lui-même pour inventer sa vie, lui donner un sens et s’engager
dans l’action. Ce changement de situation de l’individualité,
cette prise en charge personnelle là où régnaient
des règles comportementales fixes constitue une tendance de fond
des sociétés démocratiques avancées. ” (3).
D’autres critiques, comme celle de Miguel Benasayag, parlent du
“ mythe de l’individu ” (4). Il n’est
pas question de nier l’existence de l’individu-e comme réalité
de la personne, mais de se rendre compte que, souvent, la conscience
que l’individu-e a de lui-même ou d’elle-même
est fortement altérée au point de croire qu’il ou
elle est une unité autonome, une monade (i). La croyance
que les personnes ont de leur liberté, dans le contexte postmoderne
où la marchandise et le spectacle règnent en maîtres,
est mythique. François Brune dans son ouvrage “ Les
médias pensent comme moi ” analyse la situation ainsi :
“ L’homme moderne est l’individu parfaitement
traversé par le discours anonyme, discours qui le produit et
le reproduit à son tour. Il est profondément heureux de
se sentir semblable, tout en jouissant de l’illusion d’être
différent. Il est en phase avec l’époque. ”
Il conclut de cette façon : “ Imposer le silence
aux opprimés, leur imposer des discours de propagande qu’ils
doivent écouter sans mots dire, “ c’est dépassé ”.
Il y a mieux : c’est de les laisser parler en gangrenant
leur discours, en le parasitant d’une idéologie anonyme,
de lieux communs informels qui font que, tout en croyant s’affirmer
comme sujets de parole, comme auteurs personnels de leurs opinions et
de leurs modes de vie, ils ne peuvent que dire tous la même chose,
ils ne peuvent que répéter ce qui est déjà
dit pour eux, à leur place, comme étant ce qu’ils
pensent ou croient vivre.” (5)
Clonage culturel ?
La notion de clonage culturel est employée parfois. Cette notion
a un inconvénient, elle laisse supposer que la création
culturelle n’existerait pas, ou qu’il n’y aurait aucune
différence culturelle. Évidemment cela est faux, en musique,
en littérature, dans les arts plastiques, dans les arts de rue,
dans le théâtre ou ailleurs, beaucoup de gens inventent
et créent des nouvelles formes culturelles, expérimentent
de nouveaux arts de vivre. Les différences culturelles existent,
même si elles sont souvent minoritaires.
Par contre, la notion de clonage culturel a l’avantage de mettre
en évidence un des ressorts importants de la domination contemporaine,
qui est le fait culturel majoritaire. L’opinion s’offusque
facilement du clonage biologique des humains, mais rarement de celui
qui reproduit par millions des clones culturels. A cet égard
la domination de Microsoft (ou plus explicitement de la domination exercée
par l’alliance de fait entre Windows et d’Intel, connue
sous le nom de “ Wintel ”) au niveau mondial est
significative et participe de ce processus. On peut le remarquer aussi
pour Mac Do, Coca Cola, les pizzas, les téléphones portables,
les jeans, la world-music et le nouveau venu : Internet. A ce propos,
les publicitaires synthétisent bien l’évolution
actuelle avec un nouveau slogan : “ la vie.com ”,
virtuel mais commercial ! Cette approche, le clonage culturel,
montre que l’individu-e est, en partie, une création du
système capitaliste.
L’individu-e est le siège des désirs et c’est
en cela qu’il ou elle intéresse le capitalisme. C’est
pour cette raison qu’il ou elle est choyé-e, flatté-e,
qu’elle ou qu’il est l’objet de toutes les attentions,
d’une valorisation de tous les instants. L’atomisation individuelle
a atteint des degrés jamais connus jusqu’à maintenant
et pourtant il est évident que nous sommes presque tous ou toutes
pareil-les, l’individualisation est conjointe de la massification.
L’illusion de liberté est forte alors que la marge de liberté
réelle est minime. La différence entre les atomes individuel-les
est fondamentale, si nous nous plaçons du point de vue de l’individu-e,
elle laisse croire à une unicité, une singularité
qui serait absolue, alors que cette différence individuelle est
en grande partie produite par les multiples technologies de pouvoir.
Le leurre est intériorisé tant et si bien, que nous croyons
en général que la possibilité de choisir entre
les marchandises, les images ou les produits électoraux du parlementarisme
est une capacité de liberté. Le besoin d’identité,
la course à “ la marque ” est sans fin
et toujours à recommencer. Il faut sans cesse remplir l’individualité
de conscience autonome, nous laisser croire que nous sommes uniques,
que le choix est le résultat d’un exercice de la personnalité
indépendante, qu’une différence minime est fondamentale.
Le système joue avec l’image de soi. Dans la mesure où
il maîtrise les images identificatoires, il peut multiplier à
l’infini les façons d’être original-le, d’être
différent-e ou dans le coup, de suivre la tendance ou d’être
“ tendance ”. Ainsi nous pouvons comprendre pourquoi
la question de l’identité est si importante en notre monde.
D’un coté, l’individu-e est sollicité-e au
niveau du désir pour être compatible avec le capitalisme
et de l’autre, il n’y a aucune réponse sur le sens.
Ce qui intéresse le capitalisme c’est l’individu-e
producteur-trice ou consommateur-trice, il le préfère
solvable. Mais même à la limite de la misère, il
l’inclut aussi dans son fonctionnement à condition qu’il
accepte la place qui lui est assignée : il ou elle consomme
des biens et des images, elle ou il est relié-e aux institutions
de diverses manières (ce que la Revue Temps Critiques nomme “ l’Etat
comme tout social ” (6)), ils et elles contribuent par
là même au fonctionnement général de la machinerie
capitaliste. Par contre, le problème du sens de la vie, la question
du pourquoi reste vide. Je pense que nous pouvons nous souvenir de ce
qu’avait déjà remarqué Cornélius Castoriadis
en 1965 : “ Il y a eu dans toutes les sociétés,
et dans toutes les périodes historiques, une question concernant
la place de l’être humain dans le monde et le sens de la
vie en société et de la vie en général.
Chaque période de l’histoire a essayé de donner
une réponse à ces questions. Il ne s’agit pas de
savoir si ces réponses étaient justes ou non ; le simple
fait qu’il y avait une réponse créait une cohésion
pour les gens vivant pendant ces périodes, donnait une finalité
à leurs actes et une signification à leur vie. Aujourd’hui,
il n’y a guère de réponse. Nous savons que les valeurs
religieuses n’existent plus, qu’elles sont pratiquement
dissoutes. Ce que l’on appelait les valeurs morales (pour autant
qu’elles puissent être distinguées des valeurs religieuses),
sont pratiquement dissoutes. Est-ce qu’il subsiste vraiment des
normes morales acceptées dans la société aujourd’hui ?
Au niveau officiel, des pouvoirs existants, de la presse, etc., il existe
une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque
explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux
ses propres normes. Et, dans la société en général,
prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment
nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.).
L’idée générale est que vous pouvez faire
n’importe quoi et que rien n’est “ mal ”,
pourvu que vous puissiez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas
pris. ” (7)
Le cynisme constaté en 1965 dans la presse, la politique, au
niveau des pouvoirs officiels est devenu massif dans toute la société,
aujourd’hui le cynisme est une banalité. Le relativisme
est la règle générale, c’est ce que je nomme
sous le concept “ postmoderne ”. Nous le constatons
journellement puisqu’on nous dit que ce qui apparaît est
“ bon ”, cela est normal car si rien n’est
“ mal ”, tout est peut être “ bien ”.
Mais ce relativisme, du point de vue de l’analyse de la domination,
n’est qu’une apparence, car les dominants énoncent
cela en se gardant le droit de définir le bien et le mal quand
il le faut. Nous l’observons régulièrement, émettre
une quelconque réserve est très difficile, interroger
les évidences ne va pas de soi, alimenter le débat public
ce n’est pas simple.
Le monde semble si absurde, que seul le bricolage idéologique
au niveau individuel peut essayer de répondre à la question
du sens. L’union entre les êtres humains se fait par la
technique, un être ensemble artificiel où nous nous côtoyons
sans nous rencontrer. Nous regardons tous et toutes les mêmes
images, mais isolé-es les un-es des autres. Souvent lors de manifestations
festives nous déambulons par groupe. Le mot “ pseudo-collectivité ”
est employé parfois et il correspond bien à ce que nous
vivons quotidiennement.
L’effet retour de l’atomisation individuelle est visible,
les individu-es ont intégré les valeurs de la situation
et servent ainsi, dans un second temps, d’appui à la reproduction
du système : “ Le paradigme de la postmodernité
repose sur l’idée que la mutation culturelle a permis aux
individus de se mettre au diapason des transformations importantes qu’ont
connues nos sociétés occidentales à travers leur
modernisation. C’est justement parce que la culture n’était
plus adaptée aux nouvelles réalités qui ont été
implantées par le processus de modernisation que de nouvelles
valeurs culturelles sont nées. ” ... / .... “ Fille
de l’expansion vertigineuse de la logique de consommation, la
principale caractéristique de la culture postmoderne est le fétichisme
du choix. La volonté de choisir soi-même ce que l’on
désire est, sans aucun doute, la valeur centrale qui marque le
comportement des individus. ” ... “ La culture
postmoderne n’est pas exclusive sinon elle enfermerait l’individu
dans une logique de guérilla constante entre les différences.
Elle est plutôt inclusive, c’est à dire qu’elle
considère l’ensemble de ces différences comme des
valeurs égales, donc capable de cohabiter. Cette équilégitimité
et cette volonté de cohabitation sont possibles grâce à
une tendance à la banalisation des valeurs.
Ces dernières ne sont plus considérées comme des
absolus, mais plutôt comme des “ produits sélectionnés
en fonction du goût ”, à ce grand comptoir des
vérités en vrac. ” .... “ L’acceptation
et la défense des valeurs comme la différence, le pluralisme
et l’hétérogénéité croissante
de nos sociétés n’ont rien de romantique. Elles
ne constituent pas non plus une orientation altruiste. Il s’agit
au contraire d’une donnée pragmatique, car chaque individu
est conscient que les autres ne respecteront ses choix, que s’il
respecte lui-même le choix que les autres font : le respect
réciproque est donc une valeur incontournable pour la viabilité
de la liberté de choix. La viabilité du pluralisme nécessite
une attitude égalitaire particulière : l’égalité
des différences. C’est cette perspective qui amène
l’individu à opter pour un comportement de tolérance
envers la différence de l’autre. ” (8)
Ce constat montre bien l’impact et la complexité de l’individualisation
due au capitalisme. Toutefois ce point de vue est à situer, parce
que cet effet boomerang est un phénomène essentiellement
urbain, caractéristique des classes moyennes, en particulier
de la jeunesse de ces milieux.
Il est devenu courant d’expliquer les nouvelles formes de religions
par le déclin des grands appareils idéologiques (églises,
syndicats, partis politiques, associations, etc.). Le capitalisme est
entré au coeur de l’individu. Cornélius Castoriadis
parlait récemment à ce sujet de “ l’individu
privatisé ” (9). C’est également
pour cela que la vie personnelle envahit le champ public. Cet aspect
de notre système peut être analysé comme totalitaire :
il oriente, produit les subjectivités, il entretient la croyance
en un destin personnel, alors que c’est lui qui le façonne.
Il est devenu assez commun de parler de gérer, d’entretenir
ou d’améliorer son capital santé ou son capital
formation. Les mots du capital sont entrés dans la vie personnelle,
le capital jeunesse se vend et se monnaie (10). La forme capital
s’est généralisée et est devenue presque
invisible tellement elle a pénétré notre vie collective
et individuelle. Elle s’accompagne de mythes impossibles à
atteindre : la santé toujours et en toutes circonstances,
l’éternelle jeunesse, la négation de la mort, “ tout,
tout de suite! ”, l’absence de limites, l’hédonisme
sans le souci des conséquences, etc. (ii)
Le développement personnel est servi par une grande variété
de théories et de pratiques psychologiques qui, de fait, sont
souvent des entreprises de normalisation. Au lieu de faire prendre conscience
du fonctionnement de notre réalité, de nous aider à
assumer ce qui nous échappe et ne peut que nous échapper
(la toute puissance, les identifications idéales, le fait que
nous sommes des êtres divisé-es, des êtres fini-es
qui allons vers la mort), elles encouragent à l’acceptation
de ce monde, à y trouver sa place. Les images idylliques ne peuvent
cacher la vacuité toujours renouvelée des êtres
produits par et pour le capitalisme. Le capitalisme a beau équiper
l’individu-e de moyens sophistiqués pour communiquer et
exister en communicant, il reste peu de choses derrière le paraître
qui, encore une fois, est un pare-être. En acceptant que l’avoir
puisse répondre à la question de l’être nous
acceptons les énonciations du capitalisme, celles qui fixent
la place des êtres comme des étants, nous acceptons un
système qui continue à perpétuer le non sens et
à oublier le sujet humain. La compréhension de l’individu-e
dans notre contexte nécessite d’autres pistes. Alain Ehrenberg
nous en indique une : “ Si on veut comprendre l’expérience
contemporaine de l’individu, il faut le penser comme une relation
et non comme une substance. ” (11).
Du point de vue libertaire ceci nous place dans une perspective où
l’étude des modifications de la domination capitaliste
éclaire ce rapport, la relation individu-e / système.
La domination mentale
Les technologies de pouvoir de la domination contemporaine passent de
plus en plus par la maîtrise du mental. Ceci explique pourquoi
il n’y a pas besoin d’avoir des CRS partout et tout le temps.
L’aspect répressif existe dans notre société,
c’est indéniable, mais nous devons admettre que le contrôle
n’est pas strictement ni complètement policier ou militaire.
Comme le dit très bien Orwell dans “ 1984 ” :
“ Pour diriger et continuer à diriger, il faut être
capable de modifier le sens de la réalité. ” (12)
La société de contrôle fonctionne de façon
moins visible, mais tout aussi efficacement. Pour essayer d’expliquer
ce phénomène qui, lui aussi, est à voir en terme
de tendance je me réfère, entre autres, aux travaux de
Didier Bigo. Ce chercheur explique comment la figure de l’immigré
est en elle-même une technologie de pouvoir dans un contexte d’inquiétude.
Il interroge à la fois les pratiques discursives, les décisions
politiques et les pratiques sécuritaires. Il montre, que la définition
de la menace alliée aux pratiques des services de sécurité,
joue à la fois sur la domination symbolique et la gouvernementalité
dans une situation incertaine dont le côté insécurisant
est accentué. La figure de l’immigré est un moyen
utilisé pour continuer à dominer. Ce qui change ce sont
les agencements dans le discours et la tendance à l’autonomie
des appareils et des systèmes qui mettent en oeuvre la sécurité
et la surveillance. Les tenants de la domination eux ne changent pas.
Ils définissent la menace et se présentent comme les garants
de l’ordre. Ceci explique pourquoi il est quasi impossible de
déconstruire le discours qui fait, entre autres, un amalgame
entre immigration et insécurité, entre désordres
et banlieues. Didier Bigo le dit clairement : “ les
victimes du racisme en sont devenues les responsables ” (13).
Cette attitude existe depuis longtemps vis à vis du viol, les
femmes violées sont souvent accusées d’être
responsables du viol soit par leur attitude, leur habillement ou par
leur présence. Didier Bigo dit s’inspirer des travaux de
Michel Foucault sur la notion de “ gouvernementalité ”.
Cette notion permet de voir les divers phénomènes en jeu
et ne masque pas la responsabilité de nos dirigeants. Par exemple,
le fait que les discours d’inquiétude et d’amalgame
soient prononcés par des personnes en position d’autorité
leur donne un crédit puissant. Le glissement du discours contribue
à installer un climat qui permet aux thèses de l’extrême
droite de contaminer toute la société. Pierre Tévanian
et Sylvie Tissot parlent de “ lepénisation des esprits ”
à ce propos (14), je pense qu’ils ont raison.
La domination mentale est un ensemble constitué de méthodes
qui vont toutes dans le même sens : discréditer et
délégitimer toutes les pensées ou les tentatives
qui osent dire qu’il pourrait en être autrement, dévaloriser
les utopies et faire accepter la barbarie capitaliste, la faire passer
pour normale. La figure du sens commun est typique de cet état
de domination mentale. Les réponses y précèdent
les questions. Le recouvrement idéologique transmet les justifications
à posteriori et bloque toutes les tentatives qui postulent d’autres
possibles.
Dans ce cadre, le relativisme et l’individualisme font bon ménage.
D’un coté, l’idéologie ambiante énonce
que tout se vaut, mais dans les faits la hiérarchie sociale et
politique n’est pas modifiée et de l’autre, l’individualisme
est renforcé par tous les moyens possibles. Ce qui est commun
à ces deux aspects de la vie contemporaine c’est l’intérêt,
celui du capital, celui de l’Etat, celui des dominants, celui
des personnes ou du moins de quelques unes. Il est très difficile
de questionner le pourquoi de cette fuite en avant que nous propose
le système. L’absurdité du système est patente,
les destructions opérées par le capitalisme sont visibles
tant sur le plan humain que pour la nature, mais nous sommes collé-es
à ce réel, pris-es dans ce réel. Une fois que le
recouvrement idéologique a fait son oeuvre il est très
difficile de démêler le faux du vrai. L’idéologie
fonctionne comme une rationalisation qui donne des raisons à
la soumission. Elle a l’apparence de la rationalité, mais
il s’agit d’une illusion nécessaire pour justifier
l’existant, camoufler la domination et rendre la domination supportable
aux dominé-es. La population râle souvent, mais comme le
débat n’émerge pas sur le plan collectif, sur le
plan politique, en général la résignation et l’impuissance
l’emportent.
Ce que je nomme recouvrement idéologique, c’est la façon
dont le système médiatique et politique fonctionne pour
justifier ce qui se passe. Cet ensemble trouve toujours une manière
de donner une version des faits qui soit compatible avec le système.
Évidemment cela est obtenu en déformant, en transformant
les propos ou la vision des faits. L’essentiel c’est de
trouver une explication qui soit plausible et conciliable avec la continuité
de la domination. Le vide des réponses ne peut apparaître
que si l’action, la critique, l’analyse le met en évidence.
Si une ou des questions trop gênantes apparaissent, on clôt
le débat par tous les moyens, si on peut on discrédite
les personnes émettrices du message, on martèle la condamnation,
on donne la parole à des gens “ responsables ”,
des spécialistes ou parfois on fait simplement silence, on cache
le vide, on empêche la critique de s’exprimer.
En général pour que les questions ou la parole passent
dans la grande machine à fabriquer l’opinion il faut que
le contenu ne soit pas trop dérangeant, ni trop compliqué.
Ceci explique le recours si courant à l’humanisme, à
la liberté, à l’égalité, à
la transparence, aux droits de l’homme voire même à
l’éthique du marché ou à l’éthique
des affaires (comme si accoler ces mots pouvait avoir un sens !).
L’important c’est de continuer même en l’absence
de réponses satisfaisantes aux questions fondamentales. Dans
ce contexte, l’effet humoristique peut être une arme de
bon aloi pour atténuer la portée symbolique d’une
action ou d’une critique qui interroge le système. Rien
de tel qu’un bon mot, qu’une plaisanterie, un dessin à
la une pour évacuer la charge critique d’une opposition
qui pourrait devenir dangereuse. Pour arriver au consensus il faut que
tout le monde y trouve son compte. Accepter la critique comique est
une preuve d’intelligence et de souplesse mentale pour les dominants.
La domination mentale n’est pas le fruit d’une volonté,
il n’existe pas de grand Satan, ni de Big Brother. Elle n’est
pas un choix délibéré, il n’y a pas de chef
d’orchestre, ni de décision centralisée. Elle n’est
pas gérée à New-York ni ailleurs. La théorie
du complot ne fonctionne pas, elle est paranoïaque et bloque l’approche
de la multiplicité des phénomènes en jeu. La domination
mentale est un résultat où de multiples facteurs s’entremêlent.
Ceux-ci ont une certaine autonomie et des motivations différentes.
Tous les acteurs du système jouent leur partition pour eux-mêmes
et aussi en fonction des autres, l’interaction est incessante.
Les conflits entre eux sont réels et existent régulièrement.
C’est un peu comme un orchestre sans chef, pourtant la musique
continue, avec une certaine cacophonie il est vrai, mais il existe une
unité malgré tout : le mouvement et développement
du capital, le maintien ou la recomposition permanente des divers pouvoirs.
Il est notable que presque tous les acteurs de ce système, où
la domination mentale joue un rôle important, vont dans le même
sens : le maintien de la domination. Nous retrouvons là
une des lignes de force stable et structurante du système.
Il existe plusieurs domaines où des réponses idéologiques
pour justifier le système existent, nous en avons relevé
trois parmi tant d’autres : le droit, la science et le management.
Le droit
Le droit tend à devenir le référent par excellence,
il a tendance à prendre la place de la religion. Il a transposé
dans le domaine juridique par la sécularisation les normes morales
issues des religions monothéistes, pour nous ce sont celles de
la chrétienté (15). Comme le rôle de l’Etat
est moins net qu’auparavant, comme la sphère politique
est discréditée, le droit tend à prendre sa place
parce qu’il devient l’endroit où l’on peut
demander justice, espérer réparation, où la victime
peut déployer sa plainte et espérer être entendue
socialement. Cette évolution répond au besoin de justice
qui est légitime, mais en même temps elle donne la possibilité
à l’appareil judiciaire de penser au “ gouvernement
des juges ”. Cette tendance montre que nous avons besoin
de référence, du “ Tiers ” pour
que la collectivité humaine fonctionne, mais limite la possibilité
de transformation politique de la société. La justice
est toujours marquée par le rapport de force économique,
social, politique et symbolique du moment. La justice reste une justice
de classe au service de la domination. Mais l’illusion que l’on
peut obtenir une société propre sans mettre fin au capitalisme
se développe. D’autre part, le nombre d’affaires
portées devant la justice montre que nous sommes au milieu d’une
société du calcul, où la justice peut être
un moyen de gagner un plus quand on se sent lésé-e. Le
“ droit à ” devient un horizon de pensée
qui restreint les demandes au possible en droit dans une société
où l’intérêt est la norme. C’est le
contrepoint de la société du jetable où les êtres
peuvent tabler sur le recours au droit pour s’en sortir. Pourtant,
que “ je-table ” ou que je ne table pas sur la
justice, la domination capitaliste continue et je reste jetable à
tout instant, si le système n’a plus besoin de moi. L’idée
d’une société “ propre ” garantie
par le droit et la justice est une illusion. C’est une idéologie
qui utilise la transparence pour mieux camoufler que le vol (la plus-value
et la propriété privée des moyens de production
notamment), que l’inégalité et l’injustice
sont au coeur même de la société. En perdant son
caractère transcendant, le droit est devenu un instrument pragmatique
bien intégré au capitalisme.
La grande référence ce serait les principes supérieurs
du droit qui seraient à la base de notre justice. Pourtant, ces
principes sont régulièrement bafoués tous les jours
dans notre société, y compris par la justice elle-même,
par l’Etat lui-même. Il n’existe pas de texte de ce
type au niveau international et notre constitution nationale permet
bien au capitalisme de se développer et de reproduire sa domination.
Le droit est donc un refuge illusoire contre les maux du système.
Le droit ne peut plus se fonder en nature, c’est une production
humaine. Son exercice positif n’est pas non plus une garantie
de justice, nous le voyons régulièrement.
La science
La science est un autre référent qui sature les idées
de cette fin de siècle. La parole des experts tend, elle aussi,
à remplacer celle des prêtres. Pour notre bien il suffirait
d’écouter leurs conseils éclairés, ils nous
disent comment vivre ou du moins ils prétendent le savoir. Ils
manipulent le savoir scientifique comme un accès à la
transparence et légitiment ou prolongent les identifications
techniques que nous propose le système. Que ce soit sur le plan
physique ou psychologique, ils ont toujours une explication à
leur disposition pour nous donner une raison à ce qui se passe
et, surtout, pour nous dire comment remédier aux problèmes.
Avec la science le monde est sans limites, le corps peut faire toujours
plus, la maladie recule, l’esprit peut se transformer pour accepter
tout ce qui arrive, y compris les traumatismes dus aux aberrations de
cette société. La science, utilisée comme une idéologie,
nous construit un monde où tout serait possible. Jamais la machine
ne s’arrête. La course contre le temps, la lutte contre
la mort paraissent infinies. Ce recours à la science camoufle
nos imperfections, notre besoin de lenteur, le fait que la violence
et la mort sont en nous.
L’informatique et la médecine semblent deux domaines privilégiés
de ce phénomène. La vitesse et la puissance des ordinateurs
doublent presque tous les 18 mois, la recherche médicale progresse
sans cesse, ce sont de bons atouts pour justifier cette utilisation
de l’idéologie scientiste. Avec la science la domination
capitaliste peut se permettre de prétendre qu’elle est
capable de résoudre tous les problèmes qui se présentent
à nous. L’exemple du Bug de l’an 2000 témoigne
bien de cette idéologie. Avant même que le problème
ne soit là, la science et la technique se sont posés en
réparateurs zélés. Ce faisant ils cachaient que
c’est eux-mêmes qui ont mis les systèmes informatiques
en danger par leur imprévoyance et leur soif de profit. En entretenant
l’idée d’une catastrophe possible, ils se mettent
en position de rassurer la population et l’empêchent, en
particulier, de réfléchir à l’origine du
problème ou au rôle de l’informatique dans notre
société.
Ce n’est plus la peine de se poser la question du pourquoi de
cette course à la vitesse des machines informatiques, ni celle
de l’orientation des recherches en médecine. L’utilité
sociale de ces deux domaines n’est jamais évoquée.
“ L’informatique, la médecine pour quoi faire ? ”
semblent bien pourtant des questions légitimes, quand on connaît
la situation sociale dans ces deux domaines :
* L’ordinateur accentue l’exclusion sociale : toute
la population ne peut y avoir accès à la fois du point
de vue financier et du point de vue culturel. L’informatique a
été développée surtout comme outil de gestion
du capitalisme. Les systèmes informatiques servent au contrôle
social avec des fichiers en tout genre. L’ordinateur personnel
est un bon moyen de mobiliser la subjectivité des personnes qui
l’utilise pour travailler ou de façon domestique, le surf
sur Internet est une activité à la mode et encouragée
un peu partout.
* Des maladies comme la tuberculose, qui sont connues pour être
des maladies liées à la pauvreté, font leur retour
dans nos pays. Les soins pour les personnes en situation d’exclusion
sont pris en charge (tant bien que mal) par des ONG (Médecins
du Monde, par exemple). La recherche sur le vaccin sur le Sida est sacrifiée
au profit des recherches sur les traitements parce que cela rapporte
plus dans nos pays. La recherche médicale accentue le caractère
technologique des soins, ce qui coûte cher et nécessite
des équipes très spécialisées et situées
dans des unités de pointe donc implantées dans les grands
centres urbains. L’accès aux soins fonctionne de plus en
plus comme une médecine à deux ou trois vitesses selon
notre degré de richesse et notre lieu d’habitation.
Historiquement la médecine était basée sur le devoir
d’assistance à personne en danger. Les tendances actuelles
à vouloir tout rentabiliser, à ne prendre en compte que
la logique comptable contredisent ce choix. La médecine permettait
aux plus faibles de survivre et de se reproduire. Elle allait de fait
contre l’eugénisme et la loi du plus fort. La dérive
actuelle sur la génétique remet à l’ordre
du jour le contrôle des gènes, elle renforce la possibilité
eugéniste. Ce qui est en jeu dans le débat sur la médecine
c’est la finalité d’une science émancipatrice,
du renforcement ou de l’affaiblissement de l’intelligence
collective. L’exemple du trafic international d’organe montre
que le capitalisme contemporain et la situation inégale au niveau
mondial permettent et créent les conditions du trafic d’organes
sur plusieurs continents.
1 / Il existe une pénurie d’organes dans les pays
du Nord, les pays riches.
2 / Au Sud ou à l’Est il existe des pays avec des
États pauvres et corrompus, des populations vivent dans la misère
dans les grandes villes et à leur périphérie, la
criminalité est en grande partie incontrôlée, des
mafias puissantes se développent. Il y a bien ici une nouvelle
modalité du lien entre la santé, la médecine et
l’argent. (16)
La force de l’idéologie scientiste c’est la nouveauté
de la performance technique qui est dérivée du savoir
scientifique. Ces innovations sont synonymes de modernité, de
progrès. Cet aspect du développement des recherches permet
de passer sous silence la question des fins. La question “ pourquoi ? ”
est occultée, encore et toujours !
Il est exact que la recherche scientifique subit de fortes pressions :
celles de la demande sociale pour trouver des solutions aux maux de
ce siècle (le Sida et le cancer par exemple) et celles du monde
économique, parce que les produits nouveaux rendent obsolètes
les anciens et permettent d’espérer des profits importants
par les situations de monopoles, (les OGM et les recherches sur le génie
génétique sont significatives de cette tendance). Les
pressions militaires sont aussi présentes. La notion de complexe
militaro-industriel développée par Andrée Michel
en rend compte (17). Les liens entre la recherche et l’Etat
ou les entreprises sont connus. L’organisation de la recherche
scientifique est incluse dans le système de pouvoir du capitalisme,
à la dans son fonctionnement et dans ses choix. Les dérivés
de la science et les orientations de la recherche sont donc des enjeux
importants pour le capitalisme.
Penser le monde ne peut se résumer à le considérer
comme un champ d’expérience. Le réel et ses résistances
ne peuvent pas se voir seulement comme un défi technique à
surmonter. En rester là c’est accepter :
- que les techniciens du bio-pouvoir nous considèrent seulement
comme des machines transparentes (un matériau comme un autre,
ce que Pierre Legendre appelle la “ version bouchère
de l’humanité ”),
- que le monde ne soit que technique et marchandisable,
- et que la science puisse se penser sans limites.
L’absence de limites est très en phase avec le capitalisme
contemporain : consommation à outrance sans souci des conséquences,
immédiateté irrépressible du besoin, du désir
à satisfaire, etc. Mais cette négation des limites promue
par l’idéologie scientiste est très dangereuse.
Elle conduit à oublier :
- que nous sommes faits et faites de chair et de sang,
- que nos limites physiques et mentales sont une donnée incontournable,
- que nous ne sommes humains que grâce à la loi symbolique
qui organise notre désir et nos interdits.
Le “ toujours plus ” de cette vision techno-scientifique
laisse entrevoir un monde infini et lisse, alors que nous sommes des
êtres finis avec des possibles limités : limités
au temps à l’espace, à nos corps, à nos esprits,
à notre culture, à la situation économique et sociale,
.... Nous devons pouvoir nous soucier des conséquences de nos
actes, nous devons pouvoir sortir de l’immédiateté
du désir pour évaluer ce qui est bon ou mauvais, autorisé
ou interdit. Nous sommes des “ êtres pour la mort ”
ou des êtres dont la vie est limitée dans le temps, cet
horizon reste indépassable pour les humains. La critique de cet
aspect de l’idéologie contemporaine est développée,
entre autres, par Jean Pierre Lebrun dans son livre “ Un
monde sans limites ” dont le sous titre est le suivant “ Essai
pour une clinique psychanalytique du social ” (18).
Accepter les limites ne doit pas se confondre avec la vision qui énonce
que la vie matérielle et corporelle n’est qu’une
déchéance, une prison pour l’esprit, une aliénation.
Cette position que l’on trouve chez beaucoup d’artistes
romantiques, peut aller jusqu’à un mépris hautain
pour la vie, elle n’aide pas à se situer dans le monde.
Savoir que la toute puissance est un leurre est simplement un point
de départ pour la force de l’idée libertaire, pour
une pensée de la situation et de l’événement.
Le management
Le premier point qui apparaît dans la littérature de management,
c’est la recherche de l’implication du sujet, nommée
aussi motivation. L’individualisation est la règle même
si on essaie de faire croire que l’entreprise est une communauté
unie. La notion de participation n’a pas le sens que lui donnait
le gaullisme (iii). Il s’agit ici de la participation de
la personne entière. Le mot d’ordre qui revient souvent
est : “ l’humain au premier plan ! ” (19).
Les termes : mobiliser, motiver, sont significatifs des méthodes
actuelles de management. La notion de “ degré d’investissement ”
des personnes est essentielle. Cet aspect de l’implication des
personnes sert de mesure aux diverses évaluations qui sont corollaires
du management contemporain.
La trilogie : savoir, savoir faire et savoir être est une
façon de nommer le niveau d’instruction, la compétence
technique et le comportement. Dans la période actuelle la compétence
technique, les diplômes ne suffisent plus. Il faut pouvoir encourager
l’adhésion et l’implication des personnes qui travaillent.
Le management insiste souvent sur les capacités de communication,
sur l’aptitude relationnelle. Il faut savoir gérer ses
émotions. La sélection à l’embauche prend
en compte tous ces éléments pour trier les personnes qui
postulent pour un emploi. Les périodes d’essai ou les contrats
à durée déterminée, l’intérim
ont également cette fonction. Pour obtenir un CDI il faut montrer
que l’on se sent fortement impliqué par le projet d’entreprise
ou de service et donc accepter les dépassements d’horaires,
la flexibilité et être à fond dans son job. Avec
la notion d’émotion, on constate que maintenant l’intime
est au service du capitalisme, ce qui rejoint la notion de biopolitique.
Dans ce cadre, la notion d’activité est reprise régulièrement,
la frontière entre le travail et le non-travail tend à
s’effacer, du moins pour les branches d’encadrement ou qui
ont partie liée avec les systèmes d’information.
Le second aspect que l’on peut noter, c’est le thème
de la qualité, il est omniprésent dans le management.
Cette notion est liée à celle de projet et d’autonomie.
Le concept d’objectif est déjà ancien dans cette
pensée et ces pratiques. C’était une façon
de donner plus de liberté aux cadres tout en conservant la maîtrise
des objectifs. Aujourd’hui le terme “ projet ”
est banalisé, il est l’axe de départ. Parfois on
lui trouve adjoint le mot contrat. En fait c’est un contrat de
dupes qui est proposé et mis en place. Cette façon d’organiser
le travail permet de reporter le contrôle effectué par
des personnes ou des services sur les personnes elles-mêmes. L’autodiscipline
est utilisée pour obtenir une qualité sans défaut
au nom de l’autonomie.
L’évaluation des résultats est la condition indispensable
pour que ce système fonctionne. Cette évaluation permet
une adaptation permanente et une autocorrection en vue de l’efficacité
maximum. Avec le thème de la qualité on introduit la tyrannie
du “ client ” sur le travail organisé par
projet.
L’auto-contrôle fait partie du projet même. Tout le
monde connaît les notions de “ zéro défaut ”,
de “ juste à temps ”, de “ flux
tendus ”. Ce sont les façons dont le capitalisme fait
des économies sur les stocks, dont il augmente la vitesse d’exécution,
gagne sur la qualité, joue sur la circulation.
Le produit sans défaut n’a pas besoin d’être
retravaillé ou examiné par une autre équipe, exit
les contrôleurs ou contrôleuses. La polyvalence c’est
aussi cela : le contrôle par soi-même sur soi-même.
Cela induit une solidarité forcée et stressante dans les
équipes de travail. La garantie est ainsi incluse dans le produit
même. Le management appelle cela de temps en temps les trois “ sans ” :
sans stock, sans délais, sans défauts.
Le troisième point remarquable est l’insistance sur la
transversalité, le travail d’équipe, l’acceptation
des différences, l’adaptation à l’hétérogène.
Lire ou entendre cela dans le champ de la lutte anti-raciste est classique,
mais ici la tolérance est invoquée par et pour les managers.
L’étonnement ne dure pas longtemps si on regarde comment
le capitalisme fonctionne aujourd’hui. Il est mondialisé,
il a délocalisé, il a externalisé beaucoup d’activités
pour recentrer l’activité des entreprises sur leur domaine
principal, puis prendre le contrôle de nouvelles branches et diversifier
leurs activités. Il a précarisé la main d’oeuvre,
utilisé toutes les possibilités légales pour faire
baisser les coûts. Le résultat est visible un peu partout :
sur un lieu de travail il est commun de trouver des personnes avec des
statuts très différents : CDI, CDD, Intérim,
entreprises sous-traitantes extérieures, consultant-es, etc.
Les équipes de travail peuvent être très composites
et hétérogènes, les décideurs peuvent travailler
sur plusieurs continents. Les cadres ou non cadres doivent faire face
à des cultures différentes, des intérêts
différents. L’acceptation de la différence n’est
pas un choix idéologique, mais une nécessité pour
le fonctionnement de la grande machine capitaliste.
Dans le management il est fréquent de trouver des thèmes
antiautoritaires que nous rencontrons d’habitude dans les luttes
ou la mouvance libertaire. Le discours parle de souplesse, du refus
du paternalisme, d’une façon de diriger plus en phase avec
les humains. La notion d’autonomie côtoie celle de la prise
de responsabilité. Nous sommes bien face à une nouvelle
façon de diriger et une volonté de nous faire adhérer
au système. Par exemple, il est question “ d’exercer
le pouvoir sans animosité ”. (20)
La complémentarité entre l’idéologie du management
et les évolutions du capitalisme est assez nette. Les nouvelles
façons de dominer appellent de nouvelles manières de justifier
ou de faire adhérer au système. Le changement dans le
capitalisme a aussi été structurel : la comptabilité
se fait par services sur le modèle du fournisseur / client
et cela au sein d’une même entreprise. La marchandisation
généralisée des services et l’installation
partout de systèmes d’information permet de suivre facilement
les activités des équipes, quelle que soit leur implantation.
Cette idéologie managériale s’est propagée
dans beaucoup de sphères de la société en particulier
à l’école et dans les services publics. Elle reprend
des thèmes issus de la révolte de Mai 68 ou présents
dans l’éducation libertaire : refus de l’autorité,
autonomie, apprendre à apprendre, responsabilisation des personnes,
citoyenneté, travail d’équipes, échanges
de savoirs, insistance sur la qualité plutôt que sur la
quantité, etc. Le management développe un discours sur
le sens, sur l’influence. Ce qui montre encore une fois que le
capitalisme a besoin des idées pour nous impliquer dans son fonctionnement.
L’importance de l’image, de l’apparence sont des constantes
dans cette idéologie. Il est beaucoup question d’ouverture,
de respect, de correction, du refus des discriminations. Ce qui apparaît
doit être moderne et inattaquable (enfin en apparence).
La polyvalence, l’adaptabilité, l’employabilité,
la mobilité, la flexibilité sont des impératifs
pour le capital de ce temps. Le niveau culturel des pays occidentalisés
monte, la jeunesse diplômée ne peut plus accepter les anciennes
formes de direction qui étaient basées² sur la rationalité
stricte, la compétence. La sélection exclut les non-adaptables,
les personnes peu mobiles, ou trop monovalentes. Cette idéologie
peut séduire les cadres ou les jeunes diplômé-es.
Un des exemples récents est celui de Canal Plus qui pour faire
fonctionner sa nouvelle chaîne d’informations a embauché
des personnes jeunes diplômées et très polyvalentes.
Elles devront faire les reportages, les interview, le montage des films,
les transmissions et la diffusion, le suivi bureautique, l’entretien,
etc. Tout cela sera effectué dans et depuis un véhicule
très moderne et relié par satellite au centre. Le “ tout
numérique ” permet une évolution de la productivité
des travailleurs et travailleuses de l’information. La mobilité
et la disponibilité sont des règles de base. L’économie
sur les locaux est un autre aspect de ce phénomène. Par
contre, cette idéologie ne peut pas être utilisée
pour les personnes moins mobiles, ou qui ont plus de 40 ans, pour les
femmes et les jeunes peu qualifié-es, les personnes d’origine
étrangères. La coupure s’installe là aussi.
Cette pensée peut très bien rencontrer un certain succès
dans les secteurs concernés par le travail intellectuel ou qui
utilisent l’informatique.
Dans cette culture, on peut remarquer la mise en avant de la méthode
par rapport aux buts. Elle est très influencée par la
psychologie comportementaliste et le développement des sciences
cognitives. Cette insistance sur la méthode correspond bien à
la volonté d’afficher une image positive et moderne, mais
en occultant la question des fins.
Cette idéologie est utilisée en France par la gauche.
Le progrès social est identifié à l’activité,
à l’entreprise, au modernisme des méthodes, mais
jamais à une réflexion sur les finalités. Mais
ailleurs ce peut être la droite, la couleur politique n’a
pas d’importance. L’agressivité du capitalisme se
camoufle habilement derrière la modernité, l’essentiel
c’est d’être propre sur soi, “ clean ”
et “ cool”, “ sympa ”. Le management
est une idée planétaire, une croyance qui ne s’annonce
pas comme telle. Le registre de l’évidence remplace encore
une fois les justifications de fond. Il est aussi évident qu’elle
ne peut dire ouvertement que seul l’argent compte, ce n’est
pas une justification suffisamment élevée pour satisfaire
les attentes de l’humanité. Pourtant, ces lieux communs
ont de l’influence, nous baignons dedans en permanence, le monde
est pétri de gestion et d’idées véhiculées
par le management. Par exemple, il est normal que l’on demande
aux associations culturelles un budget prévisionnel équilibré,
de tenir une comptabilité stricte, de payer des impôts,
de dégager des bénéfices pour payer leurs prestataires
ou comptabiliser les services effectués par des personnes bénévoles.
Pour que la machine fonctionne bien, le capitalisme achète ses
cadres dirigeants avec les stocks-options. C’est une bonne contre-partie
pour le dévouement des cadres de haut niveau. La transposition
des idées peut se faire sans trop de difficulté dans les
diverses activités étatiques, mais pour l’Etat pas
question de donner des morceaux du patrimoine commun à ses hauts
fonctionnaires. L’efficacité symbolique des titres et des
postes peut parfois suffire, mais souvent le “ privé ”
est plus alléchant. La corruption y est plus facile.
Dans le management on bute sur les fins : le profit et la hiérarchie,
le pouvoir et l’argent. De mon point de vue, le management est
une idéologie typique de la postmodernité capitaliste :
l’autorité se camoufle, la subjectivité est convoquée,
etc. Je suis d’accord avec les conclusions de Jean-Pierre Le Goff :
“ Le management moderniste n’est pas un simple succédané
du paternalisme, mais il est caractéristique d’un nouveau
mode de domination et d’encadrement qui fait suite à la
remise en cause des anciens repères traditionnels de l’autorité
et à la crise économique. Dans l’entreprise dite
du troisième type, le pouvoir ne s’affirme plus, ne s’affiche
plus comme tel. Il ne se laisse pas reconnaître par des signes
extérieurs de distinction trop visibles qui le placeraient à
distance des salariés et offriraient par là même
une prise à la contestation et à l’affrontement.
Il se veut pure émanation d’une communauté consensuelle
engagée dans la bataille de la compétitivité et
de l’emploi. Il se déploie dans l’ensemble de l’entreprise
par une intense activité communicationnelle placée sous
le signe de la transparence. Le pouvoir ne dirige plus les hommes, il
gère et mobilise la “ ressource humaine ”
avec une batterie d’outils et de méthodes maniées
par des spécialistes. Les normes et les objectifs à atteindre,
la place et le rôle assignés à chacun ne sont plus
fixés autoritairement et imposés par la contrainte. Ils
sont censés être le résultat auquel les salariés
adhèrent librement. L’idéologie managériale
est une “ idéologie soft ” qui se présente
comme l’expression de la modernité et qui prétend
répondre aux aspirations à l’autonomie ”. (21) (iv)
La transparence
Ce thème est présent dans beaucoup de domaines dans la
postmodernité : le droit, la science et la technique, le
management, dans l’information, etc. On peut assister à
la mise sur la marché de produits transparents : l’ordinateur
transparent, les montres et maintenant le scooter transparent. Ces marchandises
se donnent à voir comme des oeuvres esthétiques. Pourtant,
la transparence camoufle bien souvent le contrôle. A moins que
ce ne soit une métaphore d’un système qui n’aurait
plus rien à cacher : le capitalisme triomphant ?
Ces diverses idéologies, et d’autres encore, sont largement
diffusées dans notre univers mental, mais aucune d’elles
ne suffit à répondre correctement à la question
du sens.
Un nouveau paradigme ?
Pour la première fois dans l’histoire, la domination fonctionne
sans motifs évidents et partageables par l’ensemble de
la population. L’intériorisation de la soumission n’est
pas nouvelle, la gouvernance qui se maquille de l’intérêt
commun ou qui s’avance sous de fausses assertions, ce n’est
pas nouveau non plus, la nouveauté réside dans l’absence
de justifications pour expliquer pourquoi c’est ainsi, pourquoi
la domination continue. Dans ce contexte la domination mentale est d’autant
plus nécessaire qu’il n’existe plus aucune raison
à la domination. Toutes les raisons qui légitimaient la
domination ont volé en éclats et ne fonctionnent plus :
Dieu, la nature, la culture, l’histoire, la raison, etc. ne suffisent
plus à justifier l’inégalité et l’injustice.
En conséquence nous pouvons nous poser la question de savoir
si nous ne sommes pas dans un nouveau paradigme (v) de la condition
humaine, une nouvelle période où le relativisme et l’individualisme
sont liés et à la base de notre vie. Le relativisme ici
peut se comprendre au moins dans deux sens, celui des valeurs où
“ tout se vaut ! ” et un sens relationniste, ce
dernier sens étant celui du lien entre les individu-es. La relation
entre les individu-es se fait sur le mode de l’égalité
des différences comme le note Yves Boisvert cité plus
haut. Ceci explique que l’on peut voir de l’indifférenciation
au moment où la différence triomphe partout. Cette indifférenciation
et cette différence ne sont pas des choix en valeur, mais une
condition de possibilité du fonctionnement social et individuel.
C’est parce que je tolère l’autre qu’elle ou
il me tolère. Le relativisme comme relationnisme est à
la fois pratique et condition de possibilité, il est à
la base de l’individualisme. Longtemps dans la pensée de
gauche l’individualisme a été connoté négativement,
c’était le synonyme de l’égoïsme, la
personne jouait “ perso ” et c’était
condamné sévèrement.
Aujourd’hui l’individualisme n’est plus un choix en
valeur, mais le mode d’être dans le monde postmoderne. Cette
approche ne nie pas qu’il existe de l’individualisme, qu’il
se généralise, mais d’une certaine façon
il est second par rapport à l’existence de l’individu-e.
L’individualisme renforce la croyance de l’individu en son
autonomie. Dès notre naissance et même un peu avant nous
baignons dans une enveloppe mentale qui nous installe dans ce monde.
Il est impossible de séparer nettement l’humain de la culture
dans laquelle il vit. Encore une fois, il est difficile de différencier
la cause et l’effet. Ce point de départ individuel nous
pouvons le constater en chacun et chacune d’entre-nous, les justifications
que nous employons pour justifier notre comportement personnel sont
toujours valorisées positivement, mais quand nous examinons celui
d’une autre personne, nous avons tendance à trouver ses
justifications mauvaises. Nous devons donc sans arrêt essayer
d’établir un équilibre entre nous et les autres
pour accepter la vision d’autrui. La différence étant
la règle, l’être ensemble prend de nouvelles modalités,
on le constate dans les événements sportifs ou politiques.
Se rassembler pour saluer une victoire de l’équipe nationale
devient une nécessité pour communier et raffermir les
liens communautaires, valoriser l’image de soi, renforcer le sentiment
d’appartenance. Ce constat semble aussi valable pour la politique.
Nous pouvons également constater les limites des médiations
dans la société du spectacle, la télévision
fédère tout le monde devant son poste et chez soi, mais
ensuite il faut pouvoir être ensemble dans la rue et là
les médias du spectacle ne peuvent plus rien pratiquement, même
si les individu-es restent marqué-es au niveau mental par le
spectacle et sont dans la société du spectacle. Les médias
peuvent seulement rendre compte de l’événement,
mais pas y participer, même s’ils sont inclus dans le phénomène
puisque ce sont eux les vecteurs et les fabricants des événements
spectaculaires. Le mode d’être de cette communauté
est fortement émotionnel, marqué par l’immédiateté,
une agrégation temporaire, sans obligations pour le lendemain,
et donc toujours à recommencer.
La communauté humaine prend de nouvelles formes, celles qu’analyse
le sociologue Michel Maffélosi (22) : les néos-tribus (vi).
Son erreur, à mon avis, c’est d’affirmer que l’individualisme
serait en déclin à cause de ces nouvelles modalités
d’être ensemble. Il me semble que c’est l’inverse,
c’est parce que l’individualisation est généralisée
et profonde que les humains mettent en place des groupes informels,
où l’émotion l’emporte sur tout le reste,
qu’ils ont besoin de se rassembler de façon éphémère
et festive. La collectivité liée aux classes sociales
est en voie de marginalisation, non pas parce qu’il n’y
a plus de classes, mais parce que la collectivité est seconde
par rapport aux individu-es, mentalement et pratiquement.
Il me semble que l’on peut comparer la mutation contemporaine
avec celle qui a eu lieu au début de l’ère industrielle
dans un certain nombre de pays. En Angleterre, en particulier, les agriculteurs,
les métayers ont dû quitter leur terre, la généralisation
du système des enclosures (vii) a provoqué le départ
vers les villes de personnes qui n’avaient plus que leurs bras
pour trouver un moyen de survivre. Pour fonctionner le capitalisme avait
besoin d’individu-es libres qui n’étaient plus attaché-es
à la terre. Ils et elles sont devenu-es les salarié-es
de l’accumulation primitive capitaliste. Aujourd’hui nous
sommes dans la continuité de ce processus. Il est entré
dans une nouvelle phase, où les territoires en cause sont les
territoires mentaux. Le capitalisme a besoin d’atomes libres et
indépendants pour que la modernité de la marchandise et
du spectacle fonctionne. C’est au nom de la modernité que
la liberté nomade est invoquée par l’idéologie
contemporaine. L’individualisation est renforcée par la
tendance du système à utiliser les désirs des personnes
pour vendre, pour faire acheter toujours et encore. La jouissance immédiate
est l’axe qui légitime cette possibilité d’adhésion
aux valeurs consuméristes de la postmodernité capitaliste.
La diminution constante des liens communautaires et collectifs est corollaire
de la montée de l’individualisme.
Pour illustrer cette tendance il est possible de citer le passage du
germe au gène. Nous vivons dans une société où
le génie génétique pose de nouveau la question
de l’eugénisme. Le changement de paradigme peut se voir
dans l’explication fournie pour expliquer les maladies. Par exemple,
la tuberculose est une maladie souvent décrite comme étant
liée à la pauvreté, aux mauvaises conditions de
vie. L’agent pathogène de cette maladie est bien identifié,
la vaccination et la surveillance des enfants à l’école
sont des méthodes de lutte efficaces. La lutte contre cette terrible
maladie a été à la fois une lutte médicale,
mais également une lutte sociale pour obtenir de meilleures conditions
de vie, de logement, d’hygiène. L’éducation
a joué aussi son rôle. Il s’agit bien d’un
processus où les collectivités humaines étaient
concernées. Aujourd’hui on nous parle d’un gène
impliqué dans cette maladie. Le génie génétique
cherche à intervenir, insensiblement nous passons du germe au
gène, ce faisant nous sommes entraîné-es dans une
confusion qui obscurcit l’origine et les causes du développement
de la maladie. Le phénomène collectif, les causes sociales
sont évacuées, la politique de la cité n’est
plus concernée par la lutte contre l’agent pathogène,
puisqu’il s’agit d’un phénomène où
les gènes d’une seule personne sont impliqués. Cette
explication donne tout de suite une réponse à l’inégalité :
le patrimoine génétique de chaque individu-e est en cause.
Le passage à la génétique permet de renforcer l’individualisation
et d’évacuer les questions d’écologie politique,
de la politique de la vie contenues dans la maladie.
Ce changement de paradigme explique pourquoi nous avons la sensation
que les réflexes de solidarité tendent à disparaître.
La solidarité continue d’exister, mais elle fonctionne
sur un mode différent, la solidarité existe quand les
personnes sont touchées personnellement. Cet aspect de notre
réalité contemporaine ne veut pas dire que les personnes
qui ne sont pas concernées par une injustice soient favorables
à cette situation, elles sont plutôt dans l’indifférence
face à celle-ci. La pluralité des mondes est notre réalité ;
la coupure entre les mondes est importante et le monde se réduit
souvent à soi-même avant de penser à une quelconque
communauté.
Nous devons donc mettre en oeuvre de nouvelles modalités politiques
pour tenir compte de cette évolution. Christian Ruby estime que
la solidarité dans un monde postmoderne peut prendre la forme
d’archipels :
“ Une politique des archipels dessine moins une politique
de l’unité qu’une politique de l’unification,
de l’action toujours en cours, et constamment remise en jeu. ” (23)
Cette politique des archipels de solidarité commence à
exister de temps en temps, mais souvent les îlots de solidarité
ne sont pas reliés entre eux et les tentatives de fédération
sont éphémères et très fragiles. Notre horizon
politique relève du défi et c’est sur ce point que
nous sommes en difficulté. A mon avis, le problème vient
de la faiblesse de l’opposition politique à la domination
qui évolue. Je pense que notre faiblesse politique restera en
l’état et continuera de s’accentuer si nous ne nous
penchons pas sur la question des modèles, ce qui, en politique,
peut être un autre nom du paradigme.
Notes de bas de page :
1 / Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, éditions
Raisons d’agir, Paris, 1999.
2 /Cette notion est développée notamment par le groupe libertaire
de Tours « La Canaille » déjà cité.
Le contact de ce groupe : La Canaille, No Pasaran, C/O Manta, B. P. 7141,
37071 Tours cedex 2.
3 / Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette,
Pluriel, Paris 1996, page 18.
4 / Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, Éditions de la
Découverte, Paris 1998.
Des liens pour connaître les positions de Malgré Tout :
Un texte de Miguel Benasayag est disponible sur Internet, " Résister
malgré tout " Résister
malgré tout
* N'oublions pas"Le Manifeste du réseau de Résistance
Alternatif" (Buenos Aires automne 1999, ce texte qui met l'accent
sur l'impuissance et la tristesse a eu un impact important)
sur le site de Malgré Tout
Le Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif
Il est également disponible sur cette page Le
Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif
L'adresse internet du Collectif Malgré Tout a changé
Il contenait
* Trente questions posées au Collectif malgré Tout disponible sur cette
pageTrente questions
* Le Manifeste du Collectif malgré Tout disponible sur cette pageLe
manifeste
* Un choix de texte notamment sur la lutte des sans-papiers
Cet ensemble de textes est disponible sur cette page
Bien triste pays qui ne peut pas accueillir toute la richesse du monde
Une époque triste, et comment la vivre
Vous avez dit État ?
Immigration, le problème imaginaire
La mort comme simulacre d'absolu
Miguel Benasayag a donné un interview dans la Revue Le Passant
Ordinaire. Il aborde la question de l'engagement politique et des luttes
de notre temps. Il explique son point de vue sur le militatisme:
Entretien avec Miguel Benasayag
Malgré tout Le Passant Ordinaire N° 39 (mars2002 - avril 2002) Le
lien d'origine de l'article dans le N° 39 Le passant
Ordinaire (mars2002 - avril 2002)
http://perso.wanadoo.fr/passant.ordinaire/revue/39-379.html
Le lien d'origine de la revue et de ses archives http://www.passant-ordinaire.fr.st/archives_passant.html
Il a également accordé un interview au journal Courant Alternatif
en Janvier 2002 sur la situation en Argentine, son pays d'origine : ARGENTINE
: ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG
Texte publié dans Courant Alternatif n° 117 mars 2002,
le lien d'origine : http://oclibertaire.free.fr/ca117-f.html
Le site de l'OCL : http://oclibertaire.free.fr/
5 / François Brune, Les médias pensent comme moi, Éditions
l’Harmattan, Paris, 1993, pages 131 et 133.
6 / Pour cette approche on peut se référer au numéro
10 de la Revue Temps Critiques,
Contact : Éditions de l’Impliqué, B. P. 2005, 34024
Montpellier cedex 01.
Sur Internet :
http://www.multimania.com/tempscritiques/
7 / Cornélius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution,
page 296, numéro 2, Le mouvement révolutionnaire sous le
capitalisme moderne, Textes de Socialisme ou Barbarie, Éditions
UGE 10 / 18, Paris, 1979.
8 / Yves Boisvert, L’analyse postmoderniste, une nouvelle grille d’analyse
socio-politique, Éditions l’Harmattan, collection Logiques
sociales, Montréal, 1997, pages 108, 110, et 112.
9 / Cornélius Castoriadis, « L’individu privatisé
», Le Monde Diplomatique, Février 1998. Disponible sur Internet
:
Http://www.monde-diplomatique.fr/1998/10046.html.
10 / « Matériaux pour une théorie de la jeune fille »
dans TIQQUN, Paris Février 1999. Dans cet article il est question
: « De la jeune fille comme marchandise » ou « De la
jeune fille comme monnaie vivante », des rapports entre la séduction
et le capitalisme. Contact : Tiqqun, 118, rue Mouffetard, 75 005 Paris.
11 / Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette,
Pluriel, Paris 1996, page 311.
12 / Orwell, 1984, Folio, Gallimard, Paris, 1983, page 305,
13 / Cité également par Annie Lebrun, Vagit-prop, Lâchez
tout et autres textes, Ramsay et J.J. Pauvert éditeurs, Paris,
1990, page 17.
14 / Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une
gouvernementalité par l’inquiétude » dans la
Revue Cultures et Conflits n° 31 / 32 Automne - Hiver 1998, Paris
diffusion l’Harmattan. Disponible sur Internet :
http://www.multimania.com./cetc/31bigoc.html
.
15 / Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Mots à maux, dictionnaire
de la lepénisation des esprits, Éditions Dagorno, Paris,
1999.
16 / Cette thèse est développée longuement par Pierre
Legendre dans : Sur la question dogmatique en Occident, paru aux Éditions
Fayard, Paris 1999.
17 / Ce passage est inspiré d’un article paru dans le magazine
présent sur le Web « L’Ornitho ». Il s’agit
du numéro 24 paru lors de l’été 2000, qui contient
un article intitulé « L’eugénisme financier
».
Ce texte cite le livre de Marie Monique Robin, Voleurs d’organes,
enquête sur un trafic, paru aux éditions Bayard à
Paris en 1995.
L’adresse de cet article :
<http://www.ornitho.org/numero24/articles/eugenisme.html>.
Les coordonnées de la revue : <
http://www.ornitho.org>. Ce magazine propose d’envoyer aux
personnes par mail aux personnes qui en font la demande le contenu des
articles par l’intermédiaire d’une liste de diffusion.
18 / Andrée Michel, « Le complexe militaro-industriel et les violences
à l'égard des femmes », dans Nouvelles questions féministes,
n° 11-12, hiver 1985, pages 9-86.
Et Andrée Michel, Surarmement, pouvoirs, démocratie, Éditions
l’Harmattan, Paris, 1995.
19 / Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique
du social, Éditions Erès, 11, rue des Alouettes, 31520 Ramonville
Saint-Agne, 1997.
20 / Par exemple dans le descriptif du DESS « DHDO » de 3°
cycle de Management proposé par l’Université d’Evry
« Dynamique Humaine et Développement de l’Organisation
». Texte trouvé sur Internet à l’adresse suivante
:
<http://www.multimania.com/dessdhdo/presdess.htm>
Phrase contenue dans le descriptif du DESS « DHDO » de 3°
cycle de Management proposé par l’Université d’Evry
« Dynamique Humaine et Développement de l’Organisation
». Texte trouvé sur Internet à l’adresse suivante
:
<http://www.multimania.com/dessdhdo/presdess.htm>
21 / Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise, éditions La
découverte, Paris, 1996, pages 279 et 280.
22 / Michel Maffesoli : le Temps des tribus. Cet ouvrage porte le sous-titre
suivant « Le déclin de l’individualisme dans les sociétés
de masse », éditions Méridiens Klincksieck, Paris,
1988.
23 / Christian Ruby, La solidarité, Essai pour une culture politique
dans une monde postmoderne, éditions Ellipses, collection Polis,
Paris, 1997, page 111.
Notes de fin
I / Chez les pythagoriciens, la monade est l’unité parfaite qui
est le principe des choses matérielles et spirituelles. Pour Leibniz,
c’est une substance simple, irréductible, indivisible, l’élément premier
de toutes les choses, qui contient en elle-même le principe et la source
de toutes ses actions.
II / Tout ceci est à voir encore une fois en terme de tendance,
dans la jeunesse il existe une tendance inverse, où le sérieux et l’inquiétude
permanente sont la règle.
III / La participation défendue par le gaullisme était une méthode
qui préconisait que l’entreprise donne des primes à l'ancienneté sous
forme de participation à l’actionnariat de l’entreprise. Les sommes
en jeu étaient peu importantes et on ne pouvait pas les négocier avant
un certain nombre d’années.
IV / Depuis le début de la rédaction de ce travail un nouveau livre
est paru. Il complète et nous place dans une perspective plus féconde.
Il s’agit du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit
du capitalisme, éditions Gallimard, collection N. R. F. essais,
Paris, 1999.
Ce livre nous propose, entre autres, une comparaison entre le discours
du management des années soixante (rationnel, scientifique porté par
les ingénieurs contre l’autorité de type familial), celui des années
soixante-dix et quatre-vingt (la notion de projet ou d'objectif permet
de donner de l’autonomie aux cadres en gardant la maîtrise des finalités)
et celui des années quatre-vingt dix qui reprend le thème de l’autonomie
et celui de la critique artiste (plus de souplesse et d’autonomie, responsabilisation
des personnes, gestion des émotions, etc...). Ce livre pose la question
de « l’esprit du capitalisme » et de l’intégration par le système des
critiques qui lui sont portées, le capitalisme créant ainsi les conditions
de possibilités de son maintien et de son évolution.
Ce questionnement de « l’esprit du capitalisme » et de la récupération
des critiques par le système pose problème à tous ceux et celles qui
luttent contre lui.
V / La notion de paradigme vient de Thomas Kuhn, un de ses livres
s’appelle « Structures des révolutions scientifiques » (Paris, 1972,
éditions Fayard). Il est américain et a étudié l’histoire des sciences,
la philosophie des sciences. Cet auteur a proposé la notion de paradigme
qui existait déjà en philosophie chez Platon. Il a étendu l’usage de
ce concept à la science, pour ma part je l’emploie dans un sens général.
Dans l’histoire des sciences et de la philosophie des sciences, selon
son analyse, un paradigme, à une époque donnée, est un ensemble de convictions
partagées par la communauté scientifique mondiale. L’usage de cette
notion pour l’étude de la domination est celui du ou des paradigmes
concernants le sens commun de nos sociétés, on peut le relier à la notion
d’ambiance mentale.
Pour essayer d’illustrer notre propos nous pouvons prendre l’exemple
de la situation des femmes aux alentours des années 68 et 70. Avant
cette période les femmes avaient un statut juridique différent de celui
des hommes, elles étaient considérées comme inférieures dans la société,
la femme au foyer c’était normal et banal, c’est à la femme qu’incombaient
les tâches ménagères, l’élevage et l’éducation des enfants, le divorce
était compliqué, il était basé sur la notion de faute, sur l’adultère.
Autour de la fin des années soixante et le début des années soixante-dix
s’est produit un ensemble de changements. Il y a eu un refus de la soumission,
une non-acceptation des situations d’infériorité dans lesquelles les
femmes se trouvaient. Le divorce a changé de nature avec la notion de
consentement mutuel. Le rapport au corps a été modifié avec la pilule,
la libération sexuelle, le droit de choisir, la légalisation de l’IVG.
Le souhait d’indépendance a conduit beaucoup de femmes à travailler,
les enfants concernent le couple et plus seulement la femme. Petit à
petit les tâches ménagères deviennent une affaire mutuelle, même s’il
y a encore beaucoup à faire pour arriver à l’égalité. Il s’agit bien
d’un changement de paradigme. Ce sont des idées générales qui se sont
diffusées et ont été admises dans toute la société. Aujourd’hui ce corpus
d’idée est accepté et transmis aux nouvelles générations, c’est naturel,
évident .... C’est l’inverse qui choque. Il s’agit d’une construction
collective qui concerne à la fois les représentations collectives, le
mental de chaque personne, le droit, la pratique individuelle et sociale,
les comportements acceptés ou condamnés. Ce changement est inscrit dans
un processus, ce n’est pas le fruit de la volonté d’un grand dirigeant,
ni d’une seule personne. Ce n’est pas le fruit d’une décision et ce
n’était pas prévisible ou prédéterminé. Cette évolution est le résultat
de luttes collectives, de comportements individuels, d’oeuvres artistiques,
de discussions, etc.. C’est un changement qui a impliqué de multiples
facteurs, c’est un ensemble de phénomènes qui était à l’oeuvre comme
la démocratisation de l’enseignement, par exemple, et qui est donc lié
à l’éducation des filles, à l’arrivée de la société de consommation,
au refus de la société autoritaire patriarcale, etc.
Pour l’individu-e dans le contexte postmoderne nous avons un processus
identique. L’individualisation est à l’oeuvre depuis longtemps dans
le capitalisme, mais aujourd’hui nous sommes face à une mutation qualitative
qui concerne tous les aspects de la société. Il y a eu la création du
RMI qui allait dans ce sens, aujourd’hui il s’agit du plan de formation
et du bilan de compétences et demain il sera question du contrat individuel
pour les personnes mises en prison après un délit avec un plan de réinsertion,
un parcours qui ira de l’enfermement à la libération conditionnelle
en passant par diverses étapes de rééducation personnalisée. Avec la
notion de paradigme nous sommes obligé-es d’admettre que notre ensemble
de pensées contient une partie de valeurs. La distinction entre la description
des faits sociaux et l’appréciation de ces mêmes faits n’est pas aussi
évidente qu’il y paraît. Sans être relativiste, nous devons admettre
que des valeurs entrent dans notre appréhension des phénomènes sociaux.
Ces valeurs sont contenues dans les mouvements culturels généraux de
l’humanité. La validité de ces mouvements ne peut pas se mesurer de
façon scientifique. L’idée de paradigme permet d’aborder le changement
dans la description de la conscience. L’étude des évolutions sociales
montre que les mutations ne sont pas seulement dues à la lutte de classe.
Depuis les années soixante et soixante-dix les luttes concernent des
sphères plus vastes que le conflit bourgeoisie / prolétariat. Les mouvements
radicaux de cette époque concernaient directement la vie et le mode
de vie. Les domaines impliqués par cette contestation étaient ceux de
l’écologie, de la libération sexuelle, du droit de choisir, du refus
de l’autoritarisme, de l’égalité des hommes et des femmes, de l’égalité
raciale, de la condamnation de l’ethnocentrisme, de l’égalité des échanges
mondiaux, de la lutte contre l’impérialisme, etc. Tous ces éléments
s’intégraient dans une nouvelle conception intellectuelle de l’humanité.
En se plaçant du point de vue du changement de paradigme, l’étude sociale
est une partie organisée de la culture qui a pour objet d’aider les
humains à comprendre leur situation et à reconstruire la culture de
façon continuelle. Ce mouvement a touché la philosophie, puisque après
la mort de la métaphysique, elle s’est intéressée à l’esthétique, elle
se penche sur le vécu instable et subjectif des humains. La philosophie
aborde alors la question du temps, des représentations, des passions,
du goût. L’esthétique devenant un des paradigmes explicatif du monde
contemporain. Dans la science, les réseaux de paradigme convergent vers
la notion de complexité. Les scientifiques étudient les rapports de
la partie au tout, les niveaux d’organisations, les rétroactions, le
chaos auto-organisateur, les changements brusques de forme, les situations
de déséquilibre, l’ordre qui découle du désordre, on assiste au développement
des études systémiques, etc. La linéarité mécaniste est dévalorisée
au profit des études dialectiques sur l’organisation organique et architectonique,
on essaie de comprendre les logiques à l’oeuvre, etc. Le paradigme est
également utile pour étudier ce qui fait obstacle au changement, au
paradigme nouveau. Dans ce cadre, la science se comprend comme un ensemble
d’idées qui s’inscrit dans un système de pensée. Ce système de pensée
est impliqué dans la matérialité des recherches et des expériences,
dans la façon de vérifier les résultats et dans la construction des
concepts. Le changement de paradigme est en quelque sorte une révolution
spirituelle. L’évolution du paradigme montre comment les humains ont
besoin de mutation sur le plan culturel, comment nous sommes des mutant-es.
Le nouveau paradigme correspond à une nouvelle formulation des problèmes,
des méthodes et des concepts. Ceci montre la solidarité des divers composants
de l’unité d’ensemble qui propose une certaine manière de poser les
problèmes, de les résoudre.
L’étude des changements de paradigmes essaie de comprendre et d’expliquer
l’organisation conceptuelle, de décrypter la dynamique interne de cet
ensemble et de voir comment l’influence externe joue sur lui. C’est
pour cette raison que l’étude de la notion de paradigme en science impliquait
qu’existe déjà une science. La révolution galiléenne change le paradigme
de la connaissance antérieure qui était basée sur la saisie et la perception
immédiate du monde. L’interprétation se faisait au moyen de mythes et
de systèmes de valeurs liés à une vision divine et cosmique. Galilée
en introduisant les mathématiques dans l’étude de la mécanique bouleverse
la connaissance dans son contenu et dans son fonctionnement. Il disait
que le monde était un livre écrit en langage mathématique. Ce changement
touche la notion de réalité étudiée qui n’est pas forcément visible
à l’oeil nu, cette réalité est en partie constituée par l’étude elle-même.
La mutation touche les explications puisque ce sont les mathématiques
et non plus Dieu qui fournissent les modèles explicatifs des réalités
étudiées. Les critères de validité pour les découvertes issues de cette
nouvelle modélisation ont aussi changé. La notion de preuve est rationalisée
et reproductible universellement. La différence d’avec la science d’avant
Galilée tient également au fait qu’il est impossible de reprendre les
anciens modèles dans la nouvelle science. Par contre, la science de
Galilée, de Descartes et de Newton, la mécanique classique, est intégrée
dans le modèle relativiste d’Einstein, elle devient un cas particulier
de cette nouvelle façon de comprendre le monde. Le concept de paradigme,
pour la science, ne détruit pas l’unité de cette approche, ni ne conteste
l’aspect cumulatif de l’avancée des connaissances. L’idée de paradigme
permet de rendre compte des ruptures et de la continuité. Il existe
plusieurs façons de présenter un paradigme, celui-ci peut relever d’une
conception ouverte ou d’une conception plus fermée qui oriente l’activité
humaine par les méthodes d’analyses qu’il contient.
La notion de modèles est assez proche de celle de paradigme. La modélisation
a souvent comme base une démarche prospective et critique du savoir,
elle n’est pas une imagination libre. Elle propose des images liées
à un ensemble de pensées rationnelles, celles contenues dans le savoir
antérieur qui a été vérifié et discuté. Le modèle se doit de faire le
lien entre le concret de l’objet étudié et les déterminations abstraites
qui vont donner un éclairage nouveau sur cette réalité. La fonction
du modèle implique que l’on respecte les obligations liées à la preuve
et que l’on considère la création d’une nouvelle image du réel comme
une condition de possibilité de la recherche. Nous sommes alors confronté-es
à la notion de possibles et à celle de nécessité, qui sont à la fois
contenues dans le réel et en même temps des projections de l’esprit
humain. Le paradigme dont nous parlons, l’individualisme lié au relativisme,
est de cet ordre, il est une construction mentale pour comprendre la
réalité sociale et il est une nécessité pratique dans ce réel. De ce
point de vue, le monde est une construction culturelle des humains tout
en étant la réalité de notre vie. Cette approche, qui essaie de prendre
en compte la multiplicité, nous la retrouvons dans l’analyse qui voit
dans le relativisme contemporain une équivalence des valeurs sur le
plan idéologique et une condition de possibilité du changement social,
une nécessité inscrite dans la réalité sociale (l’égalité des différences
et l’équivalence des relations entre les individu-es, la différence
de l’autre étant condition de mon existence).
VI / Michel Maffélosi parle de la fin de l’individualisme parce
qu’il existe le néo-tribalisme. Je pense au contraire que le néo-tribalisme
existe parce qu’existe l’individu, que c’est une nécessité pour le regroupement
des individu-es atomisé-es, déterritorialisé-es par le système.
VII / L’enclosure est une pratique qui se répandit du XVIe au
XVIIIe siècle en Angleterre, et qui consistait à clôturer les champs
et pâturages jadis ouverts. Cet usage entraîna la disparition des vieilles
pratiques communautaires et appauvrit les paysans au profit des éleveurs
de moutons. Le terme est d'origine anglaise, il désigne la mise en clôture
d'un terroir, elle implique la disparition de la vaine pâture et le
partage des communaux. Cette étape essentielle de la révolution agricole
en Europe occidentale permit la rationalisation de l'élevage et de la
culture, au détriment de la petite paysannerie. Historiquement, l'enclosure
fut une des principales évolutions de la transition d'une agriculture
féodale de subsistance à une agriculture moderne tournée vers le commerce.
L'enclosure apparut au Moyen Âge en Angleterre, au XIII siècle, des
lois furent édictées pour garantir aux tenanciers l'usage des terres
non clôturées.
L'enclosure se développa à la fin du XV siècle, au moment où la communauté
paysanne fut disloquée sous l'effet de la disparition du servage et
de la tenure coutumière et aggravée par la crise démographique. L'agriculture
passa d’un stade communautaire à un stade individualiste. Les grands
propriétaires terriens essayèrent d'expulser les paysans des communaux
pour gagner de nouveaux pâturages. Les champs labourés, sans enclos,
furent remplacés par des pâturages fermés pour les moutons. Acculée
à la ruine, une grande partie de la petite paysannerie fut contrainte
de travailler pour l'industrie de la draperie, en plein essor à cette
époque. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les clôtures se multiplièrent en
Angleterre, puis en France, généralement sous la forme de haies vives.
Le mouvement prit toute son ampleur en Angleterre après 1760, au moment
même où démarrait la révolution industrielle, et atteignit son apogée
vers 1850. Stimulé par le Général Enclosure Act de 1801 (Loi de clôture
générale), il fut freiné après 1845 par une loi destinée à mettre un
terme aux abus. Pays de moyenne propriété, l'Angleterre vit la constitution
de grands domaines soumis à une agriculture intensive et rationalisée,
capables de répondre à la demande croissante des marchés urbains.
Les riches propriétaires mirent en œuvre plusieurs moyens pour accroître
la production agricole : assèchement des marais, déboisement et surtout
suppression de la jachère par une meilleure utilisation des engrais
naturels, notamment grâce à l'accroissement de l'élevage. Le développement
des prairies artificielles encloses et des racines fourragères devant
permettre de rompre le cercle vicieux d'une agriculture pauvre en bétail
faute de terres et pauvres en terres à cause de la jachère et du faible
rendement des terres cultivées. L'enclosure, parce qu'elle provoqua
la disparition des communaux et des vaines pâtures, accéléra l'exode
rural. Les communaux étaient des portions de terrains (chemins, fossés,
haies, bois, marais, etc.) ne faisant l'objet d'aucun acte de propriété
et qui étaient utilisés par tous les villageois pour leur bétail ou
pour la récolte de bois. La vaine pâture permettait aux habitants du
village de faire paître leurs troupeaux sur les terres non clôturées,
pendant toute la période allant de la récolte à l'ensemencement. Pour
la petite paysannerie, elle constituait le seul moyen d'entretenir un
peu de bétail. Les riches propriétaires anglais qui décidèrent de clôturer
leurs champs accaparèrent souvent dans le même temps les terrains communaux,
en invoquant des droits seigneuriaux, et forcèrent les petits exploitants
à vendre leurs parcelles à bas prix.
Ainsi fut réalisée une rapide concentration des terres, tandis que la
petite paysannerie aisée, après avoir tenté en vain de s'opposer au
phénomène, subit une dégradation de son statut ; elle se retrouva la
plupart du temps en fermage ou en métayage sur des terres qu'elle possédait
autrefois. Ceux de moindre condition, qui ne trouvèrent plus à s'employer
dans les campagnes, formèrent le gros de l'exode rural. L'industrie,
en pleine croissance, bénéficia de l'afflux de cette main-d'œuvre abondante.
Les Pays-Bas, la Belgique, le nord de la France et de l'Italie furent
gagnés par le mouvement au début du XIX siècle, où la plupart des contraintes
collectives disparurent.
En France, les communaux ayant été récupérés par les communes pendant
la Révolution française, les grands propriétaires terriens purent acquérir
ces terrains dans le cadre de ventes aux enchères. La jachère continua
d'être pratiquée en France jusqu'en 1850.
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