1. La fin de l'histoire
Le temps des politiques révolutionnaires est révolu, nous
dit-on, parce que le temps messianique est mort. Mais c'est tout le
contraire : une politique libertaire ne peut exister aujourd'hui que
si justement elle parvient à se débarrasser du temps messianique.
On ne lutte plus pour qu'advienne un jour la fin de l'histoire ou le
règne transparent de la liberté, tout simplement parce
que la liberté ne se confond pas avec un état que l'on
pourrait atteindre, mais avec un acte qu'il est nécessaire d'incarner.
Ainsi, la lutte est véritablement politique quand la liberté
agit. C'est pourquoi les actes libres sont tellement rares et les promesses
de liberté tellement fréquentes. Par ailleurs, en même
temps que du temps messianique, une politique de la non-domination devrait
se débarrasser des maîtres-libérateurs qui nous
promettent le bonheur futur en échange de la soumission actuelle.
La modernité concevait le temps messianique sous la figure mythique
du progressisme qui impliquait que grâce au progrès dans
les différents domaines de la vie technique, économique,
sociale et politique l'homme deviendrait chaque jour plus libre.
Et ceci parce que, comme l'enseignait le marxisme, c'était la
vie matérielle d'une communauté qui déterminait
la conscience de ses habitants. Et il est en effet vrai que la conscience
est surdéterminée, seulement, celle-ci ne s'identifie
pas à la liberté. Au sein de sa situation Spartacus n'a
pas agit moins librement que le Che.
Ce n'est pas en instituant de nouvelles manières de vivre que
nous serons plus libre, mais au contraire : c'est en agissant librement
que nous pouvons inventer de nouveaux modes de vie. La même chose
peut être dite en ce qui concerne la raison et la justice : il
ne s'agit pas d'aboutir, à la fin de l'histoire, à un
monde plus juste et rationnel : la raison et la justice n'étant
pas la finalité de la révolte mais ses causes. Si nous
avons raison de nous révolter, c'est parce que dans notre rébellion
il y a une raison, une vérité, une justice. Quoi qu'il
en soit, nous ne devrions pas nous demander ce que nous devons faire
pour que l'homme soit libre un jour, mais bien plutôt ce que nous
devons faire pour être libres ici et maintenant. C'est pour cette
raison que nous préférons parler d'"action restreinte".
L'action restreinte fait en sorte de se démarquer de cette vision
dialectique selon laquelle la révolte actuelle est validée
ou justifiée par un devenir du monde dans sa globalité.
Ce qui s'est cassé, ce n'est pas la politique libertaire, mais
le récit épique où les forces progressistes prenaient
le dessus sur les forces réactionnaires et éradiquaient
finalement la rareté, l'exploitation, la barbarie, et la souffrance.
L'histoire n'est pas finie, tout simplement parce qu'elle n'a pas de
fin. Mais si pourtant de fin il est question, c'est bien précisément
de celle d'une histoire avec fin ou de celle du temps messianique.
2. L'action restreinte
L'action restreinte, c'est la pratique politique sans promesse messianique.
C'est, en situation, un pari sans garantie pour la rupture d'un état
des choses. Cette absence de garanties, c'est ce qui l'éloigne
d'un quelconque avant-gardisme.
En effet, le rôle militaire de l'avant-garde, encore solidaire
du modèle progressiste, était de montrer les points où
une situation devait être attaquée afin que, au travers
de sa destruction, soit atteint l'objectif politique d'un nouvel état
des choses, complètement différent du précédent
et supposé meilleur. Ainsi, l'avant-garde était prisonnière
d'une idéologie déterministe selon laquelle, une fois
connus les rapports de force du moment, le futur devenait quelque chose
d'analytiquement prévisible. Grâce à cela, l'avant-garde
avait la capacité de sauter hors de la situation pour regarder
l'histoire comme le déploiement progressif d'un plan : le futur
s'avérait aussi nécessaire que le passé, et la
révolution, seulement une accélération du temps
historique. Ceci ayant pour conséquence de réduire la
liberté ici et maintenant, la décision révolutionnaire,
son invention et sa nouveauté, à une nécessité
inéluctable, aussi prévisible que pour Dieu la trahison
de Judas. L'idée qu'un état des choses ultérieur
à la situation actuelle est prévisible, se base sur un
savoir des lois du progrès historique. Face à cela deux
choses peuvent se passer : ou bien tout nouvel événement
est réduit à un "fait" explicable et représentable
conformément aux paramètres d'un modèle; ou bien,
si le modèle ne le prévoit pas, l'événement
n'existe pas.
Sartre avait observé cela à propos de l'analyse que les
marxistes firent de la révolte hongroise de 56 : avant quelque
recherche que ce soit, avant de se mettre à penser à ce
qui s'était passé là, l'événement
rentrait déjà dans le cadre des possibilités prévues
par le modèle officiel. Pour certains, il s'agissait d'une réaction
contre-révolutionnaire qui dans le contexte de la guerre froide,
ne pouvait pas ne pas être appuyée par le capitalisme occidental;
pour les autres, les trotskystes, il s'agissait d'une rébellion
de la classe ouvrière contre la bureaucratie staliniste. Dans
un cas comme dans l'autre, rien de nouvea u ne s'était passé
: il s'agissait d'un fait prévisible parce qu'il laissait intacts
les modèles d'analyse respectifs. On peut dire qu'il se passe
aujourd'hui quelque chose de similaire lorsque l'on tente d'expliquer
la révolte zapatiste du Chiapas. Le pari sans garanties pour
la rupture de la situation est en même temps un pari sur le hasard,
sur le non-déterminé, ou le non-prévisible. C'est
une opacité dans nos modèles : seuls les puissants peuvent
aspirer à dominer, prévoir et déterminer tout ce
qui est.
Nous autres pouvons seulement souhaiter cet événement
qui détotalise le savoir et le modèle des puissants. Il
ne s'agit pas d'une vocation irrationaliste, mais au contraire, il s'agit
de défaire la vieille alliance entre rationalité et déterminisme.
A vrai dire, il n'y a pas de raison d'identifier les rebelles historiques
à des avant-gardes ou à des puissants progressistes. Quand
les révolutionnaires agissaient et pensaient, ils se demandaient
ce qu'ils pouvaient faire de libre, de radical, dans l'histoire. Mais
tout de suite se présentait un maître libérateur
qui déclarait : "Nous sommes en train de faire l'histoire,
nous sommes en train de mener l'humanité vers son salut."
Et à force d'avoir un il dans le présent et l'autre
dans l'avenir, la gauche a été atteinte de strabisme
C'est pour cette raison que nous ne pouvons pas ne pas apprécier
les déclarations du sous-commandant zapatiste Marcos quand il
compare sa révolte à l'écriture d'un poème
: loin d'un esthétisme banal sa comparaison l'éloigne
de la logique de la fin et des moyens. Mallarmé a certainement
révolutionné le langage poétique, mais lui, pour
sa part, s'est seulement proposé de faire quelque chose d'absolument
révolutionnaire en poésie. La promesse d'un monde meilleur
ne peut plus légitimer l'action politique ou, dit autrement,
la fin ne justifie pas les moyens. Nous ne pouvons pas continuer à
manger les anthropophages pour en finir avec le cannibalisme. A partir
du moment où une action restreinte se transforme en action globale,
elle ne peut pas ne pas penser en termes d'une armée du bien
et en conséquence, d'une bonne barbarie.
Ainsi, durant les années de la guerre froide, beaucoup crurent
qu'il fallait appuyer l'Union Soviétique " patrie universelle
du socialisme " et ce, malgré les crimes de Staline. Qu'importaient
les millions de morts si c'était pour que le monde soit finalement
heureux! Mais ceci ne signifie pas qu'il faille opposer aux vieux fondements
révolutionnaires la légalité démocratico-bourgeoise
des droits de l'homme et la consigne réactionnaire de "
sauver les corps ", comme le proposent les humanistes afin de dépolitiser
des situations où il n'y a plus de sujet mais des objets-corps
à sauver. (En fait, l'action restreinte n'exclut pas la violence
mais le pouvoir ou la domination armée.) En effet, aujourd'hui
on nous propose un modèle qui se contente d'être une inversion
caricaturale du précédent. C'est comme si ne nous arrivaient
du futur que des messages barbares et menaçants. Au lieu du messie,
on nous annonce l'apocalypse. Avec cette excuse on cherche à
conserver les choses telles qu'elles sont et à limiter toute
action politique à une défense démocratico-bourgeoise
des droits de l'homme, de la légalité constituée,
et du consensus majoritaire. C'est la vision post-moderne de la fin
de l'histoire : celui-ci est le meilleur des mondes possibles parce
que n'impo rte quel autre monde ne peut que nous procurer une prodigieuse
barbarie. De cette manière, l'action politique ne se justifie
plus par un bien futur mais par un mal toujours prêt à
revenir, de telle façon qu'elle n'a pas même d'initiative
propre : elle s'est transformée en une pure réaction face
au pire. C'est le piège dans lequel tombent malheureusement les
groupes " anti ".
3. Le monde du spectacle
Les gens occupent ainsi la place d'un spectateur-juré
l'opinion publique qui condamne ou approuve le comportement des
autres, les vrais acteurs publiques. Ce ne sont pas des hommes et des
femmes qui construisent librement une vie différente, c'est le
public représenté par un sondage, un graphique, des chiffres.
On ne cherche pas à diviser les consciences mais à gagner
des adhésions ou le consensus. On n'incite pas à la pensée,
on excite le sens commun, l'opinion. C'est pour cela que cet individu-spectateur
ne se conçoit plus comme étant plongé dans une
situation, il n'est ni ouvrier, ni femme, ni immigré, ni handicapé
: c'est une conscience illusoirement transhistorique et trans-situationnelle.
Son jugement au sujet de ce qui se passe, bien qu'indissolublement lié
au sens commun ou à la norme consensuelle d'une époque,
est vécu comme tout simplement "humain".
L'individu-spectateur est une invention particulièrement efficace
de l'ère médiatique. En effet, un dispositif médiatique
ou communicationnel se caractérise par la construction de trois
lieux : celui du destinateur, celui du destinataire et celui du référent
ou "réalité" communiquée. Le destinateur,
dans les médias est généralement anonyme. Qui rédige
le câble ou l'information ? Qui est l' " objectif "
de la caméra ? Le destinataire, lui, est un point de vue majoritaire.
Ainsi l'ouvrier, la femme, l'immigré, le handicapé se
transforment en individus-spectateurs quand ils occupent la place du
destinataire de ce message. Occuper cette place signifie accepter tous
les présupposés discursifs sans lesquels le message ne
pourrait être décodé : tout un sens commun. Pour
devenir destinataire il faut abandonner l'être en situation pour
se transformer en un " homme commun ", un " homme de
la rue ", ni plus ni moins qu'un regard dominant ou majoritaire.
Enfin, le référent ou la " réalité
" construit par les médias n'est plus la situation concrète
de l'ouvrier, la femme, l'immigré, le handicapé, mais
le " monde ". Le " monde " est un ensemble de faits
: guerres, génocides, famines, faits divers, crise du dollar,
désastres écologiques, bulletins météorologiques,
matchs de foot ou sorties de films, présentés sans idée
de continuité et sans contextualisation historique ou situationnelle.
C'est ce qui constitue les thèmes d'opinion et qui fait partie
de la communication et de la sociabilité quotidiennes.
Ainsi, de nombreux progressistes se demandent : que pouvons-nous faire
avec ce qui se passe dans le monde ? Que pouvons-nous faire devant ces
faits que sont par exemple le massacre au Rwanda, le trou dans la couche
d'ozone ou l'interventionnisme nord-américain? La réponse
peut paraître décevante : rien. Parce que cet ensemble
de faits appelés " monde " est une construction destinée
à l'individu-spectateur et non à un homme en situation.
Ou en d'autres termes, ce monde n'existe pas en dehors des présupposés
discursifs qui le construisent. De telle façon qu'on ne peut
pas assumer ce monde sans assumer en même temps ses présupposés,
sans occuper la place de destinataire ou d'individu-spectateur. Il est
nécessaire de choisir : monde ou situation, puisque ce sont deux
réalités qui s'excluent mutuellement, de la même
façon que s'excluent l'individu et le sujet politique. Ceci signifie-t-il
que nous reconnaissions l'impuissance de l'action restreinte, situationnelle,
face au monde? Bien au contraire, c'est le " monde " qui réduit
toute action politique à l'impuissance puisqu'elle la soustrait
d'une situation concrète. Ce qui signifie que la préoccupation
médiatique pour le monde non seulement nous met en position d'impuissance
face à son spectacle, mais nous anesthésie et nous empêche
d'agir là où, effectivement, on peut le faire : dans notre
situation.
Ainsi, l'action restreinte s'oppose à toute velléité
de pouvoir, à tout messianisme omnipotent qui depuis une position
quasi-délirante regarde le monde comme il est et décrète
comme il devrait être. Si l'action restreinte est une praxis dans
et pour la situation cela est dû à ce que sa délimitation
et ses termes ne sont pas des données fournies par les médias.
Ce que l'on présente comme situation doit être à
la fois le fruit d'une recherche, d'une pensée et d'une praxis
à partir de laquelle nous pouvons dire : si telle est la structure
de la situation en question, tel sera alors notre pari. Dans un tel
cas, même l'erreur fera partie d'un moment dans la reconstruction
d'une praxis libertaire. A cet égard, il est nécessaire
d'être concret : le " monde " comme une totalité
de faits est une illusion médiatique, la seule chose qui existe
étant la multiplicité des situations. Chacune d'elles
nous renvoie ainsi à un problème, à un universel
concret qui se distingue radicalement du " monde " comme totalité
abstraite.
4. Le monde du capital
L'autre tentation qui a dominé la théorie et la praxis
modernes de l'action politique est l'idée qu'il existerait une
situation qui subsumerait toutes les autres. Dans cette perspective,
la répression sexuelle, la discrimination raciale, la soumission
phallocratique des femmes, l'internement des fous, la normalisation
des marginaux et n'importe quel autre conflit social était soumis
à une seule grande lutte fondatrice : celle de classes. Ou dit
autrement toutes les situations étaient superstructurelles par
rapport à une situation structurelle basique : celle du capitalisme
et de sa mondialisation. Il ne s'agit pas, bien entendu de nier l'exploitation
capitaliste ou la tyrannie du capital, ni la sacralisation de la marchandise.
L'erreur, selon nous, c'est de croire que la médicalisation de
la subjectivité, la discrimination raciale, la codification de
la famille, la " technification " de la vie et d'autres réalités
de notre époque sont toutes les conséquences d'un mode
de production. Ce que de nombreuses recherches historiques nous permettent
aujourd'hui de constater c'est que ces modes d'être, d'agir, de
connaître et même d'aimer, ont surgi de ruptures historiques
antérieures à l'apparition et à l'institution du
capitalisme comme mode de production et d'échange des marchandises.
Ainsi donc, il ne serait pas faux de parler aujourd'hui d'une ère
" capitalistique " où cette multiplicité de
situations se rejoignent et se lient entre elles. La situation ouvrière
est donc un universel concret qu'une certaine gauche a transformé
en abstrait, au détriment des autres luttes et des luttes des
ouvriers eux-mêmes. Pour cela même, on ne peut pas opposer
au capitalisme une situation globale alternative appelée "
socialisme ". Comme nous l'a appris Marx lui-même, c'est
le capitalisme qui, par l'universalisation de l'échange marchand,
a créé ce qu'aujourd'hui nous appelons le " monde
".
Il n'existe pas de monde comme globalité sans l'écrasement
de toute situation concrète, qualitativement différente
de la violence quantitative de la marchandise. L'argument de la "
complexité " du monde actuel, qui considère comme
vaine toute tentative de le transformer, est une conséquence
de l'échec du fait d'agir au niveau d'une globalité ou
d'un système-monde. C'est l'illusion produite par la réduction
de la multiplicité situationnelle à un seul principe explicatif.
Parmi les figures centrales du sens commun actuel qui provoquent l'angoisse
des gens, en même temps qu'elles assurent et structurent leur
impuissance, on trouve des poncifs comme : " le monde est à
chaque fois plus petit " ou " en cette fin de siècle
tout s'accélère " ou encore " on ne voit pas
le temps passer ". Ce sont des thèmes propres à l'expérience
douloureuse qui structure la subjectivité de nos contemporains.
Si le monde est à chaque fois plus petit, si l'on ne peut jamais
aller nulle part parce que tout est toujours " le même endroit
", la structure du piège qui empêche tout acte libre
apparaît. Mais, quand à ceci on ajoute un temps vertigineux,
le piège finit de se refermer. Par ailleurs, ces phrases propres
à la société du spectacle vont comme un gant à
la logique de la marchandise : ce sont les énoncés d'un
monde fondé sur la recherche du profit et de l'efficacité.
En effet, le monde est petit, infime même, quand il est pensé
depuis le problème de la surproduction de marchandises impossibles
à écouler. La plaisanterie de " vendre des réfrigérateurs
aux Esquimaux " c'est la réalité du monde de la marchandise,
chaque jour plus étroit. C'est pour cela que le frigidaire, comme
toute marchandise, doit être périssable étant donné
qu'avant que l'Esquimau ne paye la deuxième traite, un nouveau
modèle sera sorti des usines. Le temps devient ainsi vertigineux,
le temps ne laisse pas de temps au temps : c'est la barbarie d'une société
structurée sur la production de marchandises.
Ce monde se reflète dans l'idéologie des sociétés
du spectacle : nos contemporains se perçoivent eux-mêmes
comme des " unités productives " dans l'économique
mais aussi dans l'affectif, le corporel, le social, etc. Ils se trouvent
piégés ainsi dans cette vision liberticide qui les écarte
de leurs situations concrètes. Le monde apparaît donc divisé
en deux catégories, selon un véritable darwinisme de supermarché
: il y a la grande masse des gens fatigués, sans forces (l'accélération
du temps et le rétrécissement de l'espace constituent
l'expérience proprement dite de toute dépression) ; et
d'autre part, il y a les forts, les performants, et productifs qui dominent
le monde mais avec l'angoisse permanente de tomber dans le premier groupe.
Il n'est pas étrange que dans cette vision spectaculaire n'apparaissent
pas les considérations concrètes des personnes en situation,
étant donné que c'est le propre de toute idéologie
dominante consensuelle de les faire disparaître. L'énoncé
" le monde est un et à chaque fois plus petit " est
la proposition totalitaire qui tend à occulter que la réalité
est infinie dans ses dimensions et possibilités.
Dire que tout est pareil et que tout est petit est une profession de
foi réactionnaire avec des effets gravissimes sur la réalité.
Que le temps nous échappe, à cause d'une étonnante
accélération de celui-ci dans cette fin de siècle,
est une pseudo-constatation socio-historique qui essaie de cacher que
chaque jour peut renfermer une éternité, c'est-à-dire
que dans un mois d'insurrections, que dans quelques années d'expérience
autogestionnaire ou dans tous ces événements où
le sujet politique libre est en acte, le soupçon ancestral de
ce qu'entre les minutes de l'horloge s'abrite l'éternité,
est confirmé.
5. L'universel concret
Il nous faut à présent définir ce que nous entendons
par " universel concret ". Nous disons que c'est l'action
politique restreinte qui, sur la base d'une situation concrète,
procède à une rupture universelle au niveau de sa qualité
et de sa structure. Universel parce que, contrairement à un modèle
global laissant de côté la particularité des éléments
de la situation, il questionne le noyau fondateur de cette situation.
C'est pourquoi ce serait une erreur, comme nous le verrons tout de suite,
de confondre l'action restreinte avec une revendication partielle, limitée
ou sectorielle.
Ce n'est pas la dialectique réformisme-révolution qui
est ici en jeu : la vision globale et totalitaire de la société
n'appartient pas en propre aux conceptions modernes de la révolution,
mais bien aussi au réformisme. Prenons tout d'abord un exemple
classique : celui de la classe ouvrière. Comme son nom l'indique,
cette classe est une partie ou un sous-ensemble d'une situation : le
système capitaliste de production. En tant que telle, cette classe
peut faire une revendication partielle ou corporatiste en fonction de
ses intérêts. Par exemple, une revendication syndicale.
Celle-ci est parfaitement " négociable " dans les termes
de la situation et peut même obtenir une décision favorable
de la justice ordinaire à partir du moment où la classe
se syndicalise. Mais comme le reprochaient les marxistes aux trade-unionistes,
toute action dans ce sens même violente peut être
sociale, mais elle n'est pas politique dans la mesure où elle
ne remet pas en question la structure de la situation. Ce qui est juste
dans ce cas, ce n'est pas que les ouvriers soient payés plus
ou moins, mais que soit détruit ce système d'aliénation
de leur temps de travail.
Cette position, pour cette raison même, n'est pas " négociable
" ou ne laisse pas de possibilité de réponse depuis
la normalité de la situation puisque qu'elle implique sa destruction.
De cette manière l'action politique cesse d'être une revendication
partielle pour se transformer en une singularité : quelque chose
de non prévisible par la situation puisqu'en même temps
elle questionne ses fondements. A ce moment-là, il n'est plus
question d'une classe mais d'un sujet politique inclassable ou anormal.
Ce sujet n'existe pas hors de la situation, il surgit même à
partir de celle-ci mais il n'est pas lié à elle étant
donné que la situation ne le prévoit pas. En même
temps, cette singularité est universelle à partir du moment
où elle introduit une rupture qui concerne tous les habitants
de la situation (bourgeois, petit-bourgeois, intellectuels, artistes,
prolétaires, etc.) qui doivent décider à présent
entre s'engager ou non dans la lutte qui remet en question non seulement
la situation dont ils sont les habitants, mais aussi ce que eux-mêmes
sont.
C'est pourquoi l'engagement dans une lutte se distingue tout à
fait de la solidarité extérieure ou humaniste. Prenons
un deuxième exemple : celui de la population noire aux Etats
Unis. Comme sous-ensemble ou partie d'une situation, ils ont lutté
pour leur droit à être reconnus comme les égaux
des Blancs. Non seulement en ce qui concerne le droit de vote, mais
aussi en ce qui concerne leurs fonctions : un Noir ne devait pas être
l'objet d'une discrimination dans sa candidature à un poste de
travail étant donné qu'il était " aussi capable
qu'un Blanc " de l'accomplir, ce qui signifie qu'il remplit toutes
les conditions que le système exige. C'est ainsi que le premier
pas pour se libérer de l'esclavage fut d'adopter, au siècle
passé, la religion des Blancs : être chrétien était
l'équivalent d'être " humain ", être comme
le Blanc, depuis, bien entendu, le point de vue de la vision blanche
des choses. Au cours de ce siècle l'équivalent en fut
l'intégration : s'assimiler au système et au mode de vie
des Blancs pour conquérir les mêmes droits qu'eux. Beaucoup
de Blancs purent, de cette manière, donner des leçons
de tolérance à leurs compatriotes racistes : " les
Noirs ne sont pas mauvais de nature, il existe de bons Noirs, ceux qui
vivent comme nous, les Blancs, ceux qui sont de bons Américains
". En prime, ils les envoyèrent même au Vietnam afin
de leur démontrer qu'entre Américains il n'y avait aucune
distinction de race.
Mais au même moment, certains groupes noirs radicaux commencèrent
à critiquer le "monde des Blancs". Le crétinisme
de certains intellectuels sans distinction de peau interpréta
cela comme un racisme à l'envers : le mépris de l' "
homme blanc " et la revendication de la négritude (black
is beautiful). Mais l' " homme blanc " n'est pas tel ou tel
membre de la "race blanche", il ne s'agit pas d'un argument
raciste mais de l'" homme blanc " comme modèle de comportement
ou comme mode d'être : image identificatoire à laquelle
tant les Blancs que les Noirs peuvent s'identifier. Ce que la minorité
noire mit en évidence comme le féminisme d'autre
part c'est que l' " homme blanc " est une norme de
comportement et une conception du monde qui s'impose à tous les
habitants d'une situation. Ainsi, qui s'engage pour la cause noire ne
le fait pas par simple solidarité extérieure ou humaniste
mais par un véritable engagement impliquant le questionnement
d'une situation dans laquelle lui aussi est impliqué. Cette lutte
est donc concrète et universelle par là même qu'elle
n'est pas négociable par le moyen de quelque gestion ou légalité
en vigueur que ce soit.
6. Le sujet politique
D'après cela, nous pouvons définir le sujet de l'action
restreinte comme une " minorité ". Mais il est nécessaire
de dégager ce concept de deux malentendus possibles. En premier
lieu, la minorité n'est pas un concept qui renvoie au quantitatif.
Ainsi les femmes sont une " minorité " quantitativement
majoritaire. D'autre part, le terme de " minorité "
a été utilisé par les post-modernes pour parler
d'un " droit à la différence ", qui n'est autre
que la reconnaissance " de droit " d'une réalité
" de fait " : la diversité culturelle. Mais bien entendu
au moment où ils invoquent ce droit, leurs idéologues
ne peuvent que reconnaître des différences minimes, d'un
exotisme sympathique. Ce droit tombe quand il s'agit de différences
trop accentuées comme l'excision ou les assassinats tyranniques
de certains régimes tiers-mondistes. Peut-on voir dans le massacre
du Rwanda un simple phénomène culturel? Tel que nous l'entendons,
" minorité ", c'est un groupe qui se confronte à
une image majoritaire ou à une norme de la situation. Pour cela
même, il ne s'agit pas d'une revendication partielle ou sectorielle
qui invoquerait tout au plus une application des droits de l'homme.
La lutte de la minorité est universelle en tant qu'elle attaque
un sens commun majoritaire, une normalité situationnelle, qui
concerne tous ses habitants. Sous cet aspect, la lutte de la minorité
n'est pas comme nous le disions, " négociable ", elle
ne trouve pas de solution du point de vue de la gestion de la situation.
Il ne s'agit pas, donc, de se solidariser avec une minorité ni
d'intervenir là où elle se manifeste, mais d'avoir le
courage de devenir minoritaire ou de trahir ce que la majorité,
en tant que norme, attend de nous. Devenir minoritaires c'est devenir
imprévisibles : composer un sujet politique déplacé
par rapport à tous les possibles qu'une situation nous propose.
Cet acte libre est l'unique légitimité, l'unique fondement
que l'action politique restreinte peut revendiquer.
7. Le grave et le tragique
En fondant la lutte sur le futur, sur un monde meilleur, plus rationnel
et plus juste, la modernité révolutionnaire a fonctionné
sur un modèle " épique " où les forces
progressistes de la libération prenaient le dessus sur les armées
réactionnaires de l'oppression et de la barbarie. La victoire
finale était l'établissement d'un monde libre, juste et
rationnel. Les politiques gestionnaires aujourd'hui dominantes
ne conçoivent que des faits " graves ". Le grave,
c'est ce qui, même si c'est de manière illusoire, est pensé
comme étant réparable, à court ou à long
terme, depuis la normalité de la situation. Face au grave il
n'y a pas de victoire mais une " guérison ". Toute
lutte qui revendique une partialité " négociable
" est prise au piège dès le début par la logique
gestionnaire, administrative ou légale, de ce qui est grave.
C'est pour cette raison qu'il est nécessaire de ne pas confondre
le côté spectaculaire ou la violence d'une action avec
sa " radicalité " politique. La clandestinité
elle-même ne suffit pas pour qu'un groupe se transforme en sujet
politique, pour qu'il devienne effectivement minoritaire. Pour sa part,
l'action restreinte récupère en échange une dimension
" tragique " du sujet politique : elle opère sur le
seul point non négociable en termes de gestion, c'est-à-dire,
sur un possible imprévisible ou " impossible " depuis
le point de vue de la normalité d'un état des choses :
ce qui précisément la fonde, le point d'être de
la situation, ce qui rend possible le fait qu'elle existe. Nous disons
que ce point est inconsistant parce que les énoncés qui
rendent vraisemblable une situation quelconque et lui donnent sens ne
peuvent le prendre en compte. L'inconsistance est un non-sens nécessairement
forclos par la consistance de la situation.
Pour cette raison, depuis la perspective du sens commun ou du consensus,
cette vérité est indiscernable : ce n'est pas une donnée
qui peut se montrer mais une réalité qu'il faut forcer.
Ainsi par exemple, dans l'Europe du XIX e siècle, le fait que
le capitalisme industriel générait de terribles inégalités
sociales était une donnée visible pour tout le monde.
C'était le " grave ", préoccupation présente
dans toutes les études de la société comme dans
les romans de Dickens ou de Zola. Mais comme tel il ne pouvait qu'invoquer
un principe humaniste d'assistance privée ou étatique.
Cet assistanat, ce n'est pas étrange, répondait parfaitement
à la logique du système : l'État ou les organisations
caritatives se chargeaient de maintenir en vie et en bonne santé,
durant les mois de baisse dans la production, une énorme quantité
de force de travail qui pouvait être utilisée au moment
voulu. Depuis la logique du système, cette misère pouvait
être inhumaine mais elle n'était pas essentiellement injuste.
L'achat-vente de la force de travail s'effectuait selon les lois du
marché libre. C'est ce que dit Marx contre Proudhon : l'exploitation
capitaliste n'est pas un vol parce qu'elle entre parfaitement dans les
canons de la légalité démocratico-bourgeoise établie.
Le capitaliste et l'ouvrier échangent " librement "
de l'argent contre du travail. Et cependant, c'est justement là
que Marx introduit le forçage : le travail ne peut pas être
acheté et vendu c omme une marchandise parce que c'est ce qui
produit toute marchandise. Pour cette raison, cette injustice structurelle
ne renvoie pas à une faille ou à un dysfonctionnement
partiel du capitalisme : d'un côté il est parfaitement
consistant et rien ne peut lui être reproché ; de l'autre
côté, cette injustice est ce qui le fonde ou le rend possible,
c'est son point d'inconsistance, nécessairement invisible pour
le capitalisme même.
Ainsi les règles libres, justes et rationnelles du marché,
la loi de l'offre et de la demande, ont leur origine dans une injustice,
une aliénation et un absurde indiscernables pour le système
et en conséquence parfaitement légales et consensuels
même pour de nombreux ouvriers et syndicalistes. C'est pourquoi
ce n'est pas tant l'injustice qui allume la rébellion, mais la
rébellion qui force l'inconsistance du système : c'est
à la lumière du projet politique révolutionnaire
que le système se révèle injuste. Lorsque les militants
de la minorité noire en arrivent à dire : un Noir peut
être un Blanc et un Blanc n'est pas nécessairement un Blanc
il peut devenir noir, ou minoritaire ils forcent une situation
non seulement en un point indiscernable et absurde depuis la logique
de cette même situation, mais aussi dans le fondement qui permet
d'expliquer aussi bien la discrimination (" ils ne sont pas comme
nous ", disent certains Blancs) que l'intégrisme ("
nous sommes comme eux " répondent certains Noirs).
8. L'éthique de l'individu
De ce point de vue, il n'y a pas, en situation, de signal d'alarme qui
convoque les habitants à se révolter contre elle : tout
individu est un être en situation et, malgré lui, il est
possédé par ses présupposés. Sous cet aspect,
il joue comme un destin les rôles que la situation lui présente.
L'individu-spectateur demeure donc impuissant face au " monde "
puisqu'il ne peut se poser que les problèmes auxquels le sens
commun de sa situation peut répondre. L'indignation ou l'horreur
qu'il peut ressentir face à un fait la pauvreté,
par exemple, ou la discrimination ne servent jamais à
générer une action politique. Pour l'individu il ne se
passe que des choses " graves " face auxquelles il invoque
le savoir du gestionnaire ou l'intervention du juge. L'individu s'interroge
sur le comment un fait a pu se produire, mais jamais sur le pourquoi.
La question du pourquoi renvoie au point d'être de la situation,
à son fondement ou à sa condition d'existence, au point
aveugle ou au noyau opaque et inaccessible pour lui. Il n'est pas fortuit
que l'idéologie post-moderne, en défendant le consensus
et la légalité existante comme cadre de toute politique,
revendique la figure de l'individu. Face aux vieilles politiques de
masse, l'individu est vu comme un noyau de rationalité et de
lucidité.
De Le Bon à Freud et au-delà, l'homme de masse était
conçu comme celui qui annule son individualité réflexive
pour obéir, comme un hypnotisé ou un zombie aux ordres
du Parti, du Führer ou du sacerdoce, et qui se retrouve capable
de la pire barbarie. Cependant, pourquoi beaucoup d'individus ensemble
cesseraient d'être des individus ? Pourquoi l'homme qui réfléchit
seul ne réfléchit plus en groupe ? On s'imagine que si
une multitude agit ensemble de manière uniforme, c'est parce
que chaque individu a abandonné " sa " volonté,
" son " choix propre, pour se soumettre à la décision
d'un Autre. Souvent cet Autre se caractérise par un " On
" impersonnel auquel l'individu délègue sa réflexion
et sa volonté. Mais c'est pourtant l'inverse : l'individu comme
entité autonome, c'est-à-dire comme quelqu'un qui se donne
ses propres règles de comportement, est une illusion. Il n'y
a rien de plus qu'un " on dit ", " on voit ", "
on fait " : quand l'individu se met à parler, sa voix émet
des discours rédigés dans un autre lieu ; si ses yeux
voient c'est toujours le regard d'un autre ; s'il agit c'est parce qu'il
interprète un rôle qui lui a été assigné.
L'individu se constitue comme tel à partir de son identification
avec un modèle dominant. De telle façon que, à
la différence de ce que pensèrent de nombreux auteurs,
il n'existe pas d'individu désaliéné, authentique,
libre au-delà de la mascarade sociale, il n'y a dans l'individu
aucun noyau critique. Au contraire : à se voir comme une unité
indivisible, autonome, il nie le fait qu'il est un être en situation,
qu'il est constitué de langages, de valeurs, de croyances ou
de mythes qu'il n'a ni fait ni ne domine.
Si nous pouvons penser la situation comme une pièce de théâtre,
l'individu dans celle-ci joue toujours un rôle. De là l'illusion
d'indivisibilité, de continuité dans le temps : il est
toujours le même parce qu'il répète le même
rôle dans une même situation. Mais de fait, en étant
toujours en situation, il est autre chaque fois que la situation change
: une discontinuité dans le temps. Quand les idéologues
de la post-modernité revendiquent l'individualité, ils
le font en fonction d'un droit à se déplacer, à
conserver ses croyances religieuses ou politiques, lire et dire ce que
l'on veut, vivre d'après sa volonté, etc. Avec ceci ils
croient répondre aux intégrismes de tous types : c'est
le vieux droit libéral qu'ils récupèrent. Mais
ce droit n'est que formel : il ne pense pas l'intégration essentielle
de l'individu, son destin, dès lors que, pour se constituer comme
individualité, il doit interpréter un rôle préétabli.
L'individu n'existe pas en dehors de la situation qui le constitue et
il ne peut revendiquer aucune liberté s'il ne transforme pas,
s'il ne questionne pas cette situation. De sorte qu'il n'existe pas
de liberté de pensée qui ne soit pas liée à
une pratique transformatrice de l'état des choses et il n'existe
pas d'action radicale qui ne se rapporte pas au point d'inconsistance
de la situation.
La seule et unique revendication de la libre pensée, comme si
en elle se trouvait la liberté humaine, est une illusion individualiste
des " belles âmes ". Cette critique de l'individu, cependant,
loin de nous amener à mettre en péril les droits acquis
grâce aux luttes historiques, nous permet de penser en termes
de droits civiques. Si les individus peuvent agir et penser sans restrictions
c'est grâce à ces droits civiques conquis. Ceux-ci furent
l'invention d'un projet révolutionnaire qui répondait
à une conception déterminée de l'homme ; ce ne
fut pas le dévoilement de la nature " libre " de l'individu.
9. Une politique non étatique
Quand nous parlons de sujet, il est nécessaire de ne pas confondre
ce concept avec l'idée d'une " subjectivité "
comme noyau d'expériences individuelles ou collectives, même
si un individu ou un collectif peut se constituer, éventuellement,
en sujet politique (et aussi artistique, scientifique ou amoureux, comme
le conçoit le philosophe Alain Badiou). En effet, un individu
ou un collectif se constitue en sujet quand il entre en rapport, par
sa pratique ou sa pensée, avec une vérité de la
situation, ce point d'inconsistance qui la fonde, ce point d'être
qui est la condition de sa possibilité.
Répétons-le : c'est parce que son action n'est pas prévisible
par la situation ou qu'elle n'est pas " négociable "
conformément à sa légalité, que ce sujet
incarne un acte libre. De cette manière, avec l'idée d'une
action restreinte, nous essayons de définir une politique qui
ne se confond pas avec la simple gestion étatique. En effet,
la définition classique de la politique celle que nous
trouvons dans n'importe quel dictionnaire identifie celle-ci
avec l' " art de gouverner la république ", c'est-à-dire
l'habileté, le savoir ou la technique pour gérer les faits
ou les problèmes publiques. De ce fait l'idée de politique
restait indissolublement liée à celle d'État. Cependant,
il ne faudrait pas confondre l'État avec la simple institution
ou l'organisme étatique. Dans une définition plus large
de l' " étatique " nous devrions penser celui-ci comme
l'état normal de n'importe quelle situation. Dans cette perspective
toute action " négociable ", toute revendication sociale
partielle ou corporative qui s'avère gérable ou soluble
à partir d'une légalité établie, fait partie
de cette définition étatique de la politique même
si elle fait appel, pour conquérir sa revendication, à
des moyens illégaux. C'est pourquoi de nos jours le grand défi
est de penser la politique en déplaçant la question du
pouvoir de sa position centrale.
Aujourd'hui l'État comme lieu de pouvoir effectif qui devrait
être occupé par un parti politiquement révolutionnaire,
que ce soit par la force ou par le vote, devient une illusion formidable.
Tout simplement parce que le point de fondement et de légitimation
d'une situation n'est pas quelque chose qui dépend de l'État
: celui-ci ne fait que surcodifier une réalité de laquelle
il est plus effet que cause. D'une certaine manière c'était
quelque chose que les marxistes savaient, et cependant, ils pensèrent
qu'un changement dans la législation et dans les appareils idéologiques
d'État favoriserait la transformation révolutionnaire
de la société (jusqu'à la fin de sa vie, néanmoins,
Lénine s'était rendu compte de l'erreur : " Nous
avons peint de rouge l'État tsariste
"). Ainsi, dans
la Russie soviétique et dans d'autres États, une série
de dispositifs de pouvoir de l'État bourgeois furent non seulement
peints de rouge mais aussi amenés à leur plus haut degré
de barbarie : la médicalisation de la subjectivité, la
normalisation, l'aliénation médiatique, la discrimination
raciale et la spoliation des ouvriers. Il suffisait simplement d'ajouter
à cette barbarie l'adjectif " révolutionnaire "
pour que, au nom du bien futur, même ses victimes l'acceptent.
Même quand beaucoup de ces vieux révolutionnaires nous
parlent aujourd'hui de leurs projets de société futur,
on peut observer clairement à quel point ils continuent d'être
prisonniers des présupposés qui soutiennent les situations
actuelles. Dans ces projets il y a aussi une conception étatique
et gestionnaire de la politique (ils veulent être prêts
au cas où ils arriveraient au pouvoir). Une fois de plus, c'est
le bon ordre, la société rationnelle, la juste distribution,
le rapport réellement libre entre les hommes. Encore une fois,
c'est la bonne barbarie contre la mauvaise, l'idée paradoxale
d'un maître libérateur et l'impératif d'un "
devoir être "du monde
Nous pourrions dire que l'action politique restreinte et la pensée
de la situation réalisent un appel à l'humilité
libertaire : nous ne pouvons parler, et ceci est déjà
bien difficile, que de la situation dans laquelle nous habitons. Mais
il ne s'agit pas seulement d'humilité, c'est une position critique
: quelque savoir que ce soit à propos d'une situation ultérieure
qu'il serait nécessaire d'atteindre, ne peut être qu'une
vaine spéculation étant donné qu'aucun savoir ne
peut se dégager des présupposés de la situation
dans laquelle il est né. C'est pourquoi la pensée de la
révolte n'aspire à aucun savoir mais à une vérité,
à un rapport avec l'être de la situation, ce trou, cette
opacité dans les savoirs établis. Et ceci parce que la
situation, loin de provincialiser l'action, nous renvoie à la
pensée d'un universel concret.
10. Conclusion
Le défi de notre époque est de penser et d'inventer une
nouvelle praxis libertaire. Praxis qui implique la formation d'une myriade
d'organisations et d'expériences minoritaires et concrètes.
Non pas comme moyen pour parvenir un jour à être majoritaire
mais comme voie pour inventer et créer une vie et une politique
basées sur la liberté. Renoncer à être majoritaire
n'est pas la consigne de l'échec ou de l'impuissance. En représentant
les images et les structures dominantes, le majoritaire est le plus
impuissant du point de vue de la liberté. Il est nécessaire
de comprendre que pouvoir et puissance sont deux réalités
qui s'excluent mutuellement : personne n'est plus impuissant qu'un maître
rempli de pouvoir pour changer la vie. Conçu et structuré
en fonction de la prise du pouvoir étatique violente ou
électorale , le parti s'avère être, aujourd'hui,
la figure même de cette impuissance. Et ceci, notamment, parce
que comme nous l'avons vu, il se maintient dans la supposition de ce
que le pouvoir, ce qui fonde une situation, se situerait dans l'État.
Le parti est un organisme qui, avec l'excuse d'unifier la multiplicité
de luttes minoritaires dans une stratégie globale nationale
ou mondiale écarte les minorités de leurs situations
pour les transformer en une majorité " alternative ".
Ainsi, en même temps que le temps messianique, c'est le parti,
le maître libérateur par excellence, qui doit être
questionné. C'est ce que n'importe quel militant a vécu
dans sa pratique quotidienne : tout le travail et l'expérience
concrète réunis par les organisations de base, faites
également d'erreurs et d'échecs, sont rayées d'un
trait par les consignes " abstraites " du parti. Simplement
parce que pour lui, la stratégie globale et l'arrivée
au pouvoir deviennent des priorités par rapport aux actions concrètes
et restreintes, avec toujours l'illusion de ce que, quand il accédera
au pouvoir, les choses, dans leur totalité, vont changer. Cependant,
il n'y a pas de solution de continuité entre la politique (minoritaire)
puissance et la gestion (majoritaire) pouvoir.
Même si celles-ci sont structurellement condamnées à
cohabiter, nous devons rompre avec l'illusion de ce qu'il faut parvenir
à être majoritaire pour pouvoir faire une politique de
minorités.
Une multiplicité de groupes et de collectifs libertaires
liés dans chaque cas à un universel concret c'est
l'image d'une puissance politique radicale multiple. Néanmoins,
la non-totalisation ou la non-soumission de cette multiplicité
au pouvoir " impuissant " du Parti n'implique pas que l'échange
d'expériences entre ces groupes ne soit pas désirable
et même indispensable. Le moment est dur, le défi grand,
mais la fidélité avec deux siècles de luttes révolutionnaires
nous permet de conserver la même impulsion, le même désir
qui les ont inspirés. Au lieu de pleurer sur les ruines du vieil
édifice révolutionnaire, il s'agit de penser que cette
fragmentation, cette dispersion, cette non totalité, sont précisément
les conditions pour qu'une nouvelle puissance révolutionnaire
se libère du mythe totalitaire du progressisme messianique.
Septembre 1995
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout