1/ Pourquoi ce document ?
Aujourd'hui, l'urgence de penser ou de repenser le politique, l'amour,
l'économie, le social, la révolution, etc., est devenu
un lieu commun, bref tout le monde dit qu'il faut penser ! Toutefois,
cette affirmation est devenue, en général, une formule
idéologique et débouche soit sur le refus de penser la
complexité de la situation actuelle, soit sur la délégation
de la pensée à des spécialistes. Rares sont ceux
qui acceptent cette exigence et ce défi. La consigne si prisée
"il faut repenser" se referme sur une impossibilité
structurelle. Ce document est destiné à préciser
le contenu que nous donnons à cette exigence, car pour nous penser
ne peut pas s'identifier à une consigne, il s'agit d'une pratique
articulée à un projet qui ne vise pas non plus à
apporter une nouvelle vérité, mais à participer
à la création de nouvelles pistes. La pensée étant
un processus collectif, nous souhaitons que, même pour nous contester,
d'autres pensées émergent.
2/ Comment définiriez-vous le collectif ?
Le Collectif a été constitué en 1988 par des personnes
venues d'horizon professionnels multiples, il est aujourd'hui franco-argentin.
La fin des années 80 a été une période grande
en désillusions, les espoirs portés sur la venue d'un
gouvernement de gauche au pouvoir furent plus que déçus
et démobilisèrent même une grande partie des luttes
contestataires. C'est donc dans cette "ère du vide",
et alors que les luttes révolutionnaires et alternatives sont
en recul, que nous avons voulu, Malgré Tout, relever un défi
qui nous paraissait et nous paraît encore fondamental: créer
et proposer un espace de liberté où les pensées
et les pratiques critiques, opposées au réalisme gestionnaire
dominant, trouvent un lieu d'expression et d'échange. Il s'agit
de penser la crise de l'époque de l'Homme (Modernité)
sans tomber dans l'immobilisme proposé par les sophistes postmodernes,
mais tout en critiquant le déterminisme évolutionniste
qui soutenait l'engagement durant l'époque révolue.
3 / De quelle crise s'agit-il ?
Dès le départ, un de nos axes de travail a été
de tenter d'analyser cette fameuse crise dont les médias, véritable
idéologie actuelle, nous rebattent les oreilles, et de ce fait
banalisent, persuadés qu'ils sont qu'il suffit en soi de la nommer.
Nous avons voulu analyser ce à quoi cette crise renvoie, et nous
nous sommes tout d'abord demandé: sommes-nous face à une
simple crise ou bien la société est-elle en train de vivre
une véritable rupture ?
Notre position est celle de dire qu'il ne s'agit pas d'une simple crise
et que nous sommes bien face à une rupture profonde des schémas
référentiels qui jusque-là étaient opératoires.
Nous sommes donc partis de ce constat, partagé par bien d'autres
d'ailleurs, mais nous verrons peut- être par la suite en quoi
nous nous différencions des positions postmodernes qui, à
notre avis, ne sont que l'épilogue de la Modernité. Cette
crise signe la fin d'une époque, généralement nommée
époque de l'Homme ou époque de la Modernité. Les
principaux cadres théoriques et, par conséquent, les pratiques
sociales sont ébranlées. Cette crise ne signifie pas pour
nous un simple dysfonctionnement ou un moment de doute passager qui,
après avoir été convenablement compris, soigné,
nous permettrait de continuer comme avant. Cette rupture ne saurait
donc être soldée par quelques considérations idéologiques
car il s'agit d'une cassure aussi importante que celle qu'a vécue
l'humanité lors de son passage du "monde clos" du Moyen
Age, à "l'univers infini" de la Modernité. Une
fois définie et étudiée cette cassure, nous pourrons
peut-être déterminer quelles nouvelles figures de la liberté
lui correspondent.
4/ De quelle époque s'agit-il ?
Il y a vingt ans encore, l'idéologie dominante inspirée
des thèses darwino-hégéliennes affirmait l'existence
de la vérité et du progrès. Les hommes et les femmes
croyaient en l'avenir de l'homme, en une terre promise sans injustice,
humiliation ni exploitation, en une terre non sexiste. Une idée
était centrale, elle était la logique même de la
rationalité moderne: l'émancipation de l'homme par l'homme
était possible. Nous étions persuadés que l'éducation
serait un apprentissage de la liberté, que la science nous permettrait
à tous d'être sains et bien portants, que tout changement
ne pouvait qu'être bon et meilleur, car les hommes agissaient
d'après ce qui était bon pour eux. Ces terres, ces mondes
promis ou dus portaient différents noms. Pour les marxistes c'était
le communisme scientifique, aboutissement inexorable d'une histoire
des développements des forces productives qui commençait
avec le communisme primitif. Pour d'autres, comme le Père Teilhard
de Chardin, le message était clair, on partait du point alpha,
sorte de point zéro d'organisation pour arriver au point oméga,
véritable point de rencontre messianique, totalité totalisante,
qui justifiait par elle-même le parcours dialectique accompli
par la matière et par l'esprit. Dans cette vision déterministe
et évolutionniste d'un homme en route vers un avenir certain,
tous les projets, mêmes antagoniques, étaient réalisés
au nom du Bien. A l'époque de l'homme, il existait ce que l'on
pouvait appeler un impératif d'universalité: tout projet
visait non seulement une totalité (un tout) à venir mais
il devait concerner la totalité des hommes et des femmes. Un
des mots d'ordre typique de la Modernité fut "changer la
vie". Cette idée de changer de fond en comble la vie des
gens n'a pas été le monopole des mouvements révolutionnaires
de la Modernité, toute la pensée et les pratiques de cette
époque partaient du principe que nous pouvions et nous devions
changer la vie des hommes, malgré les hommes. Pasteur affirmait
lui-même dans un élan d'humanisme et au nom du Bien: "Je
ne te demande pas ta religion ou ta race, si tu souffres tu m'appartiens".
Changer la vie signifiait que jusque-là l'humanité avait
été plongée dans une fausse vie, une vie amoindrie;
il s'agissait de faire naître les gens à la vraie vie.
La Rédemption était possible et partait de la supposition
qu'une fois levées les barrières de l'oppression, les
gens pourraient enfin donner libre cours à leurs élans
libertaires. Notre vie devenait du coup bien petite et minable et la
seule façon de trouver grâce aux yeux de l'Histoire était
de la sacrifier pour se rapprocher du jour du changement. Hegel l'écrivait
ainsi dans son livre La Raison dans l'Histoire : "Dans la mesure
où l'histoire nous apparaît comme l'autel où ont
été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse
des états et la vertu des individus, la question se pose nécessairement
de savoir, pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont
été accomplis...or, dans tous les faits troublants qui
peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service
de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la
fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable
résultat de l'histoire universelle." C'est donc l'idée
de la légitimation des luttes, même au prix de grands sacrifices,
au nom de la nécessité, de la Raison dans l'Histoire.
5/ Est-ce que tous les mouvements émancipateurs obéissaient
à cette logique déterministe ?
Non, nous pouvons notamment citer certains courants féministes,
dans les années soixante-dix, qui ont su articuler les revendications
partielles avec une idée dynamique de libération qui ne
devait s'épuiser dans aucun acquis. Il y avait, en quelque sorte,
une contestation de l'apanage de la Raison : une continuité lisse
et sans faille qui renvoyait à l'identité pleine du sujet.
Cette autre logique que nous nommerons "logique de non-clôture",
est celle qui, tout en sachant structurer le plus efficacement possible
les luttes par des acquis, n'hypothèque pas l'essence transcendante
de ces luttes: la liberté ne peut s'épuiser dans aucun
acte et par conséquent dans aucun acquis. Certaines luttes de
libération des femmes ont su en cela se différencier des
autres luttes émancipatrices, car elles n'avaient pas pour but
l'avènement, l'accomplissement total d'un Etre-là femme,
mais revendiquaient une femme en devenir en prônant que la différence
des sexes n'est pas représentable. Cette position est malheureusement
restée très rare dans l'ensemble des mouvements d'émancipation.
6/ Vous dites que cette logique a éclaté, pouvez-vous
préciser ?
Eh bien oui, force est de constater dans un après coup, que cette
belle tour de Babel rationaliste s'est effondrée, entraînant
dans sa chute l'idée que l'histoire a un sens propre, que la
vérité est toujours située en avant et à
dévoiler. Mais aujourd'hui, lorsque l'on interroge certains échecs
parsemant ce chemin, ces explications n'ont plus d'échos, elles
ne fonctionnent plus comme rationalisation, car c'est la logique même
qui sous-tendait cette rationalité, la logique déterministe,
qui a éclaté. A l'éclatement de cette logique dialectique
ou métaphysique, nous reconnaissons trois sources, trois discours
paradoxaux qui, depuis le début du siècle, cohabitaient
avec leur charge subversive à côté du discours déterministe.
8/ Pouvez-vous préciser quelles sont ces trois sources
?
Ces trois sources sont, sans priorité particulière : La
psychanalyse avec Freud et Lacan Au début du siècle, la
découverte de l'inconscient repousse le moi et la conscience
de la place de choix où les lumières les avaient placés.
Mais Freud lui-même eut peur des conséquences philosophico-épistémologiques
de la théorie qu'il avait fondée. Il nous en donne la
preuve lorsqu'il écrit qu'il garde toute sa foi en un jour où
la pharmacologie pourra guérir "scientifiquement" les
psychoses, névroses et perversions, le jour où le déterminisme
fera à nouveau sa loi. La physique quantique La deuxième
est donc la physique quantique. Einstein, dans son article sur les photons
(1905) fait éclater le fondement même des divisions entre
énergie et matière; par la suite, la physique quantique
doit compter, à la place du bon vieux réel, avec l'indiscernable.
Face à cette découverte, Einstein eut peur lui aussi et
écrivit : "Pourtant Dieu ne joue pas aux dés"
signifiant ainsi que le déterminisme reviendrait un jour au centre
de la physique. La politique La troisième source est la source
politique et, plus précisément, la source révolutionnaire.
Le marxisme n'est pas seulement la géniale interprétation
du capitalisme, il est surtout une théorie de l'émancipation
qui, tout en s'appuyant sur les découvertes scientifiques de
l'époque, procède au divorce de l'homme avec toute loi
dite naturelle qui le détermine. Il serait ridicule, encore de
nos jours, de se passer du marxisme dans l'analyse des forces en présence
même si, (les événements étant l' "alibi
de l'histoire" et les individus le "produit de leur classe",
l'histoire, celle "des forces productives", véritable
nouvelle nature pour les êtres humains) nous replongeons grâce
à lui dans le déterminisme historique et téléologique.
En effet, il y a toujours eu dans le marxisme une lutte entre les courants
déterministes (Staline, Pol pot, les mouvements marxistes majoritaires...)
et les courants dits dialectiques qui, à cette vision déterministe
positiviste, opposent tantôt la force du concept (Marcuse), tantôt
la revendication de l'utopie (W. Benjamin) ou l'urgence de la révolte
(Che Guevara).
8/ Quelles ont été les conséquences de
l'éclatement de cette logique ?
Avant cet effondrement on supposait que les êtres humains pouvaient
tirer la légitimité de leurs actes d'une lecture du réel
ou de la nature, ce type de morale obéissait à un registre
de nécessités externes. Avec cet effondrement, disparaît
la possibilité d'une certaine lecture scientiste qui considérait
le réel comme un existant déjà-là, sorte
de continent noir à éclairer. Perdue aussi l'idée
que la subjectivité réside dans une vision parcellaire
qu'un individu ou un groupe peuvent avoir d'une totalité déjà-là
et existant au-delà de leurs actes. A partir de cette rupture,
ce Réel rationnel, dont il fallait dévoiler les lois le
déterminant, laisse place à un Réel plus opaque,
plus obscur. De même que les actes manqués, les lapsus,
les mots d'esprit ou le délire ne sont donc pas à interpréter
comme des erreurs à corriger ou à normaliser mais doivent
être entendus comme un existant, celui de la perception ou, pour
mieux dire, l'inscription du sujet toujours aléatoire. Nous pouvons
dire que du Réel rationnel de la Modernité nous passons
à un Réel stochastique, c'est-à-dire soumis au
hasard, mais nous devrions peut-être utiliser le concept "d'erratique"
pour qualifier un Réel qui permet de penser avec une approche
rationnelle le radicalement nouveau. La politique ne peut plus être
alors la découverte de ce qui historiquement est juste, elle
relèvera en revanche d'un pari.
9/ Avant de revenir sur la notion de pari, n'y a-t-il pas déjà
des réactions face à cette crise ?
Une des réactions est la réaction intégriste. Le
discours intégriste fait partie de ce que nous pourrions nommer
les discours restaurateurs. Tandis que les sujets, en s'inscrivant dans
la pensée critique, après avoir repéré un
point de non sens dans le sens commun dominant s'engagent en proposant
une voie alternative, le discours restaurateur, s'insurgeant contre
toute tentative d'autre chose, propose en revanche de revenir à
un ordre qu'il estime naturel (royaume de dieu, monarchisme de droit
divin, création d'un homme pur...). Le discours intégriste
n'a retenu de la Modernité que la volonté et la passion,
mais il rejette définitivement toute allusion à la Raison.
C'est ainsi que par rapport au fascisme ou à l'intégrisme
religieux, toute rationalisation s'avère vaine car il s'agit
de discours s'adressant aux instances pulsionnelles. A l'opposé
du discours intégriste, les discours postmodernes revendiquent
le pessimisme de la Raison et condamnent définitivement la volonté
qui faisait rechercher l'Utopie. Les postmodernes et, parmi eux les
nouveaux philosophes, se proclament contre l'universalisme et la totalisation.
Réagissant contre les projets révolutionnaires qui, ancrés
dans la Modernité, voyaient la fin de l'histoire dans un au-delà
du grand soir, s'étant aperçus qu'au nom de cette vraie
vie qui viendrait transcender les projets révolutionnaires un
certain nombre de barbaries avait été commis, ils en ont
conclu que ce n'est pas la logique d'une fin de l'histoire comme totalité
totalisante qu'il fallait abandonner mais plutôt tout espoir de
changement social. En effet, pour eux la fin de l'histoire a déjà
été atteinte, la vérité transcendante était
là et, par un aveuglement, certains idéologues révolutionnaires
n'auraient su la détecter: il s'agit de la démocratie
telle qu'elle s'exerce dans les pays occidentaux. Pour les nouveaux
philosophes, toute utopie ne peut conduire qu'au totalitarisme, l'horizon
indépassable est "le maintenant d'aujourd'hui". Par
conséquent, loin de proposer une issue théorique à
la fin de la Modernité, ils n'en signent que l'épilogue,
car ils se situent également dans une logique déterministe
de l'histoire, dans la logique d'une bonne totalité totalisante.
La postmodernité énonce son projet politique en peu de
termes: réalisme gestionnaire et humanisme. Il s'agit pour les
idéologues postmodernes de nier toute contradiction structurelle
(car qui dit contradiction structurelle dit projet de changement, ce
dont justement ils ne veulent pas) et de présenter les points
de rupture dans l'organisation du monde (famines, guerres, racisme...)
comme de simples petits dysfonctionnements techniques qui doivent être
gérés. Cette gestion des petits maux de la planète
prend la forme spectaculaire des diverses O.N.G, organisations humanitaires
sans frontières. En présentant le présent comme
indépassable, nos chers réalistes fixent les situations
de telle sorte que par exemple, les pays du Tiers-monde SONT pauvres,
les pays occidentaux SONT riches, et ce qui n'est que le résultat
d'une structure de production est présenté comme naturel.
Montrer au citoyen spectateur que le Tiers-monde EST pauvre au même
titre que la terre est ronde confère à cette situation
un caractère intouchable; à coups de spots télévisés
et de déclarations d'experts en tout genre, le désengagement
et la déresponsabilisation du citoyen-spectateur sont ainsi justifiés.
Si, sous l'impulsion des débats tiers-mondistes et post-coloniaux
le citoyen occidental se sentait quelque peu responsable de ces injustices,
aujourd'hui, bien que la misère reste la même, les postmodernes
s'acharnent à nous dire que nous n'y sommes pour rien, car celle-ci
est ontologique. Dans la société réaliste et gestionnaire,
la Res Publica est devenue Res Technica, tout ce qui devrait concerner
la vie des individus et des sociétés est devenu chose
technique (écologie, bioéthique, économie...).
Malgré tout, nous ne pensons pas que les mouvements révolutionnaires
doivent se centrer sur la réaction. En effet, la vision darwinienne
des rapports de force comme déterminant les rapports politiques
donnait, dans la militance classique, une place importante, voire obsessionnelle,
aux faits et gestes de la réaction dans une sorte de fascination
envers la barbarie. Nous pensons que la réaction, y compris dans
la figure de la répression, et bien qu'elle ne soit pas à
négliger, ne doit pas pour autant être considérée
comme "un sujet négatif de l'histoire" qui, comme dans
une procédure de développement photo, pourrait nous dévoiler
le positif de notre ligne politique. Par conséquent, il s'agit
de penser des utopies en rupture avec le capitalisme et non une stricte
résistance aux mouvements réactionnaires.
10/ Etes-vous un groupe politique ?
Le Collectif Malgré Tout ne se définit pas comme un groupe
strictement politique. Nous sommes engagés dans une recherche
théorique et pratique qui tend à comprendre l'ensemble
de la crise que nous vivons et qui ne se limite pas au politique, car
elle touche les différents registres de l'activité humaine
où il est question de la passion, de la liberté et du
désir. Ces registres, outre le politique, sont l'amour, l'art
et la science. C'est dire que cette crise déconstruit les fondements
mêmes de tous les espaces et les registres où il est question
de l'être, de la vérité et de la liberté.
Notre monde propose d'abandonner tout cela à la merci d'un monde
normalisé, surveillé, sans passions libertaires. Ces quatre
registres sont justement ceux où il est question des passions
libertaires donc de l'être même de l'être humain .
Nous nous définissons plutôt comme un collectif philosophique
car la philosophie est un front de luttes, le champ où les différents
énoncés issus de la pensée et des pratiques critiques
circulent et s'opposent. Qui, de nos jours, ne veut pas renoncer à
la liberté dans l'art, la politique, la science et l'amour ne
peut pas faire l'économie d'un sérieux détour par
la philosophie.
11/ Ceci ne restreint-il pas alors ces questions à une
élite ?
Absolument pas, les questions les plus profondément philosophiques
sont, contrairement à ce qu'une certaine vision universitaire
voudrait nous faire croire, les questions les plus concrètes
qui se posent à tout un chacun, les questions "pourquoi ?
", "comment ?" concernent tout le monde et personne.
Mais relever ces questions et les réfléchir demande un
véritable travail. La paresse, qui est une des figures de la
canaillerie ambiante, et le narcissisme, caché derrière
la figure de l'individualisme, sont autant de raccourcis permettant
d'éviter une confrontation avec le travail, parfois ardu, de
la pensée. Lorsque l'on veut ouvrir une fenêtre dans le
mur de sa maison, on prend la chose au sérieux et on étudie
la question, alors comment est-il possible de prétendre changer
le monde en évitant tout effort de pensée ?
Si la vérité implique une rupture avec le savoir, nous
ne négligeons pas pour autant les connaissances issues de l'histoire
humaine et sans prôner un encyclopédisme imbécile,
nous estimons qu'une enquête est nécessaire pour le dépassement
d'une situation donnée. L'acquisition des savoirs antérieurs
nous paraît indispensable, à trop l'oublier, on laisse
le champ libre à "ceux qui savent" (les techniciens
gestionnaires du capitalisme).
12/ D'après vos concepts il est question dans ces quatre
registres de l'articulation entre pulsion de mort et sens commun.
Un siècle de révolutions et cinq siècles de Modernité
ont compté sur deux choses: la première est que l'homme
pouvait changer et la deuxième, que l'homme pouvait changer de
but en blanc . Il y a eu un échec total là-dessus, et
on a pu constater des "essais malheureux", tant individuels
que collectifs, qui, bien loin d'aboutir à la satisfaction d'un
plaisir ou d'un intérêt, s'organisaient socialement autour
de formes qui semblaient garantir l'effet inverse. Nous nous sommes
donc intéressés à ce qui, structurellement, empêche
ce changement que la modernité révolutionnaire avait rêvé.
Nous avons repéré une double structure: le sens commun
dans le social, dans l'individuel la pulsion de mort. Cet autre registre
explique les actes des hommes et des femmes en ne les situant ni dans
la sphère de l'intérêt ni dans celle de la cohérence
rationnelle. Le concept de "pulsion de mort" tel qu'il a été
élaboré dans la psychanalyse attaque le noyau rationnel
de la Modernité dans la mesure où elle envisageait l'homme
en quête du bonheur (le plaisir et l'intérêt). La
pulsion de mort explique l'existence des comportements non régis
par la dialectique "principe de plaisir-principe de réalité",
elle apparaît donc comme un "au-delà du principe de
plaisir", une recherche d'un état de nirvana impliquant
la déliaison et le multiple à l'opposé de la pulsion
de vie (le désir) qui implique, elle, l'unité et la cohérence.
La pulsion de mort est la façon de nommer cette faille structurelle
qui fait qu'entre le sujet désirant et l'objet du désir
il n'existe pas une harmonie parfaite, contrairement au monde animal,
entre besoin et satiété. Cet autre moteur, pulsionnel,
s'oppose parfois aux intérêts rationnels et raisonnables.
Ceci a pour principal corollaire de casser définitivement cette
possibilité qui voudrait que les hommes, à travers le
processus d'émancipation, aient un accès direct au monde
objectif, régi par des intérêts au-delà de
toute subjectivité, des besoins univoques. Lorsque l'on parlait
de "vaincre la rareté", on pensait que, de façon
univoque, il était possible de déterminer la teneur de
ces besoins: à partir du nombre de bouches on déduisait
la quantité de pain nécessaire. En nous opposant à
cette vision comportementaliste, nous pouvons dire que ces "besoins"
n'entrent pas dans un ordre naturel, ils sont nommés, déterminés
historiquement et librement par l'homme. Ainsi, en ce qui concerne l'émancipation,
non seulement il ne saurait y avoir besoin (inscription dans un ordre
naturel) mais en plus, les différentes figures que peut revêtir
cette émancipation ne sauraient être que partielles et
en aucun cas être la totalisation qui synthétiserait à
jamais le désir de complétude et d'harmonie de l'être
désirant. En cela, nous dirons que la pulsion de mort met en
échec la logique de la Modernité, car elle déloge
l'idée d'un moi fort, maître de ses actes et agissant conformément
à la Raison, elle casse aussi tout espoir en une révolution
conçue comme totalité totalisante.
La notion de sens commun attaque également l'idée totalisante
selon laquelle il serait possible qu'un jour tous les hommes, à
chaque instant, soient responsables de leurs énoncés,
de leurs actes, que la Raison sursumerait à jamais le sens commun.
Le sens commun est socialement un véritable sens partagé,
il est le composant central du ciment social qui colmate les brèches,
adoucit artificiellement les contradictions. Le sens commun constitue
un monde "harmonieux" et rassurant où tout a une réponse
avant même que les questions ne se posent. Étudier le sens
commun conduit à concevoir l'acte de penser comme un "on
pense" collectif dans lequel le sujet individuel pourrait s'inscrire,
il n'est pas une "sous-pensée" ou une "pensée
prélogique", il représente un véritable système
de fonctionnement qui structure le sujet humain. Lorsque le sujet énonce
un discours relevant de la sphère du sens commun, nous dirons
que nous avons là un sujet de l'énonciation "faible"
dans la mesure où il n'énonce pas quelque chose en s'engageant,
en en étant responsable, par exemple: le quincaillier pourra
dire "les Arabes sont tous des voleurs" et en même temps
"mon copain Farid est le meilleur des hommes"..., le militant
anti-raciste pourra dire "il faut intégrer les Arabes"
et en même temps "il y a trop d'Arabes à Sarcelles".
Cependant, celui qui dit cela a toujours la possibilité de s'inscrire
comme sujet de son énonciation, c'est-à-dire responsable
de son acte énonciatif, nous nommons cela l'instance de la pensée
critique qui, elle, est marquée par la recherche de cohérence.
Par exemple, le militant qui dira " il faut intégrer les
Arabes" prendra également en charge la chaîne logique
qui en découle: l'accession à tous les droits civiques,
non aux quotas racistes ...Un bon exemple est celui de la revendication
de la Nouvelle Citoyenneté: en cherchant à obtenir de
nouveaux droits, cette notion s'est développée jusqu'à
un point de rupture où la citoyenneté ne pouvait se résumer
au seul droit de vote mais touchait à toutes les sphères
de la vie.
Les penseurs de la Modernité savaient bien qu'il existe un sens
commun et une pensée critique mais, à leurs yeux, le sens
commun devait petit à petit disparaître, jusqu'à
ce que seule subsiste la pensée critique afin que tous les hommes
soient responsables de tous leurs énoncés. Or, nous savons
que le sens commun ne peut se réduire à un simple ensemble
de lieux communs ou de dictons, et qu'il s'agit d'un véritable
prêt-à-penser, un "on pense" collectif par rapport
auquel un "je pense" peut toujours apparaître, mais
ce "on pense" ne saurait disparaître car il est une
véritable structure.
13/ Ainsi, si le sens commun n'est pas ordonnable par la pensée
critique, pourquoi continuer à lutter ?
Nous pensons que l'on peut agir sur le contenu, sur les énoncés
du sens commun, par exemple le signifiant femme, grâce aux luttes
féministes ne renvoie plus de façon univoque à
femme = maman, moins intelligente, plus faible, etc., et une des tâches
de la pensée critique est de créer des images alternatives
jusqu'à ce que cela façonne du "connoté alternatif"
qui vienne intégrer le sens commun. Cependant, pour le militant,
tenir compte du sens commun en tant que structure conduit à faire
le deuil de toute émancipation totale. Si l'on peut créer
des pôles alternatifs autour de thèmes comme la solidarité,
l'absence d'exclusions, il faut savoir que lorsque ces images seront
véritablement intégrées dans le sens commun, jamais
tous les hommes qui les énonceront ne se positionneront comme
sujets de leur énonciation, comme responsables et engagés.
Si aujourd'hui, employer le mot "écrivaine" s'inscrit
encore dans le militantisme féministe et engage la personne qui
l'énonce, on peut raisonnablement penser qu'un jour ce mot sera
dans la langue, dans le sens commun, et que son énonciation n'engagera
plus personne.
14/ Au nom de quoi les décisions sont-elles alors prises
?
Les décisions ne sont jamais déductibles des éléments
de la situation ou d'un savoir référentiel. Toute décision
implique le "repérage militant" d'une faille, d'un
vide qui nous permet d'avancer, dans n'importe quelle situation normalisée,
l'hypothèse selon laquelle "les choses ne sont pas forcément
comme ça". Or, dire que les choses ne sont pas forcément
comme ça n'implique pas que nous possédions un savoir
révélé sur "comment les choses devraient être".
Bien au contraire, que les choses ne doivent pas forcément être
comme ça implique de faire avec l'angoisse d'un indécidable
qui, en dehors de toute vision déterministe, n'est relevable
en tant que défi qu'à travers un pari. La liberté
apparaît ainsi comme l'engagement d'un sujet (individuel ou collectif)
sur un pari vers de nouvelles situations où le hasard ne saurait
être aboli. Toutefois, le hasard n'est pas sans lois . En effet,
lorsque nous évoquons le hasard, force est de constater que le
discours qui le prend en compte est monopolisé par les idéologues
postmodernes qui prêchent la résignation et le conformisme.
Ils parlent d'un hasard total, le "chaos", sans loi et que
nous ne pourrions approcher ni traiter rationnellement. Or, si le déterminé
d'une situation n'est pas compréhensible sans la pensée
de l'indéterminé, il est aussi juste d'affirmer que l'indéterminé
n'existe pas tout seul, ex nihilo . Le hasard peut être pensé
rationnellement à travers les lois d'une logique paradoxale.
Autrement dit, les caractères aléatoires ou subjectifs
d'un objet (choses qui ne sont pas synonymes) ne nous empêchent
nullement de l'approcher objectivement.
15/ Si vous ne puisez pas la légitimité de votre
engagement dans un régime de nécessité déduit
du sens de l'histoire, quelle base donnez-vous à votre engagement
militant : obéit-il à l'arbitraire total qui fait dire
aux relativistes postmodernes que chacun fait ce qu'il veut, et que
tout s'équivaut ?
Si nous tenons compte de la cassure du mythe du progrès
selon lequel tous les actes étaient nécessaires pour le
devenir de l'histoire, nous ne pouvons plus penser l'engagement sur
le mode surmoïque d'un impératif tel que: "Tu dois
t'engager". Le "devoir être" était l'axe
moral kantien de la modernité ("Agis de telle sorte que
la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même
temps comme principe de législation universelle"). Même
s'il paraît idiot de le rappeler, l'engagement pour la liberté
est lui-même libre ou dit autrement: seule la liberté peut
produire des libertés et dans ce sens la liberté n'est
pas issue d'une injonction, d'un maître, fût-il "libérateur".
Dans ces conditions, le pourquoi de l'engagement relève d'un
pari fondé sur une gratuité, ce pari est celui qui tente
de perdurer en fidélité avec des actes libres tout en
sachant que chaque acte libre possède dans son noyau quelque
chose de l'acte d'une Antigone ou d'un Spartacus qui sauve, dans une
situation donnée, l'humanité de l'homme, c'est-à-dire
sa liberté. L'espoir est à construire et tous ceux qui
se disent résignés manifestent leur refus de la liberté.
L'engagement, c'est-à-dire parier sa vie au nom d'une vérité
ou de la liberté, n'existe pas en dehors d'une situation donnée,
cependant, les situations dans lesquelles nous existons sont hors de
toute théorie d'un sens de l'histoire, elles sont contingentes
et non nécessaires. Les êtres humains ne sont pas pensables
hors situation ainsi, la vérité et la liberté existent
comme défi subversif pour et dans chaque situation. L'engagement
possède donc un fondement matérialiste car tout choix
n'est pas un engagement, ce dernier se joue dans l'articulation d'une
décision avec le point de rupture d'une situation. Ainsi, dans
la politique, tout choix social n'implique pas un engagement, car les
points d'être, la ligne de basculement de notre situation, impliquent
que pour qu'une pensée soit politique il faut que s'opère
un pari anti-capitaliste vers d'autres situations à venir. Dans
l'amour, l'engagement n'implique pas non plus différents choix
de gestion des affects ou de la sexualité mais de pouvoir tenir
le pari qu'il y a du deux, c'est-à-dire rester fidèle
à l'événement amoureux qui est par essence débordant
et non identifiable à une forme précise. De même,
pour la science, il ne s'agit pas non plus de gérer et de développer
la technique, comme à son tour l'engagement artistique se refuse
à être identifié à la gestion marchande de
l'esthétique normalisée.
16/ Que pensez-vous de la vision dominante de l'engagement
sous la forme de l'urgence humanitaire ?
Une vision statique d'un monde qui ne devrait plus jamais changer a
succédé aux grands récits de la Modernité
qui parlaient tous d'un devenir inéluctable de l'émancipation
de l'homme par lui-même. Or, ce monde d'arrêt sur image
nous est présenté comme un monde à gérer
et à accepter tel quel. Ce corps social est traité comme
un corps humain où il y a des urgences. La militance a toujours
été, mais elle l'est d'avantage aujourd'hui, marquée
par ce que nous nommons le "piège de l'urgence", à
savoir, des situations telles qu'on nous dit qu'il est temps d'agir
mais certainement pas de penser. Dans le climat actuel de crise idéologique,
ce type de réponses "urgentes" énoncées,
une fois encore, au nom d'une nécessité, suscite chez
la plupart de nos contemporains des réactions de sympathie et
de solidarité: face à l'horreur de la torture et de la
famine, face à la folie du monde que nous fait découvrir
quotidiennement notre société d'images, les défenseurs
spectaculaires des droits de l'homme nous offrent en effet, avec la
meilleure volonté du monde, un spectacle "alternatif",
une autre image plus supportable. Pour nous, il ne s'agit pas là
d'une alternative et nous dénonçons ce piège de
l'urgence en disant que l'engagement ne se réduit pas à
une bonne volonté et à de bons sentiments. Faut-il peut-être
rappeler aux techniciens de l'urgence que ce fut justement toujours
au nom de l'urgence politique et sous l'invocation d'un danger extérieur
extrême que furent commis de nombreux crimes par des partis aux
idéologies pleines de "bonnes intentions" ?
Les idéologues postmodernes, et cette caricature des sophistes
que sont les nouveaux philosophes, sont la preuve vivante qu'il n'y
a nul besoin d'être marxiste pour être un bon stalinien.
On retrouve donc cette bonne vieille dictature de la nécessité
chez ceux qui nous répètent qu'à des situations
d'urgence il faut donner des réponses urgentes, bien sûr
sans considérations idéologiques ni appel à l'utopie,
résolument condamnée. Et, logiquement, la vision spectaculaire
des droits de l'homme présuppose que les problèmes de
l'humanité sont des problèmes d'ordre technique, auxquels
il FAUT apporter des réponses techniquement adaptées,
que c'est le moment d'agir, qu'il y a urgence. Dans ce paradoxe, la
pensée critique en tant que véritable "pratique théorique"
reste toujours exclue. Quoi de plus normal alors de voir les médecins,
psychologues, ingénieurs, dentistes "sans frontières"
prendre en charge le traitement des "symptômes" dont
souffre l'humanité ?
A la consigne de nos bons docteurs "il faut sauver les corps"
nous disons que réduire l'être humain à son corps
biologique est une consigne liberticide et réactionnaire, et
que "sauver les corps", au-delà de tout autre projet,
n'est pas autre chose que le mot d'ordre d'un projet réactionnaire
face auquel il faut pouvoir construire d'autres projets subversifs pour
la solidarité et le partage.
17/ La gestion, dites-vous, ne change pas fondamentalement
les situations d'injustice. Gestion et politique sont les deux signifiants
qui, à votre avis, s'articulent et se différencient dans
la pensée du politique. Pourquoi une telle ligne de partage ?
En effet, la gestion est la gestion de l'état de la
situation, elle fonctionne sur le registre des faits, de ce qui apparaît
comme analytiquement prévisible d'après les catégories
du savoir de la situation. La gestion s'efforce de donner des réponses
à tous les problèmes présentés par la situation
tout en sauvegardant les rapports dominants qui la structurent. Nier
toutes les ruptures qui pourraient mettre en danger la stabilité
de l'ensemble, en les considérant comme des dysfonctionnements,
correspond à la logique de la gestion. La politique (nous employons
le mot politique, non pas au sens politicien ou dans l'illusion d'un
rapport des individus à l'État), à l'inverse, relève
de l'événement, de l'énonciation et du repérage
de ce qui "fait trou" dans le trop plein de la situation,
en ce sens, la politique qui a à voir avec la lutte et l'acte,
s'oppose dialectiquement à la gestion qui est, comme nous le
disions, toujours gestion de l'état de la situation. Cette opposition
n'est pas "sélective", nous n'avons pas à choisir
entre politique et gestion comme nous n'avons pas à le faire
entre sens commun et pensée critique, aucune des deux n'est en
condition logique et pratique de subsumer l'autre. Nous dirons donc
que la gestion est ce qui, par nature, doit chercher l'adéquation,
et c'est pourquoi l'acte politique est toujours nomination, revendication
et déclaration au nom d'un présent non-représenté,
non gérable par l'état de la situation. Politique et gestion,
justice et liberté ou désir et service des biens sont
les noms que prennent dans des discours différents la détotalisation
non pas comme objectif à atteindre, mais en tant que rupture
originaire indépassable pour l'humanité.
18/ Comment articulez-vous vos recherches et les pratiques
sociales ?
Jusqu'ici et depuis fort longtemps il était exigé de la
part des gens qui voulaient s'aventurer dans la pensée critique
de s'adonner à la création d'une sorte d'énorme
entreprise qui consistait à avoir un avis et une opinion sur
chaque situation, ainsi que de promouvoir, ou plutôt de diriger,
des pratiques sociales en accord avec leur réflexion et qui devaient
être "la mise en examen", la vérification des
thèses théoriques élaborées. Cette forme
organisationnelle qui correspond au concept "d'intellectuel collectif"
nous semble aujourd'hui révolue et nous lui opposons une autre
forme non structurée selon la conception pyramidale et hiérarchique
de l'ancien modèle. Les nouvelles figures qui permettront l'apparition
d'une société différente sont déjà
en formation dans de multiples pratiques sociales, et il existe certainement
une myriade d'expériences et de projets alternatifs qui souvent,
hélas! sont faits dans la conscience, non pas de la gestation
du nouveau, mais comme qui dit "nous faisons cela en attendant
mieux" . Nous reconnaissons donc qu'il existe, de façon
plus ou moins floue, ce que nous pourrions appeler un "mouvement"
contestataire avec des projets plus ou moins radicaux. Nous pensons
que l'époque se caractérise par le multiple dans l'organisation
révolutionnaire, ainsi, la pratique du Collectif va dans le sens,
non pas classique d'organiser et de diriger des luttes et des expériences
existantes, mais de les contacter, d'échanger et éventuellement
de promouvoir des actions ou des projets en aidant ainsi à la
création d'un nouveau réseau et tissu alternatif. Si notre
expérience nous a montré qu'il existe ici et là
des projets alternatifs qui ne poussent pas assez loin la pensée
de la rupture, il ne s'agira dans aucun cas de leur dire : "faites
comme nous", mais de faire avec.
19/ Vous faites référence au principe d'autorité
?
L'abandon du fonctionnement militant structuré sous la forme
d'un discours du maître, maître libérateur qui dit
"tu dois faire comme ci ou comme ça" entraîne
également l'abandon de la caractéristique principale de
ce discours: la garantie qui était offerte aux gens d'un bien
à venir s'ils lui obéissaient. Ce discours-là fonctionne
comme une prophétie typique du discours révolutionnaire
classique qui dit: "on vous a dit cela, on vous a fait croire à
ceci, mais ce n'est pas vrai. En revanche vous devez croire maintenant
à ce que je vous dis". Dans la militance classique, le principe
d'autorité, à savoir le principe selon lequel toute personne,
dès lors qu'elle adhère à un parti, aura un savoir
préfabriqué applicable à tous les sujets sous prétexte
que cela aura déjà été pensé par
un cadre du parti et sera devenu la thèse officielle, avait des
effets pervers. A cet égard, le cas Lyssenko est exemplaire et
révélateur de la pensée en principe d'autorité,
il ne constitue nullement une exception, et a eu pour conséquence
que tout militant du P.C., sans y avoir réfléchi, avait
son "idée" sur la biologie. Il y a quelques années,
la personne qui ne se pensait pas "aliénée à
l'idéologie dominante" restait en dehors du mouvement, mais
dès lors que quelqu'un commençait à penser, tout
ce qu'il avait à faire était d'entrer au Parti "intellectuel
collectif" qui, paradoxalement, avait déjà tout pensé.
C'est ainsi qu'au-delà des désaccords on demandait aux
gens d'adhérer, mais toute adhésion véritable impliquait
un arrêt de la pensée qui, si elle subsistait, devenait
suspecte de dissidence. Or, apprendre la ligne du Parti ne veut pas
dire penser .
La fin du mythe du progrès et d'un sens dans l'histoire rend
caduc ce mode de discours, ainsi, les projets, paris et aventures que
nous pouvons construire dans le champ social et théorique obéissent
plus au hasard des rencontres et à la chaleur des affinités.
20/ Une des raisons de la crise des pratiques révolutionnaires
paraît être l'absence de modèle, une pratique radicale
peut-elle se passer de modèle ?
Peut-être faut-il revoir le concept de modèle
et dire tout d'abord que l'ensemble de la pensée moderne était
organisé autour d'un modèle substantiel dont les éléments
essentiels étaient le mythe du Progrès et le déterminisme
historique. Le début de la modernité fut riche de promesses
et annonçait à l'homme l'accès au centre de l'univers
qui devait lui devenir compréhensible et modifiable à
son gré. Dans cet univers, rien ni personne ne paraissait pouvoir
arrêter la poussée de la volonté et de la décision
humaine dans sa route vers un progrès ascensionnel. Dès
le 15° siècle, le Père Bartholomé de Las Casas
proposa, par exemple, un modèle d'Etre Humain et c'est au nom
de ce modèle qu'il légitima un ordre du monde et une certaine
praxis. La dynamique essentielle de la pensée moderne était
ainsi ordonnée autour d'une conception déterministe du
progrès. Au 19 e siècle, le modèle productiviste
vint s'engager tout naturellement dans cette grille, comme étant
le modèle qui devait permettre à l'homme de vaincre la
rareté. Le capitalisme, tout comme les mouvements révolutionnaires,
s'inscrivit donc dans cette logique. Aujourd'hui, face à l'échec
des pays où ont eu lieu des révolutions obéissant
à ce modèle, les postmodernes en concluent que le concept
même de révolution est à abandonner, et surtout
pas le modèle capitaliste qu'ils considèrent comme l'aboutissement
inéluctable de l'histoire. En cela, ils ne s'aperçoivent
pas que, comme dans un jeu de poupées russes, il nous faut remonter
à la source (l'idée d'un progrès déterministe
aujourd'hui caduque) pour comprendre l'échec de ces mouvements,
ce qui induit de fait l'échec du capitalisme comme "modèle
de développement". Les révolutions (1917, Chine,
Cuba...), qui étaient devenues pour les militants des modèles
(touchables, visuels) à suivre, ne peuvent plus aujourd'hui tenir
ce rôle. Beaucoup de militants se demandent alors si un autre
modèle est possible. Or, il ne s'agit pas de construire un autre
modèle "visuel", où enfin "ça marcherait"
une fois pour toute, une telle position reviendrait à nier une
nouvelle fois la rupture profonde du socle moderne (qui e s'est opérée
dès le début du XX ), véritable cause structurelle
de l'échec des mouvements émancipateurs de ce siècle.
Pour nous il ne s'agit pas de conserver l'idée d'un modèle
substantiel (modèle au sens fort), véritable matrice logique
dans laquelle des modèles "visuels" (modèle
au sens faible) s'enclenchent. Il nous semble qu'une conception du modèle
comme non substantiel, symbolique et comme exigence est à inventer.
21/ Un modèle (universalisme) ? Des modèles
(relativisme) ? Ou l'affirmation que le seul modèle, c'est
l'absence de modèle (réalisme) ?
Dans l'idée d'une multiplicité des modèles, il
y a soit le constat d'une évidence (la variété
suivant les époques et les lieux des modèles imaginés
par les hommes), soit l'adhésion au modèle triomphant
du chaos, conçu non dans son acception scientifique mais idéologique:
le chaos est un modèle aujourd'hui privilégié par
les postmodernes. Contre cette idéologie du chaos, nous proposons
une nouvelle pensée du modèle, modèles alternatifs
et multiples qui intègrent le hasard. Il existe déjà
des modes de militance, d'organisations sociales alternatifs, etc.,
qui ne sont pas nommés en tant que "modèles",
mais en tant que "en attendant mieux". En attendant quoi ?
le "grand" modèle qui viendrait sursumer tous ces essais
multiples. Si nous voulons être conséquents avec nous même,
c'est-à-dire prendre en charge la réalité de la
rupture, il nous faut renoncer à cette idée d'un "grand"
modèle. Ces modes alternatifs sont en quelque sorte des paris,
qui engagent la liberté de ceux qui s'y lancent, ils sont intra-situationnels
et se rejouent dans chaque situation, en fidélité avec
la liberté. 22/ Vous parlez de pari en référence
aux projets politiques, mais si ceux-ci tiennent du pari cela implique
qu'il n'y a aucune garantie par rapport au résultat escompté.
La question des garanties est complexe car si tout pari politique tient
du hasard, nous savons en même temps qu'aucun pari ne saurait
abolir le hasard. Ainsi, les projets politiques ne peuvent plus s'élaborer
sous la forme d'un modèle saturé qui fonctionne dans la
logique: "ce qui était jusqu'alors comme ça doit
changer en se moulant dans notre projet". Non, le projet et l'intervention
introduisent un nouvel élément qui selon sa radicalité
peut inaugurer une nouvelle situation, mais celle-ci n'est pas sans
hasard la détotalisant. Ainsi, la rupture introduite par une
praxis politique n'offre pas de garanties sur la situation à
venir si par garantie nous entendons la possibilité d'une maîtrise
totale de cette nouvelle situation. En revanche, le résultat
d'une intervention (pari) est légitimement évaluable par
rapport au changement opéré sur le point de la situation
où la décision et le projet s'articulaient. Toute situation
post-révolutionnaire est issue d'une décision et d'un
pari que nous appelons politique mais elle n'est jamais la cristallisation
de celui-ci. Une guerre de libération nationale anti-coloniale
est donc sans garantie dans le sens naïf où les gens exigent
de la nouvelle nation indépendante qu'elle soit parfaite. En
revanche, la réussite de l'indépendance, gagner l'épreuve
de force, peut être considérée comme une garantie
suffisante de l'efficacité de notre lutte. Ceci signifie que
nous pensions la politique (la science, l'amour et l'art) sous le concept
de "totalité concrète" ou dit autrement, aucune
lutte n'est ni ne sera la lutte finale, mais pour chaque lutte et en
situation nous avons raison de nous révolter.
23/ Comment passe-t-on d'un engagement individuel à
un engagement collectif ?
Nous assistons de nos jours à une grande déception par
rapport aux projets collectifs classiques. Ainsi, les gens se replient
sur une nouvelle identité mise en valeur: "l'individu".
Non pas que l'individu n'était pas présent dans le mythe
du progrès, mais il faisait partie d'un projet général
dans lequel il s'inscrivait, consciemment ou non, comme le décrit
Hegel dans "La Ruse de la Raison": chacun vaquant à
ses activités et en suivant ses tendances naturelles servait,
sans le savoir, au grand dessein ontologique de l'Histoire. Pour nous,
l'individu est une figure boiteuse car il n'est pas vraiment comme son
nom veut l'indiquer "indivisible", l'individu est une multiplicité,
multiplicité de vécus, identifications, projets, pulsions,
etc. Dans ces conditions, l'idéal d'un individu singulier, toujours
égal à lui-même est fallacieux. L'individu apparaît
ainsi comme une figure plutôt massifiante et aliénante
où tout le monde fait comme tout le monde, dans une subjectivité
qui crée l'illusion d'être "très singulier".
Nous vivons une époque d'une très forte subjectivité,
une époque très idéologique. Il s'agit de penser
une théorie du sujet au-delà de la dichotomie idéologique
individu/groupe, c'est ainsi que nous concevons le sujet comme l'ensemble
paradoxal dont nous parlions plus tôt et, bien entendu, en suivant
les recherches et travaux d'Alain Badiou.
24/ Et la question du pouvoir ?
Pendant un siècle et demi de révolutions ouvrières
et populaires, la question du pouvoir a été le concept
central, la grille selon laquelle était abordée la question
de toute pensée politique et sociale. Ces pensées de modifications
radicales étaient structurées, avec quelques variantes,
sur le modèle évolutionniste hégélien, le
pouvoir était toujours central, véritable tête de
l'organisme ou de l'appareil. Ces pensées, ces projets devaient
préalablement programmer la prise de ce pouvoir central pour
accéder ensuite à une libération. La question du
pouvoir se transforma de la sorte très vite en la question, qui
n'est pourtant pas la même, de la prise du pouvoir central. Ceci
était tacitement accompagné d'une conception dialectique
naïve selon laquelle il serait suffisant de faire sauter l'étau
du pouvoir central pour aboutir d'une façon plus ou moins naturelle
à une société de liberté. Ce réductionnisme,
ce non-pensé de la question du pouvoir a conduit, malgré
toute la bonne volonté des acteurs en place, au développement
des pouvoirs post-révolutionnaires très autoritaires et
répressifs. Le caractère dictatorial de ces pouvoirs révolutionnaires
allait largement au-delà de la conception léniniste de
la dictature du prolétariat, car celle-ci se voulait, en principe,
une courte étape de transition durant laquelle il fallait encore
réprimer les contre-révolutionnaires pour pouvoir finalement
accéder au royaume de la liberté. Tous les pouvoirs post-révolutionnaires
restèrent piégés dans cette étape devenue
sans fin où la dictature, exercée sur le peuple, fut celle
des bureaucrates du Parti et de l'armée. Pour notre part, nous
faisons une différence radicale entre le moment révolutionnaire
et la situation qui en découle, et qui est tout autre. Dit autrement,
il n'y a que des actes révolutionnaires et jamais d'état
révolutionnaire, ceci n'étant pas une simple question
de rhétorique mais entraînant de grandes conséquences
dans les mouvements d'émancipation.
25/ Quelle différence faites-vous entre justice et liberté
?
Nous avons déjà avancé dans les questions précédentes
des éléments qui permettent de fonder cette différence
qui pour nous est essentielle. Peut-être faut-il préciser
que la justice relève toujours d'un certain degré de traitement
des droits, de la rareté et de la distribution, donc, que dans
toute société et quelle qu'elle soit, la question de la
justice est à traiter comme un "certain état de la
justice". Qu'il n'y ait pas de justice absolue implique la proposition
d'un projet de justice qui permet le dépassement de la situation.
Justice et injustice ne constituent donc pas la partie apparente d'un
sens de l'histoire caché qui nous mènerait vers une situation
de justice finale. On entendait souvent dire qu'il était vain
de parler de liberté tant que nous n'étions pas dans une
société juste. La conception classique de la militance
donnait une importance fondamentale au degré d'injustice d'une
situation pour déterminer les possibilités de révoltes.
C'est ainsi que l'on a toujours regardé du côté
des plus pauvres et malheureux en les mettant souvent à la place
d'un messie révolutionnaire, considérant que ceux qui
souffraient, les plus opprimés, ne pouvaient souhaiter que de
se révolter. Cette tendance allait jusqu'à des extrêmes
tels que le militant souhaitait "plus de misères et d'oppression"
pour que le peuple enfin réagisse. Cela s'appelait "accentuer
les contradictions".
26/ Vous n'avez donc aucune confiance dans le spontanéisme
?
Non, et les faits l'ont maintes fois montré, les conditions objectives
n'impliquent nullement le passage à la révolte et il faut
subvertir radicalement cette relation car la justice n'existant pas
en soi, elle ne peut exister que comme projet libre de dépassement
de la situation présente. La justice relève alors d'un
état de la situation et la liberté d'un acte qui permet
l'analyse et le dépassement de la situation présente.
La liberté étant radicalement acte, ne peut pas devenir
"état d'une situation", la liberté est le nom
de l'acte qui justement détotalise toutes situations. Or, il
n'y a pas de liberté extra-situationnelle, car la liberté
existe sous condition de son articulation au point d'être d'une
situation, au point de détotalisation de celle-ci. Nous ne faisons
pas de la politique révolutionnaire pour "construire la
machine à bonheur", car il ne s'agit pas pour nous d'agir
comme des prophètes illuminés qui sacrifient leur vie
pour le bonheur du petit peuple. Si un projet révolutionnaire
peut avoir pour objectif la fin de la misère, il est le fait
d'hommes et de femmes libres et non prédéterminés
par une quelconque nécessité extérieure. C'est
pourquoi nous nous engageons dans des paris politiques radicaux parce
qu'il n'existe pour nous aucune possibilité d'être libres
si ce n'est en relevant le défi que notre situation sociale et
historique nous présente.
27/ Etes-vous pour un nouveau permanentisme ?
La seule réponse que le mouvement révolutionnaire ait
fourni aux graves problèmes des sociétés post-révolutionnaires
fut une vague idée d'une mobilisation permanente comme garantie
de vrais changements. Elle impliquait tacitement l'idée de la
"vraie vie", ou du commencement de l'histoire après
une très longue préhistoire de l'humanité. A cette
vision "faible" du concept de mobilisation permanente nous
suppléons une vision "forte". La mobilisation permanente
serait caractéristique de toute société, en effet,
les sociétés s'organisent autour des images identificatoires
de bonheur qui mobilisent en permanence l'ensemble de ses membres, de
nos jours, il s'agit de la marchandise et du profit. Une mobilisation
permanente alternative est possible, elle ne doit pas être pensée
comme la vraie vie mais comme un imaginaire structuré autour
d'autres pôles (partage, solidarité...). Ces images identificatoires
ordonnent une société et non pas les rapports de forces
ou la répression. C'est le concept des appareils idéologiques
d'état qui reprend le concept de "sens commun" chez
Gramsci. Si la mobilisation permanente, dans le sens faible, se voulait
être l'instrument de perpétuation d'un état révolutionnaire,
nous ne pouvons que répondre depuis une situation paradoxale,
car nous considérons que ce qui est impossible ce n'est pas la
mobilisation permanente puisqu'elle est la réalité de
toute société. En revanche, ce qui est impossible est
de concevoir un état révolutionnaire, nous pensons en
effet qu'il n'y a pas d'état révolutionnaire, si par là
nous entendons la cristallisation de la lutte pour la liberté
et la justice, il n'existe que des actes révolutionnaires.
28/ Etes-vous alors en fidélité ou en rupture
avec les anciennes luttes ?
Nous nous inscrivons certainement dans une ligne de fidélité
avec les anciennes luttes, car les décisions politiques ne se
jouant pas sur un total néant ne font pas du passé table
rase, bien au contraire. Un des éléments qui rend possible
les décisions politiques est celui des luttes passées.
Ainsi, les luttes révolutionnaires qui ont été
menées précédemment ne doivent pas être rejetées
dans les poubelles de l'histoire. Nous pouvons demander à tous
ceux qui aujourd'hui crient à l'erreur, à la duperie:
"qui fallait-il soutenir en situation, les Vietnamiens ou l'impérialisme
américain, le F.L.N. ou le colonialisme français ?".
Si ces luttes n'ont pas abouti au changement radical, au grand soir,
ce n'est pas parce que les camarades s'y sont mal pris, mais bien parce
que le grand soir n'est qu'une figure imaginaire. Cependant nous sommes
en rupture avec les pratiques héritées de la militance
classique, nous pensons que le reste des anciennes organisations ne
représente pas le tissu de transition qui nous mènerait
vers la figure du nouveau, il implique plutôt un empêchement
à l'avènement de nouvelles figures pour un engagement
et une pensée radicale.
29/ Dans quel courant vous situez-vous ?
Nous reconnaissons au niveau international et national l'existence dans
le mouvement libertaire de nouvelles figures et expériences porteuses
d'espoirs. Nous ajoutons que la mouvance libertaire est celle qui, historiquement,
a du point de vue politique beaucoup apporté à la pratique
et à la théorie d'une critique militante des formes organisationnelles
classiques. C'est pourquoi et parce que nous prônons la pratique
et l'étude de tous les théoriciens révolutionnaires
en les séparant du mouvement idéologique engendré
à leur insu, nous inscrivons notre démarche au sein même
de cette mouvance libertaire.
30/ Vous habitez chez vos parents ?
Texte diffusé en Septembre 1993
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout