"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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30 questions au Collectif Malgré Tout
Septembre 1993


1/ Pourquoi ce document  ?

Aujourd'hui, l'urgence de penser ou de repenser le politique, l'amour, l'économie, le social, la révolution, etc., est devenu un lieu commun, bref tout le monde dit qu'il faut penser ! Toutefois, cette affirmation est devenue, en général, une formule idéologique et débouche soit sur le refus de penser la complexité de la situation actuelle, soit sur la délégation de la pensée à des spécialistes. Rares sont ceux qui acceptent cette exigence et ce défi. La consigne si prisée "il faut repenser" se referme sur une impossibilité structurelle. Ce document est destiné à préciser le contenu que nous donnons à cette exigence, car pour nous penser ne peut pas s'identifier à une consigne, il s'agit d'une pratique articulée à un projet qui ne vise pas non plus à apporter une nouvelle vérité, mais à participer à la création de nouvelles pistes. La pensée étant un processus collectif, nous souhaitons que, même pour nous contester, d'autres pensées émergent.

2/ Comment définiriez-vous le collectif  ?
Le Collectif a été constitué en 1988 par des personnes venues d'horizon professionnels multiples, il est aujourd'hui franco-argentin. La fin des années 80 a été une période grande en désillusions, les espoirs portés sur la venue d'un gouvernement de gauche au pouvoir furent plus que déçus et démobilisèrent même une grande partie des luttes contestataires. C'est donc dans cette "ère du vide", et alors que les luttes révolutionnaires et alternatives sont en recul, que nous avons voulu, Malgré Tout, relever un défi qui nous paraissait et nous paraît encore fondamental: créer et proposer un espace de liberté où les pensées et les pratiques critiques, opposées au réalisme gestionnaire dominant, trouvent un lieu d'expression et d'échange. Il s'agit de penser la crise de l'époque de l'Homme (Modernité) sans tomber dans l'immobilisme proposé par les sophistes postmodernes, mais tout en critiquant le déterminisme évolutionniste qui soutenait l'engagement durant l'époque révolue.

3 / De quelle crise s'agit-il  ?
Dès le départ, un de nos axes de travail a été de tenter d'analyser cette fameuse crise dont les médias, véritable idéologie actuelle, nous rebattent les oreilles, et de ce fait banalisent, persuadés qu'ils sont qu'il suffit en soi de la nommer. Nous avons voulu analyser ce à quoi cette crise renvoie, et nous nous sommes tout d'abord demandé: sommes-nous face à une simple crise ou bien la société est-elle en train de vivre une véritable rupture ?
Notre position est celle de dire qu'il ne s'agit pas d'une simple crise et que nous sommes bien face à une rupture profonde des schémas référentiels qui jusque-là étaient opératoires. Nous sommes donc partis de ce constat, partagé par bien d'autres d'ailleurs, mais nous verrons peut- être par la suite en quoi nous nous différencions des positions postmodernes qui, à notre avis, ne sont que l'épilogue de la Modernité. Cette crise signe la fin d'une époque, généralement nommée époque de l'Homme ou époque de la Modernité. Les principaux cadres théoriques et, par conséquent, les pratiques sociales sont ébranlées. Cette crise ne signifie pas pour nous un simple dysfonctionnement ou un moment de doute passager qui, après avoir été convenablement compris, soigné, nous permettrait de continuer comme avant. Cette rupture ne saurait donc être soldée par quelques considérations idéologiques car il s'agit d'une cassure aussi importante que celle qu'a vécue l'humanité lors de son passage du "monde clos" du Moyen Age, à "l'univers infini" de la Modernité. Une fois définie et étudiée cette cassure, nous pourrons peut-être déterminer quelles nouvelles figures de la liberté lui correspondent.

4/ De quelle époque s'agit-il  ?
Il y a vingt ans encore, l'idéologie dominante inspirée des thèses darwino-hégéliennes affirmait l'existence de la vérité et du progrès. Les hommes et les femmes croyaient en l'avenir de l'homme, en une terre promise sans injustice, humiliation ni exploitation, en une terre non sexiste. Une idée était centrale, elle était la logique même de la rationalité moderne: l'émancipation de l'homme par l'homme était possible. Nous étions persuadés que l'éducation serait un apprentissage de la liberté, que la science nous permettrait à tous d'être sains et bien portants, que tout changement ne pouvait qu'être bon et meilleur, car les hommes agissaient d'après ce qui était bon pour eux. Ces terres, ces mondes promis ou dus portaient différents noms. Pour les marxistes c'était le communisme scientifique, aboutissement inexorable d'une histoire des développements des forces productives qui commençait avec le communisme primitif. Pour d'autres, comme le Père Teilhard de Chardin, le message était clair, on partait du point alpha, sorte de point zéro d'organisation pour arriver au point oméga, véritable point de rencontre messianique, totalité totalisante, qui justifiait par elle-même le parcours dialectique accompli par la matière et par l'esprit. Dans cette vision déterministe et évolutionniste d'un homme en route vers un avenir certain, tous les projets, mêmes antagoniques, étaient réalisés au nom du Bien. A l'époque de l'homme, il existait ce que l'on pouvait appeler un impératif d'universalité: tout projet visait non seulement une totalité (un tout) à venir mais il devait concerner la totalité des hommes et des femmes. Un des mots d'ordre typique de la Modernité fut "changer la vie". Cette idée de changer de fond en comble la vie des gens n'a pas été le monopole des mouvements révolutionnaires de la Modernité, toute la pensée et les pratiques de cette époque partaient du principe que nous pouvions et nous devions changer la vie des hommes, malgré les hommes. Pasteur affirmait lui-même dans un élan d'humanisme et au nom du Bien: "Je ne te demande pas ta religion ou ta race, si tu souffres tu m'appartiens". Changer la vie signifiait que jusque-là l'humanité avait été plongée dans une fausse vie, une vie amoindrie; il s'agissait de faire naître les gens à la vraie vie. La Rédemption était possible et partait de la supposition qu'une fois levées les barrières de l'oppression, les gens pourraient enfin donner libre cours à leurs élans libertaires. Notre vie devenait du coup bien petite et minable et la seule façon de trouver grâce aux yeux de l'Histoire était de la sacrifier pour se rapprocher du jour du changement. Hegel l'écrivait ainsi dans son livre La Raison dans l'Histoire : "Dans la mesure où l'histoire nous apparaît comme l'autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des états et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir, pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis...or, dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l'histoire universelle." C'est donc l'idée de la légitimation des luttes, même au prix de grands sacrifices, au nom de la nécessité, de la Raison dans l'Histoire.

5/ Est-ce que tous les mouvements émancipateurs obéissaient à cette logique déterministe  ?
Non, nous pouvons notamment citer certains courants féministes, dans les années soixante-dix, qui ont su articuler les revendications partielles avec une idée dynamique de libération qui ne devait s'épuiser dans aucun acquis. Il y avait, en quelque sorte, une contestation de l'apanage de la Raison : une continuité lisse et sans faille qui renvoyait à l'identité pleine du sujet. Cette autre logique que nous nommerons "logique de non-clôture", est celle qui, tout en sachant structurer le plus efficacement possible les luttes par des acquis, n'hypothèque pas l'essence transcendante de ces luttes: la liberté ne peut s'épuiser dans aucun acte et par conséquent dans aucun acquis. Certaines luttes de libération des femmes ont su en cela se différencier des autres luttes émancipatrices, car elles n'avaient pas pour but l'avènement, l'accomplissement total d'un Etre-là femme, mais revendiquaient une femme en devenir en prônant que la différence des sexes n'est pas représentable. Cette position est malheureusement restée très rare dans l'ensemble des mouvements d'émancipation.

6/ Vous dites que cette logique a éclaté, pouvez-vous préciser  ?
Eh bien oui, force est de constater dans un après coup, que cette belle tour de Babel rationaliste s'est effondrée, entraînant dans sa chute l'idée que l'histoire a un sens propre, que la vérité est toujours située en avant et à dévoiler. Mais aujourd'hui, lorsque l'on interroge certains échecs parsemant ce chemin, ces explications n'ont plus d'échos, elles ne fonctionnent plus comme rationalisation, car c'est la logique même qui sous-tendait cette rationalité, la logique déterministe, qui a éclaté. A l'éclatement de cette logique dialectique ou métaphysique, nous reconnaissons trois sources, trois discours paradoxaux qui, depuis le début du siècle, cohabitaient avec leur charge subversive à côté du discours déterministe.

8/ Pouvez-vous préciser quelles sont ces trois sources  ?
Ces trois sources sont, sans priorité particulière : La psychanalyse avec Freud et Lacan Au début du siècle, la découverte de l'inconscient repousse le moi et la conscience de la place de choix où les lumières les avaient placés. Mais Freud lui-même eut peur des conséquences philosophico-épistémologiques de la théorie qu'il avait fondée. Il nous en donne la preuve lorsqu'il écrit qu'il garde toute sa foi en un jour où la pharmacologie pourra guérir "scientifiquement" les psychoses, névroses et perversions, le jour où le déterminisme fera à nouveau sa loi. La physique quantique La deuxième est donc la physique quantique. Einstein, dans son article sur les photons (1905) fait éclater le fondement même des divisions entre énergie et matière; par la suite, la physique quantique doit compter, à la place du bon vieux réel, avec l'indiscernable. Face à cette découverte, Einstein eut peur lui aussi et écrivit : "Pourtant Dieu ne joue pas aux dés" signifiant ainsi que le déterminisme reviendrait un jour au centre de la physique. La politique La troisième source est la source politique et, plus précisément, la source révolutionnaire. Le marxisme n'est pas seulement la géniale interprétation du capitalisme, il est surtout une théorie de l'émancipation qui, tout en s'appuyant sur les découvertes scientifiques de l'époque, procède au divorce de l'homme avec toute loi dite naturelle qui le détermine. Il serait ridicule, encore de nos jours, de se passer du marxisme dans l'analyse des forces en présence même si, (les événements étant l' "alibi de l'histoire" et les individus le "produit de leur classe", l'histoire, celle "des forces productives", véritable nouvelle nature pour les êtres humains) nous replongeons grâce à lui dans le déterminisme historique et téléologique. En effet, il y a toujours eu dans le marxisme une lutte entre les courants déterministes (Staline, Pol pot, les mouvements marxistes majoritaires...) et les courants dits dialectiques qui, à cette vision déterministe positiviste, opposent tantôt la force du concept (Marcuse), tantôt la revendication de l'utopie (W. Benjamin) ou l'urgence de la révolte (Che Guevara).

8/ Quelles ont été les conséquences de l'éclatement de cette logique  ?
Avant cet effondrement on supposait que les êtres humains pouvaient tirer la légitimité de leurs actes d'une lecture du réel ou de la nature, ce type de morale obéissait à un registre de nécessités externes. Avec cet effondrement, disparaît la possibilité d'une certaine lecture scientiste qui considérait le réel comme un existant déjà-là, sorte de continent noir à éclairer. Perdue aussi l'idée que la subjectivité réside dans une vision parcellaire qu'un individu ou un groupe peuvent avoir d'une totalité déjà-là et existant au-delà de leurs actes. A partir de cette rupture, ce Réel rationnel, dont il fallait dévoiler les lois le déterminant, laisse place à un Réel plus opaque, plus obscur. De même que les actes manqués, les lapsus, les mots d'esprit ou le délire ne sont donc pas à interpréter comme des erreurs à corriger ou à normaliser mais doivent être entendus comme un existant, celui de la perception ou, pour mieux dire, l'inscription du sujet toujours aléatoire. Nous pouvons dire que du Réel rationnel de la Modernité nous passons à un Réel stochastique, c'est-à-dire soumis au hasard, mais nous devrions peut-être utiliser le concept "d'erratique" pour qualifier un Réel qui permet de penser avec une approche rationnelle le radicalement nouveau. La politique ne peut plus être alors la découverte de ce qui historiquement est juste, elle relèvera en revanche d'un pari.

9/ Avant de revenir sur la notion de pari, n'y a-t-il pas déjà des réactions face à cette crise  ?
Une des réactions est la réaction intégriste. Le discours intégriste fait partie de ce que nous pourrions nommer les discours restaurateurs. Tandis que les sujets, en s'inscrivant dans la pensée critique, après avoir repéré un point de non sens dans le sens commun dominant s'engagent en proposant une voie alternative, le discours restaurateur, s'insurgeant contre toute tentative d'autre chose, propose en revanche de revenir à un ordre qu'il estime naturel (royaume de dieu, monarchisme de droit divin, création d'un homme pur...). Le discours intégriste n'a retenu de la Modernité que la volonté et la passion, mais il rejette définitivement toute allusion à la Raison. C'est ainsi que par rapport au fascisme ou à l'intégrisme religieux, toute rationalisation s'avère vaine car il s'agit de discours s'adressant aux instances pulsionnelles. A l'opposé du discours intégriste, les discours postmodernes revendiquent le pessimisme de la Raison et condamnent définitivement la volonté qui faisait rechercher l'Utopie. Les postmodernes et, parmi eux les nouveaux philosophes, se proclament contre l'universalisme et la totalisation. Réagissant contre les projets révolutionnaires qui, ancrés dans la Modernité, voyaient la fin de l'histoire dans un au-delà du grand soir, s'étant aperçus qu'au nom de cette vraie vie qui viendrait transcender les projets révolutionnaires un certain nombre de barbaries avait été commis, ils en ont conclu que ce n'est pas la logique d'une fin de l'histoire comme totalité totalisante qu'il fallait abandonner mais plutôt tout espoir de changement social. En effet, pour eux la fin de l'histoire a déjà été atteinte, la vérité transcendante était là et, par un aveuglement, certains idéologues révolutionnaires n'auraient su la détecter: il s'agit de la démocratie telle qu'elle s'exerce dans les pays occidentaux. Pour les nouveaux philosophes, toute utopie ne peut conduire qu'au totalitarisme, l'horizon indépassable est "le maintenant d'aujourd'hui". Par conséquent, loin de proposer une issue théorique à la fin de la Modernité, ils n'en signent que l'épilogue, car ils se situent également dans une logique déterministe de l'histoire, dans la logique d'une bonne totalité totalisante. La postmodernité énonce son projet politique en peu de termes: réalisme gestionnaire et humanisme. Il s'agit pour les idéologues postmodernes de nier toute contradiction structurelle (car qui dit contradiction structurelle dit projet de changement, ce dont justement ils ne veulent pas) et de présenter les points de rupture dans l'organisation du monde (famines, guerres, racisme...) comme de simples petits dysfonctionnements techniques qui doivent être gérés. Cette gestion des petits maux de la planète prend la forme spectaculaire des diverses O.N.G, organisations humanitaires sans frontières. En présentant le présent comme indépassable, nos chers réalistes fixent les situations de telle sorte que par exemple, les pays du Tiers-monde SONT pauvres, les pays occidentaux SONT riches, et ce qui n'est que le résultat d'une structure de production est présenté comme naturel. Montrer au citoyen spectateur que le Tiers-monde EST pauvre au même titre que la terre est ronde confère à cette situation un caractère intouchable; à coups de spots télévisés et de déclarations d'experts en tout genre, le désengagement et la déresponsabilisation du citoyen-spectateur sont ainsi justifiés. Si, sous l'impulsion des débats tiers-mondistes et post-coloniaux le citoyen occidental se sentait quelque peu responsable de ces injustices, aujourd'hui, bien que la misère reste la même, les postmodernes s'acharnent à nous dire que nous n'y sommes pour rien, car celle-ci est ontologique. Dans la société réaliste et gestionnaire, la Res Publica est devenue Res Technica, tout ce qui devrait concerner la vie des individus et des sociétés est devenu chose technique (écologie, bioéthique, économie...). Malgré tout, nous ne pensons pas que les mouvements révolutionnaires doivent se centrer sur la réaction. En effet, la vision darwinienne des rapports de force comme déterminant les rapports politiques donnait, dans la militance classique, une place importante, voire obsessionnelle, aux faits et gestes de la réaction dans une sorte de fascination envers la barbarie. Nous pensons que la réaction, y compris dans la figure de la répression, et bien qu'elle ne soit pas à négliger, ne doit pas pour autant être considérée comme "un sujet négatif de l'histoire" qui, comme dans une procédure de développement photo, pourrait nous dévoiler le positif de notre ligne politique. Par conséquent, il s'agit de penser des utopies en rupture avec le capitalisme et non une stricte résistance aux mouvements réactionnaires.

10/ Etes-vous un groupe politique  ?
Le Collectif Malgré Tout ne se définit pas comme un groupe strictement politique. Nous sommes engagés dans une recherche théorique et pratique qui tend à comprendre l'ensemble de la crise que nous vivons et qui ne se limite pas au politique, car elle touche les différents registres de l'activité humaine où il est question de la passion, de la liberté et du désir. Ces registres, outre le politique, sont l'amour, l'art et la science. C'est dire que cette crise déconstruit les fondements mêmes de tous les espaces et les registres où il est question de l'être, de la vérité et de la liberté. Notre monde propose d'abandonner tout cela à la merci d'un monde normalisé, surveillé, sans passions libertaires. Ces quatre registres sont justement ceux où il est question des passions libertaires donc de l'être même de l'être humain . Nous nous définissons plutôt comme un collectif philosophique car la philosophie est un front de luttes, le champ où les différents énoncés issus de la pensée et des pratiques critiques circulent et s'opposent. Qui, de nos jours, ne veut pas renoncer à la liberté dans l'art, la politique, la science et l'amour ne peut pas faire l'économie d'un sérieux détour par la philosophie.

11/ Ceci ne restreint-il pas alors ces questions à une élite  ?
Absolument pas, les questions les plus profondément philosophiques sont, contrairement à ce qu'une certaine vision universitaire voudrait nous faire croire, les questions les plus concrètes qui se posent à tout un chacun, les questions "pourquoi ? ", "comment ?" concernent tout le monde et personne. Mais relever ces questions et les réfléchir demande un véritable travail. La paresse, qui est une des figures de la canaillerie ambiante, et le narcissisme, caché derrière la figure de l'individualisme, sont autant de raccourcis permettant d'éviter une confrontation avec le travail, parfois ardu, de la pensée. Lorsque l'on veut ouvrir une fenêtre dans le mur de sa maison, on prend la chose au sérieux et on étudie la question, alors comment est-il possible de prétendre changer le monde en évitant tout effort de pensée ?
Si la vérité implique une rupture avec le savoir, nous ne négligeons pas pour autant les connaissances issues de l'histoire humaine et sans prôner un encyclopédisme imbécile, nous estimons qu'une enquête est nécessaire pour le dépassement d'une situation donnée. L'acquisition des savoirs antérieurs nous paraît indispensable, à trop l'oublier, on laisse le champ libre à "ceux qui savent" (les techniciens gestionnaires du capitalisme).

12/ D'après vos concepts il est question dans ces quatre registres de l'articulation entre pulsion de mort et sens commun.
Un siècle de révolutions et cinq siècles de Modernité ont compté sur deux choses: la première est que l'homme pouvait changer et la deuxième, que l'homme pouvait changer de but en blanc . Il y a eu un échec total là-dessus, et on a pu constater des "essais malheureux", tant individuels que collectifs, qui, bien loin d'aboutir à la satisfaction d'un plaisir ou d'un intérêt, s'organisaient socialement autour de formes qui semblaient garantir l'effet inverse. Nous nous sommes donc intéressés à ce qui, structurellement, empêche ce changement que la modernité révolutionnaire avait rêvé. Nous avons repéré une double structure: le sens commun dans le social, dans l'individuel la pulsion de mort. Cet autre registre explique les actes des hommes et des femmes en ne les situant ni dans la sphère de l'intérêt ni dans celle de la cohérence rationnelle. Le concept de "pulsion de mort" tel qu'il a été élaboré dans la psychanalyse attaque le noyau rationnel de la Modernité dans la mesure où elle envisageait l'homme en quête du bonheur (le plaisir et l'intérêt). La pulsion de mort explique l'existence des comportements non régis par la dialectique "principe de plaisir-principe de réalité", elle apparaît donc comme un "au-delà du principe de plaisir", une recherche d'un état de nirvana impliquant la déliaison et le multiple à l'opposé de la pulsion de vie (le désir) qui implique, elle, l'unité et la cohérence. La pulsion de mort est la façon de nommer cette faille structurelle qui fait qu'entre le sujet désirant et l'objet du désir il n'existe pas une harmonie parfaite, contrairement au monde animal, entre besoin et satiété. Cet autre moteur, pulsionnel, s'oppose parfois aux intérêts rationnels et raisonnables. Ceci a pour principal corollaire de casser définitivement cette possibilité qui voudrait que les hommes, à travers le processus d'émancipation, aient un accès direct au monde objectif, régi par des intérêts au-delà de toute subjectivité, des besoins univoques. Lorsque l'on parlait de "vaincre la rareté", on pensait que, de façon univoque, il était possible de déterminer la teneur de ces besoins: à partir du nombre de bouches on déduisait la quantité de pain nécessaire. En nous opposant à cette vision comportementaliste, nous pouvons dire que ces "besoins" n'entrent pas dans un ordre naturel, ils sont nommés, déterminés historiquement et librement par l'homme. Ainsi, en ce qui concerne l'émancipation, non seulement il ne saurait y avoir besoin (inscription dans un ordre naturel) mais en plus, les différentes figures que peut revêtir cette émancipation ne sauraient être que partielles et en aucun cas être la totalisation qui synthétiserait à jamais le désir de complétude et d'harmonie de l'être désirant. En cela, nous dirons que la pulsion de mort met en échec la logique de la Modernité, car elle déloge l'idée d'un moi fort, maître de ses actes et agissant conformément à la Raison, elle casse aussi tout espoir en une révolution conçue comme totalité totalisante.
La notion de sens commun attaque également l'idée totalisante selon laquelle il serait possible qu'un jour tous les hommes, à chaque instant, soient responsables de leurs énoncés, de leurs actes, que la Raison sursumerait à jamais le sens commun. Le sens commun est socialement un véritable sens partagé, il est le composant central du ciment social qui colmate les brèches, adoucit artificiellement les contradictions. Le sens commun constitue un monde "harmonieux" et rassurant où tout a une réponse avant même que les questions ne se posent. Étudier le sens commun conduit à concevoir l'acte de penser comme un "on pense" collectif dans lequel le sujet individuel pourrait s'inscrire, il n'est pas une "sous-pensée" ou une "pensée prélogique", il représente un véritable système de fonctionnement qui structure le sujet humain. Lorsque le sujet énonce un discours relevant de la sphère du sens commun, nous dirons que nous avons là un sujet de l'énonciation "faible" dans la mesure où il n'énonce pas quelque chose en s'engageant, en en étant responsable, par exemple: le quincaillier pourra dire "les Arabes sont tous des voleurs" et en même temps "mon copain Farid est le meilleur des hommes"..., le militant anti-raciste pourra dire "il faut intégrer les Arabes" et en même temps "il y a trop d'Arabes à Sarcelles". Cependant, celui qui dit cela a toujours la possibilité de s'inscrire comme sujet de son énonciation, c'est-à-dire responsable de son acte énonciatif, nous nommons cela l'instance de la pensée critique qui, elle, est marquée par la recherche de cohérence. Par exemple, le militant qui dira " il faut intégrer les Arabes" prendra également en charge la chaîne logique qui en découle: l'accession à tous les droits civiques, non aux quotas racistes ...Un bon exemple est celui de la revendication de la Nouvelle Citoyenneté: en cherchant à obtenir de nouveaux droits, cette notion s'est développée jusqu'à un point de rupture où la citoyenneté ne pouvait se résumer au seul droit de vote mais touchait à toutes les sphères de la vie.
Les penseurs de la Modernité savaient bien qu'il existe un sens commun et une pensée critique mais, à leurs yeux, le sens commun devait petit à petit disparaître, jusqu'à ce que seule subsiste la pensée critique afin que tous les hommes soient responsables de tous leurs énoncés. Or, nous savons que le sens commun ne peut se réduire à un simple ensemble de lieux communs ou de dictons, et qu'il s'agit d'un véritable prêt-à-penser, un "on pense" collectif par rapport auquel un "je pense" peut toujours apparaître, mais ce "on pense" ne saurait disparaître car il est une véritable structure.

13/ Ainsi, si le sens commun n'est pas ordonnable par la pensée critique, pourquoi continuer à lutter  ?
Nous pensons que l'on peut agir sur le contenu, sur les énoncés du sens commun, par exemple le signifiant femme, grâce aux luttes féministes ne renvoie plus de façon univoque à femme = maman, moins intelligente, plus faible, etc., et une des tâches de la pensée critique est de créer des images alternatives jusqu'à ce que cela façonne du "connoté alternatif" qui vienne intégrer le sens commun. Cependant, pour le militant, tenir compte du sens commun en tant que structure conduit à faire le deuil de toute émancipation totale. Si l'on peut créer des pôles alternatifs autour de thèmes comme la solidarité, l'absence d'exclusions, il faut savoir que lorsque ces images seront véritablement intégrées dans le sens commun, jamais tous les hommes qui les énonceront ne se positionneront comme sujets de leur énonciation, comme responsables et engagés. Si aujourd'hui, employer le mot "écrivaine" s'inscrit encore dans le militantisme féministe et engage la personne qui l'énonce, on peut raisonnablement penser qu'un jour ce mot sera dans la langue, dans le sens commun, et que son énonciation n'engagera plus personne.

14/ Au nom de quoi les décisions sont-elles alors prises  ?
Les décisions ne sont jamais déductibles des éléments de la situation ou d'un savoir référentiel. Toute décision implique le "repérage militant" d'une faille, d'un vide qui nous permet d'avancer, dans n'importe quelle situation normalisée, l'hypothèse selon laquelle "les choses ne sont pas forcément comme ça". Or, dire que les choses ne sont pas forcément comme ça n'implique pas que nous possédions un savoir révélé sur "comment les choses devraient être". Bien au contraire, que les choses ne doivent pas forcément être comme ça implique de faire avec l'angoisse d'un indécidable qui, en dehors de toute vision déterministe, n'est relevable en tant que défi qu'à travers un pari. La liberté apparaît ainsi comme l'engagement d'un sujet (individuel ou collectif) sur un pari vers de nouvelles situations où le hasard ne saurait être aboli. Toutefois, le hasard n'est pas sans lois . En effet, lorsque nous évoquons le hasard, force est de constater que le discours qui le prend en compte est monopolisé par les idéologues postmodernes qui prêchent la résignation et le conformisme. Ils parlent d'un hasard total, le "chaos", sans loi et que nous ne pourrions approcher ni traiter rationnellement. Or, si le déterminé d'une situation n'est pas compréhensible sans la pensée de l'indéterminé, il est aussi juste d'affirmer que l'indéterminé n'existe pas tout seul, ex nihilo . Le hasard peut être pensé rationnellement à travers les lois d'une logique paradoxale. Autrement dit, les caractères aléatoires ou subjectifs d'un objet (choses qui ne sont pas synonymes) ne nous empêchent nullement de l'approcher objectivement.

15/ Si vous ne puisez pas la légitimité de votre engagement dans un régime de nécessité déduit du sens de l'histoire, quelle base donnez-vous à votre engagement militant : obéit-il à l'arbitraire total qui fait dire aux relativistes postmodernes que chacun fait ce qu'il veut, et que tout s'équivaut  ?
Si nous tenons compte de la cassure du mythe du progrès selon lequel tous les actes étaient nécessaires pour le devenir de l'histoire, nous ne pouvons plus penser l'engagement sur le mode surmoïque d'un impératif tel que: "Tu dois t'engager". Le "devoir être" était l'axe moral kantien de la modernité ("Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe de législation universelle"). Même s'il paraît idiot de le rappeler, l'engagement pour la liberté est lui-même libre ou dit autrement: seule la liberté peut produire des libertés et dans ce sens la liberté n'est pas issue d'une injonction, d'un maître, fût-il "libérateur". Dans ces conditions, le pourquoi de l'engagement relève d'un pari fondé sur une gratuité, ce pari est celui qui tente de perdurer en fidélité avec des actes libres tout en sachant que chaque acte libre possède dans son noyau quelque chose de l'acte d'une Antigone ou d'un Spartacus qui sauve, dans une situation donnée, l'humanité de l'homme, c'est-à-dire sa liberté. L'espoir est à construire et tous ceux qui se disent résignés manifestent leur refus de la liberté. L'engagement, c'est-à-dire parier sa vie au nom d'une vérité ou de la liberté, n'existe pas en dehors d'une situation donnée, cependant, les situations dans lesquelles nous existons sont hors de toute théorie d'un sens de l'histoire, elles sont contingentes et non nécessaires. Les êtres humains ne sont pas pensables hors situation ainsi, la vérité et la liberté existent comme défi subversif pour et dans chaque situation. L'engagement possède donc un fondement matérialiste car tout choix n'est pas un engagement, ce dernier se joue dans l'articulation d'une décision avec le point de rupture d'une situation. Ainsi, dans la politique, tout choix social n'implique pas un engagement, car les points d'être, la ligne de basculement de notre situation, impliquent que pour qu'une pensée soit politique il faut que s'opère un pari anti-capitaliste vers d'autres situations à venir. Dans l'amour, l'engagement n'implique pas non plus différents choix de gestion des affects ou de la sexualité mais de pouvoir tenir le pari qu'il y a du deux, c'est-à-dire rester fidèle à l'événement amoureux qui est par essence débordant et non identifiable à une forme précise. De même, pour la science, il ne s'agit pas non plus de gérer et de développer la technique, comme à son tour l'engagement artistique se refuse à être identifié à la gestion marchande de l'esthétique normalisée.

16/ Que pensez-vous de la vision dominante de l'engagement sous la forme de l'urgence humanitaire  ?
Une vision statique d'un monde qui ne devrait plus jamais changer a succédé aux grands récits de la Modernité qui parlaient tous d'un devenir inéluctable de l'émancipation de l'homme par lui-même. Or, ce monde d'arrêt sur image nous est présenté comme un monde à gérer et à accepter tel quel. Ce corps social est traité comme un corps humain où il y a des urgences. La militance a toujours été, mais elle l'est d'avantage aujourd'hui, marquée par ce que nous nommons le "piège de l'urgence", à savoir, des situations telles qu'on nous dit qu'il est temps d'agir mais certainement pas de penser. Dans le climat actuel de crise idéologique, ce type de réponses "urgentes" énoncées, une fois encore, au nom d'une nécessité, suscite chez la plupart de nos contemporains des réactions de sympathie et de solidarité: face à l'horreur de la torture et de la famine, face à la folie du monde que nous fait découvrir quotidiennement notre société d'images, les défenseurs spectaculaires des droits de l'homme nous offrent en effet, avec la meilleure volonté du monde, un spectacle "alternatif", une autre image plus supportable. Pour nous, il ne s'agit pas là d'une alternative et nous dénonçons ce piège de l'urgence en disant que l'engagement ne se réduit pas à une bonne volonté et à de bons sentiments. Faut-il peut-être rappeler aux techniciens de l'urgence que ce fut justement toujours au nom de l'urgence politique et sous l'invocation d'un danger extérieur extrême que furent commis de nombreux crimes par des partis aux idéologies pleines de "bonnes intentions" ?
Les idéologues postmodernes, et cette caricature des sophistes que sont les nouveaux philosophes, sont la preuve vivante qu'il n'y a nul besoin d'être marxiste pour être un bon stalinien. On retrouve donc cette bonne vieille dictature de la nécessité chez ceux qui nous répètent qu'à des situations d'urgence il faut donner des réponses urgentes, bien sûr sans considérations idéologiques ni appel à l'utopie, résolument condamnée. Et, logiquement, la vision spectaculaire des droits de l'homme présuppose que les problèmes de l'humanité sont des problèmes d'ordre technique, auxquels il FAUT apporter des réponses techniquement adaptées, que c'est le moment d'agir, qu'il y a urgence. Dans ce paradoxe, la pensée critique en tant que véritable "pratique théorique" reste toujours exclue. Quoi de plus normal alors de voir les médecins, psychologues, ingénieurs, dentistes "sans frontières" prendre en charge le traitement des "symptômes" dont souffre l'humanité ?
A la consigne de nos bons docteurs "il faut sauver les corps" nous disons que réduire l'être humain à son corps biologique est une consigne liberticide et réactionnaire, et que "sauver les corps", au-delà de tout autre projet, n'est pas autre chose que le mot d'ordre d'un projet réactionnaire face auquel il faut pouvoir construire d'autres projets subversifs pour la solidarité et le partage.

17/ La gestion, dites-vous, ne change pas fondamentalement les situations d'injustice. Gestion et politique sont les deux signifiants qui, à votre avis, s'articulent et se différencient dans la pensée du politique. Pourquoi une telle ligne de partage  ?
En effet, la gestion est la gestion de l'état de la situation, elle fonctionne sur le registre des faits, de ce qui apparaît comme analytiquement prévisible d'après les catégories du savoir de la situation. La gestion s'efforce de donner des réponses à tous les problèmes présentés par la situation tout en sauvegardant les rapports dominants qui la structurent. Nier toutes les ruptures qui pourraient mettre en danger la stabilité de l'ensemble, en les considérant comme des dysfonctionnements, correspond à la logique de la gestion. La politique (nous employons le mot politique, non pas au sens politicien ou dans l'illusion d'un rapport des individus à l'État), à l'inverse, relève de l'événement, de l'énonciation et du repérage de ce qui "fait trou" dans le trop plein de la situation, en ce sens, la politique qui a à voir avec la lutte et l'acte, s'oppose dialectiquement à la gestion qui est, comme nous le disions, toujours gestion de l'état de la situation. Cette opposition n'est pas "sélective", nous n'avons pas à choisir entre politique et gestion comme nous n'avons pas à le faire entre sens commun et pensée critique, aucune des deux n'est en condition logique et pratique de subsumer l'autre. Nous dirons donc que la gestion est ce qui, par nature, doit chercher l'adéquation, et c'est pourquoi l'acte politique est toujours nomination, revendication et déclaration au nom d'un présent non-représenté, non gérable par l'état de la situation. Politique et gestion, justice et liberté ou désir et service des biens sont les noms que prennent dans des discours différents la détotalisation non pas comme objectif à atteindre, mais en tant que rupture originaire indépassable pour l'humanité.

18/ Comment articulez-vous vos recherches et les pratiques sociales  ?
Jusqu'ici et depuis fort longtemps il était exigé de la part des gens qui voulaient s'aventurer dans la pensée critique de s'adonner à la création d'une sorte d'énorme entreprise qui consistait à avoir un avis et une opinion sur chaque situation, ainsi que de promouvoir, ou plutôt de diriger, des pratiques sociales en accord avec leur réflexion et qui devaient être "la mise en examen", la vérification des thèses théoriques élaborées. Cette forme organisationnelle qui correspond au concept "d'intellectuel collectif" nous semble aujourd'hui révolue et nous lui opposons une autre forme non structurée selon la conception pyramidale et hiérarchique de l'ancien modèle. Les nouvelles figures qui permettront l'apparition d'une société différente sont déjà en formation dans de multiples pratiques sociales, et il existe certainement une myriade d'expériences et de projets alternatifs qui souvent, hélas! sont faits dans la conscience, non pas de la gestation du nouveau, mais comme qui dit "nous faisons cela en attendant mieux" . Nous reconnaissons donc qu'il existe, de façon plus ou moins floue, ce que nous pourrions appeler un "mouvement" contestataire avec des projets plus ou moins radicaux. Nous pensons que l'époque se caractérise par le multiple dans l'organisation révolutionnaire, ainsi, la pratique du Collectif va dans le sens, non pas classique d'organiser et de diriger des luttes et des expériences existantes, mais de les contacter, d'échanger et éventuellement de promouvoir des actions ou des projets en aidant ainsi à la création d'un nouveau réseau et tissu alternatif. Si notre expérience nous a montré qu'il existe ici et là des projets alternatifs qui ne poussent pas assez loin la pensée de la rupture, il ne s'agira dans aucun cas de leur dire : "faites comme nous", mais de faire avec.

19/ Vous faites référence au principe d'autorité  ?
L'abandon du fonctionnement militant structuré sous la forme d'un discours du maître, maître libérateur qui dit "tu dois faire comme ci ou comme ça" entraîne également l'abandon de la caractéristique principale de ce discours: la garantie qui était offerte aux gens d'un bien à venir s'ils lui obéissaient. Ce discours-là fonctionne comme une prophétie typique du discours révolutionnaire classique qui dit: "on vous a dit cela, on vous a fait croire à ceci, mais ce n'est pas vrai. En revanche vous devez croire maintenant à ce que je vous dis". Dans la militance classique, le principe d'autorité, à savoir le principe selon lequel toute personne, dès lors qu'elle adhère à un parti, aura un savoir préfabriqué applicable à tous les sujets sous prétexte que cela aura déjà été pensé par un cadre du parti et sera devenu la thèse officielle, avait des effets pervers. A cet égard, le cas Lyssenko est exemplaire et révélateur de la pensée en principe d'autorité, il ne constitue nullement une exception, et a eu pour conséquence que tout militant du P.C., sans y avoir réfléchi, avait son "idée" sur la biologie. Il y a quelques années, la personne qui ne se pensait pas "aliénée à l'idéologie dominante" restait en dehors du mouvement, mais dès lors que quelqu'un commençait à penser, tout ce qu'il avait à faire était d'entrer au Parti "intellectuel collectif" qui, paradoxalement, avait déjà tout pensé. C'est ainsi qu'au-delà des désaccords on demandait aux gens d'adhérer, mais toute adhésion véritable impliquait un arrêt de la pensée qui, si elle subsistait, devenait suspecte de dissidence. Or, apprendre la ligne du Parti ne veut pas dire penser .
La fin du mythe du progrès et d'un sens dans l'histoire rend caduc ce mode de discours, ainsi, les projets, paris et aventures que nous pouvons construire dans le champ social et théorique obéissent plus au hasard des rencontres et à la chaleur des affinités.

20/ Une des raisons de la crise des pratiques révolutionnaires paraît être l'absence de modèle, une pratique radicale peut-elle se passer de modèle  ?
Peut-être faut-il revoir le concept de modèle et dire tout d'abord que l'ensemble de la pensée moderne était organisé autour d'un modèle substantiel dont les éléments essentiels étaient le mythe du Progrès et le déterminisme historique. Le début de la modernité fut riche de promesses et annonçait à l'homme l'accès au centre de l'univers qui devait lui devenir compréhensible et modifiable à son gré. Dans cet univers, rien ni personne ne paraissait pouvoir arrêter la poussée de la volonté et de la décision humaine dans sa route vers un progrès ascensionnel. Dès le 15° siècle, le Père Bartholomé de Las Casas proposa, par exemple, un modèle d'Etre Humain et c'est au nom de ce modèle qu'il légitima un ordre du monde et une certaine praxis. La dynamique essentielle de la pensée moderne était ainsi ordonnée autour d'une conception déterministe du progrès. Au 19 e siècle, le modèle productiviste vint s'engager tout naturellement dans cette grille, comme étant le modèle qui devait permettre à l'homme de vaincre la rareté. Le capitalisme, tout comme les mouvements révolutionnaires, s'inscrivit donc dans cette logique. Aujourd'hui, face à l'échec des pays où ont eu lieu des révolutions obéissant à ce modèle, les postmodernes en concluent que le concept même de révolution est à abandonner, et surtout pas le modèle capitaliste qu'ils considèrent comme l'aboutissement inéluctable de l'histoire. En cela, ils ne s'aperçoivent pas que, comme dans un jeu de poupées russes, il nous faut remonter à la source (l'idée d'un progrès déterministe aujourd'hui caduque) pour comprendre l'échec de ces mouvements, ce qui induit de fait l'échec du capitalisme comme "modèle de développement". Les révolutions (1917, Chine, Cuba...), qui étaient devenues pour les militants des modèles (touchables, visuels) à suivre, ne peuvent plus aujourd'hui tenir ce rôle. Beaucoup de militants se demandent alors si un autre modèle est possible. Or, il ne s'agit pas de construire un autre modèle "visuel", où enfin "ça marcherait" une fois pour toute, une telle position reviendrait à nier une nouvelle fois la rupture profonde du socle moderne (qui e s'est opérée dès le début du XX ), véritable cause structurelle de l'échec des mouvements émancipateurs de ce siècle. Pour nous il ne s'agit pas de conserver l'idée d'un modèle substantiel (modèle au sens fort), véritable matrice logique dans laquelle des modèles "visuels" (modèle au sens faible) s'enclenchent. Il nous semble qu'une conception du modèle comme non substantiel, symbolique et comme exigence est à inventer.

21/ Un modèle (universalisme)  ? Des modèles (relativisme)  ? Ou l'affirmation que le seul modèle, c'est l'absence de modèle (réalisme)  ?
Dans l'idée d'une multiplicité des modèles, il y a soit le constat d'une évidence (la variété suivant les époques et les lieux des modèles imaginés par les hommes), soit l'adhésion au modèle triomphant du chaos, conçu non dans son acception scientifique mais idéologique: le chaos est un modèle aujourd'hui privilégié par les postmodernes. Contre cette idéologie du chaos, nous proposons une nouvelle pensée du modèle, modèles alternatifs et multiples qui intègrent le hasard. Il existe déjà des modes de militance, d'organisations sociales alternatifs, etc., qui ne sont pas nommés en tant que "modèles", mais en tant que "en attendant mieux". En attendant quoi ?
le "grand" modèle qui viendrait sursumer tous ces essais multiples. Si nous voulons être conséquents avec nous même, c'est-à-dire prendre en charge la réalité de la rupture, il nous faut renoncer à cette idée d'un "grand" modèle. Ces modes alternatifs sont en quelque sorte des paris, qui engagent la liberté de ceux qui s'y lancent, ils sont intra-situationnels et se rejouent dans chaque situation, en fidélité avec la liberté. 22/ Vous parlez de pari en référence aux projets politiques, mais si ceux-ci tiennent du pari cela implique qu'il n'y a aucune garantie par rapport au résultat escompté. La question des garanties est complexe car si tout pari politique tient du hasard, nous savons en même temps qu'aucun pari ne saurait abolir le hasard. Ainsi, les projets politiques ne peuvent plus s'élaborer sous la forme d'un modèle saturé qui fonctionne dans la logique: "ce qui était jusqu'alors comme ça doit changer en se moulant dans notre projet". Non, le projet et l'intervention introduisent un nouvel élément qui selon sa radicalité peut inaugurer une nouvelle situation, mais celle-ci n'est pas sans hasard la détotalisant. Ainsi, la rupture introduite par une praxis politique n'offre pas de garanties sur la situation à venir si par garantie nous entendons la possibilité d'une maîtrise totale de cette nouvelle situation. En revanche, le résultat d'une intervention (pari) est légitimement évaluable par rapport au changement opéré sur le point de la situation où la décision et le projet s'articulaient. Toute situation post-révolutionnaire est issue d'une décision et d'un pari que nous appelons politique mais elle n'est jamais la cristallisation de celui-ci. Une guerre de libération nationale anti-coloniale est donc sans garantie dans le sens naïf où les gens exigent de la nouvelle nation indépendante qu'elle soit parfaite. En revanche, la réussite de l'indépendance, gagner l'épreuve de force, peut être considérée comme une garantie suffisante de l'efficacité de notre lutte. Ceci signifie que nous pensions la politique (la science, l'amour et l'art) sous le concept de "totalité concrète" ou dit autrement, aucune lutte n'est ni ne sera la lutte finale, mais pour chaque lutte et en situation nous avons raison de nous révolter.

23/ Comment passe-t-on d'un engagement individuel à un engagement collectif  ?
Nous assistons de nos jours à une grande déception par rapport aux projets collectifs classiques. Ainsi, les gens se replient sur une nouvelle identité mise en valeur: "l'individu". Non pas que l'individu n'était pas présent dans le mythe du progrès, mais il faisait partie d'un projet général dans lequel il s'inscrivait, consciemment ou non, comme le décrit Hegel dans "La Ruse de la Raison": chacun vaquant à ses activités et en suivant ses tendances naturelles servait, sans le savoir, au grand dessein ontologique de l'Histoire. Pour nous, l'individu est une figure boiteuse car il n'est pas vraiment comme son nom veut l'indiquer "indivisible", l'individu est une multiplicité, multiplicité de vécus, identifications, projets, pulsions, etc. Dans ces conditions, l'idéal d'un individu singulier, toujours égal à lui-même est fallacieux. L'individu apparaît ainsi comme une figure plutôt massifiante et aliénante où tout le monde fait comme tout le monde, dans une subjectivité qui crée l'illusion d'être "très singulier". Nous vivons une époque d'une très forte subjectivité, une époque très idéologique. Il s'agit de penser une théorie du sujet au-delà de la dichotomie idéologique individu/groupe, c'est ainsi que nous concevons le sujet comme l'ensemble paradoxal dont nous parlions plus tôt et, bien entendu, en suivant les recherches et travaux d'Alain Badiou.

24/ Et la question du pouvoir  ?
Pendant un siècle et demi de révolutions ouvrières et populaires, la question du pouvoir a été le concept central, la grille selon laquelle était abordée la question de toute pensée politique et sociale. Ces pensées de modifications radicales étaient structurées, avec quelques variantes, sur le modèle évolutionniste hégélien, le pouvoir était toujours central, véritable tête de l'organisme ou de l'appareil. Ces pensées, ces projets devaient préalablement programmer la prise de ce pouvoir central pour accéder ensuite à une libération. La question du pouvoir se transforma de la sorte très vite en la question, qui n'est pourtant pas la même, de la prise du pouvoir central. Ceci était tacitement accompagné d'une conception dialectique naïve selon laquelle il serait suffisant de faire sauter l'étau du pouvoir central pour aboutir d'une façon plus ou moins naturelle à une société de liberté. Ce réductionnisme, ce non-pensé de la question du pouvoir a conduit, malgré toute la bonne volonté des acteurs en place, au développement des pouvoirs post-révolutionnaires très autoritaires et répressifs. Le caractère dictatorial de ces pouvoirs révolutionnaires allait largement au-delà de la conception léniniste de la dictature du prolétariat, car celle-ci se voulait, en principe, une courte étape de transition durant laquelle il fallait encore réprimer les contre-révolutionnaires pour pouvoir finalement accéder au royaume de la liberté. Tous les pouvoirs post-révolutionnaires restèrent piégés dans cette étape devenue sans fin où la dictature, exercée sur le peuple, fut celle des bureaucrates du Parti et de l'armée. Pour notre part, nous faisons une différence radicale entre le moment révolutionnaire et la situation qui en découle, et qui est tout autre. Dit autrement, il n'y a que des actes révolutionnaires et jamais d'état révolutionnaire, ceci n'étant pas une simple question de rhétorique mais entraînant de grandes conséquences dans les mouvements d'émancipation.

25/ Quelle différence faites-vous entre justice et liberté  ?
Nous avons déjà avancé dans les questions précédentes des éléments qui permettent de fonder cette différence qui pour nous est essentielle. Peut-être faut-il préciser que la justice relève toujours d'un certain degré de traitement des droits, de la rareté et de la distribution, donc, que dans toute société et quelle qu'elle soit, la question de la justice est à traiter comme un "certain état de la justice". Qu'il n'y ait pas de justice absolue implique la proposition d'un projet de justice qui permet le dépassement de la situation. Justice et injustice ne constituent donc pas la partie apparente d'un sens de l'histoire caché qui nous mènerait vers une situation de justice finale. On entendait souvent dire qu'il était vain de parler de liberté tant que nous n'étions pas dans une société juste. La conception classique de la militance donnait une importance fondamentale au degré d'injustice d'une situation pour déterminer les possibilités de révoltes. C'est ainsi que l'on a toujours regardé du côté des plus pauvres et malheureux en les mettant souvent à la place d'un messie révolutionnaire, considérant que ceux qui souffraient, les plus opprimés, ne pouvaient souhaiter que de se révolter. Cette tendance allait jusqu'à des extrêmes tels que le militant souhaitait "plus de misères et d'oppression" pour que le peuple enfin réagisse. Cela s'appelait "accentuer les contradictions".

26/ Vous n'avez donc aucune confiance dans le spontanéisme  ?
Non, et les faits l'ont maintes fois montré, les conditions objectives n'impliquent nullement le passage à la révolte et il faut subvertir radicalement cette relation car la justice n'existant pas en soi, elle ne peut exister que comme projet libre de dépassement de la situation présente. La justice relève alors d'un état de la situation et la liberté d'un acte qui permet l'analyse et le dépassement de la situation présente. La liberté étant radicalement acte, ne peut pas devenir "état d'une situation", la liberté est le nom de l'acte qui justement détotalise toutes situations. Or, il n'y a pas de liberté extra-situationnelle, car la liberté existe sous condition de son articulation au point d'être d'une situation, au point de détotalisation de celle-ci. Nous ne faisons pas de la politique révolutionnaire pour "construire la machine à bonheur", car il ne s'agit pas pour nous d'agir comme des prophètes illuminés qui sacrifient leur vie pour le bonheur du petit peuple. Si un projet révolutionnaire peut avoir pour objectif la fin de la misère, il est le fait d'hommes et de femmes libres et non prédéterminés par une quelconque nécessité extérieure. C'est pourquoi nous nous engageons dans des paris politiques radicaux parce qu'il n'existe pour nous aucune possibilité d'être libres si ce n'est en relevant le défi que notre situation sociale et historique nous présente.

27/ Etes-vous pour un nouveau permanentisme  ?
La seule réponse que le mouvement révolutionnaire ait fourni aux graves problèmes des sociétés post-révolutionnaires fut une vague idée d'une mobilisation permanente comme garantie de vrais changements. Elle impliquait tacitement l'idée de la "vraie vie", ou du commencement de l'histoire après une très longue préhistoire de l'humanité. A cette vision "faible" du concept de mobilisation permanente nous suppléons une vision "forte". La mobilisation permanente serait caractéristique de toute société, en effet, les sociétés s'organisent autour des images identificatoires de bonheur qui mobilisent en permanence l'ensemble de ses membres, de nos jours, il s'agit de la marchandise et du profit. Une mobilisation permanente alternative est possible, elle ne doit pas être pensée comme la vraie vie mais comme un imaginaire structuré autour d'autres pôles (partage, solidarité...). Ces images identificatoires ordonnent une société et non pas les rapports de forces ou la répression. C'est le concept des appareils idéologiques d'état qui reprend le concept de "sens commun" chez Gramsci. Si la mobilisation permanente, dans le sens faible, se voulait être l'instrument de perpétuation d'un état révolutionnaire, nous ne pouvons que répondre depuis une situation paradoxale, car nous considérons que ce qui est impossible ce n'est pas la mobilisation permanente puisqu'elle est la réalité de toute société. En revanche, ce qui est impossible est de concevoir un état révolutionnaire, nous pensons en effet qu'il n'y a pas d'état révolutionnaire, si par là nous entendons la cristallisation de la lutte pour la liberté et la justice, il n'existe que des actes révolutionnaires.

28/ Etes-vous alors en fidélité ou en rupture avec les anciennes luttes  ?
Nous nous inscrivons certainement dans une ligne de fidélité avec les anciennes luttes, car les décisions politiques ne se jouant pas sur un total néant ne font pas du passé table rase, bien au contraire. Un des éléments qui rend possible les décisions politiques est celui des luttes passées. Ainsi, les luttes révolutionnaires qui ont été menées précédemment ne doivent pas être rejetées dans les poubelles de l'histoire. Nous pouvons demander à tous ceux qui aujourd'hui crient à l'erreur, à la duperie: "qui fallait-il soutenir en situation, les Vietnamiens ou l'impérialisme américain, le F.L.N. ou le colonialisme français ?".

Si ces luttes n'ont pas abouti au changement radical, au grand soir, ce n'est pas parce que les camarades s'y sont mal pris, mais bien parce que le grand soir n'est qu'une figure imaginaire. Cependant nous sommes en rupture avec les pratiques héritées de la militance classique, nous pensons que le reste des anciennes organisations ne représente pas le tissu de transition qui nous mènerait vers la figure du nouveau, il implique plutôt un empêchement à l'avènement de nouvelles figures pour un engagement et une pensée radicale.

29/ Dans quel courant vous situez-vous  ?
Nous reconnaissons au niveau international et national l'existence dans le mouvement libertaire de nouvelles figures et expériences porteuses d'espoirs. Nous ajoutons que la mouvance libertaire est celle qui, historiquement, a du point de vue politique beaucoup apporté à la pratique et à la théorie d'une critique militante des formes organisationnelles classiques. C'est pourquoi et parce que nous prônons la pratique et l'étude de tous les théoriciens révolutionnaires en les séparant du mouvement idéologique engendré à leur insu, nous inscrivons notre démarche au sein même de cette mouvance libertaire.

30/ Vous habitez chez vos parents  ?


Texte diffusé en Septembre 1993

D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout