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ARGENTINE : ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG
Courant Alternatif n° 117 mars 2002


Le journal Courant Alternatif, édité par l'OCL, dans son numéro n° 117 de Mars 2002, publie un interview de Miguel Benasayag sur la situation en Argentine.

ARGENTINE : ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG

Philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag est aussi un ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, où il a passé plusieurs années en prison. Il a publié récemment : Parcours, engagement et résistance, une vie, (entretiens avec Anne Dufourmantelle) éditions Calmann-Lévy, et Du contre-pouvoir (avec Diegi Sztulwark), éditions La Découverte 2000.
Au retour d'un séjour en Argentine, il nous a livré le 27 janvier 2002 ces réflexions sur la situation actuelle dans son pays d'origine.


Courant alternatif : Peux-tu faire le point sur ce qui se passe actuellement en Argentine, un panorama de la situation actuelle ?

Miguel Benasayag : Les Américains refusent de renégocier une fois encore la dette, les intérêts de la dette, parce qu'ils disent que l'Argentine n'est pas solvable. Or quelle est la réalité intérieure en Argentine ?
La réalité intérieure est que le Parti Radical, le parti centriste, a gagné les élections et quand même le Front Monétaire International (FMI) a exigé qu'un mec qui a perdu les élections, Cavallo, soit ministre de l'économie et super-ministre. On est en réalité dans une situation où le gouvernement démocratiquement élu était déjà absolument téléguidé par les Américains à travers ce super-ministre qui avait perdu les élections et était quand même arrivé au pouvoir.
Mais le mec n'arrive quand même pas à faire appliquer le plan, à convaincre le gouvernement d'appliquer le plan. Alors, il essaye de négocier, il dit aux américains: «Je suis votre homme de confiance». Il essaye de négocier, mais les Américains se durcissent et disent : «On ne négocie pas». Ils disent «On ne négocie pas.» parce que les Américains sont très durs en négociation, c'est leur habitude, et aussi parce que la classe politique argentine est hyper corrompue. Par exemple, il y a eu des fois où les sommes données par le FMI à titre de crédit ont été directement volées, presque à 100% par les politiciens corrompus.
Bien que les Américains aient une position très dure, le super-ministre désigné par les Américains n'arrive pas à ordonner les choses et donc le président de la Rùa dit : «il faut mettre de l'ordre, c'est le bordel». Il fait un discours à la télé, à 21h et il dit : «Je décrête l'état de siège». Cinq minutes après qu'il avait finit de dire qu'il décrète l'état de siège, dans tout le pays, avant même la fin du discours, les gens étaient dans la rue...
Les gens étaient dans la rue partout, mais il faut savoir quand même qu'il y a une spontanéité «travaillée», pour dire ce concept là. Une spontanéité travaillée, cela ne veut pas dire qu'il y avait des groupes qui dirigeaient ou qui orchestraient ça, bien au contraire. Quand arrivaient des gens avec des bannières ou des drapeaux de groupes politiques, ils étaient très mal reçus à chaque coin de rue. Mais en revanche, une spontanéité «travaillée» en ce sens que l'Argentine est «lézardée» par des organisations de base, des organisations de quartier, de troc...

C.A. : Lézardée, c'est un maillage?

M.B. : Oui, c'est ça, il y a un maillage très serré des organisations qui ont créé beaucoup de lien social. Il y a des gens qui coupent les routes et qui font des assemblées permanentes pendant un mois, deux mois, des piqueteros. Il y a des gens qui occupent des terres...
Donc cette insurrection générale qui émerge en quelques minutes dans tout le pays, effectivement elle émerge et elle cristallise des trucs qui étaient déjà là. Donc c'est une spontanéité travaillée ; c'est à dire que quand même il y a une conscience pratique, une conscience corporisée dans des organisations vraiment de base. C'est une rencontre du ras-le-bol, de l'indignation, de la colère populaire, une rencontre avec les organisations de base qui sont déjà sur le terrain.
J'étais en Argentine quelques jours avant l'insurrection. et il y avait partout partout des coupures de routes, des mini insurrections. Et ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu vraiment comme on dirait un saut qualitatif: les gens en quantité sortent dans la rue et y rencontrent les gens qui étaient déjà dans la rue depuis très longtemps en train de faire des choses. Et cela cristallise et permet de faire quelque chose d'irréversible.
Alors le président de la Rua démissionne. Il faut dire que pendant toutes ces journées, il était revenu avec des putschistes, avec des militaires fascistes, avec les groupes d'extrême droite, et bien entendu avec les envoyés américains. Et il dit : «Non, écoutez, là, on ne peut pas faire quoi que ce soit».

C.A. : N'y a-t-il pas alors de risque de coup d'état militaire ?

M.B. : A ce moment-là, comme c'est déjà arrivé en Amérique Latine et en Argentine en particulier, à ce moment-là, ce qui se passe d'habitude historiquement, c'est que l'armée fait un coup d'état, vire les politiciens qui ne peuvent pas appliquer les plans du Front Monétaire International. Or, appliquer les plans, c'est évident, c'est imposer une vie très dure sur les populations. Appliquer les plans, cela signifie beaucoup de misère, fermer les hôpitaux, fermer les écoles. Donc, normalement, pour imposer cela, les militaires font un coup d'Etat.
Or, en Argentine, les militaires, bien qu'ils aient gagné une énorme première manche contre les mouvements populaires et les groupes révolutionnaires (armés ou pas)... Première manche gagnée avec Videla; ils ont beaucoup tué: 30 000 disparus, 7 000 personnes mortes ; ils ont décimé une génération. Malgré cela, les militaires ont été défaits, démolis. Les militaires en Argentine ne peuvent pas sortir dans la rue parce qu'ils se font huer. Les maisons des militaires qui ont pris part à la «sale guerre», elles sont peintes avec des slogans comme : «ici habite un assassin». Les enfants des militaires essaient que cela ne se sache pas à l'école, parce que sinon, ils sont mal vus. Donc les militaires sont tout à fait désarticulés et ne peuvent pas faire ce qu'ils pouvaient faire, c'est à dire, mettre de l'ordre dans la «néo-colonie» quoi...

C.A. : Comment s'est déroulé la crise politique alors ?

M.B. : Et voilà qu'on se trouve dans une situation tout à fait nouvelle. Alors, il y a un péroniste, gouverneur de province, Rodriguez Saà, qui est un pourri comme les autres, qui essaye de devenir président, alors, on le nomme lui. Alors, le mec et sa famille s'est fait photographier avec les «mères de la place de mai». Alors, il sort sa photo à tout le monde et lance ce message fort en disant: «je suis le président de l'insurrection». Or, d'une part ce péroniste n'est absolument pas le président de l'insurrection et d'autre part ce n'est certainement pas quelque chose d'un ordre qui pourrait rassurer les Américains.
Les gens continuent dans la rue et ils disent : «si tu es vraiment le président de l'insurrection, alors tu es dans l'insurrection». Alors le mec, il fait des gestes désespérés, il se réunit par exemple avec la centrale des travailleurs classistes. Or tous ces gens-là ne dirigent pas parce que personne ne dirige le mouvement.
Alors, il se retrouve dans la merde parce qu'il invente des représentants du mouvement. Ce ne sont pas des personnes ou mouvements inventés ; les «mères de la place de mai» existent, mais ils n'ont aucune légitimité par rapport au mouvement. Et les «mères de la place de mai» paraîtraient à la télé, à la chaîne nationale en disant : «Mes chéris, rentrez chez vous», tout le monde leur dirait : «tu es folle», point à la ligne. C'est à dire qu'il n'y a pas quelqu'un qui puisse aujourd'hui ni orienter ni arrêter le mouvement.
Finalement, ce président, il gicle parce qu'il ne peut rien faire. Alors, se sont succédés trois présidents comme ça. Le dernier, Duhalde, est un mec d'extrême droite. Il faut savoir qu'il a déclaré avant d'être nommé président: «Toute la classe politique argentine est une merde corrompue, moi y compris». Ce mec travaillait à la douane de Buenos Aires et participait à des escadrons de la mort qui ont reconnu avoir tué plus de 150 enfants dans la rue, mais je pense que ça doit être plus. C'est un mec qui est vraiment un corrompu total.

C.A. : Comment gère-t-il la situation ?

M.B. : Il s'appuie sur son ministre de l'économie qui a rang de super-ministre. le super-ministre qu'il a mis là, Ruckauf, est vraiment un corrompu et un nazi, un admirateur d'Hitler. Mais c'est un fasciste populiste, alors il essaye d'arranger les choses en faisant à la péroniste : un coup à droite, un coup à gauche. La vérité objective, c'est qu'ils gèrent les affaires courantes, parce qu'un pays immense comme l'Argentine ne peut pas ne pas avoir de gouvernement pour gérer les affaires courantes.
La réalité actuelle c'est que si Duhalde n'a pas encore sauté, c'est qu'il montre un profil bas à tout point de vue et il gère les affaires courantes. Alors, il a demandé deux années jusqu'aux élections. Les gens ne voient chez aucun groupe politique, aucun parti, aucun personnage politique, une relève possible et on se trouve dans une situation où l'insurrection populaire à la base est très multiple et parfois éclatée et la classe politique est reniée dans son ensemble.
Il y a donc d'une part des gens qui gèrent les affaires courantes, et d'autre part les américains qui menacent, qui disent : s'il n'y a pas de remise en ordre à très court terme, ils vont donc faire des trucs, c'est à dire prendre des mesures plus sévères. A l'égard de l'économie, ils ont déjà agi. Ils ont coupé la parité peso/dollar, donc toute la petite et moyenne bourgeoisie a perdu tout ce qu'ils avaient dans leur vie. C'est à dire que quelqu'un qui avait deux sous, il a tout perdu. Quelqu'un qui gagnait sa vie en pesos a vu son pouvoir d'achat réduit de moitié.

C.A. : Mais la population argentine semble s'organiser, lutter ?

M.B. : Oui, il y existe un soubassement alternatif très très fort. Il y a un million de personnes qui sont dans des circuits de troc. Il y a beaucoup d'occupations de terres. Il y a un circuit parallèle, mais ce circuit parallèle ne pourrait en aucun cas être une alternative massive pour l'Argentine. L'Argentine ne peut pas tout d'un coup devenir un pays vivant en auto suffisance. Donc là, il y a un vrai point d'interrogation.
D'une part, c'est la première véritable insurrection contre la mondialisation, et contre le Fond Monétaire International. C'est la première insurrection à la fois d'un nouveau type, d'une nouvelle alternative, dans le sens où elle n'est pas une insurrection derrière un leader, un modèle, un programme. Et d'autre part c'est un grand grand point d'interrogation, parce que qu'est-ce qui se passe quand un peuple dit non ?
Le Peuple argentin dit un message très clair au monde qui est : «le peuple ne doit pas un dollar au Fond Monétaire International ; la dette n'est pas celle du peuple.» Cette conscience d'un peuple qui dit «la dette n'est pas celle du peuple», dit comme ça, cela semble évident, très claire. Mais c'est la première fois que cela arrive qu'un peuple dise de façon prolongée, claire, massive, au-delà des clivages politiques: «nous ne devons rien à personne.» N'importe quel politicien qui vient nous dire ici que mon pays est sain, il va se faire foutre.

C.A. : Mais cette petite ou moyenne bourgeoisie ruinée, est-ce qu'elle peut basculer vers le fascisme ou est-ce qu'elle se retrouve dans les mouvements populaires ?

La petite et moyenne bourgeoisie a toujours basculé vers une sorte de fascisme parce que dans des moments comme ça, elle désirait que les militaires arrivent pour mettre de l'ordre. Aujourd'hui les militaires ne peuvent pas venir et, même aux yeux de cette petite et moyenne bourgeoisie, ils sont trop discrédités. L'armée ne peut pas, alors, les fascistes, ils ont essayé de faire un truc avec des péronistes, des groupes de l'armée, un gouvernement comme ça; ça n'a pas marché du tout.
Mais il faut savoir que chez nous, il y a un fascisme populaire aussi, un fascisme un peu «de gauche» issu du péronisme. Ici, en Europe on a du mal à comprendre le mouvement fasciste parce qu'il y a eu la Shoah, la deuxième guerre mondiale. Il faut se rappeler qu'en Argentine, le fascisme est un fascisme pré-deuxième guerre mondiale, une sorte de fascisme qui est un mouvement populaire qui va de l'extrême droite à l'extrême gauche.
Par exemple, les montoneros étaient des péronistes d'extrême gauche, qui luttaient les armes à la main pour le socialisme et qui pourtant n'ont pas de problèmes pour discuter avec le groupe de Duhalde. Les Montoneros existent toujours, en plusieurs groupes. Alors, il y a un populisme comme ça, pour ne pas dire un fascisme. Il y a un populisme qui tantôt se tourne vers les voies fascistes, tantôt vers les voies de libération nationale. C'est la troisième interrogation qu'il y a aujourd'hui.
Voilà tout ce que je peux te dire, il y a pour le moment trois points de suspension. Mais ça me semble un événement historique majeur, très très intéressant, très dangereux, qui apporte beaucoup de souffrance, mais qui n'est pas qu'une situation de souffrance. C'est une situation aussi de recherche, de macro-recherche de tout un peuple qui est là en train de voir.

Entretien réalisé par Christophe et mis en forme par Alain à Limoges

Texte publié dans Courant Alternatif n° 117 mars 2002Le lien d'origine : http://oclibertaire.free.fr/ca117-f.html


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