"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Bien triste pays qui ne peut pas accueillir toute la richesse du monde…
Une époque triste, et comment la vivre
Vous avez dit Etat ?
Immigration, le problème imaginaire
La mort comme simulacre d'absolu
Choix de textes du Collectif Malgré Tout


Bien triste pays qui ne peut pas accueillir toute la richesse du monde …

Le débat qui a lieu aujourd'hui sur la question des sans-papiers tourne presque exclusivement autour des quotas et des critères d'admission. Tout en reconnaissant volontiers que la lutte commencée il y a deux ans avec l'occupation de l'église St-Ambroise était justifiée, qu'elle a attirée l'attention sur un certain nombre d'incohérences dans la législation, on nous rappelle avec bon sens que la France "ne peut pas accueillir toute la misère du monde".

Ce raisonnement-là ne nous intéresse pas; ce que nous voudrions montrer c'est qu'il existe une autre possibilité d'analyse de la question. L'analyse qui nous est proposée (imposée) correspond au point de vue d'un individu qui se place face au monde, position depuis laquelle il ne peut que constater son impuissance face à des forces qui le dépassent infiniment et qu'il ne peut qu'essayer de gérer au mieux par l'établissement de quotas et autres critères d'admission. Or, justement, ce que la lutte des sans-papiers nous apporte c'est une alternative à cette position d'impuissance. Une alternative qui refuse de penser en termes de globalité, non pas parce qu'elle prône une démission de la pensée, mais au contraire parce qu'elle ne veut pas penser à partir de fantasmes et de constructions imaginaires.
Car il s'agit de constater que les flux migratoires sont une réalité qui n'est pas prévisible ni maîtrisable, étant donnée la quantité infinie de facteurs qui peuvent l'influencer. Toutes les politiques des dernières décennies ont essayé, avec plus ou moins d'humanisme, de prédire et de contrôler les migrations et toutes se sont avérées inefficaces quant à leur but avoué. L'alternative à cela, celle que les sans-papiers ont proposée, est de partir d'une situation concrète. Ils ont montré qu'au-delà des calculs, il y a ici et maintenant un certain nombre de personnes qui vivent ici, qui développent la culture ici, qui travaillent ici, qui pensent ici... mais que l'on ne veut pas accepter au nom d'une idéologie qui conçoit la nation comme une idée figée et sans fondement positif. Ils ont mis en avant une pensée de la nation comme émanation des rapports concrets des habitants d'un territoire donné (conception qui, soit dit en passant, pourrait intéresser les démocrates s'ils voulaient opposer à l'extrême-droite autre chose que des calculs électoralistes).
Tout ceci a permis ainsi une nouvelle pensée du social comme développement dans des situations concrètes de la solidarité sans tenir compte de l'impératif de la globalité, c'est-à-dire de l'impératif économique, qui, bien qu'il n'existe pas en tant que situation globale qui déterminerait toutes les autres, existe en tant que tendance à détruire le lien social, à l'isolement individualiste dans chaque situation. Des sans-papiers participent à la vie sociale dans de multiples situations qui ont lieu sur le sol français, ils participent à leur développement et les enrichissent de leur culture, même si leur apport est en partie bloqué par l'oppression qui pèse sur eux. C'est pourquoi nous refusons absolument de les tenir pour des facteurs de misère; la misère économique n'a pas été amenée en France par les immigrés, elle est produite ici tous les jours par des choix politiques mettant au premier plan les intérêts économiques au mépris le plus flagrant des hommes et des femmes. Mais surtout, la lutte commencée il y a deux ans constitue un apport richissime dans le sens de la construction d'une société solidaire. C'est aussi pourquoi tous ceux qui militent quotidiennement dans ce sens ne peuvent accepter d'autre solution que la régularisation globale de tous les sans-papiers.

Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Mai 1998


Une époque triste, et comment la vivre

Nous vivons ce que l'on peut appeler une époque triste, si par tristesse nous entendons ce que recouvraient les "passions tristes" telles que les décrivait Spinoza, parmi lesquelles la mélancolie, la crainte, le désespoir, l'envie, etc., qui nous empêchent d'agir d'après notre puissance. La réalité devient ainsi de plus en plus "virtuelle", les hommes et les femmes se sentent au quotidien impuissants pour changer leur vie, impuissance et tristesse constituant un véritable cercle vicieux qui s'auto-alimente. Petit à petit, nous perdons pied dans ce qu'il faut pourtant bien appeler "notre vie", notre quotidien subit un processus de déréalisation et nous devenons alors dans cette société du spectacle et de la séparation les spectateurs passifs de notre propre vie.
Au milieu de ce concert de voix inquiétantes, une clameur s'élève, funeste et barbare, la voix du fascisme, qui propose la fascination d'un ordre supérieur à tous ceux qui sentent que le monde n'est pas "comme il devrait être". De petites gens, des gens du quotidien, comme nous les présentent les mass-média, trouvent dans la jouissance du mal l'évocation d'un pouvoir qui finalement ouvrirait ses portes pour eux. Les sirènes du fascisme promettent à travers leurs aboiements hystériques des certitudes et un point d'ancrage, aberrants et imaginaires certes, mais qui ont d'autant plus d'effet qu'ils s'adressent à celles et ceux qui essayent par tous les moyens de sortir du malaise de notre époque. Le mal, la haine, le refus de l'autre, apparaissent ainsi comme un foyer douillet où enfin on se retrouvera "entre nous", loin de tous ces corps étrangers, virus et autres maux qui menaceraient la vie. Dans son besoin de certitude, le fascisme fait pourtant à tel point barrage contre tout ce qui menacerait la vie, qu'il ne peut finalement que l'étouffer.
Car comme l'écrivait Jankélévitch : "Si le devenir est la seule manière d'être de l'être, celui qui refuse de devenir aspire par là-même au néant." Le néant et la mort, tel est ainsi l'idéal "de vie" auquel s'accrochent aujourd'hui de plus en plus de nos contemporains. En face, sur le trottoir radicalement opposé, on trouve ceux qui s'opposent à la montée du fascisme. En face, il faut le souligner, car l'idéologie consensualiste post-moderne actuelle a du mal à comprendre que dans notre société tout n'est pas uniquement question de dialogue, mais qu'il y a parfois des affrontements qu'il faut savoir assumer. Du côté donc des antifascistes, une tentation dangereuse existe. Elle consiste à s'opposer au fascisme et à la situation qui permet son existence dans un mouvement de contestation "en bloc". C'est comme si les gens se disaient : "cette situation, cette époque ne me plaît pas". On se place ainsi par ce geste dans la position de spectateur du monde qui depuis une extériorité supposée déclare que ce monde-là ne lui convient pas. Les "changer le monde" et "changer la vie" deviennent ainsi petit à petit un "changez-moi ce monde que je ne saurais voir".
Au spectacle du pouvoir et de la montée du fascisme, on ne saurait pourtant opposer de façon efficace le spectacle d'une contestation globale et totalisante. Car qui est ce sujet qui regarde le monde depuis l'extérieur pour le déclarer "non souhaitable" ? Voilà bien la figure typique de la "belle âme" qui n'aime pas l'ordre des choses mais qui ne peut pas non plus le changer. Car tel est le sort de tous ceux et celles qui prétendent regarder la situation, l'époque en extériorité pour la juger, c'est-à-dire qui se condamnent à l'impuissance. Penser le monde ou la situation en terme de globalité, de totalité est ainsi la structure même d'une pensée impuissante. Nous ne pouvons pas contester globalement la situation, il faut au contraire pouvoir se penser comme un habitant de la situation, pouvoir accepter la situation, peut-être même pouvoir l'aimer, et ce, non pas pour tomber dans un réalisme conformiste, mais bien au contraire parce que c'est seulement en assumant la situation quelle qu'elle soit que des flux et des voies de liberté peuvent exister. Nous sommes dans une époque noire et il ne sert à rien de s'indigner et de pousser des cris d'horreur, car cette époque est la nôtre et dans une époque obscure, la joie n'est pas à penser comme une promesse messianique venant couronner la fin de l'époque, mais bien au contraire, la joie, sous la forme de la liberté, la solidarité, existe dans la mesure où l'on est capable de la créer et de la produire ici et maintenant, au cœur même de notre époque obscure.
S'opposer au fascisme, lui barrer la route, le dénoncer est certes toujours nécessaire, mais pour faire réellement reculer le fascisme il faut s'attaquer à ce qui est son bouillon de culture, à savoir les éléments tristes de notre époque, les éléments qui rendent la vie unidimensionnelle. Plus il y aura d'expériences de solidarité, de justice, de pensée, d'art, plus on développera des dimensions multiples de notre vie - non pas dans le sens d'un épanouissement personnel, mais dans le sens d'engendrer les mille dimensions dont chaque situation est porteuse - et moins le fascisme aura prise sur les hommes et les femmes de notre époque, car, et voilà le secret, la bête immonde est impuissante à avaler autre chose que des hommes unidimensionnels devenus l'ombre d'eux-mêmes, elle ne peut exercer son pouvoir que sur une société qui, parce qu'obsédée par la survie, ne pourra pas se vacciner contre les idéaux de mort. Mais elle ne peut rien contre une société où l'on aura cessé de penser en termes de survie pour passer à l'éclatement de la vie. Arrêtons alors de nous demander dans quelle situation et à quelle époque on aurait bien aimé vivre, afin d'être en mesure de développer ici et maintenant cette vie et cette liberté qui nous appellent comme un véritable défi.

Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Février 1997


Vous avez dit État ?

Il est de bon ton dans le milieu dit contestataire de ne traiter la question de l'État que sur le mode négatif. Soit on est pour sa destruction et sa disparition totale, soit on le soupçonne de tous les maux. Mais on s'occupe peu de penser l'État dans le sens d'une construction positive. De fait, nous avons dans une certaine mesure raison, car nous qui nous trouvons du côté de la liberté, notre tâche consiste plutôt à développer la vie, inventer de nouveaux réseaux de solidarité, bref, à créer et ce n'est que très rarement que nous trouvons parmi nos amis des gens qui ont ce goût si particulier pour la gestion des affaires de l'État. Même si, périodiquement, sort des rangs des contestataires une personne ou un groupe qui, à défaut de vouloir prendre le pouvoir dans la conception léniniste de la chose, prétend néanmoins " changer les choses d'en haut ".
Nous avons toujours, au Collectif Malgré Tout, fait la différence entre gestion et politique : la politique en tant qu'invention et développement de projets de lien social et de solidarité, est toujours ce qui se passe " à la base ". Tandis que l'administration de l'appareil d'État à tous ses niveaux ainsi que les institutions qui en dépendent relève de notre point de vue de la gestion du social. Pouvoir et puissance sont deux concepts qui ramènent à cette division : la puissance se trouve toujours dans les devenirs multiples au sein de la société, tandis que la gestion est du côté du pouvoir, pouvoir qui, paradoxalement, a maintes fois fait la preuve de son impuissance à changer les choses. Cependant, il n'existe pas selon nous d'opposition entre politique et gestion, mais seulement une nécessité de différencier les qualités et fonctions de chacune de ces deux dimensions.
Nous disons qu'il n'existe que des " universels concrets " dans des situations concrètes signifiant par là que les gens peuvent et doivent assumer leur vie réelle en décrochant de la représentation spectaculaire que le pouvoir leur offre. Mais pour autant, dire qu'il faut développer une politique de la puissance ne revient en aucun cas à se rallier au courant néolibéral qui propose justement moins d'État, plus d'" initiatives locales ". Bien au contraire : nous pensons la question de l'État comme étant un élément de la situation concrète. Ainsi, si certains pensent que l'État et le pouvoir sont l'objectif de toute politique et que d'autres pensent qu'il faut en finir avec l'État, nous pensons pour notre part qu'il s'agit de traiter sérieusement cette question à la condition de ne plus en faire l'axe central de nos préoccupations politiques.
La question du pouvoir, fut-ce par le biais de contre-pouvoirs, est donc un élément de la situation et toute politique contestataire faisant fi de cette question tombe, au mieux, dans la position de la " belle âme ", au pire, devient l'alliée, comme nous l'avons dit, du néolibéralisme qui tente par tous les moyens de démolir les acquis, les lois et les solidarités que les gens ont su construire à travers des décennies de luttes. Excentrer la question du pouvoir et de l'État signifie que nous devons avoir une politique par rapport à ces instances sans que pour autant cela implique l'accession à ce pouvoir et à cet État. Gestion et politique sont complémentaires; ainsi, lorsqu'un camarade ou un ami dans un pays quelconque occupe une place dans la gestion institutionnelle, ceci peut être, à l'occasion, une expérience positive sous condition que la personne en question garde clairement en tête le principe d'après lequel la politique comme développement de la puissance se fait au sein de la société et que la gestion comme lieu du pouvoir suit, administre et ordonne les différents flux de la vie sociale. La gestion n'est pas impuissante par caprice, elle est par essence le lieu du complexe, c'est pourquoi toute gestion, tout pouvoir, qui tente, d'en haut, de trancher dans le vif, c'est-à-dire d'orienter fortement la vie sociale, tombe inévitablement dans le totalitarisme. Car c'est au sein de la société, par le développement multiple et conflictuel de la puissance, que les gens définissent des orientations et dessinent des projets en fidélité avec les positions les plus radicales. Il n'y a pas de totalitarisme au sein de la puissance, car celle-ci est par essence composition et décomposition du multiple. Ainsi, loin de souhaiter l'affaiblissement et la disparition des États, chose qui faciliterait la tâche à la Banque mondiale et au pire des capitalismes, nous devons et nous pouvons développer les mouvements sociaux qui exigent et qui permettent aux hommes et aux femmes de la gestion de proposer des lois qui aillent dans le sens de ces mouvements. Un revenu minimum vital, que la nation française s'enrichisse avec les étrangers qui habitent son territoire, un droit au logement pour tous, des crédits pour la recherche médicale, etc., voilà autant de luttes et de revendications à développer au sein de la société pour qu'un État, le plus démocratique possible, puisse donner suite à ces élans populaires. Enfin, en ce qui concerne l'inquiétante question de la montée du fascisme, les dits représentants du peuple ne pourront produire des lois antifascistes efficaces que dans la stricte mesure où le peuple qu'ils sont censés représenter développe dans le réel de la société un grand mouvement solidaire antifasciste. La question de la liberté, en société, ne se joue ni dans l'État, ni dans des situations fermées sur elles-mêmes, mais dans l'articulation de la puissance et de la gestion du pouvoir.

Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Octobre 1997


Immigration, le problème imaginaire

A l'instar de l'Allemagne, où plus de 7 millions d'étrangers vivent dans l'insécurité permanente, sous la menace d'une éventuelle expulsion ainsi que sous un contrôle quasi incessant de leurs activités et déplacements, l'Europe se construit sur ce que d'aucuns acceptent d'appeler le " problème de l'immigration ". Que les mots ne soient pas neutres est une évidence, mais qualifier de " problème " un élément de la réalité relève d'un jugement de valeur qui contient en lui-même la solution : s'il existe un problème, il faut le résoudre, autrement dit, s'en débarrasser. En France, après deux années de lutte autour des sans-papiers, au moins 75000 personnes dont, comme le chante Manu Chao dans Clandestino : " [La] vida va prohibida/Dice la autoridad ", devraient quitter le territoire. Ainsi, expulsion, seuil de tolérance, préférence nationale, contrôle des personnes, apparaissent comme autant de problèmes sérieux et réels que des gens sérieux et réels se doivent d'aborder sans trop d'états d'âme.
Pourtant, la question de l'immigration telle qu'elle est traitée par les différents gouvernements (ainsi que par ceux qui en font leur fond de commerce fasciste et sécuritaire) présente comme caractéristique essentielle de n'exister et de ne se développer que dans l'imaginaire. Elle ne s'adresse et ne repose, en effet, que sur des fantasmes, des peurs, des délires n'ayant aucun lien avec les données objectives de la réalité. Dès lors, nous pouvons affirmer haut et fort que le " problème de l'immigration " n'existe pas. Il n'est que le monstre enfanté dans les cauchemars paranoïaques de ceux qui ont peur, qui refusent de voir dans l'étranger, le nouveau, autre chose que des sujets d'inquiétude, de rejet, de stigmatisation. C'est ainsi que, par exemple, les mêmes qui prônent le contrôle et l'expulsion des immigrés (illégaux ou pas, cela n'a pour nous aucune importance : l'illégalité n'ayant d'existence qu'eu égard à des lois, qui, en la matière, sont plus que critiquables) déplorent le problème que pose le paiement des retraites des actifs d'aujourd'hui. Or, il est bien évident qu'en l'occurrence, la solution provient, en partie, des immigrés : concrètement, les immigrés (avec ou sans papiers) travaillent et paient les retraites des Français, y compris de ceux qui demandent toujours plus de contrôle et d'expulsions…
Paradoxe ou symptôme de l'hypocrisie qui règne dans ce domaine, toujours est-il que cet exemple illustre bien l'absence totale de lien existant entre ces discours et la réalité. Par ailleurs, si ces discours imaginaires ont une efficacité, celle-ci n'est certainement pas à chercher dans la réalisation effective de ce qu'ils prônent, à savoir l'expulsion. Personne, en effet, même à l'extrême droite, ne peut songer sérieusement à expulser l'ensemble des immigrés " illégaux ". En effet, l'acte ignoble d'expulser (ou de menacer de le faire) des gens qui tentent de profiter, ne serait-ce qu'un peu, des richesses des pays centraux, vise plutôt à maintenir de façon disciplinée et contrôlée des centaines de milliers de travailleurs immigrés ainsi qu'à justifier le contrôle et la menace exercés sur les populations d'une manière générale. L'efficacité concrète de ce discours et de cette politique est, encore une fois, imaginaire : elle réside dans le fait de permettre de définir des nationalismes, des identités par exclusion, au moment où, de plus en plus, on assiste à la capitulation de tout ce qui pourrait constituer des identités positives face à l'emprise des capitaux supranationaux. Cela ne signifie pas, néanmoins, qu'il faille répondre rationnellement au discours irrationnel qui se développe autour de la question de l'immigration, mais plutôt qu'il nous faut déplacer cette question de la fonction repoussoir et fourre-tout qu'elle occupe pour pouvoir être en mesure de la penser réellement. Alors, non seulement l'immigration n'est pas un problème, mais, loin de toute démagogie, nous pouvons affirmer que c'est une chance et une nécessité vitale. Pour autant, il ne s'agit pas de tomber dans le discours plaintif de la " belle âme " qui souffre face au spectacle repoussant des expulsions violentes. Il ne suffit pas de dire non à l'injustice de la double peine, ni d'être tolérant avec les étrangers, avec les clandestins ; il s'agit plutôt de dire que la question n'est pas de savoir si nous pouvons recevoir ou pas toute la misère du monde, mais plutôt de refuser que la France devienne un bien triste pays, parce qu'il manquerait l'occasion de recevoir toute la richesse du monde.

Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Septembre 1998


La mort comme simulacre d'absolu

Nos sociétés occidentales dirigent, semble-t-il, aujourd'hui toutes leurs recherches et leurs efforts vers la sauvegarde de la vie, une vie de plus en plus identifiée avec la vie biologique. Et, dans ce monde devenu scanner (version moderne du panoptique de Bentham) où toute opacité est perçue négativement, les passions - l'amour, la pensée, la création - qui, dans leur poursuite de l'inaccessible étoile, n'épargnent pas les corps, sont mal vues ou dans le meilleur des cas considérées comme d'une autre époque. Car la vie, dans son acception autre que strictement biologique et individuelle s'apparente plus à un torrent qu'à un long fleuve tranquille. Faute d'une odyssée, nos contemporains racontent leur parcours médical. Ainsi, les sirènes et les déesses tentatrices deviennent quelques petits excès alimentaires ou comportementaux (fumer, manger gras...) et les dangereux monstres sont les mille et une maladies qui guettent notre pauvre corps-Ulysse, qui méconnaît Ithaque et a l'étrange désir de mourir bien-portant. De cette façon, la pire des tragédies, l'innommable, sera la mort de chacun de nous et tout se passe comme si, à force de soigner le navire, on avait oublié sa raison d'être qui est de naviguer en affrontant certes, la houle et les tempêtes, mais en amarrant aussi dans de délicieux ports lointains.
A force de considérer comme la pire des catastrophes le moment inéluctable où le navire coulera, nous maintenons notre navire au port et nous faisons de notre vie une survie. "Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ". Cette affirmation de Spinoza pourrait nous inciter à conclure notre texte avant même de l'avoir commencé, car nos sociétés semblent obéir au principe spinoziste en éludant, niant et masquant la mort par tous les moyens. Mais, comme nous le verrons, ce qui n'existe surtout pas c'est une véritable méditation sur la vie car à force de refouler tout signe de mort biologique nos contemporains ne pensent qu'à ça. Alors, dans notre monde déserté par les dieux où tout paraît possible grâce à la marchandise et le profit, la mort individuelle serait la seule limite, le seul point de réel qui résisterait encore. La mort fait donc office d'échec à la toute puissance de l'homme moderne.
La mort, dans nos sociétés déboussolées qui vivent à la fois dans le manque et le refus de tout sens, apparaît comme une véritable Aufhebung, ou tout au moins, comme ce petit mot "fin" qui aurait comme fonction imaginaire d'être le point de capiton. Ainsi, dans l'absence de toute limite autre que la mort, tout peut être mensonge, ou bien tout peut être question d'opinion. Toute sagesse serait alors réduite à une identification avec Socrate, non pas avec Socrate le penseur mais avec "donc Socrate est mortel". Nous nous rappelons tous ce passage dans l'Apologie de Socrate, où Socrate, face à l'invitation qui lui est faite de sauver sa vie, va distinguer la petite mort de la grande mort. La première relève de l'arrêt de certaines fonctions vitales, de la dissolution de ce "pli" qu'est chacun de nous. Fin toute relative donc, car la disparition d'un "pli" ne touche en rien la substance qui tissait le "pli". Fin toute relative aussi parce que, au-delà des illusions individualistes, la vie n'est pensable que comme vie de l'espèce. La deuxième, la grande mort, est celle qui implique de trahir, d'abandonner ou de renier les principes dont chacun de nous n'est, dans le meilleur des cas, que l'heureux porteur. Socrate préfère mille fois affronter la petite mort pour éviter la deuxième. Et bien que ceci ne figure pas dans l'Apologie, il est évident que nous pouvons mille fois trahir nos principes fondamentaux sans pour autant nous épargner la petite mort. C'est-à-dire que la "plaisanterie" humaine, pour ne pas parler de condition, consiste à choisir entre une double mort ou une simple mort, la bourse ou la vie (tout en sachant que, à choisir la bourse, nous perdons la vie et la tant aimée bourse). Socrate dit que la petite mort "doit être, à leurs yeux, le péril suprême... ".
Péril suprême qui serait pour les tyrans et les sophistes comme pour les banquiers et les commerçants d'affronter la mort biologique, car nos sociétés vivent dans l'oubli de tout ce qui peut exister au-delà des limites étroites et étouffantes de l'individu. Un individu qui fonctionne sur deux piliers, le plaisir et l'intérêt et pour qui tout rappel à une spiritualité quelconque n'est là que comme un supplément d'âme qui ne peut tenir le coup face à ces deux piliers. "Après moi le déluge" dit, jadis, un roi, qui dans sa petitesse n'avait pas le génie du roi de Ionesco. Dans la pièce Le roi se meurt, le roi représente cette création de nos sociétés spectaculaires, l'individu, produit d'un monde unidimensionnel façonné par la séparation marchande. Ainsi, le roi de Ionesco, comme chaque individu sérialisé, se vit comme un roi dans son intimité, et considère sa mort - parfois celle d'un autre - comme un vrai scandale. Et si l'homme dans la figure de l'individu est le centre de l'univers, sa mort individuelle devient un crime de lèse-majesté.
Nous ne sommes pas sans savoir que dans toute la longue période de construction et de développement du "mythe du progrès", les hommes entretenaient tacitement l'illusion et l'espoir d'atteindre une véritable immortalité biologique par l'apport de la médecine et de la science. De cette façon, la modernité a remplacé la vision des mondes antiques : celle qui concevait de façon variée l'immortalité dans un au-delà de la vie biologique par la croyance dans une immortalité en vie, et pour la vie.
De nos jours, la plupart de nos contemporains seraient en mal de dire à quel péril plus grand que la mort individuelle faisait référence Socrate, quelques instants avant de prendre la ciguë. Au mieux, ceux et celles qui ont encore la force d'aimer arrivent à concevoir la mort d'un être aimé comme un malheur plus grand que leur propre mort. Certes, nous percevons là les vestiges ou les présages d'une pensée qui va au-delà des limites étriquées de "l'individu roi"; mais nous restons malheureusement encore dans le cadre d'une pensée de la mort sous sa seule forme biologique. Vouloir éviter à tout prix la mort biologique, refouler sa présence et ses s nous condamne paradoxalement à une pensée obsessionnelle de la mort - le refoulement et le retour du contenu refoulé étant toujours contemporains - nous nous condamnons donc, selon Spinoza, à ne pas être libres. Et si l'esclave, de Hegel, est celui qui préfère sa vie à sa liberté, force est alors de reconnaître que, dans une société obsédée par l'idée de la mort biologique, la vie reste condamnée à devenir son propre simulacre, à savoir, la survie. La méditation sur la vie proposée par Spinoza nous permet peut-être de penser la vie comme cette multiplicité qui inclut la mort biologique mais comme un élément parmi d'autres. Ainsi, la vie n'étant plus une survie et dépassant largement les limites de la petite mort, assume son devenir sous la forme de la participation à la puissance, la puissance n'étant qu'une extension de la substance. Nous connaissons cette opposition classique entre transcendance et immanence.
Pour la première, notre vie n'est qu'illusion et apparence, le temps et le devenir qu'une faille, une déchéance par rapport à l'éternité propre à la transcendance de l'au-delà. Pour la deuxième qui est symétriquement opposée à la première, il n'y a aucun au-delà, mais une suite successive de "maintenant" et la seule pensée de l'éternité est celle qui se rapproche d'une durée prolongée quantitativement. Cette fausse contradiction nous invite à choisir entre le tout comme somme des parties ou la partie en dépit du tout. Il existe toutefois une autre façon d'envisager les choses. Et si pour Platon "le temps est une de l'éternité", pour son successeur Damascius, le temps est "ce toujours dans le devenir" . Il n'y aurait donc pas à choisir entre une vision de l'éternité transcendante sous la forme de ce qui dure très très longtemps et l'immanence piégée dans l'éphémère du maintenant. Les néoplatoniciens nous enseignent qu'il n'y a "du tout" que dans la partie ce qui implique que l'éternité se cache et existe entre les secondes de la montre. Cette intuition philosophique et poétique des néoplatoniciens sera fondée beaucoup plus tard en logique mathématique avec les "transfinis" de Cantor qui vont nous permettre de penser le tout sous la figure de l'infini, comme inséré dans un segment fini. Une fois libéré de cette fausse pensée de l'absolu qu'est l'obsession de la mort, l'homme peut alors savoir - de par son corps et sa raison - que l'éternité lui est accessible sous la forme de la transcendance non plus dans un au-delà mais ici et maintenant. Il s'agit-là de l'assomption de l'universel en tant qu'universel concret, singularité où il est question de la liberté de l'homme. L'universel n'est alors pas cette totalité totalisante, somme finie de toutes les parties, il existe et n'est donné que comme universel concret, c'est-à-dire comme singularité. C'est là le tout dans la partie. La "plaisanterie" humaine est justement structurée par cette transcendance dans l'immanence, et l'homme n'existe que sous condition de maintenir la tension entre ces deux termes-là. De la sorte, "le chevalier à la triste figure" est l'archétype de l'homme, car chacun de nous doit malgré et avec son corps lourdement biologique suivre l'inaccessible étoile, car le principe ontologique qui ordonne et rend possible la vie n'existe que sous la forme d'une exigence permanente. Rien en nous, du point de vue anatomo-physiologique, ne se prête à la poursuite de l'impossible et pourtant l'abandon de l'impossible est sans doute la figure du mal absolu.
C'est pourquoi, au passage, nous ne pouvons pas ne pas penser à ceux qui, dans nos "temps difficiles", nous invitent à "sauver les corps", car même la lutte pour la justice sociale, la lutte pour que les corps vivent dignement, ne peut exister que sous condition de l'impossible, de l'inaccessible étoile. D'ailleurs, que cela soit dans la médecine ou dans les projets politiques, nous ne pouvons sauver un corps que si cet acte s'inscrit dans un projet au-delà du corps, voire malgré le corps. Le médecin qui lutte contre la mort ne constitue pas une situation autonome ou pensable en soi, sa lutte doit forcément s'inscrire dans une vision concrète de la vie. L'acte médical existe toujours dans et pour une société donnée, et reflète et relaye les fondements de cette société. Ce qui pose problème ce n'est donc pas l'acte médical en soi mais c'est l'organisation par la société de notre réalité quotidienne comme un acte médical permanent où il n'y a de vie que biologique : le sauvetage des corps devenant un objectif de la vie condamne la vie à la survie. Pour pouvoir passer de l'être-pour-la-mort, où la mort apparaît comme seule conscience et vécu de la finitude, à l'être pour la vie, il faut bien que cette vie-là ne soit pas un synonyme ou une caricature de la toute-puissance du monde de la marchandise. Cette vie-là doit pouvoir être assumée comme l'instance ontologique de la fragilité, dimension qui existe au-delà de la dichotomie faible-fort, dimension du partage où l'être apparaît comme errance et incertitude. Nous suivrons Schopenhauer lorsqu'il affirme que: "Plus un homme a conscience de la fragilité, du néant et de la nature chimérique de toute chose, plus aussi il a clairement conscience de l'éternité de son propre être intime". La fragilité est alors invitation au nomadisme libertaire qui peut concevoir le devenir sous la forme d'un toujours, sans céder aux chants des sirènes qui nous invitent à être propriétaires des richesses de la terre pour mieux avoir l'illusion que l'on pourrait arriver un jour à être propriétaire et maître de son destin. Et, si la modernité a pensé la liberté de l'homme sous la forme de la domination de la nature, du destin, de la mort, le concept de fragilité nous permet, en revanche, de penser la liberté, non plus comme ce qui s'opposerait à la surdétermination, mais - comme nous le rappelle Joseph Combes , néoplatonicien contemporain - comme coextensive à la surdétermination. Dans la haine de la vie, dans l'obsession de la mort, la seule certitude est toujours la certitude du pire. C'est pourquoi le mal exerce une si forte attirance et que le néant du simulacre apparaît comme un absolu à portée de main. Ne pas se bagarrer avec la surdétermination, ne pas haïr la vie y compris dans le fait qu'elle implique la disparition des individus, voilà ce qui serait un début de cette coextensivité, une véritable invitation à la dimension ontologique de la "fragilité". L'abandon de la vision étriquée donnée par la dichotomie "fort-faible" nous permet de ne plus concevoir la mort comme l'unique vérité ni comme la seule limite et frontière que l'homme doit craindre et respecter.
Bien au contraire, une assomption de la fragilité implique d'assumer l'ensemble des principes et des frontières qui constituent le cadre complexe de la vie, non pas uniquement humaine, mais de la vie comme phénomène singulier de notre planète, de notre situation dont nous ne sommes ni les maîtres ni les esclaves mais les habitants. Si les hommes cessaient de considérer la mort comme la seule chose à respecter, ils pourraient peut-être respecter la vie, ses limites et ses potentialités. Ceci implique nécessairement un pacte avec la si redoutée mort biologique, et demande peut-être de saisir le sens des paroles des Indiens mayas comme les Indiens d'autres tribus qui nous disent : "nous sommes déjà morts". Car, pour penser, aimer, créer, en somme vivre, il semble nécessaire d'adopter (ne serait-ce qu'un peu) l'attitude socratique qui nous invite à vivre notre vie en respectant et en craignant la grande mort sans essayer à tout prix d'éviter l'inévitable. L'homme occidental est assiégé par les messages publicitaires et idéologiques qui l'incitent à "protéger sa vie", à ne pas vieillir, à éviter tout trait d'évolution physiologique normal. Tout pousse à abandonner la vie pour ne s'occuper que de la survie marchande, pour le confort, les vitamines et la peur des maladies.
Dans nos sociétés occidentales, la vie s'approche de plus en plus de sa propre caricature, la réalité devient virtuelle, aucun point du réel ne peut ordonner les éléments de ce jeu virtuel dont le principe est que "tout est possible" suivi comme sa propre ombre sinistre de la conclusion "rien alors n'est réel". L'homme moderne vit ainsi son idéal "d'être comme la pierre", triste idéal qui dans son idiotie ne reflète aucun degré du réel, même pas celui de la pierre qui, dans sa secrète intimité, coule, chante et devient. De cette façon, la mort perd son caractère de certitude absolue que notre société essaye de lui donner, la mort n'est plus "cette douce certitude du pire". Douce, parce que nos contemporains préfèrent toujours la certitude de la mort à l'incertitude propre à l'ineffable, propre au principe selon lequel une vie ne peut se réduire ni au biologique ni exister en dehors de lui; J. Combes présente ce principe comme ce qui "... ne peut être ni hors du tout ni dans le tout , et le tout ne peut procéder d'un principe ni être le principe ...". Avec cette tension, ou mieux dit, sous condition de cette tension, la vie existe, non comme possession individuelle que certaines personnes pourraient capitaliser (y compris par le vol d'organes) mais comme cet élan auquel les espèces et les individus participent, source et cause de la fragilité.

Miguel Benasayag - Mai 1998


SPINOZA, Ethique , GF-Flammarion, p. 285.
DAMASCIUS, Des premiers principes , Verdier.
COMBES, Joseph, Etudes néoplatoniciennes , Millon. Ibid.


D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout