Bien triste pays qui ne peut pas accueillir toute la richesse
du monde
Le débat qui a lieu aujourd'hui sur la question
des sans-papiers tourne presque exclusivement autour des quotas et des
critères d'admission. Tout en reconnaissant volontiers que la
lutte commencée il y a deux ans avec l'occupation de l'église
St-Ambroise était justifiée, qu'elle a attirée
l'attention sur un certain nombre d'incohérences dans la législation,
on nous rappelle avec bon sens que la France "ne peut pas accueillir
toute la misère du monde".
Ce raisonnement-là ne nous intéresse pas; ce que nous
voudrions montrer c'est qu'il existe une autre possibilité d'analyse
de la question. L'analyse qui nous est proposée (imposée)
correspond au point de vue d'un individu qui se place face au monde,
position depuis laquelle il ne peut que constater son impuissance face
à des forces qui le dépassent infiniment et qu'il ne peut
qu'essayer de gérer au mieux par l'établissement de quotas
et autres critères d'admission. Or, justement, ce que la lutte
des sans-papiers nous apporte c'est une alternative à cette position
d'impuissance. Une alternative qui refuse de penser en termes de globalité,
non pas parce qu'elle prône une démission de la pensée,
mais au contraire parce qu'elle ne veut pas penser à partir de
fantasmes et de constructions imaginaires.
Car il s'agit de constater que les flux migratoires sont une réalité
qui n'est pas prévisible ni maîtrisable, étant donnée
la quantité infinie de facteurs qui peuvent l'influencer. Toutes
les politiques des dernières décennies ont essayé,
avec plus ou moins d'humanisme, de prédire et de contrôler
les migrations et toutes se sont avérées inefficaces quant
à leur but avoué. L'alternative à cela, celle que
les sans-papiers ont proposée, est de partir d'une situation
concrète. Ils ont montré qu'au-delà des calculs,
il y a ici et maintenant un certain nombre de personnes qui vivent ici,
qui développent la culture ici, qui travaillent ici, qui pensent
ici... mais que l'on ne veut pas accepter au nom d'une idéologie
qui conçoit la nation comme une idée figée et sans
fondement positif. Ils ont mis en avant une pensée de la nation
comme émanation des rapports concrets des habitants d'un territoire
donné (conception qui, soit dit en passant, pourrait intéresser
les démocrates s'ils voulaient opposer à l'extrême-droite
autre chose que des calculs électoralistes).
Tout ceci a permis ainsi une nouvelle pensée du social comme
développement dans des situations concrètes de la solidarité
sans tenir compte de l'impératif de la globalité, c'est-à-dire
de l'impératif économique, qui, bien qu'il n'existe pas
en tant que situation globale qui déterminerait toutes les autres,
existe en tant que tendance à détruire le lien social,
à l'isolement individualiste dans chaque situation. Des sans-papiers
participent à la vie sociale dans de multiples situations qui
ont lieu sur le sol français, ils participent à leur développement
et les enrichissent de leur culture, même si leur apport est en
partie bloqué par l'oppression qui pèse sur eux. C'est
pourquoi nous refusons absolument de les tenir pour des facteurs de
misère; la misère économique n'a pas été
amenée en France par les immigrés, elle est produite ici
tous les jours par des choix politiques mettant au premier plan les
intérêts économiques au mépris le plus flagrant
des hommes et des femmes. Mais surtout, la lutte commencée il
y a deux ans constitue un apport richissime dans le sens de la construction
d'une société solidaire. C'est aussi pourquoi tous ceux
qui militent quotidiennement dans ce sens ne peuvent accepter d'autre
solution que la régularisation globale de tous les sans-papiers.
Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Mai 1998
Une époque triste, et comment la vivre
Nous vivons ce que l'on peut appeler une époque triste, si
par tristesse nous entendons ce que recouvraient les "passions
tristes" telles que les décrivait Spinoza, parmi lesquelles
la mélancolie, la crainte, le désespoir, l'envie, etc.,
qui nous empêchent d'agir d'après notre puissance. La réalité
devient ainsi de plus en plus "virtuelle", les hommes et les
femmes se sentent au quotidien impuissants pour changer leur vie, impuissance
et tristesse constituant un véritable cercle vicieux qui s'auto-alimente.
Petit à petit, nous perdons pied dans ce qu'il faut pourtant
bien appeler "notre vie", notre quotidien subit un processus
de déréalisation et nous devenons alors dans cette société
du spectacle et de la séparation les spectateurs passifs de notre
propre vie.
Au milieu de ce concert de voix inquiétantes, une clameur s'élève,
funeste et barbare, la voix du fascisme, qui propose la fascination
d'un ordre supérieur à tous ceux qui sentent que le monde
n'est pas "comme il devrait être". De petites gens,
des gens du quotidien, comme nous les présentent les mass-média,
trouvent dans la jouissance du mal l'évocation d'un pouvoir qui
finalement ouvrirait ses portes pour eux. Les sirènes du fascisme
promettent à travers leurs aboiements hystériques des
certitudes et un point d'ancrage, aberrants et imaginaires certes, mais
qui ont d'autant plus d'effet qu'ils s'adressent à celles et
ceux qui essayent par tous les moyens de sortir du malaise de notre
époque. Le mal, la haine, le refus de l'autre, apparaissent ainsi
comme un foyer douillet où enfin on se retrouvera "entre
nous", loin de tous ces corps étrangers, virus et autres
maux qui menaceraient la vie. Dans son besoin de certitude, le fascisme
fait pourtant à tel point barrage contre tout ce qui menacerait
la vie, qu'il ne peut finalement que l'étouffer.
Car comme l'écrivait Jankélévitch : "Si le
devenir est la seule manière d'être de l'être, celui
qui refuse de devenir aspire par là-même au néant."
Le néant et la mort, tel est ainsi l'idéal "de vie"
auquel s'accrochent aujourd'hui de plus en plus de nos contemporains.
En face, sur le trottoir radicalement opposé, on trouve ceux
qui s'opposent à la montée du fascisme. En face, il faut
le souligner, car l'idéologie consensualiste post-moderne actuelle
a du mal à comprendre que dans notre société tout
n'est pas uniquement question de dialogue, mais qu'il y a parfois des
affrontements qu'il faut savoir assumer. Du côté donc des
antifascistes, une tentation dangereuse existe. Elle consiste à
s'opposer au fascisme et à la situation qui permet son existence
dans un mouvement de contestation "en bloc". C'est comme si
les gens se disaient : "cette situation, cette époque ne
me plaît pas". On se place ainsi par ce geste dans la position
de spectateur du monde qui depuis une extériorité supposée
déclare que ce monde-là ne lui convient pas. Les "changer
le monde" et "changer la vie" deviennent ainsi petit
à petit un "changez-moi ce monde que je ne saurais voir".
Au spectacle du pouvoir et de la montée du fascisme, on ne saurait
pourtant opposer de façon efficace le spectacle d'une contestation
globale et totalisante. Car qui est ce sujet qui regarde le monde depuis
l'extérieur pour le déclarer "non souhaitable"
? Voilà bien la figure typique de la "belle âme"
qui n'aime pas l'ordre des choses mais qui ne peut pas non plus le changer.
Car tel est le sort de tous ceux et celles qui prétendent regarder
la situation, l'époque en extériorité pour la juger,
c'est-à-dire qui se condamnent à l'impuissance. Penser
le monde ou la situation en terme de globalité, de totalité
est ainsi la structure même d'une pensée impuissante. Nous
ne pouvons pas contester globalement la situation, il faut au contraire
pouvoir se penser comme un habitant de la situation, pouvoir accepter
la situation, peut-être même pouvoir l'aimer, et ce, non
pas pour tomber dans un réalisme conformiste, mais bien au contraire
parce que c'est seulement en assumant la situation quelle qu'elle soit
que des flux et des voies de liberté peuvent exister. Nous sommes
dans une époque noire et il ne sert à rien de s'indigner
et de pousser des cris d'horreur, car cette époque est la nôtre
et dans une époque obscure, la joie n'est pas à penser
comme une promesse messianique venant couronner la fin de l'époque,
mais bien au contraire, la joie, sous la forme de la liberté,
la solidarité, existe dans la mesure où l'on est capable
de la créer et de la produire ici et maintenant, au cur
même de notre époque obscure.
S'opposer au fascisme, lui barrer la route, le dénoncer est certes
toujours nécessaire, mais pour faire réellement reculer
le fascisme il faut s'attaquer à ce qui est son bouillon de culture,
à savoir les éléments tristes de notre époque,
les éléments qui rendent la vie unidimensionnelle. Plus
il y aura d'expériences de solidarité, de justice, de
pensée, d'art, plus on développera des dimensions multiples
de notre vie - non pas dans le sens d'un épanouissement personnel,
mais dans le sens d'engendrer les mille dimensions dont chaque situation
est porteuse - et moins le fascisme aura prise sur les hommes et les
femmes de notre époque, car, et voilà le secret, la bête
immonde est impuissante à avaler autre chose que des hommes unidimensionnels
devenus l'ombre d'eux-mêmes, elle ne peut exercer son pouvoir
que sur une société qui, parce qu'obsédée
par la survie, ne pourra pas se vacciner contre les idéaux de
mort. Mais elle ne peut rien contre une société où
l'on aura cessé de penser en termes de survie pour passer à
l'éclatement de la vie. Arrêtons alors de nous demander
dans quelle situation et à quelle époque on aurait bien
aimé vivre, afin d'être en mesure de développer
ici et maintenant cette vie et cette liberté qui nous appellent
comme un véritable défi.
Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Février 1997
Vous avez dit État ?
Il est de bon ton dans le milieu dit contestataire de ne traiter la
question de l'État que sur le mode négatif. Soit on est
pour sa destruction et sa disparition totale, soit on le soupçonne
de tous les maux. Mais on s'occupe peu de penser l'État dans
le sens d'une construction positive. De fait, nous avons dans une certaine
mesure raison, car nous qui nous trouvons du côté de la
liberté, notre tâche consiste plutôt à développer
la vie, inventer de nouveaux réseaux de solidarité, bref,
à créer et ce n'est que très rarement que nous
trouvons parmi nos amis des gens qui ont ce goût si particulier
pour la gestion des affaires de l'État. Même si, périodiquement,
sort des rangs des contestataires une personne ou un groupe qui, à
défaut de vouloir prendre le pouvoir dans la conception léniniste
de la chose, prétend néanmoins " changer les choses
d'en haut ".
Nous avons toujours, au Collectif Malgré Tout, fait la différence
entre gestion et politique : la politique en tant qu'invention et développement
de projets de lien social et de solidarité, est toujours ce qui
se passe " à la base ". Tandis que l'administration
de l'appareil d'État à tous ses niveaux ainsi que les
institutions qui en dépendent relève de notre point de
vue de la gestion du social. Pouvoir et puissance sont deux concepts
qui ramènent à cette division : la puissance se trouve
toujours dans les devenirs multiples au sein de la société,
tandis que la gestion est du côté du pouvoir, pouvoir qui,
paradoxalement, a maintes fois fait la preuve de son impuissance à
changer les choses. Cependant, il n'existe pas selon nous d'opposition
entre politique et gestion, mais seulement une nécessité
de différencier les qualités et fonctions de chacune de
ces deux dimensions.
Nous disons qu'il n'existe que des " universels concrets "
dans des situations concrètes signifiant par là que les
gens peuvent et doivent assumer leur vie réelle en décrochant
de la représentation spectaculaire que le pouvoir leur offre.
Mais pour autant, dire qu'il faut développer une politique de
la puissance ne revient en aucun cas à se rallier au courant
néolibéral qui propose justement moins d'État,
plus d'" initiatives locales ". Bien au contraire : nous pensons
la question de l'État comme étant un élément
de la situation concrète. Ainsi, si certains pensent que l'État
et le pouvoir sont l'objectif de toute politique et que d'autres pensent
qu'il faut en finir avec l'État, nous pensons pour notre part
qu'il s'agit de traiter sérieusement cette question à
la condition de ne plus en faire l'axe central de nos préoccupations
politiques.
La question du pouvoir, fut-ce par le biais de contre-pouvoirs, est
donc un élément de la situation et toute politique contestataire
faisant fi de cette question tombe, au mieux, dans la position de la
" belle âme ", au pire, devient l'alliée, comme
nous l'avons dit, du néolibéralisme qui tente par tous
les moyens de démolir les acquis, les lois et les solidarités
que les gens ont su construire à travers des décennies
de luttes. Excentrer la question du pouvoir et de l'État signifie
que nous devons avoir une politique par rapport à ces instances
sans que pour autant cela implique l'accession à ce pouvoir et
à cet État. Gestion et politique sont complémentaires;
ainsi, lorsqu'un camarade ou un ami dans un pays quelconque occupe une
place dans la gestion institutionnelle, ceci peut être, à
l'occasion, une expérience positive sous condition que la personne
en question garde clairement en tête le principe d'après
lequel la politique comme développement de la puissance se fait
au sein de la société et que la gestion comme lieu du
pouvoir suit, administre et ordonne les différents flux de la
vie sociale. La gestion n'est pas impuissante par caprice, elle est
par essence le lieu du complexe, c'est pourquoi toute gestion, tout
pouvoir, qui tente, d'en haut, de trancher dans le vif, c'est-à-dire
d'orienter fortement la vie sociale, tombe inévitablement dans
le totalitarisme. Car c'est au sein de la société, par
le développement multiple et conflictuel de la puissance, que
les gens définissent des orientations et dessinent des projets
en fidélité avec les positions les plus radicales. Il
n'y a pas de totalitarisme au sein de la puissance, car celle-ci est
par essence composition et décomposition du multiple. Ainsi,
loin de souhaiter l'affaiblissement et la disparition des États,
chose qui faciliterait la tâche à la Banque mondiale et
au pire des capitalismes, nous devons et nous pouvons développer
les mouvements sociaux qui exigent et qui permettent aux hommes et aux
femmes de la gestion de proposer des lois qui aillent dans le sens de
ces mouvements. Un revenu minimum vital, que la nation française
s'enrichisse avec les étrangers qui habitent son territoire,
un droit au logement pour tous, des crédits pour la recherche
médicale, etc., voilà autant de luttes et de revendications
à développer au sein de la société pour
qu'un État, le plus démocratique possible, puisse donner
suite à ces élans populaires. Enfin, en ce qui concerne
l'inquiétante question de la montée du fascisme, les dits
représentants du peuple ne pourront produire des lois antifascistes
efficaces que dans la stricte mesure où le peuple qu'ils sont
censés représenter développe dans le réel
de la société un grand mouvement solidaire antifasciste.
La question de la liberté, en société, ne se joue
ni dans l'État, ni dans des situations fermées sur elles-mêmes,
mais dans l'articulation de la puissance et de la gestion du pouvoir.
Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Octobre 1997
Immigration, le problème imaginaire
A l'instar de l'Allemagne, où plus de 7 millions d'étrangers
vivent dans l'insécurité permanente, sous la menace d'une
éventuelle expulsion ainsi que sous un contrôle quasi incessant
de leurs activités et déplacements, l'Europe se construit
sur ce que d'aucuns acceptent d'appeler le " problème de
l'immigration ". Que les mots ne soient pas neutres est une évidence,
mais qualifier de " problème " un élément
de la réalité relève d'un jugement de valeur qui
contient en lui-même la solution : s'il existe un problème,
il faut le résoudre, autrement dit, s'en débarrasser.
En France, après deux années de lutte autour des sans-papiers,
au moins 75000 personnes dont, comme le chante Manu Chao dans Clandestino
: " [La] vida va prohibida/Dice la autoridad ", devraient
quitter le territoire. Ainsi, expulsion, seuil de tolérance,
préférence nationale, contrôle des personnes, apparaissent
comme autant de problèmes sérieux et réels que
des gens sérieux et réels se doivent d'aborder sans trop
d'états d'âme.
Pourtant, la question de l'immigration telle qu'elle est traitée
par les différents gouvernements (ainsi que par ceux qui en font
leur fond de commerce fasciste et sécuritaire) présente
comme caractéristique essentielle de n'exister et de ne se développer
que dans l'imaginaire. Elle ne s'adresse et ne repose, en effet, que
sur des fantasmes, des peurs, des délires n'ayant aucun lien
avec les données objectives de la réalité. Dès
lors, nous pouvons affirmer haut et fort que le " problème
de l'immigration " n'existe pas. Il n'est que le monstre enfanté
dans les cauchemars paranoïaques de ceux qui ont peur, qui refusent
de voir dans l'étranger, le nouveau, autre chose que des sujets
d'inquiétude, de rejet, de stigmatisation. C'est ainsi que, par
exemple, les mêmes qui prônent le contrôle et l'expulsion
des immigrés (illégaux ou pas, cela n'a pour nous aucune
importance : l'illégalité n'ayant d'existence qu'eu égard
à des lois, qui, en la matière, sont plus que critiquables)
déplorent le problème que pose le paiement des retraites
des actifs d'aujourd'hui. Or, il est bien évident qu'en l'occurrence,
la solution provient, en partie, des immigrés : concrètement,
les immigrés (avec ou sans papiers) travaillent et paient les
retraites des Français, y compris de ceux qui demandent toujours
plus de contrôle et d'expulsions
Paradoxe ou symptôme de l'hypocrisie qui règne dans ce
domaine, toujours est-il que cet exemple illustre bien l'absence totale
de lien existant entre ces discours et la réalité. Par
ailleurs, si ces discours imaginaires ont une efficacité, celle-ci
n'est certainement pas à chercher dans la réalisation
effective de ce qu'ils prônent, à savoir l'expulsion. Personne,
en effet, même à l'extrême droite, ne peut songer
sérieusement à expulser l'ensemble des immigrés
" illégaux ". En effet, l'acte ignoble d'expulser (ou
de menacer de le faire) des gens qui tentent de profiter, ne serait-ce
qu'un peu, des richesses des pays centraux, vise plutôt à
maintenir de façon disciplinée et contrôlée
des centaines de milliers de travailleurs immigrés ainsi qu'à
justifier le contrôle et la menace exercés sur les populations
d'une manière générale. L'efficacité concrète
de ce discours et de cette politique est, encore une fois, imaginaire
: elle réside dans le fait de permettre de définir des
nationalismes, des identités par exclusion, au moment où,
de plus en plus, on assiste à la capitulation de tout ce qui
pourrait constituer des identités positives face à l'emprise
des capitaux supranationaux. Cela ne signifie pas, néanmoins,
qu'il faille répondre rationnellement au discours irrationnel
qui se développe autour de la question de l'immigration, mais
plutôt qu'il nous faut déplacer cette question de la fonction
repoussoir et fourre-tout qu'elle occupe pour pouvoir être en
mesure de la penser réellement. Alors, non seulement l'immigration
n'est pas un problème, mais, loin de toute démagogie,
nous pouvons affirmer que c'est une chance et une nécessité
vitale. Pour autant, il ne s'agit pas de tomber dans le discours plaintif
de la " belle âme " qui souffre face au spectacle repoussant
des expulsions violentes. Il ne suffit pas de dire non à l'injustice
de la double peine, ni d'être tolérant avec les étrangers,
avec les clandestins ; il s'agit plutôt de dire que la question
n'est pas de savoir si nous pouvons recevoir ou pas toute la misère
du monde, mais plutôt de refuser que la France devienne un bien
triste pays, parce qu'il manquerait l'occasion de recevoir toute la
richesse du monde.
Collectif Malgré Tout (Paris-France) - Septembre 1998
La mort comme simulacre d'absolu
Nos sociétés occidentales dirigent, semble-t-il, aujourd'hui
toutes leurs recherches et leurs efforts vers la sauvegarde de la vie,
une vie de plus en plus identifiée avec la vie biologique. Et,
dans ce monde devenu scanner (version moderne du panoptique de Bentham)
où toute opacité est perçue négativement,
les passions - l'amour, la pensée, la création - qui,
dans leur poursuite de l'inaccessible étoile, n'épargnent
pas les corps, sont mal vues ou dans le meilleur des cas considérées
comme d'une autre époque. Car la vie, dans son acception autre
que strictement biologique et individuelle s'apparente plus à
un torrent qu'à un long fleuve tranquille. Faute d'une odyssée,
nos contemporains racontent leur parcours médical. Ainsi, les
sirènes et les déesses tentatrices deviennent quelques
petits excès alimentaires ou comportementaux (fumer, manger gras...)
et les dangereux monstres sont les mille et une maladies qui guettent
notre pauvre corps-Ulysse, qui méconnaît Ithaque et a l'étrange
désir de mourir bien-portant. De cette façon, la pire
des tragédies, l'innommable, sera la mort de chacun de nous et
tout se passe comme si, à force de soigner le navire, on avait
oublié sa raison d'être qui est de naviguer en affrontant
certes, la houle et les tempêtes, mais en amarrant aussi dans
de délicieux ports lointains.
A force de considérer comme la pire des catastrophes le moment
inéluctable où le navire coulera, nous maintenons notre
navire au port et nous faisons de notre vie une survie. "Un homme
libre ne pense à aucune chose moins qu'à la mort, et sa
sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ".
Cette affirmation de Spinoza pourrait nous inciter à conclure
notre texte avant même de l'avoir commencé, car nos sociétés
semblent obéir au principe spinoziste en éludant, niant
et masquant la mort par tous les moyens. Mais, comme nous le verrons,
ce qui n'existe surtout pas c'est une véritable méditation
sur la vie car à force de refouler tout signe de mort biologique
nos contemporains ne pensent qu'à ça. Alors, dans notre
monde déserté par les dieux où tout paraît
possible grâce à la marchandise et le profit, la mort individuelle
serait la seule limite, le seul point de réel qui résisterait
encore. La mort fait donc office d'échec à la toute puissance
de l'homme moderne.
La mort, dans nos sociétés déboussolées
qui vivent à la fois dans le manque et le refus de tout sens,
apparaît comme une véritable Aufhebung, ou tout au moins,
comme ce petit mot "fin" qui aurait comme fonction imaginaire
d'être le point de capiton. Ainsi, dans l'absence de toute limite
autre que la mort, tout peut être mensonge, ou bien tout peut
être question d'opinion. Toute sagesse serait alors réduite
à une identification avec Socrate, non pas avec Socrate le penseur
mais avec "donc Socrate est mortel". Nous nous rappelons tous
ce passage dans l'Apologie de Socrate, où Socrate, face à
l'invitation qui lui est faite de sauver sa vie, va distinguer la petite
mort de la grande mort. La première relève de l'arrêt
de certaines fonctions vitales, de la dissolution de ce "pli"
qu'est chacun de nous. Fin toute relative donc, car la disparition d'un
"pli" ne touche en rien la substance qui tissait le "pli".
Fin toute relative aussi parce que, au-delà des illusions individualistes,
la vie n'est pensable que comme vie de l'espèce. La deuxième,
la grande mort, est celle qui implique de trahir, d'abandonner ou de
renier les principes dont chacun de nous n'est, dans le meilleur des
cas, que l'heureux porteur. Socrate préfère mille fois
affronter la petite mort pour éviter la deuxième. Et bien
que ceci ne figure pas dans l'Apologie, il est évident que nous
pouvons mille fois trahir nos principes fondamentaux sans pour autant
nous épargner la petite mort. C'est-à-dire que la "plaisanterie"
humaine, pour ne pas parler de condition, consiste à choisir
entre une double mort ou une simple mort, la bourse ou la vie (tout
en sachant que, à choisir la bourse, nous perdons la vie et la
tant aimée bourse). Socrate dit que la petite mort "doit
être, à leurs yeux, le péril suprême... ".
Péril suprême qui serait pour les tyrans et les sophistes
comme pour les banquiers et les commerçants d'affronter la mort
biologique, car nos sociétés vivent dans l'oubli de tout
ce qui peut exister au-delà des limites étroites et étouffantes
de l'individu. Un individu qui fonctionne sur deux piliers, le plaisir
et l'intérêt et pour qui tout rappel à une spiritualité
quelconque n'est là que comme un supplément d'âme
qui ne peut tenir le coup face à ces deux piliers. "Après
moi le déluge" dit, jadis, un roi, qui dans sa petitesse
n'avait pas le génie du roi de Ionesco. Dans la pièce
Le roi se meurt, le roi représente cette création de nos
sociétés spectaculaires, l'individu, produit d'un monde
unidimensionnel façonné par la séparation marchande.
Ainsi, le roi de Ionesco, comme chaque individu sérialisé,
se vit comme un roi dans son intimité, et considère sa
mort - parfois celle d'un autre - comme un vrai scandale. Et si l'homme
dans la figure de l'individu est le centre de l'univers, sa mort individuelle
devient un crime de lèse-majesté.
Nous ne sommes pas sans savoir que dans toute la longue période
de construction et de développement du "mythe du progrès",
les hommes entretenaient tacitement l'illusion et l'espoir d'atteindre
une véritable immortalité biologique par l'apport de la
médecine et de la science. De cette façon, la modernité
a remplacé la vision des mondes antiques : celle qui concevait
de façon variée l'immortalité dans un au-delà
de la vie biologique par la croyance dans une immortalité en
vie, et pour la vie.
De nos jours, la plupart de nos contemporains seraient en mal de dire
à quel péril plus grand que la mort individuelle faisait
référence Socrate, quelques instants avant de prendre
la ciguë. Au mieux, ceux et celles qui ont encore la force d'aimer
arrivent à concevoir la mort d'un être aimé comme
un malheur plus grand que leur propre mort. Certes, nous percevons là
les vestiges ou les présages d'une pensée qui va au-delà
des limites étriquées de "l'individu roi"; mais
nous restons malheureusement encore dans le cadre d'une pensée
de la mort sous sa seule forme biologique. Vouloir éviter à
tout prix la mort biologique, refouler sa présence et ses s nous
condamne paradoxalement à une pensée obsessionnelle de
la mort - le refoulement et le retour du contenu refoulé étant
toujours contemporains - nous nous condamnons donc, selon Spinoza, à
ne pas être libres. Et si l'esclave, de Hegel, est celui qui préfère
sa vie à sa liberté, force est alors de reconnaître
que, dans une société obsédée par l'idée
de la mort biologique, la vie reste condamnée à devenir
son propre simulacre, à savoir, la survie. La méditation
sur la vie proposée par Spinoza nous permet peut-être de
penser la vie comme cette multiplicité qui inclut la mort biologique
mais comme un élément parmi d'autres. Ainsi, la vie n'étant
plus une survie et dépassant largement les limites de la petite
mort, assume son devenir sous la forme de la participation à
la puissance, la puissance n'étant qu'une extension de la substance.
Nous connaissons cette opposition classique entre transcendance et immanence.
Pour la première, notre vie n'est qu'illusion et apparence, le
temps et le devenir qu'une faille, une déchéance par rapport
à l'éternité propre à la transcendance de
l'au-delà. Pour la deuxième qui est symétriquement
opposée à la première, il n'y a aucun au-delà,
mais une suite successive de "maintenant" et la seule pensée
de l'éternité est celle qui se rapproche d'une durée
prolongée quantitativement. Cette fausse contradiction nous invite
à choisir entre le tout comme somme des parties ou la partie
en dépit du tout. Il existe toutefois une autre façon
d'envisager les choses. Et si pour Platon "le temps est une de
l'éternité", pour son successeur Damascius, le temps
est "ce toujours dans le devenir" . Il n'y aurait donc pas
à choisir entre une vision de l'éternité transcendante
sous la forme de ce qui dure très très longtemps et l'immanence
piégée dans l'éphémère du maintenant.
Les néoplatoniciens nous enseignent qu'il n'y a "du tout"
que dans la partie ce qui implique que l'éternité se cache
et existe entre les secondes de la montre. Cette intuition philosophique
et poétique des néoplatoniciens sera fondée beaucoup
plus tard en logique mathématique avec les "transfinis"
de Cantor qui vont nous permettre de penser le tout sous la figure de
l'infini, comme inséré dans un segment fini. Une fois
libéré de cette fausse pensée de l'absolu qu'est
l'obsession de la mort, l'homme peut alors savoir - de par son corps
et sa raison - que l'éternité lui est accessible sous
la forme de la transcendance non plus dans un au-delà mais ici
et maintenant. Il s'agit-là de l'assomption de l'universel en
tant qu'universel concret, singularité où il est question
de la liberté de l'homme. L'universel n'est alors pas cette totalité
totalisante, somme finie de toutes les parties, il existe et n'est donné
que comme universel concret, c'est-à-dire comme singularité.
C'est là le tout dans la partie. La "plaisanterie"
humaine est justement structurée par cette transcendance dans
l'immanence, et l'homme n'existe que sous condition de maintenir la
tension entre ces deux termes-là. De la sorte, "le chevalier
à la triste figure" est l'archétype de l'homme, car
chacun de nous doit malgré et avec son corps lourdement biologique
suivre l'inaccessible étoile, car le principe ontologique qui
ordonne et rend possible la vie n'existe que sous la forme d'une exigence
permanente. Rien en nous, du point de vue anatomo-physiologique, ne
se prête à la poursuite de l'impossible et pourtant l'abandon
de l'impossible est sans doute la figure du mal absolu.
C'est pourquoi, au passage, nous ne pouvons pas ne pas penser à
ceux qui, dans nos "temps difficiles", nous invitent à
"sauver les corps", car même la lutte pour la justice
sociale, la lutte pour que les corps vivent dignement, ne peut exister
que sous condition de l'impossible, de l'inaccessible étoile.
D'ailleurs, que cela soit dans la médecine ou dans les projets
politiques, nous ne pouvons sauver un corps que si cet acte s'inscrit
dans un projet au-delà du corps, voire malgré le corps.
Le médecin qui lutte contre la mort ne constitue pas une situation
autonome ou pensable en soi, sa lutte doit forcément s'inscrire
dans une vision concrète de la vie. L'acte médical existe
toujours dans et pour une société donnée, et reflète
et relaye les fondements de cette société. Ce qui pose
problème ce n'est donc pas l'acte médical en soi mais
c'est l'organisation par la société de notre réalité
quotidienne comme un acte médical permanent où il n'y
a de vie que biologique : le sauvetage des corps devenant un objectif
de la vie condamne la vie à la survie. Pour pouvoir passer de
l'être-pour-la-mort, où la mort apparaît comme seule
conscience et vécu de la finitude, à l'être pour
la vie, il faut bien que cette vie-là ne soit pas un synonyme
ou une caricature de la toute-puissance du monde de la marchandise.
Cette vie-là doit pouvoir être assumée comme l'instance
ontologique de la fragilité, dimension qui existe au-delà
de la dichotomie faible-fort, dimension du partage où l'être
apparaît comme errance et incertitude. Nous suivrons Schopenhauer
lorsqu'il affirme que: "Plus un homme a conscience de la fragilité,
du néant et de la nature chimérique de toute chose, plus
aussi il a clairement conscience de l'éternité de son
propre être intime". La fragilité est alors invitation
au nomadisme libertaire qui peut concevoir le devenir sous la forme
d'un toujours, sans céder aux chants des sirènes qui nous
invitent à être propriétaires des richesses de la
terre pour mieux avoir l'illusion que l'on pourrait arriver un jour
à être propriétaire et maître de son destin.
Et, si la modernité a pensé la liberté de l'homme
sous la forme de la domination de la nature, du destin, de la mort,
le concept de fragilité nous permet, en revanche, de penser la
liberté, non plus comme ce qui s'opposerait à la surdétermination,
mais - comme nous le rappelle Joseph Combes , néoplatonicien
contemporain - comme coextensive à la surdétermination.
Dans la haine de la vie, dans l'obsession de la mort, la seule certitude
est toujours la certitude du pire. C'est pourquoi le mal exerce une
si forte attirance et que le néant du simulacre apparaît
comme un absolu à portée de main. Ne pas se bagarrer avec
la surdétermination, ne pas haïr la vie y compris dans le
fait qu'elle implique la disparition des individus, voilà ce
qui serait un début de cette coextensivité, une véritable
invitation à la dimension ontologique de la "fragilité".
L'abandon de la vision étriquée donnée par la dichotomie
"fort-faible" nous permet de ne plus concevoir la mort comme
l'unique vérité ni comme la seule limite et frontière
que l'homme doit craindre et respecter.
Bien au contraire, une assomption de la fragilité implique d'assumer
l'ensemble des principes et des frontières qui constituent le
cadre complexe de la vie, non pas uniquement humaine, mais de la vie
comme phénomène singulier de notre planète, de
notre situation dont nous ne sommes ni les maîtres ni les esclaves
mais les habitants. Si les hommes cessaient de considérer la
mort comme la seule chose à respecter, ils pourraient peut-être
respecter la vie, ses limites et ses potentialités. Ceci implique
nécessairement un pacte avec la si redoutée mort biologique,
et demande peut-être de saisir le sens des paroles des Indiens
mayas comme les Indiens d'autres tribus qui nous disent : "nous
sommes déjà morts". Car, pour penser, aimer, créer,
en somme vivre, il semble nécessaire d'adopter (ne serait-ce
qu'un peu) l'attitude socratique qui nous invite à vivre notre
vie en respectant et en craignant la grande mort sans essayer à
tout prix d'éviter l'inévitable. L'homme occidental est
assiégé par les messages publicitaires et idéologiques
qui l'incitent à "protéger sa vie", à
ne pas vieillir, à éviter tout trait d'évolution
physiologique normal. Tout pousse à abandonner la vie pour ne
s'occuper que de la survie marchande, pour le confort, les vitamines
et la peur des maladies.
Dans nos sociétés occidentales, la vie s'approche de plus
en plus de sa propre caricature, la réalité devient virtuelle,
aucun point du réel ne peut ordonner les éléments
de ce jeu virtuel dont le principe est que "tout est possible"
suivi comme sa propre ombre sinistre de la conclusion "rien alors
n'est réel". L'homme moderne vit ainsi son idéal
"d'être comme la pierre", triste idéal qui dans
son idiotie ne reflète aucun degré du réel, même
pas celui de la pierre qui, dans sa secrète intimité,
coule, chante et devient. De cette façon, la mort perd son caractère
de certitude absolue que notre société essaye de lui donner,
la mort n'est plus "cette douce certitude du pire". Douce,
parce que nos contemporains préfèrent toujours la certitude
de la mort à l'incertitude propre à l'ineffable, propre
au principe selon lequel une vie ne peut se réduire ni au biologique
ni exister en dehors de lui; J. Combes présente ce principe comme
ce qui "... ne peut être ni hors du tout ni dans le tout
, et le tout ne peut procéder d'un principe ni être le
principe ...". Avec cette tension, ou mieux dit, sous condition
de cette tension, la vie existe, non comme possession individuelle que
certaines personnes pourraient capitaliser (y compris par le vol d'organes)
mais comme cet élan auquel les espèces et les individus
participent, source et cause de la fragilité.
Miguel Benasayag - Mai 1998
SPINOZA, Ethique , GF-Flammarion, p. 285.
DAMASCIUS, Des premiers principes , Verdier.
COMBES, Joseph, Etudes néoplatoniciennes , Millon. Ibid.
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout