Philosophe et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages 1, Miguel Benasayag
se définit également comme «militant chercheur », par opposition au
militant servant le discours et les pratiques prédigérées par sa hiérarchie.
Il a combattu dans la guérilla guévariste en Argentine et passé plusieurs
années en prison. Aujourd’hui il vit et travaille en France où il anime,
entre autres, le collectif « Malgré Tout », qui rassemble plusieurs
organisations des quatre coins du monde incarnant ce qu’il nomme « la
nouvelle radicalité », désireuse de changer le monde à travers une résistance
par la création.
Le Passant : D’après vous, les nouvelles luttes sociales qui émergent
aux quatre coins du monde depuis les années 90 se distinguent des précédentes
en ce qu’elles ne sont plus seulement des luttes contre, mais aussi
des luttes pour l’affirmation de la vie. Pourriez-vous préciser ce que
vous entendez par lutter « pour la vie » ?
Miguel Benasayag : En réalité, je crois que ce qu’on doit pouvoir changer,
au moins un peu, c’est la notion même de «luttes ».
Ce qui se passe, c’est que parler de luttes, de logique et d’affrontement,
etc., implique aussi qu’on partage avec l’ennemi au moins un territoire
commun, un lieu de la lutte, de l’affrontement. Ceci ne me semble pas
être aujourd’hui le point central de ce qui est en train de se passer
dans différents pays et régions du monde. C’est pourquoi je reprends
l’énoncé de G. Deleuze : « résister, c’est créer », aujourd’hui
plus que jamais.
Il s’agit aujourd’hui, en réalité, de constater l’émergence de nouvelles
formes de lien social, de nouvelles formes de culture, de formes de
vie, il s’agit de quelque chose qui est en train de se passer, pour
ainsi dire, dans la dimension du « sens », considérant que « sens »
ne signifie rien d’arbitraire ou de subjectiviste, mais que dans « sens
» il existe une dimension ontologique.
Notre humanité se cherche, les formes classiques de la modernité, la
société et la culture de l’individu paraissent totalement épuisées,
totalement impuissantes face aux différents problèmes que l’humanité
affronte. C’est pourquoi il s’agit de questions et de problèmes qui
ont à voir avec la vie, avec le fait d’essayer de savoir par où peut
continuer et se développer la vie. C’est un peu ou assez spinoziste
comme question, mais c’est de cela qu’il s’agit.
Seulement, il faut prendre en compte que lorsqu’on dit « la culture,
la société de l’individu se trouvent épuisées, c’est-à-dire, n’arrivent
pas à développer la vie », nous ne voulons pas faire référence à un
soi-disant collectif qui serait le contraire de l’individu. Lorsqu’on
parle de « culture et société de l’individu », on nomme à la fois, bien
sûr, une forme de collectif, une forme de collectif qui se pense, qui
se structure et se discipline comme si elle était constituée, formée
par une somme d’individus séparés les uns des autres.
- Pensez-vous que les différentes victimes de la précarité, celles qui
subissent l’effet de la précarité du travail comme celles qui souffrent
de la plus grande exclusion, peuvent elles aussi développer ce type
de lutte ? Ne sont-elles pas contraintes à concevoir leurs luttes comme
des luttes contre la société qui produit leurs souffrances ? Leurs souffrances
ne sont-elles pas parfois si profondes qu’elles interdisent toute révolte
?
Ce qui se passe en réalité, c’est que les « victimes », tant qu’elles
se pensent comme « victimes », sont condamnées à demander justice, à
demander réparation à la société qui les condamne, qui les oppresse.
Mon expérience des centaines des fois répétée, par exemple, dans les
terres occupées, dans les quartiers d’autogestion ou dans les squats
etc., c’est que les gens commencent à faire des choses pour survivre,
pour, malgré tout, subsister, et petit à petit ces endroits se transforment
en véritables fabriques, véritables laboratoires de nouvelles images,
de nouvelles formes de vie. C’est ainsi que les gens disent « on a commencé
ceci pour survivre et on a trouvé une vie », une forme de vie supérieure,
c’est pour cela que ce de quoi il s’agit, c’est de l’émergence d’une
série d’expériences existentielles, je veux dire, beaucoup plus étendues,
beaucoup plus profondes que ce qu’on connaît, comme la dimension politique
classique.
- D’après vous, la force des nouveaux types de lutte tient à leur rupture
avec les schémas classiques d’organisation et à leur rejet de toute
structure hiérarchique. En quoi s’agit-il d’un progrès ?
Justement, dans ces nouvelles et multiples expériences, ce qui apparaît,
c’est cette rupture avec le monde de la représentation, c’est-à-dire
qu’on assiste à une sorte de puissance qui se développe, qui existe
dans le présent, ici et maintenant, ce qui ne veut pas dire qu’elle
ne puisse pas se projeter dans le futur, au contraire. Simplement, quant
on rompt avec la forme classique de la représentation, on rompt avec
l’attente, avec la promesse, avec le principe politique classique qui
dit « croyez en moi et mettez vous en rang ». Qui veut la liberté, commence
par obéir à un « maître »2.
Dans ce sens, rompre avec l’attente, habiter le présent, signifie une
grande puissance d’émancipation. Il est intéressant de se rappeler que
parmi les dénommées « passions tristes », Spinoza incluait l’espoir,
l’espoir qui nous laisse toujours dans l’attente de Godot…
Il y a une énorme différence entre agir derrière tout en espérant un
programme, un modèle, et ce qui est en train d’arriver, c’est-à-dire
le développement de projets concrets qui ne sont ni des modèles ni des
programmes.
- Les manifestations de Seattle ont mis en lumière l’efficacité d’un
type d’organisation en réseau, où les militants s’associent par groupes
d’affinités indépendants, mais Gênes et Goetteborg n’ont-ils pas fait
apparaître les limites de ce type d’organisation ? Plus généralement,
comment ce modèle organisationnel est-il, d’après vous, en mesure de
répondre à la criminalisation toujours accrue des mouvements anti-mondialisation
?
Je crois en réalité que ces grandes manifestations sont surestimées
par la presse mondiale. Parce que justement, ce qui est en train d’émerger,
qui possède une dimension anthropologique, une dimension historique
et philosophique, est trop nouveau pour être compris dans les limites
étroites de la presse. Trop nouveau et incompris par les universitaires,
sans parler des politiciens professionnels et des militants classiques
(ceux que nous appelons les militants tristes), qui pensent que ce qui
est en train de se passer est trop vague, trop « libre », que cela doit
être formaté, et ils croient que ces rencontres sont les lieux où l’on
commence à mettre un peu… « d’ordre dans tellement de liberté ».
En ce qui concerne la criminalisation du mouvement, ce n’est pas un
problème, c’est du pur spectacle. Ce qui est vrai, c’est qu’on ne peut
pas contester radicalement un ordre social et attendre que ce même ordre
et ses représentants nous aiment. Moi, pour ma part, je serais très
offensé si les représentants de cet ordre néo-libéral, qui est sans
doute criminel, m’aimaient, je me sentirais très mal. Ni eux m’aiment,
ni moi je les aime. Les années de prison, l’exil, la mort de ceux que
j’ai tant aimés sont mes meilleurs motifs de joie, de puissance et même
d’une certaine fierté.
- A la tristesse sociale et individuelle caractéristique d’une société
capitaliste, vous opposez la militance pour la joie. Après le 11 septembre
et le développement de différentes formes de violence extrême à l’échelle
mondiale, ce projet est-il toujours possible ? Ne devrait-on pas plutôt
en conclure que la catastrophe a lieu et qu’il ne reste plus qu’à organiser
le pessimisme ?3
Je ne sais pas pourquoi on est aussi pessimiste, mais en ce qui concerne
notre petit monde, les choses sont loin d’être aussi tristes.
En réalité, dans le 11 septembre, il y a deux choses : une chose très
très triste, c’est le fait que le 11 septembre 1973, la CIA et les oligarchies
locales écrasèrent dans le sang la joie du peuple chilien. Ce fut le
coup d’Etat de Pinochet contre le compañero Allende.
Mais si vous voulez parler de ce qui s’est passé aux Etats-Unis, en
réalité, il y a un terrorisme incroyable qui fait que tout le monde
doit penser comme une catastrophe quasi-personnelle le fait qu’il y
ait eu un acte de guerre dans le territoire des Etats-Unis.
Dans la même semaine, personne ne sait combien d’africains sont morts
au combat, personne ne sait combien de civils afghans meurent par l’intervention
américaine, combien d’enfants sont morts à cause de l’injustice de notre
ordre social…
Ben Laden est un fruit de la CIA, à tel point que nous avons été face-à-face
dans les tranchées du Nicaragua, étant donné qu’il était dans le camp
de la « contra ». Autant dire, aucune sympathie pour ce personnage,
aucune sympathie pour les méthodes terroristes qui sont les méthodes
du pouvoir. Jamais nous avons développé, par exemple, des actes de terrorisme
pendant la résistance à la junte militaire.
Mais ce qui est arrivé aux américains, c’est qu’on les a attaqués dans
leur territoire, comme eux-mêmes attaquent tellement de peuples. La
guerre est horrible, mais je ne vois pas pourquoi le fait de bombarder
avec des avions militaires des populations civiles serait moins grave
que ce qui est arrivé aux Etats-Unis. Il faut refuser le terrorisme
qui veutnous faire croire que ce qui arrive aux américains serait une
attaque contre nous tous.
Ce n’est pas notre problème, nous n’avons pas à choisir entre la peste
et le choléra, notre question, c’est le développement lent, contradictoire
et difficile d’un nouveau monde multiple et joyeux ici et maintenant.
Et pour l’avenir, que les imbéciles s’arrangent entre eux.
- Vous avez étudié l’idéologie sécuritaire, et vous dites qu’elle a
pour conséquence d’isoler les gens en instaurant la peur, en les renvoyant
à l’état d’individu – état que vous considérez comme une fabrication
du capitalisme et que vous opposez à la notion positive de personne.
Pourriez-vous revenir sur cette idéologie et sur ces deux notions ?
La notion, le concept et à la fois la culture de l’individu ne peuvent
pas être présentés simplement comme un « produit du capitalisme »… En
réalité, entre l’émergence de la préoccupation et la notion d’individu,
qu’on peut dater à partir des travaux de Abelard jusqu’à nos jours,
« individu » ne veut absolument pas dire la même chose, à tel point
que, essentiellement, le sens, le contenu du concept, se sont transformés
en son contraire. Comme concept, naît la pratique, dirait-on, d’une
émancipation. Aujourd’hui, individu veut dire la société standardisée,
la tristesse, l’impuissance.
En ce qui concerne la question de l’idéologie sécuritaire, on peut dire
que c’est un vrai symptôme de la crise, mais dans le sens profond. En
réalité, celui qui parle d’insécurité sait, ou devrait savoir, de quoi
il parle.
De mon point de vue, chaque fois que j’entends parler d’insécurité,
l’image que j’ai est celle d’un monde où trois quarts des habitants
sont plus ou moins condamnés à la misère, ou même à disparaître, et
le quart restant, celui qui profite encore de cet ordre social injuste,
sait, bien sûr, que les autres le détestent, que les autres le volent,
l’attaquent, etc. En résumé, parler d’insécurité, c’est se mettre d’emblée
du côté de la force, du côté de ceux qui profitent de cet ordre social.
Personne ne doit voter au second tour des élections, car pour défendre
justement la démocratie, nous devons dire avec force « ça suffit » à
cette hypocrisie où les deux (camps) sont les mêmes, l’un usant de l’anesthésie
et l’autre non, mais les deux se rangent du côté des puissants qui se
défendent du peuple, des peuples.
Aujourd’hui comme hier, nous devons prendre parti pour ou contre les
condamnés de la terre, non parce que la violence existe, non parce nous
aimons comme des saints laïcs les pauvres, mais parce que nous refusons
de nous sentir associés aux puissants.
Il n’y a pas de problème d’insécurité, le problème est la dissolution
du lien social, le problème c’est la corruption des politiciens, le
problème ce sont les laboratoires (pharmaceutiques) qui condamnent des
populations entières au nom du bénéfice économique. Il y a violence
parce qu’on détruit chaque jour l’écosystème, mais il n’y a pas d’un
côté violence et de l’autre insécurité, comme un bourgeois qui regarde
scandalisé sa télévision. Il y a un véritable désastre pour la vie et
c’est cela le problème. Maintenant, il ne faut plus attendre, ni rien
ni personne… il faut faire.
Miguel Benasayag *
* Philosophe et psychanalyste.
Interview réalisé par Christine Vivier, Traduction : Cristina
Contramaestre
(1) Aux éditions La Découverte : Malgré tout. Contes à voix basse des
prisons argentines, 1982 ;
Transferts. Argentine, écrits de prison et d’exil (en collaboration
avec F. Sorribès Vaca), 1983 ;
Utopie et Liberté, les droits de l’homme : une idéologie ?, 1986 ;
Critique du bonheur (avec E. Charlton), 1989 ;
Cette douce certitude du pire (avec E. Charlton), 1991 ;
Penser la liberté. La décision, le hasard et la situation, 1991 ;
Le Pari amoureux (avec D. Scavino), 1997 ;
Pour une nouvelle radicalité (avec D. Scavino), 1997 ;
Le Mythe de l’individu, 1998 ;
La Fabrication de l’information (avec F. Aubenas), 1999 ;
Du contre-pouvoir (avec D. Sztulwark), 2000.
Aux éditions du Félin : Peut-on penser le monde ? hasard et incertitude
(en collaboration avec H. Akdag et C. Secroun), 1997.
(2) En français dans le texte (N. de T.)
(3) Voir l’article de J.-M. Lachaud « Organiser le pessimisme » !, Le
Passant Ordinaire n°37, p. 14. (NDLR)
Le lien d'origine de l'article dans
le N° 39 Le passant Ordinaire (mars2002 - avril 2002)
http://perso.wanadoo.fr/passant.ordinaire/revue/39-379.html
Le lien d'origine de la revue et de ses archives
http://www.passant-ordinaire.fr.st/archives_passant.html
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout