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Formater les esprits et détruire le sujet moderne, voilà
comment Dufour analyse le programme du capitalisme contemporain.
Son livre est un dialogue avec différents auteurs à
propos de l’évolution de la subjectivité humaine.
Il s’agit d’une hypothèse et de la mise en évidence
de tendances. Les anciennes formes de la subjectivité cohabitent
avec ce qu’il décrit et essaie de comprendre. Il se
réfère à la notion de postmodernité,
parce que la modernité, qui a commencé vers le XV°
siècle et a produit la pensée des Lumières,
est en train de laisser la place à autre chose que l’on
nomme de façon commode : « postmodernité ».
L’usage de cette nomination ne veut pas dire que l’on
soit d’accord avec l’idéologie postmoderne, c’est
une manière de situer le propos.
Dufour propose la thèse suivante : l'échange marchand
tend à désymboliser le monde. Le capitalisme cherche
à détruire l'excès de sens qui accompagne les
produits ou les choses que les humains s'échangent entre
eux. La valeur d'échange tend à évacuer la
valeur d'usage, la valeur symbolique et l'inscription socio-culturelle
qui accompagne les objets. Seule compte la valeur monétaire.
Le capitalisme postmoderne ne tolère plus aucune entrave
à la circulation des marchandises. Ceci a des conséquences
sur l'usage du langage et la place du discours dans les échanges
entre les humains.
D. R. Dufour se demande si nous sommes face à une mutation
anthropologique, si la condition humaine, liée à la
postmodernité, constitue une rupture avec la condition humaine
de la modernité. Le seul accord possible entre les humains
serait celui sur l'échange de marchandises. Les accords et
les négociations sur les valeurs symboliques, l'histoire,
les valeurs, la culture, la morale, les fondements, les finalités,
sur ce qui dépasse le concret humain sont attaqués
et discrédités par le capitalisme postmoderne. Ceci
a des conséquences sur les garants, la confiance, le sens.
Il se pose la question si le capitalisme ne cherche pas à
construire un homme nouveau. Le seul réel admis sera l'adaptation
à la marchandise. On retrouve les interrogations de Peter
Sloterdijk sur le devenir humain (1).
Dufour constate que l'ordre des choses doit apparaître doux,
lisse, continu, désirable et désiré, voulu
et toujours normal, évident. Mais derrière la façade
soft, la violence est réelle. La politique des Usa, pour
ne parler que d’eux, est violente tant à l'extérieur
qu'à l'intérieur du pays.
Il explique qu'il parle du sujet au sens philosophique. Il revient
sur Kant, qui a définit le sujet critique comme un sujet
utilisant le pouvoir de l'esprit pour organiser, classer, discriminer,
hiérarchiser, organiser, évaluer, juger,argumenter.
Il rappelle que pour ce philosophe, ce qui n'a pas de prix est justement
ce qui est concerné par la notion de dignité.
Il note que l'utilitarisme gagne sur tous les tableaux, mais que
cet utilitarisme ne concerne pas le bien du plus grand nombre, mais
seulement le bonheur individuel réduit à l'appropriation
des objets marchands. Le capitalisme propose une vie basée
sur les flux pour un sujet ouvert, toujours disponible pour de nouvelles
propositions marchandes, où la souplesse et la flexibilité
sont la règle. Le sujet postmoderne est un sujet précaire,
flottant, fluctuant, souple, nomade, branché sur des identités
multiples, capable de rebondir rapidement. Ce sujet vivrait dans
un monde sans limites. Pour D. R. Dufour, c’est l'indice d'une
crise du sujet moderne, crise qui est surtout visible dans les pays
développés et qui touche plus particulièrement
la jeunesse.
Il essaie de comprendre cette transformation subjective en étudiant
le caractère historique de la subjectivité. Il décrit
les sujets modernes ou antérieurs comme des sujets qui sont
sous le sceau d'un grand Sujet, celui que la psychanalyse appelle
l'Autre. La figure de l'Autre implique notre incomplétude
et une structuration triangulaire entre le sujet, l'Autre et l'inconscient.
Cet Autre est un discours, une fiction qui nous dépasse et
qui nous transmet comment fonctionne le désir, les interdits,
comment les valeurs morales s'énoncent, comment nous pouvons
trouver notre place dans l'histoire humaine. Dufour postule qu'il
y a des âges différents pour l'inconscient. Le sujet
du moyen âge vit sous la marque de l'Un : Dieu, le Roi, etc.
Ensuite, le grand sujet moderne énonce que la raison a un
rôle déterminant. Le sujet moderne est déjà
complexe et confronté à la multiplicité des
références (la science, la religion, l'art, les différents
niveaux politiques, etc..). Dufour synthétise les conditions
de la subjectivité humaine moderne ainsi :
1 / la critique en raison,
2 / le système mental des différences, qui permet
de classer et de se placer dans un rapport différentiel relativement
stable.
3 / le rapport au désir médiatisé par le langage,
ce qui induit des névroses,
D. R. Dufour caractérise la postmodernité comme étant
le déclin du grand sujet, ou l'absence de grand sujet comme
référence. Le capitalisme postmoderne n'a pas besoin
de ce grand sujet. Tous les grands récits ont été
détruits les uns après les autres : les récits
religieux, monothéistes, les récits autour des Etats-Nations,
les récits progressistes visant l'émancipation des
travailleurs/euses. La postmodernité vit dans le flottement
généralisé des valeurs. Des mini-récits
locaux, communautaires fonctionnent ou se recréent, ils peuvent
être teintées d'archaïsme. Il n’y a plus
de grand récit universel. Le Marché essaie de se proposer
comme grand sujet implicite. Son présupposé : il faut
que des marchandises soient produites en quantité croissantes
et à des coûts toujours moindres. Là, on retrouve
la place essentielle du marketing et de la publicité dans
le capitalisme contemporain. Pour réaliser le capital au
travers des marchandises (2), il faut capter le désir, le
rabattre sur le besoin et produire le sujet consommateur, comme
le décrit André Gorz (3).
Dufour note la prégnance du schéma du réseau.
Le réseau se suffit à lui-même, il ne connaît
pas d'extériorité. Le réseau est diffus et
extensible souple et presque invisible, il fournit un nouveau territoire
mental virtuel presque hors référence. Par nature,
il ne peut être unifié ni centralisé, il est
la multiplicité même.
Dufour constate que les définitions ternaires tendent à
disparaître, que la montée des définitions auto-référentielles
est patente. Il parle de l’hystérisation du monde et
de l’affolement de l’être au travers des nouvelles
technologies de l'information et de la communication. L'intensité
se doit d'être maximum, ceci rejoint les thèses de
Paul Virilio (4) sur la vitesse si valorisée par notre société.
Il remarque la même chose que les psychanalystes sur le développement
généralisé du narcissisme. Il propose le concept
de « narcynisme » pour parler de ce mélange d'individualisme
et de cynisme que l'ont rencontre de plus en plus souvent. Il insiste
sur le poids du relativisme, qui met tout sur le même plan
et qui évacue si facilement et si rapidement les questions
de fond. La postmodernité met en place un déni du
réel, où la mort est occultée, où la
destruction de la planète n'existe pas, où les victimes
sont des faits divers, où jamais n'émerge la question
du pourquoi, ni celle du fonctionnement structurel, ni celle des
conditions de possibilités. Dans le même temps, apparaissent
de nouvelles formes de violences et de sacrifices (on pense à
Richard Durn ou à Colombine). L'avoir prend le pas sur l'être,
la culpabilité est remplacée par la honte. Le capitalisme
postmoderne se propose de combler le manque qui existe inévitablement
dans le réel et dans les références. Nous devons
trouver les réponses à nos problèmes nous-mêmes.
Ces réponses ne sont jamais écrites à l'avance
et nous devons vivre en sachant que nous serons toujours dans l’incomplétude.
Dufour parle aussi des nouvelles formes de communautés de
notre monde, ici on pense aux néo-tribus de Maffesoli (5),
où l’union, la communion se fait sur la base de l’émotion
: la musique, le sport, … Il évoque également
les nouvelles formes de dépendance qui dépassent largement
le cadre des substances autorisées ou interdites par la loi.
La toute puissance est promise par le système aux sujets
conformes, les objets sont sensés apporter une plus value
narcissique et existentielle.
Dans ce cadre, il existe des tendances qui nient la place de la
différence sexuelle ou la différence entre les générations.
Nous n'avons de valeur au regard du capital que si nous sommes solvables,
le reste n'a aucune importance. Les attaques contre les instances
collectives sont massives et permanentes. Le droit n'est plus indexé
à des fondements moraux, c'est une procédure, la notion
de justice a perdu sa majuscule. Le poids de l'image et de la télé
est souligné et analysé comme à la base des
difficultés pour lier le texte et l'image, ce que constatent
si souvent les profs chez les enfants. Cette déconnexion
entre le texte et l'image met en péril le rôle du discours.
La transmission d'une génération à une autre
passait jusqu'à maintenant par un discours, une fiction,
une histoire que l'on racontait. La fonction symbolique s'appuyait
sur ces fictions et les acquisitions mentales qui s'en suivaient.
On retrouve ici la couveuse symbolique de Sloterdijk.
La fin de l'autorité de la parole et le déni générationnel
participent de la construction de cet individu flottant que désire
le capitalisme postmoderne. La tendance unisexe tend, elle aussi,
à masquer la différence des places dans le rapport
au désir, pour le marché nous sommes a priori interchangeables
et équivalent/es. Les symptômes, qui tendent à
fixer les personnes sur certains comportements répétitifs,
dont elles ignorent les causes profondes, deviennent des obstacles
au « toujours plus » du capitalisme. L'injonction à
consommer, l’impératif de jouissance n'a que faire
des névroses. D’autre part, ce qui peut étonner,
c'est le décalage entre l'omniprésence de la sexualité
et l'épanouissement réel des personnes. On peut même
se demander si nous ne sommes pas dans la situation suivante : «
sexualité partout, désir nulle part ! ».
Dufour en vient à se poser la question du devenir humain.
Celui-ci est une conquête toujours renouvelée, une
transmission et une acquisition qu’il faut réaliser
à chaque génération. Il met en garde contre
la récupération des thèses de Foucault, Deleuze
et Lacan par le capitalisme. Il se demande si la multiplicité
et le devenir schizoïde, valorisés par Deleuze et Guattari,
ne sont pas devenus des éléments de la nouvelle norme
capitaliste. Sa question est pertinente. On sait maintenant que
l’anti-autoritarisme peut être utilisé par le
capitalisme à ses fins. C’est ce que montre «
Le nouvel esprit du capitalisme » de Chiapello et Boltanski
(6).
Ensuite, Dufour essaie de voir comment les capacités symboliques
des humains sont en jeu dans ces évolutions. Il distingue
deux types de domination : la domination sociale et politique et
la domination ontologique. Il entend par domination ontologique
le fait que les humains se soumettent aux lois de la parole. Cette
soumission est inconsciente, elle se réalise sans contrainte,
puisque nous échangeons notre soumission contre une place
et du sens dès notre plus tendre enfance. Dufour reprend
ici la conception psychanalytique sur la structuration de subjectivité
développée par Lacan. Devenir humain, c’est
une « institutionnalisation », qui implique des personnes
qui transmettent un discours : les parents, puis l’école
et les institutions collectives de nos sociétés. Le
discours nous précède et excède notre position
subjective. C’est par l’acquisition de la maîtrise
de la parole et du discours que nous développons nos capacités
symboliques. C’est notre façon, située dans
l’espace temps, de devenir humain, une partie de ce devenir
est inconsciente. Dany Robert Dufour estime qu’il ne faut
pas confondre les deux dominations : le niveau de l’être
humain et le niveau social et politique. La désymbolisation
concerne le niveau intime de notre être. Il prend plusieurs
exemples de désymbolisations, il cite en particulier le passage
à L’Euro. Les pièces et billets sont porteurs
de représentations. Celles-ci ont une face commune et une
face nationale. Les images et symboles présents sur les nouveaux
billets ne font plus référence aux histoires des peuples
et nations, telle que le faisait le franc ou d’autres monnaies.
Il ne reste plus que la monnaie déconnectée de la
réalité socio-culturelle des humains. Son propos n’est
pas nostalgique, il pense que le sujet moderne issu de la pensée
des Lumières est menacé. Le capitalisme promeut un
sujet déchu de sa faculté de juger et sommé
de jouir sans désirer. Un sujet dont l’émancipation
se mesure avec la possession et l’affichage d’objets
ou de marques.
Le capitalisme postmoderne cherche à rejeter toute notion
de manque, il flatte le désir de toute puissance, il accentue
le caractère hystérique de notre vie en développant
la montée en puissance de l’intensité. Ce dernier
point est visible dans l’usage des moyens de communication
comme les téléphones portables ou Internet. L’urgence
et le stress, c’est devenu banal. Je crois qu’il est
possible de dire maintenant que le capitalisme postmoderne est un
mode de production engagé dans la culture intensive du narcissisme.
De plus, l’autorité est moins évidente, elle
ne s’énonce plus de la même manière, souvent
elle ne s’énonce plus du tout, mais elle continue d’exister,
elle est présente « de facto » sans discours
de justification. Elle n’est pas assumée ouvertement,
elle est diffuse, elle gère, elle surveille, elle empêche
au lieu d’interdire, elle est technique et appuyée
sur le discours des experts sans se dire explicitement. Dufour emploie
le concept psychanalytique de forclusion pour qualifier le fonctionnement
postmoderne de l’autorité. Pour la psychanalyse, l’autorité
est un repère psychique structurant qui concerne tout individu.
Ce repère est soit symbolisé, soit forclos, c’est
à dire dénié, hors du réseau signifiant.
La symbolisation conduit à vivre le désir au travers
du langage et des symptômes névrotiques. La forclusion
est un mécanisme propre à la psychose (différent
du refoulement névrotique avec les symptômes et la
sublimation) de rejet et d'annulation d'une représentation
traumatisante, et de sa réapparition dans le délire,
l'hallucination ou la violence. C’est pour cette raison que
Dufour parle d’une tendance psychotisante à l’œuvre
dans notre société. La désymbolisation du monde
réalisée par le capitalisme postmoderne garde les
signes, les symboles détachés de leur sens, comme
des pures formes. Il s’agirait d’une sorte de perversion
soft, où d’un côté il y a un impératif
de jouissance et de consommation, et de l’autre, une tentative
de protection contre l’envahissement de la jouissance, une
sorte de « oui, mais ! ». La névrose étant
justement notre difficulté à vivre nos désirs
dans un cadre symbolique, où les interdits sont clairement
énoncés. Le système symbolique structurait
le psychisme et protégeait le sujet de la folie par un cadre
mental assez stable.
D. R. Dufour conclue son livre sur une évaluation de notre
situation. Il se demande si la mort du sujet moderne est une bonne
chose ou non. Il refuse la vision qui qualifie cela de catastrophe.
Cette position invite à vouloir restaurer l’autorité,
elle lance un appel au passé. Il rejette cette voie réactionnaire.
Il examine ensuite la position qui se réjouit de cette évolution,
qui la qualifie de libération, et conduit les sujets à
exalter et profiter de la situation. Dufour n’est pas d’accord
avec cette valorisation, parce elle nie les dangers liés
à ce nouveau fonctionnement. Sa position consiste à
accepter les mutations, tout en sachant que ceci pose des problèmes
difficiles. Il nous appartient de la transformer en opportunité
pour inventer autre chose. Cette manière de voir l’évolution
de la société pose la question de savoir quel anticapitalisme
nous sommes capable de construire, parce que la situation n’est
pas sans dangers.
Ce livre peut intéresser les libertaires, parce que l’auteur
appelle au dialogue, à la confrontation pour créer
une autre société qui ne serait pas basée sur
la domination capitaliste. Il propose une analyse de l’évolution
du capitalisme, qui peut nous aider à comprendre un peu mieux
ce qui se passe dans notre vie. Cette approche peut nous donner
des pistes pour essayer d’analyser nos difficultés,
car nous nous adressons à la subjectivité des personnes
exploitées et opprimées par le capitalisme. L'idée
libertaire est issue de la pensée des Lumières, ce
qui veut dire que nous aussi nous sommes touché/es par la
crise de la subjectivité moderne. A mon avis, c’est
un élément qui peut faire partie de notre boîte
à outils critique pour notre recherche action militante,
notre biopolitique libertaire.
Philippe Coutant, Nantes le 2 Septembre 2004
Notes :
1 / Peter Sloterdijk, note de lecture parue dans les Temps Maudits
:
sloterdijk.html
2 / Note de lecture sur le livre de Bernard Stiegler dans le N°
20 des Temps Maudits.
3 / André Gorz Revue Ecorev numéro 13 (été
2003) « Vivre et consommer autrement »
http://ecorev.org/article.php3?id_article=164
;
ou : ProductionduConsommateur.html
4 / «La vitesse est l'analyseur (de la société)
numéro un. Dans une société où la vitesse
n'était pas mise en oeuvre techniquement, industriellement,
on pouvait encore se poser la question. A partir du moment où
on invente la machine à vapeur et le télégraphe,
c'est fini», Paul Virilio, auteur de «Vitesse et politique»
et de «La vitesse de libération» (éditions
Galilée).
Ou : « Vitesse et information, Alerte dans le cyberespace !
» par Paul Virilio, revue Audiolab : http://homestudio.thing.net/revue/content/virilio2.htm
ou : Virilio03.html
5 / Différents articles de Michel Maffesoli sont disponibles
sur ce site :
http://www.ceaq-sorbonne.org/maffesoli/articles.htm
6 / « Le nouvel esprit du capitalisme » de Chiapello
et Boltanski, note de lecture parue dans les Temps Maudits :
chiapello.html
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