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Note de Lecture sur le livre de Dany Robert Dufour « L’art de réduire les têtes »
Sur la nouvelle servitude de l'homme libéré à l'ère du capitalisme total
2003 Collection Médiations éditions Denoël

Formater les esprits et détruire le sujet moderne, voilà comment Dufour analyse le programme du capitalisme contemporain. Son livre est un dialogue avec différents auteurs à propos de l’évolution de la subjectivité humaine. Il s’agit d’une hypothèse et de la mise en évidence de tendances. Les anciennes formes de la subjectivité cohabitent avec ce qu’il décrit et essaie de comprendre. Il se réfère à la notion de postmodernité, parce que la modernité, qui a commencé vers le XV° siècle et a produit la pensée des Lumières, est en train de laisser la place à autre chose que l’on nomme de façon commode : « postmodernité ». L’usage de cette nomination ne veut pas dire que l’on soit d’accord avec l’idéologie postmoderne, c’est une manière de situer le propos.

Dufour propose la thèse suivante : l'échange marchand tend à désymboliser le monde. Le capitalisme cherche à détruire l'excès de sens qui accompagne les produits ou les choses que les humains s'échangent entre eux. La valeur d'échange tend à évacuer la valeur d'usage, la valeur symbolique et l'inscription socio-culturelle qui accompagne les objets. Seule compte la valeur monétaire. Le capitalisme postmoderne ne tolère plus aucune entrave à la circulation des marchandises. Ceci a des conséquences sur l'usage du langage et la place du discours dans les échanges entre les humains.

D. R. Dufour se demande si nous sommes face à une mutation anthropologique, si la condition humaine, liée à la postmodernité, constitue une rupture avec la condition humaine de la modernité. Le seul accord possible entre les humains serait celui sur l'échange de marchandises. Les accords et les négociations sur les valeurs symboliques, l'histoire, les valeurs, la culture, la morale, les fondements, les finalités, sur ce qui dépasse le concret humain sont attaqués et discrédités par le capitalisme postmoderne. Ceci a des conséquences sur les garants, la confiance, le sens. Il se pose la question si le capitalisme ne cherche pas à construire un homme nouveau. Le seul réel admis sera l'adaptation à la marchandise. On retrouve les interrogations de Peter Sloterdijk sur le devenir humain (1).

Dufour constate que l'ordre des choses doit apparaître doux, lisse, continu, désirable et désiré, voulu et toujours normal, évident. Mais derrière la façade soft, la violence est réelle. La politique des Usa, pour ne parler que d’eux, est violente tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays.
Il explique qu'il parle du sujet au sens philosophique. Il revient sur Kant, qui a définit le sujet critique comme un sujet utilisant le pouvoir de l'esprit pour organiser, classer, discriminer, hiérarchiser, organiser, évaluer, juger,argumenter. Il rappelle que pour ce philosophe, ce qui n'a pas de prix est justement ce qui est concerné par la notion de dignité.

Il note que l'utilitarisme gagne sur tous les tableaux, mais que cet utilitarisme ne concerne pas le bien du plus grand nombre, mais seulement le bonheur individuel réduit à l'appropriation des objets marchands. Le capitalisme propose une vie basée sur les flux pour un sujet ouvert, toujours disponible pour de nouvelles propositions marchandes, où la souplesse et la flexibilité sont la règle. Le sujet postmoderne est un sujet précaire, flottant, fluctuant, souple, nomade, branché sur des identités multiples, capable de rebondir rapidement. Ce sujet vivrait dans un monde sans limites. Pour D. R. Dufour, c’est l'indice d'une crise du sujet moderne, crise qui est surtout visible dans les pays développés et qui touche plus particulièrement la jeunesse.

Il essaie de comprendre cette transformation subjective en étudiant le caractère historique de la subjectivité. Il décrit les sujets modernes ou antérieurs comme des sujets qui sont sous le sceau d'un grand Sujet, celui que la psychanalyse appelle l'Autre. La figure de l'Autre implique notre incomplétude et une structuration triangulaire entre le sujet, l'Autre et l'inconscient. Cet Autre est un discours, une fiction qui nous dépasse et qui nous transmet comment fonctionne le désir, les interdits, comment les valeurs morales s'énoncent, comment nous pouvons trouver notre place dans l'histoire humaine. Dufour postule qu'il y a des âges différents pour l'inconscient. Le sujet du moyen âge vit sous la marque de l'Un : Dieu, le Roi, etc. Ensuite, le grand sujet moderne énonce que la raison a un rôle déterminant. Le sujet moderne est déjà complexe et confronté à la multiplicité des références (la science, la religion, l'art, les différents niveaux politiques, etc..). Dufour synthétise les conditions de la subjectivité humaine moderne ainsi :
1 / la critique en raison,
2 / le système mental des différences, qui permet de classer et de se placer dans un rapport différentiel relativement stable.
3 / le rapport au désir médiatisé par le langage, ce qui induit des névroses,

D. R. Dufour caractérise la postmodernité comme étant le déclin du grand sujet, ou l'absence de grand sujet comme référence. Le capitalisme postmoderne n'a pas besoin de ce grand sujet. Tous les grands récits ont été détruits les uns après les autres : les récits religieux, monothéistes, les récits autour des Etats-Nations, les récits progressistes visant l'émancipation des travailleurs/euses. La postmodernité vit dans le flottement généralisé des valeurs. Des mini-récits locaux, communautaires fonctionnent ou se recréent, ils peuvent être teintées d'archaïsme. Il n’y a plus de grand récit universel. Le Marché essaie de se proposer comme grand sujet implicite. Son présupposé : il faut que des marchandises soient produites en quantité croissantes et à des coûts toujours moindres. Là, on retrouve la place essentielle du marketing et de la publicité dans le capitalisme contemporain. Pour réaliser le capital au travers des marchandises (2), il faut capter le désir, le rabattre sur le besoin et produire le sujet consommateur, comme le décrit André Gorz (3).

Dufour note la prégnance du schéma du réseau. Le réseau se suffit à lui-même, il ne connaît pas d'extériorité. Le réseau est diffus et extensible souple et presque invisible, il fournit un nouveau territoire mental virtuel presque hors référence. Par nature, il ne peut être unifié ni centralisé, il est la multiplicité même.

Dufour constate que les définitions ternaires tendent à disparaître, que la montée des définitions auto-référentielles est patente. Il parle de l’hystérisation du monde et de l’affolement de l’être au travers des nouvelles technologies de l'information et de la communication. L'intensité se doit d'être maximum, ceci rejoint les thèses de Paul Virilio (4) sur la vitesse si valorisée par notre société. Il remarque la même chose que les psychanalystes sur le développement généralisé du narcissisme. Il propose le concept de « narcynisme » pour parler de ce mélange d'individualisme et de cynisme que l'ont rencontre de plus en plus souvent. Il insiste sur le poids du relativisme, qui met tout sur le même plan et qui évacue si facilement et si rapidement les questions de fond. La postmodernité met en place un déni du réel, où la mort est occultée, où la destruction de la planète n'existe pas, où les victimes sont des faits divers, où jamais n'émerge la question du pourquoi, ni celle du fonctionnement structurel, ni celle des conditions de possibilités. Dans le même temps, apparaissent de nouvelles formes de violences et de sacrifices (on pense à Richard Durn ou à Colombine). L'avoir prend le pas sur l'être, la culpabilité est remplacée par la honte. Le capitalisme postmoderne se propose de combler le manque qui existe inévitablement dans le réel et dans les références. Nous devons trouver les réponses à nos problèmes nous-mêmes. Ces réponses ne sont jamais écrites à l'avance et nous devons vivre en sachant que nous serons toujours dans l’incomplétude. Dufour parle aussi des nouvelles formes de communautés de notre monde, ici on pense aux néo-tribus de Maffesoli (5), où l’union, la communion se fait sur la base de l’émotion : la musique, le sport, … Il évoque également les nouvelles formes de dépendance qui dépassent largement le cadre des substances autorisées ou interdites par la loi. La toute puissance est promise par le système aux sujets conformes, les objets sont sensés apporter une plus value narcissique et existentielle.

Dans ce cadre, il existe des tendances qui nient la place de la différence sexuelle ou la différence entre les générations. Nous n'avons de valeur au regard du capital que si nous sommes solvables, le reste n'a aucune importance. Les attaques contre les instances collectives sont massives et permanentes. Le droit n'est plus indexé à des fondements moraux, c'est une procédure, la notion de justice a perdu sa majuscule. Le poids de l'image et de la télé est souligné et analysé comme à la base des difficultés pour lier le texte et l'image, ce que constatent si souvent les profs chez les enfants. Cette déconnexion entre le texte et l'image met en péril le rôle du discours. La transmission d'une génération à une autre passait jusqu'à maintenant par un discours, une fiction, une histoire que l'on racontait. La fonction symbolique s'appuyait sur ces fictions et les acquisitions mentales qui s'en suivaient. On retrouve ici la couveuse symbolique de Sloterdijk.

La fin de l'autorité de la parole et le déni générationnel participent de la construction de cet individu flottant que désire le capitalisme postmoderne. La tendance unisexe tend, elle aussi, à masquer la différence des places dans le rapport au désir, pour le marché nous sommes a priori interchangeables et équivalent/es. Les symptômes, qui tendent à fixer les personnes sur certains comportements répétitifs, dont elles ignorent les causes profondes, deviennent des obstacles au « toujours plus » du capitalisme. L'injonction à consommer, l’impératif de jouissance n'a que faire des névroses. D’autre part, ce qui peut étonner, c'est le décalage entre l'omniprésence de la sexualité et l'épanouissement réel des personnes. On peut même se demander si nous ne sommes pas dans la situation suivante : « sexualité partout, désir nulle part ! ».

Dufour en vient à se poser la question du devenir humain. Celui-ci est une conquête toujours renouvelée, une transmission et une acquisition qu’il faut réaliser à chaque génération. Il met en garde contre la récupération des thèses de Foucault, Deleuze et Lacan par le capitalisme. Il se demande si la multiplicité et le devenir schizoïde, valorisés par Deleuze et Guattari, ne sont pas devenus des éléments de la nouvelle norme capitaliste. Sa question est pertinente. On sait maintenant que l’anti-autoritarisme peut être utilisé par le capitalisme à ses fins. C’est ce que montre « Le nouvel esprit du capitalisme » de Chiapello et Boltanski (6).

Ensuite, Dufour essaie de voir comment les capacités symboliques des humains sont en jeu dans ces évolutions. Il distingue deux types de domination : la domination sociale et politique et la domination ontologique. Il entend par domination ontologique le fait que les humains se soumettent aux lois de la parole. Cette soumission est inconsciente, elle se réalise sans contrainte, puisque nous échangeons notre soumission contre une place et du sens dès notre plus tendre enfance. Dufour reprend ici la conception psychanalytique sur la structuration de subjectivité développée par Lacan. Devenir humain, c’est une « institutionnalisation », qui implique des personnes qui transmettent un discours : les parents, puis l’école et les institutions collectives de nos sociétés. Le discours nous précède et excède notre position subjective. C’est par l’acquisition de la maîtrise de la parole et du discours que nous développons nos capacités symboliques. C’est notre façon, située dans l’espace temps, de devenir humain, une partie de ce devenir est inconsciente. Dany Robert Dufour estime qu’il ne faut pas confondre les deux dominations : le niveau de l’être humain et le niveau social et politique. La désymbolisation concerne le niveau intime de notre être. Il prend plusieurs exemples de désymbolisations, il cite en particulier le passage à L’Euro. Les pièces et billets sont porteurs de représentations. Celles-ci ont une face commune et une face nationale. Les images et symboles présents sur les nouveaux billets ne font plus référence aux histoires des peuples et nations, telle que le faisait le franc ou d’autres monnaies. Il ne reste plus que la monnaie déconnectée de la réalité socio-culturelle des humains. Son propos n’est pas nostalgique, il pense que le sujet moderne issu de la pensée des Lumières est menacé. Le capitalisme promeut un sujet déchu de sa faculté de juger et sommé de jouir sans désirer. Un sujet dont l’émancipation se mesure avec la possession et l’affichage d’objets ou de marques.

Le capitalisme postmoderne cherche à rejeter toute notion de manque, il flatte le désir de toute puissance, il accentue le caractère hystérique de notre vie en développant la montée en puissance de l’intensité. Ce dernier point est visible dans l’usage des moyens de communication comme les téléphones portables ou Internet. L’urgence et le stress, c’est devenu banal. Je crois qu’il est possible de dire maintenant que le capitalisme postmoderne est un mode de production engagé dans la culture intensive du narcissisme.
De plus, l’autorité est moins évidente, elle ne s’énonce plus de la même manière, souvent elle ne s’énonce plus du tout, mais elle continue d’exister, elle est présente « de facto » sans discours de justification. Elle n’est pas assumée ouvertement, elle est diffuse, elle gère, elle surveille, elle empêche au lieu d’interdire, elle est technique et appuyée sur le discours des experts sans se dire explicitement. Dufour emploie le concept psychanalytique de forclusion pour qualifier le fonctionnement postmoderne de l’autorité. Pour la psychanalyse, l’autorité est un repère psychique structurant qui concerne tout individu. Ce repère est soit symbolisé, soit forclos, c’est à dire dénié, hors du réseau signifiant. La symbolisation conduit à vivre le désir au travers du langage et des symptômes névrotiques. La forclusion est un mécanisme propre à la psychose (différent du refoulement névrotique avec les symptômes et la sublimation) de rejet et d'annulation d'une représentation traumatisante, et de sa réapparition dans le délire, l'hallucination ou la violence. C’est pour cette raison que Dufour parle d’une tendance psychotisante à l’œuvre dans notre société. La désymbolisation du monde réalisée par le capitalisme postmoderne garde les signes, les symboles détachés de leur sens, comme des pures formes. Il s’agirait d’une sorte de perversion soft, où d’un côté il y a un impératif de jouissance et de consommation, et de l’autre, une tentative de protection contre l’envahissement de la jouissance, une sorte de « oui, mais ! ». La névrose étant justement notre difficulté à vivre nos désirs dans un cadre symbolique, où les interdits sont clairement énoncés. Le système symbolique structurait le psychisme et protégeait le sujet de la folie par un cadre mental assez stable.

D. R. Dufour conclue son livre sur une évaluation de notre situation. Il se demande si la mort du sujet moderne est une bonne chose ou non. Il refuse la vision qui qualifie cela de catastrophe. Cette position invite à vouloir restaurer l’autorité, elle lance un appel au passé. Il rejette cette voie réactionnaire. Il examine ensuite la position qui se réjouit de cette évolution, qui la qualifie de libération, et conduit les sujets à exalter et profiter de la situation. Dufour n’est pas d’accord avec cette valorisation, parce elle nie les dangers liés à ce nouveau fonctionnement. Sa position consiste à accepter les mutations, tout en sachant que ceci pose des problèmes difficiles. Il nous appartient de la transformer en opportunité pour inventer autre chose. Cette manière de voir l’évolution de la société pose la question de savoir quel anticapitalisme nous sommes capable de construire, parce que la situation n’est pas sans dangers.

Ce livre peut intéresser les libertaires, parce que l’auteur appelle au dialogue, à la confrontation pour créer une autre société qui ne serait pas basée sur la domination capitaliste. Il propose une analyse de l’évolution du capitalisme, qui peut nous aider à comprendre un peu mieux ce qui se passe dans notre vie. Cette approche peut nous donner des pistes pour essayer d’analyser nos difficultés, car nous nous adressons à la subjectivité des personnes exploitées et opprimées par le capitalisme. L'idée libertaire est issue de la pensée des Lumières, ce qui veut dire que nous aussi nous sommes touché/es par la crise de la subjectivité moderne. A mon avis, c’est un élément qui peut faire partie de notre boîte à outils critique pour notre recherche action militante, notre biopolitique libertaire.

Philippe Coutant, Nantes le 2 Septembre 2004


Notes :

1 / Peter Sloterdijk, note de lecture parue dans les Temps Maudits :
sloterdijk.html

2 / Note de lecture sur le livre de Bernard Stiegler dans le N° 20 des Temps Maudits.

3 / André Gorz Revue Ecorev numéro 13 (été 2003) « Vivre et consommer autrement »
http://ecorev.org/article.php3?id_article=164 ;
ou : ProductionduConsommateur.html

4 / «La vitesse est l'analyseur (de la société) numéro un. Dans une société où la vitesse n'était pas mise en oeuvre techniquement, industriellement, on pouvait encore se poser la question. A partir du moment où on invente la machine à vapeur et le télégraphe, c'est fini», Paul Virilio, auteur de «Vitesse et politique» et de «La vitesse de libération» (éditions Galilée).
Ou : « Vitesse et information, Alerte dans le cyberespace ! » par Paul Virilio, revue Audiolab : http://homestudio.thing.net/revue/content/virilio2.htm
ou : Virilio03.html

5 / Différents articles de Michel Maffesoli sont disponibles sur ce site :
http://www.ceaq-sorbonne.org/maffesoli/articles.htm

6 / « Le nouvel esprit du capitalisme » de Chiapello et Boltanski, note de lecture parue dans les Temps Maudits :
chiapello.html