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Origine : http://homestudio.thing.net/revue/content/virilio2.htm
VITESSE ET INFORMATION
Alerte dans le cyberespace !
par PAUL VIRILIO
LE phénomène de l'immédiateté, de l'instantanéité, es un des problèmes
majeurs posés actuellement aussi bien aux stratèges politiques qu'aux
stratèges militaires. Le temps réel l'emporte désormais sur l'espace
réel et sur la géosphère. Le primat du temps réel, de l'immédiateté,
sur l'étendue est un fait accompli, et inaugural. C'est ce que traduit,
par exemple, une publicité pour des téléphones cellulaires : « La
Terre n'a jamais été aussi petite. » C'est un événement gravissime
pour le rapport au monde et pour la vision du monde. Il y a trois
murs : du son, de la chaleur et de la lumière
Les deux premiers ont été franchis. Le mur du son, c'est l'avion
supersonique et hypersonique. Le mur de la chaleur, c'est la fusée
qui permet d'exorbiter un homme et de le faire atterrir sur la Lune.
Le troisième, le mur de la lumière, on ne le passe pas, on rentre
dedans. C'est ce mur du temps auquel l'histoire est affrontée maintenant.
Le fait d'avoir atteint le mur de la lumière, de la vitesse de la
lumière, est un événement historique qui désoriente l'histoire et
qui désoriente le rapport de l'être au monde. Si on ne souligne
pas cela, on trompe et on désinforme les citoyens.
Il y a là un fait majeur qui met en cause la géopolitique, la géostratégie,
et bien évidemment la démocratie qui était liée à un lieu, à une
cité. L'événement qui se prépare pour le XXIe siècle, avec cette
vitesse absolue, c'est l'invention d'une perspective du temps réel
qui viendrait remplacer la perspective de l'espace réel, découverte
par les artistes italiens du Quattrocento. On ne se rend pas compte
à quel point la ville, la politique, la guerre et l'économie du
monde médiéval ont été bouleversées par l'invention de la perspective.
Le cyberespace est une forme nouvelle de perspective.
Ce n'est pas simplement la perspective visuelle et auditive que
nous connaissons. C'est une perspective nouvelle, sans référence
aucune : une perspective tactile. Voir à distance, entendre à distance,
c'était la base de la perspective visuelle ou sonore. Mais, toucher
à distance, sentir à distance, c'est déplacer la perspective vers
un domaine qui lui échappait : le contact, le télé-contact. Une
désorientation fondamentale AVEC le développement des autoroutes
de l'information, nous nous trouvons devant un phénomène nouveau
: la désorientation. Une désorientation fondamentale qui complète
et parachève la dérégulation sociale et la déréglementation des
marchés financiers dont nous connaissons les néfastes effets. Un
dédoublement de la réalité sensible se prépare entre le réel et
le virtuel. L'avènement d'une sorte de stéréo-réalité. Une perte
de repère de l'être. Etre, c'est in situ, et ici et maintenant,
hic et nunc. Or cela est bouleversé par le cyberespace et par l'information
instantanée et mondialisée.
Ce qui se prépare, c'est un trouble de la perception du réel; c'est
un traumatisme.
Et il faudrait s'intéresser à cet effet. Pourquoi ? Parce qu'on
n'a jamais fait progresser une technique sans combattre sa négativité
spécifique. Or la négativité spécifique des autoroutes de l'information
est précisément cette désorientation de l'altérité, du rapport à
l'autre et du rapport au monde. Il est bien évident que cette désorientation,
cette dé-situation, provoquera un profond trouble qui va atteindre
la société, et donc la démocratie. La tyrannie de la vitesse-limite
va s'opposer à la démocrate représentative.
Quand des essayistes nous parlent de « cyber-démocratie
», de démocratie virtuelle ; quand d'autres nous disent que la «
démocratie d'opinion » va remplacer la démocratie des partis,
on ne peut pas y voir autre chose que cette désorientation du politique
dont le coup d'Etat médiatique de M. Silvio Berlusconi, en mars
1994, a été une préfiguration à l'italienne. L'avènement du règne
de l'Audimat et du règne des sondages sera forcément encouragé par
ce type de technologie. Les termes mêmes de « globalisation
» ou de « mondialisation » sont des leurres (lire pages 24
et 25 l'article d'Armand Mattelart). Il n'y a pas de mondialisation,
il y a une virtualisation. Car ce qui est effectivement mondialisé
par l'instantanéité, c'est le temps. Tout se joue dans cette perspective
du temps réel ; un temps désormais unique.
Pour la première fois, l'histoire va se jouer dans un temps
unique : le temps mondial.
L'histoire s'est déroulée, jusqu'à présent, dans des temps locaux,
des espaces locaux, des régions, des nations. Or, d'une certaine
façon, la mondialisation et la virtualisation instaurent un temps
mondial qui préfigure un nouveau type de tyrannie. Si l'histoire
est si riche, c'est parce qu'elle est locale, parce qu'il y a eu
des temps locaux ayant dominé ce qui n'existait qu'en astronomie,
le temps universel. Or, demain, notre histoire va se jouer dans
ce temps universel qu'est l'instantané. D'une part, le temps réel
l'emporte sur l'espace réel ; disqualifiant les distances et l'étendue
au profit de la durée, une durée infinitésimale. D'autre part, le
temps mondial du multimédia, du cyberespace, domine les temps locaux
de l'activité immédiate des villes, des quartiers. Au point que
l'on parle de remplacer le terme « global » par « glocal
», une contraction de global et de local. On considère que le local
est forcément global, et le global forcément local. Une telle déconstruction
du rapport au monde ne sera pas sans effet sur la relation de citoyen
à citoyen. Il n'y a jamais d'acquis sans perte. L'acquis de l'informatique
ou de la télématique se traduira nécessairement par une perte. Si
nous ne testons pas la perte, l'acquis sera sans valeur. On l'a
vu lors du développement des technologies du transport. Si l'on
a pu mettre au point un train à grande vitesse, c'est que, dès le
XIXe siècle, des ingénieurs ferroviaires avaient inventé le bloc-système,
c'est-à-dire une ingénierie de trafic permettant l'accélération
du train tout en évitant les catastrophes ferroviaires. Or, aujourd'hui,
il n'y a pas d'ingénierie du trafic informatique.
Autre élément important : il n'y a jamais d'information
sans désinformation.
Et une désinformation de type nouveau apparaît possible désormais,
n'ayant rien à voir avec la censure volontaire. Il s'agit d'une
sorte d'asphyxie du sens, une perte de contrôle de la raison. Il
y a là, provoqué par l'informatique et le multimédia, un autre risque
majeur pour l'humanité. C'est d'ailleurs ce qu'Albert Einstein annonçait,
dès les années 50, quand il parlait de la « deuxième bombe
». La bombe informatique, après l'atomique. Une bombe où l'interactivité
en temps réel serait à l'information ce que la radioactivité est
à l'énergie. La désintégration n'atteignant plus seulement les particules
de la matière, mais les personnes composant nos sociétés. On la
voit à l'oeuvre avec le chômage structurel, le télétravail et les
délocalisations. On peut augurer que, de même que l'émergence de
la bombe atomique a nécessité, très vite, la mise au point d'une
dissuasion militaire pour éviter la catastrophe nucléaire, la bombe
informatique nécessitera, au XXIe siècle, une nouvelle dissuasion,
une dissuasion sociétaire, pour parer aux dégâts de l'explosion
de l'information généralisée. Ce sera le grand accident du futur,
venant après la série d'accidents spécifiques de l'ère industrielle
(quand on a inventé le train, l'avion, le bateau ou la centrale
nucléaire, on a simultanément inventé le déraillement, le crash,
le naufrage, ou l'accident de Tchernobyl...).
Avec la globalisation des télécommunications, il faut s'attendre
à un accident général, un accident jamais vu, aussi étonnant que
le temps mondial, ce temps jamais vu. Un accident général qui serait
un peu ce qu'Epicure appelait « l'accident des accidents
». Le krach boursier en est une préfiguration légère. L'accident
général est encore inconnu. Mais lorsqu'on parle de « bulle financière
» pour l'économie, on emploie une métaphore significative, car on
suggère une sorte de nuage qui rappelle d'autres nuages tout aussi
inquiétants que ceux de Tchernobyl... Quand on s'interroge à propos
des risques d'accident sur les autoroutes de l'information, ce qui
est en cause, ce n'est pas l'information, c'est la vitesse absolue
des données informatiques ; c'est l'interactivité. Ce n'est pas
l'informatique mais bien la télématique, et même le télématique
qui pose problème. D'ailleurs, aux Etats-Unis, le Pentagone, créateur
d'Internet, parle déjà à cet égard d'une véritable « révolution
des affaires militaires ». Et même d'une « guerre des connaissances
» qui pourrait supplanter la guerre de mouvement, comme celle-ci
avait jadis supplanté la guerre de siège, dont Sarajevo est un tragique
archaïsme. En 1961, quittant la Maison Blanche, le général Eisenhower
déclarait que le complexe militaro-industriel était une « menace
pour la démocratie » ; il savait de quoi il parlait, l'ayant
mis en place.
En 1995, au moment où s'installe un véritable complexe industrialo-informationnel,
et alors même que certains leaders américains, en particulier MM.
Ross Perrot et Newton Gingrich, parlent de « virtual democracy
», avec des accents qui rappellent l'intégrisme mystique, comment
ne pas être alerté ? Comment ne pas voir la menace d'une véritable
cybernétique socio-politique ?
Narco-capitalisme de l'électronique
LES technologies de virtualisation possèdent une puissance
de suggestion incomparable. A côté du narco-capitalisme de la drogue,
élément déstabilisateur de l'économie mondiale, se prépare un narco-capitalisme
de l'électronique. On peut même se demander si les pays développés
ne sont pas en train de développer les technologies de virtualisation
pour faire pièce aux pays sous-développés, qui vivent ou survivent
péniblement, en particulier en Amérique latine, de la drogue chimique.
Quand on voit à quel point les travaux sur les technologies de pointe
sont engagés dans le « ludique » (vidéo-jeux, casques virtuels,
etc.), faudrait-il masquer cette puissance d'assujettissement instantané
de population par des techniques ayant fait leurs preuves dans l'histoire
? Quelque chose se prépare qui ressemble à un « cyberculte
».Or les nouvelles technologies ne pourront contribuer au perfectionnement
de la démocratie que si nous luttons, en premier lieu, contre la
caricature de société mondiale que préparent les multinationales
lancées à tombeau ouvert dans la construction des autoroutes de
l'information.
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