"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Note de lecture sur
Peter Sloterdijk " Règles pour le parc humain", Mille et une nuits, et
Peter Sloterdijk " La domestication de l’Être", Mille et une nuits


Ce philosophe allemand a été présenté comme scandaleux lors d’une polémique récente avec Habermas. Il lui a été reproché, entre autres, l’emploi du terme « dressage » dans la conférence qui est publiée dans le premier texte. Dans une note du premier livre, il est dit que Sloterdijk a été apprécié par Foucault lors de la publication de son premier ouvrage (que je n’ai pas encore lu). La suite expliquera pourquoi.
Je crois qu’il ne faut pas rater cet auteur. Il me semble excellent, encore une fois, sans le placer sur un pied d’estal et en ayant une lecture critique et proliférante, en le liant à d’autres démarches. D’ailleurs, lui-même propose de développer une « dissidence créatrice ». Il a une façon de s’exprimer assez philosophique, et il part de Heidegger, qui n’est pas un auteur très facile d’accès.

Peter Sloterdijk pose la question de l’humanité et il demande : comment devient-on humain ? Il constate que notre histoire en tant qu’espèce est un effort permanent pour inhiber la part animale qui est en nous. « Celui qui s’interroge aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité et les médias de l’humanisation veut savoir au fond s’il existe un espoir de juguler les tendances actuelles qu’a l’être humain à retourner à l’état sauvage ». Cette domestication de l’être humain est obtenue par la culture, elle est la culture présente tout au long de l’élevage du petit d’homme. C’est elle qui opère notre « dressage » physique et mental, de bête violente et brutale elle nous transforme en être civilisé ou tente de le faire et de fait elle n’y arrive pas toujours. Il parle d’inhibition pour la culture classique et de désinhibition pour les courants de pensée, les idéologies qui favorisent la violence, comme l’a fait le nazisme. Il essaie de comprendre comment nous nous domestiquons nous-mêmes, parce que nous sommes nos propres dresseurs-euses. Il s'agit d'une auto-domestiquation selon Sloterdijk. Pour rester humains, nous devons nous produire comme humain et c’est nous-mêmes qui devons faire cela. Cette opération est recommencée à chaque génération et pour chaque enfant. Il s’agit bien d’une entreprise biopolitique, bio-culturelle au niveau de notre espèce. La discipline en question concerne autant le corps que l’âme. Il insiste sur la position assise, qui est requise pour devenir cultivé-e.

Il constate que nous sommes à une époque charnière. Les nazis ont inventé la mort industrielle, la techno-science a expérimenté les bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki après avoir permis la destruction de Dresde par les bombardements massifs de bombes « classiques ». La visée d’émancipation est devenue barbarie avec le stalinisme, la technoscience contemporaine est en train d’inventer la vie industrielle avec le clonage. L’autre aspect de notre développement qui bouleverse les acquis de la modernité, selon son approche, c’est la diffusion massive de la culture multimédia. Cette culture multimédia est basée sur le son et l’image, les émotions, l’intuition, sur la rapidité, l’immédiateté, la réactivité, l’appréhension globalisante. Cette culture est en train de disqualifier la culture écrite, et peut-être même de la détruire. Pour acquérir un peu de culture écrite, il faut du temps, s’astreindre à lire, se plonger dans les textes, les décortiquer, intégrer les thèses, s’exercer à refaire les argumentations, les analyses, comprendre les nuances, les emprunts, les continuités et les discontinuités, entrer en communication intellectuelle avec des auteur-es mort-es depuis longtemps. Il faut beaucoup de temps avant de voir les résultats de tout ce travail. L’importance grandissante de la culture multimédia est un phénomène d’autant plus dangereux, qu’il arrive et se constitue de l’intérieur même de la culture.
Il pense donc que les humains sont ou seront forcé-es de se faire une opinion sur la manière de réguler la tenue que nous nous imposons à nous-mêmes. Cette question n’est valide que si on admet que les humains se maintiennent humains par eux-mêmes.

Ceci est abordé dans le premier petit livre qui est une reprise de la question de la « Lettre sur l’humanisme » écrite par Heidegger. Dans le second opuscule, il reprend l’histoire de l’hominisation pour essayer de comprendre si Heidegger a raison ou tort sur le plan philosophique. Il en arrive à la conclusion que la liaison principale de l’évolution de notre espèce n’est pas celle entre « Être et temps » (titre du livre de Heidegger), mais entre Être et espace, intuition à laquelle était arrivée Heidegger lui-même avec la notion de « clairière ». Nous humains, nous serions sortis du règne animal en construisant une sorte de bulle, de sphère mentale autour de nous, à la fois au niveau individuel et au niveau des petits groupes d’hominiens. Il y a plusieurs aspects à ce phénomène. Le premier concerne les maisons. Les humains construisent des maisons, un habitat où naissent et sont élevés, protégés les enfants humains. Ce type d’habitat est une rupture par rapport aux autres animaux. La maison permet la protection des petits d’humains et un développement mental, culturel. La maison devient, entre autres, le lieu des affects partagés. En second lieu, il insiste sur la position debout, sur la verticalité, c’est elle qui crée le passage du museau au visage. Cette position debout permet la vue au loin et rend possible de nouvelles activités, notamment dans l’acquisition de nourriture et dans le domaine amoureux. La position debout est donc liée à l’anticipation pour la chasse et change la façon de vivre l’amour, l’érotisation évolue avec le face à face. Un autre point important est celui de la technique, qui est au début est celle du coup et du jet, puis de la découpe. La découpe qui sera la base de la création de nouveaux outils : les célèbres bifaces. L’outil principal est la pierre. La technique du jet accentue l’effet d’anticipation mentale, surtout avec l’utilisation de lanières placées sur des morceaux du bois style javelots, qui permettent de lancer les projectiles beaucoup plus loin et avec une plus grande force. Ceci a permis de chasser des animaux beaucoup plus puissants que nous, comme le sont les mammouths de cette époque et tous les autres grands mammifères style aurochs. Pour se développer la puissance humaine a besoin de protéines, pour nourrir ses petits il faut pouvoir prévoir et organiser l’approvisionnement.

Tout cela est favorisé par la néoténie, c’est le mot employé pour qualifier le fait que les enfants humains ne naissent pas tout à fait « fini-es ». Il parle de « l’immaturité animale chronique de l’être humain ». Une grande partie de notre processus de maturité se fait à l’extérieur du ventre maternel et au sein de la communauté humaine. L’élevage humain a un rôle important dans le développement du cerveau. Ce qui au départ est une fragilité extrême devient un avantage considérable par la suite, puisque la maturation peut alors comporter la transmission de la culture. Sloterdijk nomme cela « la couveuse symbolique ». Il considère que le langage est un résultat de tous ces processus. Ceci explique bien pourquoi les humains sont passés d’une évolution biologique à une évolution bio-culturelle.

Cette façon de voir l’hominisation lui permet de revenir sur notre vie contemporaine, où nous côtoyons régulièrement l’apocalypse. Selon son analyse, nous n’en sommes pas responsables ni coupables. Cette affirmation se discute à mon avis, elle est effectivement valable pour ce qui concerne beaucoup d’humains de « base ». Par contre, un certain nombre d’humains ont, de mon point de vue, une responsabilité dans le développement et la reproduction du système de domination actuel, soit parce qu’ils décident de l’assumer ou parce qu’ils restent passifs et en profitent sans trop s’inquiéter. Sloterdijk note donc que le monstrueux fait partie de notre vie maintenant. On le constate souvent ces temps ci. Il est exact que la culture humaine, dans sa variante idéologique, essaie de nous faire vivre ce coté monstrueux de notre monde, de nous le faire accepter tout en ayant une identité raisonnable. Il me semble que ça ne fonctionne pas trop bien en ce moment, puisque aucune raison ne peut plus justifier l’organisation de la domination, si ce n’est avec le rapport de force qui s’appuie sur le relativisme et l’individualisme. Je pense que c’est là une des raisons qui explique pourquoi l’idée libertaire rencontre à nouveau le destin de l’espèce humaine. La conscience de la crise du sens devient un phénomène assez répandu, me semble-t-il.

Son étude de l’évolution humaine se poursuit par l’étude des moyens mis en oeuvre par les humains pour perdurer comme espèce. Il note que notre façon de vivre est capable de transposer les acquis antérieurs dans les situations nouvelles. Pour cela nous utilisons le mythe et les habitudes. Le mythe est ici compris comme un moyen de penser le monde et de l’explorer. Cette analyse correspond bien aux descriptions de Levi Strauss, qui observe que le mythe véhicule une logique, une structure organisée, une vision du monde et pas seulement un récit sur l’origine comme le dit la philosophie classique. Le mythe permet également de donner une cohésion aux groupes humains : « La fonction du mythe est de fonder l’unité du groupe humain où il se développe : les membres de ce groupe croient à une vérité exposée par le mythe et ils ont foi en sa vertu. Le mythe appartient tout à la fois à chaque individu et à une importante communauté à laquelle il sert de ciment, de véhicule de communication » ( ). De plus, la démarche de Sloterdijk est conforme à l’approche de Dumézil, qui constate que le mythe indo-européen contient une structuration sociale tripartite : les intellos, dont les prêtres et les pédagogues, les guerriers et les producteurs. Peter Sloterdijk pense que ces deux éléments, mythes et habitudes, nous ont permis de survivre et ce même après les catastrophes importantes qui ont jalonné notre histoire.

Il estime que nous avons un problème avec notre métaphysique ancienne, avec l’ontologie que nous lègue notre passé mental et notre logique classique. L’ontologie de la métaphysique est monovalente : être ou ne pas être. La logique est elle basée sur la bivalence : vrai ou faux, en cas de déduction le troisième tiers doit être conforme aux propositions précédentes, elle ne connaît en fait que deux états : la bivalence. Il affirme que notre grammaire culturelle a atteint ses limites. Pour penser nos situations, nous avons besoin d’une logique où la multivalence, la plurivalence, l’ambivalence (c’est le fait que l’on puisse avoir au moins deux qualifications en même temps pour un élément, constat que la psychanalyse a déjà mis en évidence depuis le début du siècle). Notre logique devrait pourvoir rendre compte d’états intermédiaires, de l’aspect composite de beaucoup de phénomènes, de la multiplicité présente partout en nous et dans le monde (les plis de Deleuze, par exemple). C’est en admettant qu’il y a de l’information dans les choses et en nous, à commencer par notre code génétique, qu’il refuse les anciennes oppositions binaires : esprit / matière, objectif / subjectif, nature / culture, individu / société. En essayant d’intégrer la notion de système, d’information, de cultures, de mémoires, de complexité, il en arrive à dire que nous allons passer, ou que nous sommes en train de passer de l’ère métaphysique à l’ère post-métaphysique ou à une ère postmétaphysique. Il pense que cela permet d’aborder la multiplicité comme l’a pensé Deleuze, il le dit explicitement. Les oppositions énoncées ci-dessus ne permettent de voir la nature et les humains comme des choses, des objets à dominer, il en tire la conclusion que cela induit la structure : maîtres / valets. Il estime, à ce sujet, que nous devons sortir de la position hystérique, qui a toujours besoin d’un maître pour s’opposer à lui, quitte à en construire un quand il n’y en a plus. Ce constat peut être relié à l’observation de nos pratiques politiques, où, souvent, il faut absolument avoir un ennemi clairement identifié pour exister. Ce constat a conduit Malgré Tout à réfléchir sur la vision réactive du militantisme « anti » quelque chose ou « anti-tout » qui est assez fréquente en milieu libertaire. La notion de « situation », proposée par ce courant, permet de sortir de cette impasse, où c’est l’ennemi qui a le rôle déterminant. Peter Sloterdijk propose donc d’accepter la complexité, les systèmes et le constat « il y a de l’information » pour penser notre temps, nos situations, notre espace ou nos espaces. Il souhaite que se développe une dissidence créatrice, qui s’appuie sur la coopération plutôt que sur la concurrence et la guerre qui fonctionne majoritairement aujourd’hui.

Pour lui, s’il y a l’humain il y a technique. Il envisage un autre usage de la technique et un autre développement des nos activités techniques. Il pense, en se référant à Spinoza, que nous ne devons pas forcer les choses, ce qui le place dans un autre champ que celui du productivisme actuel. Il propose la notion « d’homéotechnie » face à ce qu’il nomme « l’hétérotechnie », héritée de la domination. Une technique qui correspond à une imitation de ce que nous faisons au niveau mental, d’où l’emploi de la racine « homéo » que nous trouvons notamment dans la notion d’homéopathie. C’est effectivement la tendance prise par l’informatique, par les recherches sur l’intelligence artificielle et par les développements des puces intégrées dans de plus en plus de nos appareils, dans un grand nombre de nos machines. Il pense que nous allons vers une accélération de l’intelligence. De façon plus exacte peut-être qu’il faudrait dire que nous « devons » ou devrions développer une accélération de l’intelligence, parce qu’aujourd’hui la tendance générale ne me paraît pas aller vraiment dans le sens de l’intelligence, elle va plutôt dans le sens de la fuite en avant assez absurde et destructrice. Sloterdijk arrive à cette conclusion parce que l’intelligence dans les choses est une donnée banale aujourd’hui et qu’elle sera de plus en plus présente dans les techniques à venir. Il se démarque ainsi d’une approche anti-technique issue, entre autres, de la pensée de Heidegger ou du romantisme. Il replace ce débat dans le combat pour devenir ou rester humain.

Il n’oublie pas les dangers de notre situation contemporaine, mais comme il se situe dans une posture qui examine la longue durée, il pense que nous pouvons aller dans un sens plus favorable à l’humanité. La période post-métaphysique, qui est commencée selon lui, serait alors une chance à saisir pour développer des possibles nouveaux et un nouvel humanisme, humanisme qui n’existe pas encore à son avis, l’ancien humanisme hérité de la modernité étant en grande difficulté.

Il a des développements étonnants et intéressants sur la décadence et le raffinement. Il constate que dans notre histoire c’est lorsque la menace du danger lié à la nature que la prolifération créatrice se déploie. Il énonce que c’est la décadence qui produit les résultats les plus puissants et raffinés, mais il note que souvent cela est empêché ou recouvert par la culture guerrière, la brutalité virile. Peut-être est-il possible de recevoir ce message comme un écho à la lutte contre le machisme ambiant, machisme encore fortement présent dans notre vie militante. D’autre part, la décadence est ici valorisée quant à ses possibilités de production culturelle, vis à vis de l’invention créatrice qu’elle permet.

Sa démarche repose la question de la définition de l’humain. Il s’appuie sur Nietzsche pour nous expliquer, encore une fois, que le sur-humain développé par cet auteur est une pensée de l’humain à venir, un humain serait contre la morale ancienne, contre la bassesse, la vulgarité, le ressentiment, la médiocrité, contre la morale des faibles si présentes en notre monde et qu’il s’agit d’une visée pour l’humanité qui tente de passer par le haut. Son approche reprend les grands thèmes de l’histoire des idées en philosophie, mais il les ordonne d’une nouvelle façon, d’une manière originale, qui effectivement ouvre de nouveaux possibles. Il parle bien de la résistance que ces nouvelles façons de vivre et de penser vont rencontrer, il est peut-être un peu optimiste sur ce point, parce qu’il n’aborde pas vraiment la question de la domination sur le plan strictement politique. Mais il est assez encourageant de rencontrer un philosophe qui s’appuie sur les notions de complexité et de multiplicité pour penser l’information présente dans notre vie et dans notre rapport au monde. Pour lui, la métaphysique est disqualifiée, « out off » pourrait-on dire, c’est le résultat de la pensée de Nietzsche et de Heidegger, mais aussi de notre suspicion légitime vis à vis des résultats monstrueux du progrès lié à la modernité. Courageusement il s’attaque à l’ontologie et à la logique, qui permettent la manipulation mentale et la production pratique des constituants de notre monde et de nous-mêmes. Il ne reprend pas l’idée d’une essence de l’homme, mais l’idée de l’humanité comme une conquête, une finalité, enfin c’est ainsi que j’ai compris sa démarche. Sa pensée peut se lire comme la suite de la critique de la métaphysique classique, celle-ci servant de justification philosophique à la brutalité guerrière et à la virilité agressive. Ceci pourrait nous placer directement dans la lignée de la critique du phallocentrisme ou du phallogocentrisme (il s’agit de la pensée de l'homme mâle blanc de l’occident : « phallus » pour le mâle, « logos » pour la pensée et la logique). Nous rencontrons la notion de « biopolitique », la politique qui prend toute la vie chère à Michel Foucault, la notion de « multiplicité » développée par Gilles Deleuze. La notion de « dressage » est bien présente, parce qu’il s’agit de l’élevage et du formatage physique et mental des enfants humains ; certes le mot est cru, mais il correspond bien à ce que nous vivons.

Ce dressage est celui qui nous installe dans l’humanité, on peut retrouver ici la notion développée par Pierre Legendre sur l’institution humaine et le rôle de la loi, de la violence symbolique dans l’apprentissage du désir. La notion de « couveuse symbolique » me semble une bonne nomination pour décrire ce processus. « En vérité, l’expression « anthropotechnique » désigne un théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme lui-même est fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche, dans un esprit analytique, sur son mode de production. » On côtoie aussi Spinoza, puisqu’il s’agit bien d’une pensée de la puissance. Il utilise également de façon originale les apports de l’éthologie. L’éthologie est l’étude des comportements des animaux, et plus particulièrement les comportements sociaux, affectifs et cognitifs. Sloterdijk souhaite que nous nous occupions des conséquences de notre vie, de notre ouverture au monde. À sa façon, sa philosophie est une théorie de la responsabilité, mais il s’agit d’une responsabilité basée sur des convictions fortes puisqu’il condamne le relativisme, qui énonce que tout se vaut ou qu’il n’y a pas nécessité de trancher, qu’il n’y a pas urgence à se positionner pour l’avenir de l’humanité, que tout peut continuer ainsi et que finalement tout ce qui apparaît est bon. Il ne rejette pas les apports des sciences humaines, au contraire il les intègre dans ses développements. Cette façon de procéder qui le distingue d’une grande partie de la philosophie française, qui refuse absolument toutes ces approches, qui les craint tellement qu’elle fait tout pour les éloigner au maximum de la transmission universitaire de la philosophie. De plus, il opère un décentrement, il passe du rapport entre « Être et temps » à celui entre « Être et espace ». Eduardo Colombo a effectué exactement la même opération à propos de l’utopie. Eduardo Colombo propose ainsi une notre vision de l’utopie plus féconde, si on accepte de se placer dans l’espace. L’utopie est alors comme la ligne d’horizon, elle se déplace au fur et à mesure qu’on avance. La lutte pour que l’utopie se réalise s’inscrit alors dans une perspective, qui n’est jamais terminée. Sloterdijk se situe dans la même optique. Tout cela fait que, à mon avis, nous pouvons nous approprier assez facilement ces textes sans perdre notre esprit critique.

Évidemment le débat est ouvert, Sloterdijk ne se dit pas libertaire, il ne mentionne pas ce champ de pensée, mais il cite ouvertement les orientations radicales et en littérature et en philosophie : Nietzsche, Sartre, Lukacs, entre autres. Il se réfère explicitement aux « expressionnistes de 1920 et aux existentialistes de 1945 qui observent avec un mépris sans pareil cette « cette littérature des situations moyennes » dans laquelle se manifeste la nature de l’existence bourgeoise. Ce mépris va aussi aux formes d’expression du libéralisme, de l’équilibre progressiste et de l’irrésolution, qui ont promis à leurs consommateurs un monde dans lequel l’absolu demeurait suspendu et dans lequel on ne serait jamais forcé de trancher entre le bien et le mal. » Il se situe clairement dans la filiation des ruptures avec l’esprit de conciliation, dans lequel baigne la culture bourgeoise. Il refuse la philosophie postmoderne, parce que c’est la nouvelle parure de la pensée bourgeoise de ce temps, tout en voyant bien que nous sommes dans une nouvelle époque, qui exige « une pensée des grandes circonstances ».

Donc, de mon point de vue, c’est une grande bouffée d’air en philosophie, un souffle revigorant dans le champ de la théorie générale. Je pense qu’il s’agit d’une perspective très intéressante dans la compréhension de nos difficultés actuelles et une ouverture pour l’avenir. Je pense que le travail de Peter Sloterdijk contribue au développement de la critique du capitalisme. Ceci peut nous fournir des outils conceptuels pour notre lutte, ceci explique aussi pourquoi une note de lecture sur des livres de philosophie trouve sa place dans une revue libertaire.

Philippe Coutant, Nantes le 16 Juin 2001


Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, Paris, Janvier 2000, 64 pages, 10 F.
Peter Sloterdijk, La domestication de l’Être, Mille et une nuits, Paris, Septembre 2000, 112 pages, 10 F.