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Origine : http://ecorev.org/article.php3?id_article=164
EcoRev' - Revue critique d'écologie politique EcoRev'
- Revue critique d'écologie politique
"La personne doit devenir pour elle-même une entreprise, elle doit
devenir pour elle-même, en tant que force de travail, un capital fixe
exigeant d'être continuellement reproduit, modernisé, élargi, valorisé"
explique André Gorz dans son dernier et enthousiasmant ouvrage, L'immatériel
- Connaissance, valeur et capital [1].
De ce point de vue, la consommation est un maillon essentiel de cette
'mobilisation' ; elle assure le lien, la continuité entre les
moments de travail, du point de vue de la prégnance de la valeur bien
sûr (le hors travail 'marchandisé', le social comme participation
de l'ordre consumériste), mais aussi comme continuité de la production
de soi, si jamais il existait encore du 'hors travail', des espaces
et du temps où on pourrait s'extraire, faire autre chose que s'auto-produire
pour rester 'vendable' et 'employable'. Elle travaille à la réduction
de l'hétérogénéité qui persiste entre l'individu et l'entreprise et
constitue une limite pour l'instant irréductible à "la subsomption
totale de la production de soi par le capital". Ainsi, la consommation,
notamment via la publicité, produit littéralement l'imaginaire collectif,
sature le réservoir des affects et de 'l'expérience' de la vie moderne,
affects et 'expérience' qui pourront être capitalisés, mobilisés,
réinvestis par la 'petite entreprise humaine' dans le travail.
La consommation, trouvant sa source dans des désirs illimités,
n'a donc pas seulement fonction d'ordre et de contrôle social et politique,
de ligne de brouillage des luttes d'émancipation et contre les inégalités,
mais bien aussi de relais dans l'ordre de la mobilisation totale de
l'individu. Elle n'est pas l'autre de la modernité ou son prolongement,
elle est la modernité, la vérité de l'individu moderne.
Il n'y a sans doute pas d'autre rupture possible que celle d'une
lutte pour nous auto-organiser, pour que "la production de soi s'émancipe
et se pose dans son autonomie comme sa propre fin combattant toute
appropriation privée des connaissances, tout pouvoir sur des biens
collectifs" [2] ... et nos imaginaires.
Retour avec l'auteur de 'L'immatériel', via un court extrait de
son ouvrage, sur la genèse, la véritable production de cette figure
clé du consommateur.
Mais à y regarder de plus près, le capital fixe immatériel est
mis en œuvre sur un plan tout différent encore : il fonctionne
comme un moyen de produire les consommateurs.
Il fonctionne, autrement dit, pour produire des désirs, des envies,
des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés
par les individus, les transformeront en cette nouvelle espèce d'acheteurs
qui "n'ont pas besoin de ce qu'ils désirent et ne désirent pas ce
dont ils ont besoin". C'est là la définition du consommateur
telle que l'a conçue, mieux : inventée, un neveu de Freud,
Edward Barnays, au début des années 1920.
Barnays s'était installé aux États-Unis à un moment où les industriels
se demandaient par quels moyens ils pourraient trouver des débouchés
civils pour les énormes capacités de production dont l'industrie
s'était dotée pendant la première guerre mondiale. Comment trouver
des acheteurs pour tout ce que l'industrie était capable de produire ?
Barnays tenait la réponse. Il avait mis au point une nouvelle discipline,
les "relations avec le public" (public relations). Dans
des articles, puis dans des livres, il se mit à expliquer que si
les besoins des gens étaient limités par nature, leurs désirs
étaient par essence illimités. Pour les faire croître, il suffisait
de se débarrasser de l'idée, fausse, que les achats des individus
répondent à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles.
C'est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles,
aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu'il fallait faire
appel. Au lieu de s'adresser, comme elle l'avait fait jusque-là,
au sens pratique des acheteurs, la publicité devait contenir un
message qui transforme les produits, même les plus triviaux,
en vecteurs d'un sens symbolique. Il fallait en
appeler aux "émotions irrationnelles", créer une culture de la consommation,
produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la consommation,
un moyen d'exprimer son innermost self (son "moi
le plus intime") ou, comme l'affirmait une publicité des
années 1920, "ce que vous avez d'unique et de plus précieux mais
qui reste caché".
Quand l'industrie du tabac approcha Barnays en lui demandant s'il
voyait un moyen pour amener les femmes à fumer, Barnays releva sans
hésiter le défi. La cigarette, expliqua-t-il, était un symbole phallique
et les femmes se mettraient à fumer si elles voyaient dans la cigarette
un moyen de s'émanciper symboliquement de la domination masculine.
La presse fut prévenue qu'à l'occasion du grand défilé, à New York,
de la fête nationale, un événement sensationnel allait se produire.
Effectivement, au signal convenu, de jeunes élégantes, au nombre
d'une vingtaine, tirèrent cigarettes et briquets de leur sac à main
et allumèrent leurs symboliques freedom torches ("torches
de la liberté"). La cigarette était devenue le symbole de l'émancipation
féminine. Barnays - et l'industrie du tabac - avaient gagné.
"Vous avez transformé les gens en infatigables machines
à bonheur" ("constantly moving happiness machines"), dit
le président Hoover à Barnays en 1928. Barnays, de son côté, était
parfaitement conscient d'avoir, en même temps, transformé des citoyens
potentiellement dangereux pour l'ordre établi en consommateurs dociles :
les gouvernants, pensait-il, allaient pouvoir agir à leur guise
aussi longtemps qu'ils sauraient canaliser les intérêts de la population
vers et par le désir individuel de consommer [3].
Le consommateur, individuel par définition, a donc été conçu dès
l'origine comme le contraire du citoyen, comme l'antidote, en quelque
sorte, à l'expression collective de besoins collectifs, au désir
de changement social, au souci du bien commun. L'industrie publicitaire
n'allait cesser de remplir une double fonction, économique et politique,
en faisant appel non pas à l'imagination et aux désirs de tous
mais à l'imagination et au désir de chacun en tant que personne
privée. Elle ne promet pas aux acheteurs potentiels une amélioration
de leur condition commune. Elle promet, au contraire, à chacun d'échapper
à la condition commune en devenant l'"heureux privilégié" qui a
pu s'offrir un bien nouveau, rare, meilleur, distinctif. Elle promeut
la recherche de solutions individuelles aux problèmes collectifs.
Le marché est censé pouvoir résoudre ceux-ci sans empiéter sur la
souveraineté et l'intérêt individuel de chacun. La publicité appelle
chacun à refuser son existence sociale en tant même qu'il est un
individu social. Elle est une socialisation antisociale [4].
En tant que production d'imaginaire, de désirs, de sensibilité,
bref de subjectivité, la publicité relève ostensiblement de la création
artistique. Mais il s'agit d'une création serve, au service de la
marchandise. Le but de l'art publicitaire - de même d'ailleurs que
le but de la propagande des régimes totalitaires - n'est pas de
dégager la sensibilité des poncifs, des stéréotypes et des lieux
communs dans lesquels elle tend à s'engluer ; le but
est avant tout de vendre des marchandises transfigurées en œuvres
d'art par la propagation de normes esthétiques, symboliques et sociales
qui doivent être volatiles, éphémères, destinées à être relayées
bientôt par de nouvelles normes.
La création artistique doit déranger pour renouveler la
manière de percevoir et la capacité d'imaginer. L'art publicitaire
et la mode doivent plaire et imposer leurs normes. En tant
que véhicule privilégié de ces normes, l'image de marque exerce
une fonction de prise de pouvoir du capital fixe
immatériel sur l'espace public, la culture du quotidien et l'imaginaire
social. Instrument par lequel la marchandise doit pouvoir produire
ses consommateurs, le capital symbolique de la firme se fera mettre
en valeur par ces consommateurs eux-mêmes. Ce sont eux
qui accompliront le travail invisible
de la production de soi qui "fournit un sujet à l'objet",
c'est-à-dire qui produit en chacun d'eux les désirs, les envies,
les images de soi-même dont la marchandise est censée être l'expression
adéquate. La publicité de marque, en un mot, induit chez le consommateur
une production de soi qui valorise les marchandises de marque comme
emblèmes de sa valorisation propre. C'est par le
pouvoir qu'il prend sur ce travail invisible de production de soi,
par la violence déguisée qu'exerce sur l'individu l'envahissement
publicitaire de tous les espaces et de tous les moments de la vie
quotidienne, que le capital symbolique fonctionne réellement comme
un capital fixe.
On retrouve finalement sur le terrain de la consommation le même
asservissement de soi que nous constations dans le domaine du travail.
L'incitation faite au consommateur à se produire selon l'image de
lui-même que lui tend la publicité, et à changer son identité d'emprunt
au gré des changements des goûts et de la mode, le prépare à se
produire dans son travail conformément au modèle qui le rendra employable
et vendable. Dans l'un et l'autre cas, l'activité de se produire
est la clé qui donne accès au monde social.
[1] André Gorz, L'immatériel
- Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003
[2] André Gorz, "La personne devient
une entreprise", EcoRev' n°7, hiver 2001-02
[3] La BBC 2 a diffusé, du 24 mars
au 14 avril 2002, un documentaire d'une qualité rare qui retrace,
en quatre épisodes d'une heure chacun, l'histoire de la manipulation
du "consommateu", puis du citoyen, par les techniques du marketing
et d'études de marché, de 1920 à 2001 : The Century of
the Self, écrit et produit par Adam Curtis
[4] Cf André Gorz, Métamorphoses
du travail Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p 63-66
Origine : http://ecorev.org/article.php3?id_article=164
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