Ces notes de lecture ne prétendent pas fournir un compte-rendu
exhaustif, mais essaient de proposer une introduction et une invitation
à la lecture de ce livre. La discussion a commencé par
un échange de courriers sur Internet. Nous souhaitons tous les
deux que le débat continue.
Note 1
Dans leur livre « Le nouvel esprit du capitalisme » paru
chez Gallimard, Luc Boltanski et Eve Chiapello proposent une analyse
de lévolution du capitalisme dans la société
française durant ces 30 dernières années. Ils montrent,
entre autres, comment le capitalisme a récupéré
: « le climat dexaltation et de liberté de mai 68
», au point même quon le retrouve actuellement dans
« la littérature de management destinée aux cadres
des entreprises », qui est le point de départ de leur analyse.
Ce livre ma posé problème, je ne suis pas sociologue,
loin de là, et par moments le langage employé est assez
proche dun jargon qui me repousse. Dautre part, vu lampleur
du sujet, une brève présentation me paraît impossible.
Cependant, je pense que ce livre est important parce quon trouve
au fil des pages (800 pages à lire pour les personnes courageuses
et ayant un peu dargent parce quil coûte près
de 200 francs) des explications à bon nombre de nos difficultés
et peut-être de nos erreurs. En voici quelques unes que jai
relevé au cours de ma lecture :
- Nous navons pas compris que :
* Effectivement dans les années 70 le capitalisme était
en situation difficile et plutôt sur la défensive : pertes
de profits, manque dautorité dans les entreprises, ...
Nous navons pas vu comment il sest attaqué à
lordre établi (eh oui!, lui aussi) pour se dégager
des espaces de liberté afin de reprendre linitiative et
sassurer à nouveau le contrôle de la société.
* Son objectif nest pas la sauvegarde dun ordre précis
mais le profit. Lordre bourgeois, sous une forme particulière,
lui importe peu en fait. Il doit apparaître comme la meilleure
réponse aux aspirations de la société et pour cela
il est capable de tout récupérer pour faire des affaires
(libération des moeurs, valorisation du désir, idées
anti-autoritaires, écologie ...).
- Nous avons trop considéré le capitalisme comme une entité
organisée hiérarchiquement avec des chefs qui établiraient
la ligne à suivre, alors quen fait cest plutôt
un réseau dintérêts qui procède par
de multiples essais.
- Nous avons négligé le côté séducteur
du capitalisme : lui aussi doit convaincre les masses, il a besoin dune
certaine adhésion de la société (pour produire,
pour consommer).
Par exemple, nous avions tendance à affirmer : « Je bosse
comme un fou pour engraisser des actionnaires et en plus, cest
larnaque totale, parce que avec le peu que je gagne il n'est pas
possible de se payer grand chose et en plus c'est de la camelote ».
A cette façon de voir, trop subversive, le capitalisme en suggère
une autre, plus valorisante : « Je travaille pour satisfaire les
autres (clients) et en retour, quand je ne suis plus au travail ce sont
les autres (employés) qui cherchent à satisfaire mes besoins
».
- Nous avons mal identifié ses modes de fonctionnement :
* Le capitalisme doit séduire mais il ne peut satisfaire complètement
(le profit se fait sur la différence entre ce que les gens sont
prêts à payer et ce que coûtent de produire les différents
biens proposés sur le marché). Donc le système
capitaliste doit sans cesse se renouveler, et pour cela il a besoin
de la critique (fut-elle contestataire). Ce que constate ce livre, cest
que la critique lui permet de sadapter par lintégration
dune partie de cette contestation. Ceci lui permet dessayer
de faire correspondre son offre aux demandes de la population.
* Son développement se fait par lextension du secteur marchand.
La contestation de la marchandisation est la seule quil ne peut
récupérer.
Il y a bien dautres choses qui sont analysées et développées
dans ce livre, y compris sur les points que je viens daborder.
On y trouve des pistes aussi, plutôt destinées aux réformistes.
Ces propositions sont toujours intéressantes à identifier.
Lanalyse de la désyndicalisation occupe environ 80 pages.
Ce travail essaie de comprendre pourquoi et comment le système
capitaliste a utilisé ce que la contestation des années
90 apporte de neuf (thèmes, pratiques, formes dorganisation,
...). Cette étude est pleine denseignements.
Si dautres personnes ont le temps et largent pour se lancer
dans ce livre, je suis intéressé par un échange
sur cet ouvrage. Il me paraît souhaitable de discuter sur la manière
dont il nous faudrait évoluer (structures, pratiques, ...).
Le capitalisme a su rebondir en sappuyant sur nos critiques sans
perdre son âme, saurons-nous en faire autant ?
Et Vive la New Sociale millenium.
Pascal Gouriou, Quimper Janvier 2000
Note 2
Suite au texte de Pascal de Quimper, je confirme limportance du
livre de Boltanski et Chiapello « Le nouvel esprit du capitalisme
».
1 / Comme Pascal jai été mal à laise
en lisant ce livre dont javais entendu parler sur France Culture.
Javais limpression bizarre que cétait en récupérant
nos critiques que le capitalisme avait survécu et repris la main
dans la combat de classe. Ce malaise sest dissipé au moment
où il est question dans cet ouvrage de la responsabilité
des capitalistes, cest à dire vers la page 320. Les auteur-es
notent à juste titre quil ny a pas de volonté
centralisée dans le capitalisme, quil sagit, dans
la mutation étudiée ici, dun ensemble de micro-déplacements.
Lobservation est juste, mais la conclusion est contestable puisquelle
refuse de parler de la responsabilité du système. On peut
quand même dire que ce qui unit lensemble du système
cest la nécessité de faire du profit et de la reproduction
du système lui-même (ou de sa continuation), système
qui reste un ensemble organisé autour de la domination, celle-ci
prenant des formes multiples.
2 / Boltanski est un élève de Bourdieu et ici il cherche
à saffranchir du maître, à prendre son autonomie.
Létude de lesprit du capitalisme lui permet de résoudre
un problème bloquant dans la théorie bourdieusienne. Il
étudie lévolution et le changement, alors que chez
Bourdieu il existe une certaine fixité, le schéma explicatif
est statique, on bute sur une difficulté à penser lévolution
.
Les auteur-es sont réformistes et veulent refonder la sociologie
critique, rien de moins, elle et il ont la prétention de se placer
au niveau de Weber (auteur du livre « Lesprit du capitalisme
») et de Marx.
3 / Ce livre est le résultat dun gros travail et dune
recherche interdisciplinaire. Les équipes comprenaient un nombre
important de personnes, dont des étudiant-es en DEA ou en Doctorat.
Ils et elles se sont adjoint une équipe dinformaticiens
qui ont développé un logiciel pour lanalyse par
ordinateur du discours managérial.
4 / Quel peut être lintérêt de ce livre pour
les libertaires ?
A mon avis, il se situe à plusieurs niveaux :
a / Il nous donne des éléments pour nos analyses de la
domination et son évolution contemporaine.
b / Il prend au sérieux les idées qui accompagnent le
capitalisme ou permettent son évolution. Comme tout ensemble
social ou projet sociétal il a besoin de ladhésion
de la population pour se développer et fonctionner.
En lisant ce livre, on constate que le système capitaliste est
capable de produire les conditions de possibilité de sa survie
et de son renforcement. Ce système est capable de tout récupérer
ou presque.
Cette recherche insiste sur les modifications du ou des pouvoirs, il
parle de la crise de la gouvernementalité (terme développé
par Michel Foucault et repris par Didier Bigo, entre autres). Il faut
insister sur le fait que cet ouvrage nest pas un ouvrage déconomie
au sens strict, mais une tentative danalyse à partir des
discours des capitalistes et plus précisément le discours
managérial doù la référence à
lesprit du capitalisme.
Dans ce livre on trouve un essai de modélisation des types dautorité
liés à lentreprise :
* Lautorité familiale, patriarcale et marchande, Elle est
issue du modèle domestique qui est remis en cause dès
les années cinquante.
* Lautorité de type rationnelle et industrielle, ce modèle
est porté par les ingénieurs, les cadres des années
soixante qui parlaient déjà de projet. Cétait
une façon de donner de lautonomie aux cadres en gardant
le contrôle sur les finalités. Cétait un pouvoir
basé officiellement sur la rationalité technique et scientifique.
* Lautorité contemporaine du monde « connexionniste
», où les leaders sont hyper-mobiles, capable de gérer
des équipes composites, de mobiliser les émotions, de
travailler en réseau, etc... Un monde où la communication,
la rapidité, la souplesse, la réactivité sont la
règle.
Il est très intéressant de lire la description faite des
« grands » (les chefs) dans la cité nommée
« citée par projet ». On saperçoit que
cest ce que propose certaines approches pour le mouvement libertaire
et que nous avons bien du mal à mettre en oeuvre : transversalité,
réseaux, connexions, autonomie, ouverture desprit, tolérance,
souplesse mentale, enthousiasme, motivation, inventivité, modèles
ouverts, etc.
Le thème central du livre est celui de lintégration
des critiques dans les mutations du capitalisme.
Il est clair que le mental et lindividualisation sont devenues
primordiales pour les capitalistes. La prise en compte des critiques
du pouvoir issues des années soixante-dix a permis de transformer
le contrôle extérieur sur les personnes salariées
en un auto-contrôle avec les notions de projets et dobjectifs.
On diminue les pyramides hiérarchiques et on transfère
lévaluation aux acteurs et actrices eux-mêmes (le
piège de la notion dautonomie), on y gagne en coûts
et en performances.
Limplication subjective est au centre des nouvelles modalités
de pouvoir. La différence entre travail et non-travail sestompe,
les activités associatives ou de loisirs peuvent être un
atout important pour les cadres en question, car il faut être
capable de rebondir, davoir le sens de lhumanité,
du feeling pour diriger. Il faut être capable de tirer parti de
tout.
Le « tout se vaut » est le présupposé général
de cette idéologie. Le respect, la confiance sont des données
évidentes. Nomadisme, adaptabilité sont des concepts parfaitement
intégrés au système.
Ce livre montre comment le capitalisme a su intégrer ce quil
appelle « la critique artiste », comment il y a eu un transfert
de compétence du gauchisme au management après les années
soixante-huit, comment la critique du pouvoir que lon trouve chez
Foucault, Deleuze et Guattari a été utilisée pour
mettre en oeuvre une nouvelle façon de dominer.
Il décrit également toutes sortes dattaques contre
le droit du travail, contre les protections sociales, comment sopère
une dualisation du salariat (emplois stables et la galaxie « précaire
»).
Ce livre essaie dexpliquer comment le rapport de force sest
transformé à linitiative du capitalisme lui-même.
Ce livre est important pour nous :
1 / À cause des propositions énoncées qui réformistes,
quil est effectivement important de connaître et danalyser.
2 / Parce que la question de la récupération des critiques
par le système ne sévacue pas facilement. Les formes
et les finalités mêmes de nos combats sont questionnées.
Par exemple, il est clair ici que lindividu est la base du système
capitaliste alors quil était décrit comme la base
de la révolte par les auteurs libertaires.
A mon avis, nos tentatives de réseaux, de transversalité,
dacceptation du multiple sont bonnes, mais on voit ici que nous
avons pris beaucoup de retard, que nous partons de loin face au système
capitaliste qui sait évoluer rapidement et avec une puissance
inégalée.
Le rapport de force est aussi mental, cest ce qui permet de comprendre
pourquoi la gestion social-démocrate du capitalisme est possible
et marche si bien.
Alors effectivement la question du contenu de nos approches critiques,
de nos actions syndicales et politiques est posée.
En quelque sorte, il me semble que ce livre rejoint les préoccupations
soulevées autour du thème de la reproduction (développées,
entre autres, par Temps Critiques) et de lapartheid social (présentées
en particulier par le groupe La Canaille de Tours) et de lévolution
des formes la domination. Ces thèmes posent problème depuis
plusieurs années.
Philippe Coutant Nantes Le 12 janvier 2000
Ce texte a été publié dans la revue Les Temps
Maudits de la CNT Vignoles
La CNT dite " Vignoles " La CNT Vignoles