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De : Peripheries
Date : 27 Janvier 2003
Objet : [zpajol] Pour que les "sans" ne soient plus la cinquieme
roue du char de l'altermondialisation
POUR QUE LES "SANS" NE SOIENT PLUS LA CINQUIEME ROUE DU CHAR
DE L'ALTERMONDIALISATION
http://www.peripheries.net/crnt42.htm#sans
Nous vous proposons un texte rédigé par un petit groupe
de militants et de journalistes - dont nous sommes - à l'initiative
du philosophe Miguel Benasayag. S'il vous intéresse, n'hésitez
pas à le faire circuler et à y réagir!La crise
structurelle que vivent nos sociétés, bien qu'elle prenne
des formes différentes dans les pays du Nord et du Sud, a partout
le même sens: il n'est raisonnablement plus possible de croire
au développement qu'incarnent les pays du Nord et vers lequel
tendent ceux du Sud. Ce modèle productiviste, on s'en rend compte
aujourd'hui, n'est ni extensible, ni même viable. Il ne fonctionne
pas. C'est pourquoi nos sociétés - qui comportent des
zones de "Nord" au Sud, et des zones de "Sud" au
Nord - sont des sociétés excluantes et centrifuges. Elles
ne peuvent s'offrir le luxe d'"inclure" tout le monde dans
leur modèle dominant de consommation. Elles ne peuvent pas ne
pas exclure; ce sont des sociétés du délestage.
On voit aujourd'hui se développer une sociologie des "exclus",
des "sans": sans papiers, sans travail, sans logement, sans
accès à la santé, à l'éducation,
à la culture, sans droit à la différence (le handicap,
par exemple)... Tous ceux qui sont "sans", c'est-à-dire
des millions et des millions d'êtres humains, puisque la moitié
de l'humanité vit avec moins de deux dollars par jour, ne se
définissent donc pas par rapport à ce qu'ils sont, mais
par rapport à ce qu'ils n'ont pas, par rapport à ce qu'ils
ne sont pas. Petit à petit, celui qui n'a pas devient celui qui
n'est pas: il est ce qu'il n'a pas, ce qui suggère que la privation
en fait un être humain diminué. Par un tour de passe-passe,
elle devient l'essence de son être, sa définition. Cela
conduit à une société de l'étiquetage, où
l'étiquette supplante l'homme. Etre, c'est avoir. Nous partons
d'un principe fondamental: dans notre société, il n'y
a pas d'exclus; tout le monde est inclus, mais en des lieux différents.
Celui qui est dans le besoin, celui qui va mal, qui n'a droit à
rien, n'est pas exclu: il occupe la place qui est la sienne dans une
société injuste.
Non seulement les "sans" ne sont pas exclus, mais ils sont
l'élément sur lequel reposent nos sociétés,
car ils sont identifiés comme une source d'insécurité.
Ils sont le ciment d'une société sans ciment. Privés
d'accès aux soins, ils inquiètent les intérêts
des bien portants et du système de santé; squatters ou
privés de terres à cultiver, ils inquiètent les
propriétaires; privés de papiers, ils inquiètent
les nationaux; privés des biens élémentaires, ils
inquiètent ceux qui en disposent; privés de travail, ils
inquiètent ceux qui en disposent et servent d'arme de chantage
pour imposer la précarité à tous les salariés.
Les "sans" assument cette fonction sociale qui est d'incarner
l'insécurité, cette insécurité absolument
nécessaire pour maintenir notre société de discipline
et d'isolement. Ils offrent l'image de ce qu'il ne faut devenir à
aucun prix, justifiant une barbarie quotidienne, l'écrasement
du voisin, l'acceptation d'un modèle de société
qui menace toute l'humanité. L'insécurité isole
les différentes familles d'un même immeuble, les habitants
d'un même pays, isole les pays les uns des autres... Elle est
un modèle de domination qui a cours aussi bien en macropolitique
que dans les vies individuelles. Ce terme est utilisé à
propos de tout, sauf à propos des grandes sources d'insécurité
réelle. Par ailleurs, se croire un "inclus", un "avec",
relève d'une illusion: l'immense majorité des "inclus",
même très haut placés, ne vit que sous la menace
de l'exclusion. Inclusion et exclusion sont les deux faces d'une seule
et même médaille, celle d'une société disciplinaire.
Accepter qu'il y ait des exclus et des inclus implique d'accepter cette
société disciplinaire.
La lutte des "sans" a marqué les esprits ces dix dernières
années, mais elle reste aux yeux de la plupart des gens, y compris
des principaux intéressés, motivée uniquement par
le désespoir et par les nécessités de la survie.
Or, notre hypothèse est que les "sans" sont porteurs
de bien plus que d'une simple lutte catégorielle. Nous sommes
à un moment charnière où ils débordent de
la simple lutte pour la survie, sans toutefois être encore de
nouveaux sujets sociaux - c'est-à-dire sans cesser d'être
des objets de sociologie pour devenir eux-mêmes des sujets; sans
cesser d'être ceux que l'on regarde pour devenir ceux qui regardent
la société, qui la pensent, qui l'interpellent. Tout le
monde se rend compte que la lutte des squatters, des sans terres, des
sans papiers, est porteuse de quelque chose qui interpelle l'ordre injuste
de notre monde; et pourtant, ses protagonistes, mal représentés
dans les instances contestataires internationales, n'arrivent pas encore
à être une multiplicité de sujets sociaux. Ils n'ont
pas conscience de leur légitimité à l'être,
et n'apparaissent pas non plus aux yeux des autres, au-delà de
la sympathie qu'ils peuvent susciter, comme des acteurs sérieux,
porteurs de nouvelles formes de sociabilités et constructeurs
de mondes meilleurs. Or il faut faire en sorte que la société
et ses problèmes se pensent depuis de véritables laboratoires,
qui produisent depuis la marge ce qui est insoluble depuis le centre.
Le capitalisme est en roue libre, et son hégémonie repose
sur des fondations bien trop profondes pour qu'on puisse la réduire
à un affrontement entre salauds et gentils. La réalité
actuelle, si injuste et détestable qu'elle soit, a des raisons
d'être ce qu'elle est, et il faut s'atteler à comprendre
ces raisons. Le changement ne relève pas d'un "il n'y a
qu'à", mais nécessite au contraire une sérieuse
production de pensée. Ce travail ne pourra venir que des "sans"
et de leurs amis.
Pourquoi les "sans" peuvent-ils devenir de nouveaux sujets
sociaux? Parce que, à un moment donné, ils cessent de
s'accrocher à l'espoir. Voilà le point où ça
pivote: quand, tout à coup, on perd aussi l'espoir, qui n'est
à nos yeux qu'un mécanisme de dévitalisation du
présent. On pourrait croire que, sans espoir, c'est encore pire;
mais cela signifie au contraire que les gens, en prenant conscience
qu'ils doivent développer leur propre puissance, leur propre
liberté, pour créer de nouvelles conditions de vie, éprouvent
et expérimentent quelque chose dont le reste de la société
est privé. Dans un monde dominé par l'impuissance, par
l'incapacité à influer sur son devenir, les "sans"
exercent un nouveau type de protagonisme, qui ne reste pas au niveau
des souhaits. Alors qu'au centre, des millions de personnes, de façon
abstraite, souhaitent le changement, eux, dans les marges, sont dans
des pratiques de changement. Et c'est cela qui est déterminant.
Nous partons en effet de l'hypothèse que, malgré le développement
d'un mouvement contestataire, pour le moment, et peut-être pour
longtemps, un changement de modèle de société,
un changement d'hégémonie, est improbable. Rien ne se
dégage qui nous permette de dire: le monde va s'ordonner sur
des bases différentes. Souhaiter ce changement, si fort que ce
soit, ne suffit pas à le rendre réalisable. Il n'y a pas
de révolution en vue, ni même de réforme, puisque,
le modèle n'étant pas extensible, il faudra toujours déshabiller
les uns pour habiller les autres - si du moins ces derniers veulent
être habillés comme les autres. Quoiqu'il en soit, nous
estimons que la possibilité ou non d'un changement d'hégémonie
n'est pas notre problème. Souhaiter l'avènement d'une
autre situation, qui se substituerait purement et simplement à
celle qui est à la nôtre, ce serait céder à
une illusion, et se condamner à l'impuissance. La seule chose
que nous puissions faire, c'est développer et cultiver des pratiques
de changement.
A une époque confrontée à la raréfaction
de l'eau, à une disparition de 50% des espèces, à
la fonte des glaces, à la dégradation de l'atmosphère,
à des pollutions installées pour des millénaires,
la seule résistance réelle, la seule subversion, est de
désirer autrement. Si les gens continuent à se lever le
matin - ou à ne pas se lever, d'ailleurs - pour les mêmes
raisons qu'aujourd'hui, nous courons à la catastrophe. Comment
désirer autrement? Les "sans" ont des réponses
à cette question. Une majorité d'entre eux continuent
à désirer être des "avec", à désirer
là où on leur dit de désirer, et, de ce fait, ils
restent des objets sociaux. Ils restent à la place où
le système les veut. Ils restent dans l'illusion qu'ils sont
des exclus et qu'ils pourraient être des inclus. Mais par ailleurs,
en Amérique du Sud, en Italie, à certains endroits en
France, de façon minoritaire mais très intéressante,
on voit se dessiner des lignes de fuite: un certain nombre de "sans"
se mettent à désirer autrement. Au lieu de s'accrocher
au rêve de la consommation, ils construisent des foyers de solidarité.
Partout dans le monde, de façon frappante, des gens disent: "Nous
avons cherché des moyens de survie, et nous avons trouvé
une forme de vie supérieure."
Nous sommes convaincus qu'il existe chez eux, à condition qu'ils
deviennent des sujets, un contenu universel qui dépasse largement
leurs revendications concrètes. Un autre élément
subversif de leur combat est qu'ils assument le fait d'être sans
utilité économique, et d'avoir pourtant droit à
la vie. Dans leurs pratiques, ils revendiquent la profonde nature humaine,
qui n'a pas à être utile: l'homme n'est pas un outil de
production. Le revenu vital n'a pas à être déguisé
en salaire.
Cette déclaration se veut un simple point de réflexion
entre les "sans", pour eux, et pour la société.
Elle a pour but une mise à jour de la réflexion, et ne
vise surtout pas à créer une coordination - ni même
forcément des liens durables. Il ne s'agit surtout pas de formater
ou de diriger les mouvements, de tenter d'instaurer une centralité
qui serait catastrophique, mais seulement de se rassembler à
quelques occasions, de façon éphémère, pour
mettre en circulation quelques réflexions communes et les offrir
à la multiplicité. Se rassembler, puis s'éparpiller
à nouveau pour se rassembler avec d'autres, ou pour se retrouver
plus tard, ailleurs, permettrait d'éviter à la fois l'écueil
de la dispersion et celui du formatage.
Florence Aubenas (journaliste), Gérard Barrero (Droit au logement),
Miguel Benasayag (philosophe, psychanalyste), Carmen Castillo (cinéaste),
Mona Chollet (journaliste), Jean-Baptiste Eyraud (Droit au logement),
Nadjat Eyraud (association HanDEIS, Handicap, Droit à l'Ecole
et à l'Intégration Sociale), Thomas Lemahieu (journaliste),
Laurent Lévy (avocat), Malika Zediri (militante associative contre
les précarités).
Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout
Voir aussi dans Périphéries: Entretien avec Miguel Benasayag
(janvier 2001)
http://www.peripheries.net/g-bensg.htm
"Nous ne sommes pas en trop, nous sommes en plus" -
Avec l'APEIS et Ne Pas Plier (mars 2001)
http://www.peripheries.net/i-apeis.htm
P.-S.: Faire et ne pas laisser faire, ça sert
!
Epilogue à l'histoire de la famille Nimaga qui faisait l'objet
de notre précédent envoi: reçue par le secrétaire
général de la Préfecture du Val-de-Marne, l'APEIS
a obtenu le relogement de Mme Nimaga et de ses cinq enfants dans un
CHRS, "appartement relais où elle pourra s'occuper dignement
de ses enfants, se reposer, faire à manger, avoir un réel
soutien psychologique avant d'intégrer un appartement dans des
conditions normales et autonomes". Le communiqué de l'APEIS
ajoute: "Nous restons mobilisés et vous ferons savoir au
fur et à mesure les avancées de cette situation qui pose
les questions de la réponse aux multiples urgences, de l'accès
des plus pauvres au logement social, de la cohésion d'une société
qui permet que des familles, des jeunes, des femmes, des hommes, soient
à la rue."
Périphéries
Escales en marge
http://www.peripheries.net/
Ce texte est paru sur les listes Multitudes, Infozone et Zpajol et Périphéries
Des textes du Collectif Malgré Tout, en particulier de Miguel Benasayag,
trouvés dans la multitude du net,
évidemment en cherchant autre chose au départ
" Architecture des souhaits, incertitudes
des actes... " Miguel Benasayag
A PART LE FRIC ET LE POUVOIR, IL Y A QUOI,
DANS LA VIE ? Quand le Web indépendant se fait hara-kiri
par Thomas Lemahieu et Mona Chollet samedi 10 mars 2000 sur
<www.uzine.net>
TITI est-il X-tolérant ? Miguel BENASAYAG,
Herman AKDAG & Claude SECROUN
Mouvement dans les mouvements Opposer au capitalisme
exacerbé les expériences du terrain Lien Social Numéro 474, février 1999
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