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" Architecture des souhaits, incertitudes des actes... "
Miguel Benasayag

Pour Miguel Benasayag, qui se rend ces prochains jours à Florence, on peut toujours invoquer un " autre monde possible ", mais sans développer patiemment les expériences et les recherches à partir des situations concrètes, on risque de rester longtemps dans une alternative étriquée, séparée de la société civile.

Philosophe, psychanalyste, ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine et animateur du collectif Malgré tout à Paris, Miguel Benasayag observe depuis des années l'émergence des nouvelles radicalités. Au fil de ses livres, il formule des hypothèses théoriques et pratiques, utiles pour mieux comprendre ce qu'il appelle une " contre-offensive populaire ", impossible à réduire aux têtes qui dépassent, car multiple et si diverse d'un lieu à un autre. Dans cette résistance diffuse, Miguel Benasayag souligne le pas de côté décisif, selon lui, par rapport au politique. À ses yeux, les plus intéressants de ces mouvements se placent dans un " au-delà " de la logique du pouvoir, et tentent, sans modèle, sans attendre le grand soir et ses lendemains qui chantent, de changer la société, de transformer la vie en partant des situations concrètes. Alors que Du contre-pouvoir paraît en livre de poche, Résister, c'est créer (La Découverte), son dernier ouvrage écrit avec Florence Aubenas, sera en librairie à partir du 14 novembre. Miguel Benasayag se retrouve naturellement au Forum social européen de Florence.

Enfin, naturellement, cela reste à voir...

Miguel Benasayag. Pour être tout à fait honnête, je vais à Florence juste parce que Jean-Baptiste Eyraud, de Droit au logement, me l'a demandé. Ce type de forum, que ce soit Porto Alegre ou Florence, c'est sans doute très intéressant, mais cela ne me donne pas envie de me trouver planté en plein milieu. Quand je vais en Italie, je préfère rencontrer des chômeurs ou des jeunes dans les centres sociaux occupés. Je suis toujours plus à l'aise dans des échanges plus concrets, plus petits. Je ne sais pas, peut-être que je me trompe, mais je pense qu'il y a dans ces grands rassemblements un côté " on joue des coudes pour être sur la photo "... Ces gens qui jouent des coudes ont certainement les meilleures intentions du monde, ils peuvent être convaincus qu'il faut absolument que leur hypothèse passe avant celle du voisin. Mais à mon avis, cette attitude va dans un sens qui minimise la problématique et qui, en revanche, maximise l'idéologique.

On peut aussi penser ce forum comme un lieu de recherches, d'échanges de pratiques, non ?

Miguel Benasayag. Quand quelqu'un qui fait son expérience dans son coin, tout seul ou dans un petit groupe, apprend qu'il participe à un mouvement international et multiple, ça n'est pas sans intérêt : au contraire, il faut toujours savoir que ce que l'on fait n'est pas le fruit de son arbitraire, de son imagination, mais que cela est en correspondance avec d'autres réalités. Dans le meilleur des cas, le forum peut servir à conférer plus de puissance aux expériences intensives. Mais des tas de gens éprouvent une véritable phobie face à l'incertitude de l'intensif et préfèrent passer tout de suite à ce qu'ils appellent " les choses sérieuses ". Moi, je connais beaucoup de personnes qui, plutôt que de passer des années et des années dans les universités populaires, les occupations de terre, dans des pratiques de terrain ne rêvent que d'une chose : " Quand est-ce qu'on passe aux rencontres internationales ? " Du coup, dans le forum, je crois que cohabitent des gens en recherche et des m'as-tu-vu qui n'attendent qu'une chose : " S'occuper enfin des choses sérieuses. " Cela a toujours l'air sérieux quand il y a des traducteurs, quand il y a des délégations d'autres pays. Mais il y a un imaginaire négatif - absolument pas révolutionnaire - qui naît quand on se met à imaginer que chez l'autre on va vérifier ses propres hypothèses. Ce sont des agencements par rapport auxquels il faut être très prudents. Car cela revient à dire : " J'ai raison, car chez l'autre, ça se passe comme ça, il me l'a raconté dans le forum, alors que, rien, dans ma pratique quotidienne, ne me dit que j'ai raison "... Cette envie de décollage à n'importe quel prix existe. Et cela freine, à mes yeux, la construction de l'alternative. Or, pour se construire, l'alternative doit devenir le lieu où le monde se pense sérieusement. Chose que la gauche révolutionnaire a historiquement été, quand les intellectuels, les scientifiques, les ouvriers d'avant-garde, les artistes s'y retrouvaient. Tant que la nouvelle radicalité n'est pas ce lieu incontournable pour penser sérieusement le monde - bien sûr, pas comme une doctrine, mais comme une réalité -, tant qu'elle demeure une option parmi d'autres, on restera dans l'impuissance, dans le domaine des souhaits. La problématique du forum, c'est ça : " Que se passe-t-il avec l'" intensif " ? " Car, quand le mouvement marxiste international - pour ne parler que du marxisme - était hégémonique dans la contestation, il y avait là une puissance véritable. Aujourd'hui, on est loin du compte dans le mouvement alternatif.

Ce lieu incontournable de l'alternative dont vous parlez passe-t-il nécessairement par une coordination entre les mouvements eux-mêmes ?

Miguel Benasayag. Non ! Et sans vouloir du tout paraphraser Lénine, il y a, là, une maladie infantile du mouvement radical, maladie qui risque de le tuer nouveau-né. Si le mouvement des nouvelles radicalités se laisse aller à la construction purement extensive, si, dans notre époque de consignes, de modes, d'images vides de contenu, ce mouvement se fait une place sans rompre avec ce modèle de fonctionnement hyper centralisateur, je pense qu'il sera mort. Le mouvement alternatif, aussi intéressant soit-il - bien entendu, moi, ça m'intéresse, car c'est toute ma vie -, n'est pas porteur de la certitude qu'un autre monde est possible. C'est même plutôt le contraire à mes yeux : il y a à approfondir d'abord les hypothèses théoriques et pratiques dans ce monde-ci. Il faut arriver à se détacher des souhaits : on va à des manifs, on entend des agitateurs. " Un autre monde est possible ", mais à nouveau, cet autre monde possible apparaît sous l'image messianique classique. Et l'autre monde possible ne construit pour le moment qu'une architecture de souhaits. C'est un grand danger. Si jamais notre mouvance s'installait dans une architecture de souhaits où, ipso facto, on aurait tout de suite la question des moyens et des fins, on mettrait en place un remake de ce qui fut, mais qui n'a pas du tout les moyens d'être à nouveau.

" Face à cette architecture des souhaits, il faut passer à l'acte ", dites-vous souvent. Comme si, pour vous, contrairement à une idée diffuse dans les mouvements, les certitudes et les souhaits conduisaient à l'impuissance...

Miguel Benasayag. La seule chose à faire, c'est de construire, chacun là où il est, en réseau, en dialoguant - non pas comme dispersion, mais plutôt comme ubiquité, ça me semble important -, ce qui serait, dans nos espoirs, le soubassement d'une émergence. Mais d'un point de vue concret et objectif, quand on construit des choses, on peut toujours se dire : " Ceci est un soubassement. " Mais en fait, on n'en sait jamais rien, nous n'avons aucune garantie. C'est toute la question de l'incertitude. L'incertitude est au cour de notre pensée. Comme disait Sartre, il faut s'engager sans savoir. Cela ne veut pas dire qu'on fait n'importe quoi, on s'engage dans ce qui est objectivement juste, mais personne ne peut prétendre connaître tous les tenants et aboutissants de son engagement. L'efficacité de l'acte réside - et ça, c'est quand même une révolution - dans l'acte, et non pas dans les conséquences de l'acte. Après, tous les gens qui sont pressés, les désespérés, les feignants, ils disent : " D'accord, mais quand est-ce qu'on renverse ce système injuste ? " Alors, il faut avoir le courage de leur répondre : " Ben ça, on n'en sait rien, mon pauvre ! "

Le monde est-il si complexe que ça ?

Miguel Benasayag. En termes de théorie de l'histoire, la résultante d'une émergence, d'une rupture peut parfois aller dans le sens des actes qu'on a fait, mais si ça va dans ce sens, c'est par hasard. On ne maîtrise jamais la résultante et donc, tant que les hommes pensent en termes de résultante, ils pensent justement là où ils ne peuvent rien faire. Il faut avoir le courage de penser en termes de vecteurs tout en sachant qu'il faut, bien sûr, démultiplier les vecteurs, mais que même en démultipliant les vecteurs, on ne maîtrise pas plus la résultante. C'est ce courage-là qu'il nous faut aujourd'hui. Développer en réseau les expériences intensives, en sachant qu'en même temps on ne peut pas savoir. Alors qu'est-ce que ça change, les gens qui occupent des terres, qui font des expériences ? Eh bien, eux ne sont pas dans l'attente de ce qui va se passer, ils sont ici et maintenant. C'est-à-dire que l'autre monde possible est déjà là pour eux.

En tant qu'Argentin, comment percevez-vous le détour des Européens par Porto Alegre, au Brésil, et plus largement par l'Amérique du Sud ?

Miguel Benasayag. Globalement, il faut bien voir - et cela pose une grande question - que cette alternative se développe très loin de la société civile " normale ". En Amérique du Sud, la différence peut-être, c'est que cette alternative se développe maintenant comme un élément de plus dans la société civile. Il ne faut pas se raconter d'histoires : ni au Brésil, ni en Argentine, ni ailleurs en Amérique du Sud, l'alternative n'est devenue la norme. Ce sont des conneries que racontent certaines personnes pour se faire plaisir. Mais ce qui est vrai, c'est que des éléments de l'alternative sont des éléments normaux dans la société civile, c'est-à-dire qu'ils font partie de la société civile. En Italie, aussi, il y a quelques ponts, fragiles mais tout de même, entre la société civile et les alternatives. En France, on doit constater que la société civile et les alternatives vivent dans des mondes étanches.

Comment rendre désirable la transformation plus largement dans la société civile ?

Miguel Benasayag. En France, on pense assez peu cette question. La plupart du temps, les gens qui parlent des alternatives sont tristounets. Il n'y a dès lors aucune raison pour que les gens s'engagent. Et ils ont raison, il y a dans le sens commun un bon sens qui ne va pas vers la tristesse. On peut toujours regretter que la joie capitaliste soit une joie suicidaire et en toc... Eh bien d'accord, mais cela ne suffit pas de dénoncer cette fausse joie, il faut penser une joie qui ne soit pas suicidaire et qui ne soit pas en toc. Et ça, ça on a vraiment du mal.

Entretien réalisé par Thomas Lemahieu


Article paru dans l'édition du 4 novembre 2002
Lien d’origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-11-04/2002-11-04-126450


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