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A PART LE FRIC ET LE POUVOIR, IL Y A QUOI, DANS LA VIE ?
Quand le Web indépendant se fait hara-kiri
par Thomas Lemahieu et Mona Chollet
samedi 10 mars 2000 sur www.uzine.net


Dans leurs articles sur la « marchandisation » du Web indépendant (« Les marchands aiment le web indépendant... » et « The times they are a-changin’ »), ARNO* et Marc Laimé, non contents de prôner à mots plus ou moins couverts une chouette petite Inquisition entre amis, semblent tenir pour acquis le fait qu’il n’y a rien d’aussi excitant, dans la vie, que le pouvoir et l’argent. Dans leur zèle de grands prophètes radical-chics de l’Apocalypse marchande, ils font le jeu de l’ennemi, en adoptant son langage, sa logique et son cadre de pensée.

Lors d’un entretien avec Miguel Benasayag à propos de son livre Du contre-pouvoir (La Découverte), on lui avait soumis cette idée :
« On pense souvent que, quand le pouvoir prend acte des transformations qui ont eu lieu à la base et les met en œuvre, il les trahit... »

Il avait répondu :
« Oui, mais je crois que c’est une erreur. Quand la gestion reprend les consignes et les pratiques de la base, elle les reprend d’une façon qu’on pourrait qualifier de « refroidies », c’est vrai : les luttes enflammées des féministes ont abouti à des centres d’avortement, c’est-à-dire à des centres hospitaliers froids, fonctionnels... Mais c’est comme ça que bougent la société et l’Histoire. Je ne vois pas en quoi une pureté de l’acquis non réalisé pourrait arranger les choses. Par exemple, je veux qu’il y ait une médecine sociale en Argentine. Eh bien, si un grand mouvement de lutte réussit à ce qu’un gouvernement de merde instaure une médecine sociale, bien entendu que cette médecine sociale sera gérée par des mecs louches : mais je m’en fous. Moi, je suis con : je veux vraiment la justice. C’est ce qui me différencie énormément, en tant que Latino-américain, des courants libertaires européens esthétisants, qui ont une vision narcissique et anti-autoritaire de la lutte. Quand ils arrivent à quelque chose, ils se disent : « Ouh là là ! Tu t’es corrompu ! » Je ne crois pas, pas du tout. (...) En même temps, j’insiste sur l’idée de permanence : les acquis sont des traces des luttes, mais aucun ne cristallise une lutte. Imaginez que quelqu’un dise : « Les centres d’avortement sont la cristallisation du féminisme »... Ce serait ridicule. Vouloir un acquis, défendre un acquis, n’implique nullement que l’acquis soit la cristallisation de la lutte. La lutte continue indéfiniment. »

Ça fait plusieurs années maintenant qu’ARNO* monte au créneau, crée des sites d’information ponctuels ou durables, produit de la propagande au kilomètre, milite, explique, défend l’autopublication pour tous, l’appropriation du réseau par les gens. Il parle, il parle, et aujourd’hui, horreur ! Qu’est-ce qui arrive ? On l’entend ! Aïe, aïe, aïe ! Mais non, on n’a rien compris, ce n’est pas du tout ça qu’il voulait ! Ou plutôt, tant que cette effervescence, et la célébrité qui en découlait inévitablement pour son auteur, ne débordaient pas du cadre de son milieu de prédilection, le Web, ce chouette endroit où le public n’est constitué que de gens gentils, où on est entre copains, ça ne posait pas de problème. Mais qu’on parle de lui dans la presse marchande remplie de sales notables et d’odieux médiateurs accapareurs de la parole publique, quelle catastrophe ! Comment, dans ces conditions, convaincre les copains du Web que non, on n’a pas changé, qu’on est toujours avec eux, qu’on n’est pas en train de les rouler dans la farine ? Que non, le fait d’être reçu par un parlementaire ou interviewé dans les journaux n’a pas flatté notre ego au point de produire dans notre cerveau ce décrochage subtil mais ravageur, appelé communément « grosse tête » ou « pétage de plombs », amorce d’une lente dérive vers le camp des « personnalités » en vue, bonnes pour l’entartage, avec prise de pouvoir, rente de situation et copinages éhontés à la clé ? Des précédents traumatisants, anciens ou récents, sont présents à tous les esprits, obsédants.

« Nous n’attendons pas que l’ennemi vienne, nous nous tuons nous-mêmes »

Comment convaincre de sa bonne foi, donc ? Comment convaincre que ces conséquences difficilement évitables, à terme, de tout activisme - visibilité, prestige, autorité morale - n’ont pas été vos motivations premières - voire uniques -, fourbe, cynique et arriviste que vous êtes ? Mettre votre psyché sur la table, comme on vide son sac, de fond en comble, pour en étaler le contenu devant un vigile sourcilleux ? Nous pensons pour notre part que c’est tout simplement impossible - et que s’y essayer ne peut qu’être très douteux et très dangereux (à ce titre, le « quizz du non marchand » contenu dans le premier article d’ARNO* et Marc Laimé continue de nous laisser pantois). Ces deux articles qu’ARNO* a cosignés sur la « récupération » du Web non marchand, apparemment pour tenter de convaincre quand même, achèvent de nous en persuader. Ils sont d’autant plus absurdes que le danger est loin d’être à notre porte. Certes, l’écran de fumée de la nouvelle économie se dissipe, et le contexte est sans doute favorable à une plus grande visibilité des défenseurs du Web citoyen ; mais c’est tout. On a bien fait de se garder sous le coude cette phrase d’Edward Bond : « Nous n’attendons pas que l’ennemi vienne, nous nous tuons nous-mêmes. »

Pour être sûr de ne jamais prêter le flanc aux soupçons, il aurait sans doute fallu ne jamais commencer. Ne jamais rien faire, ne rien dire, ne rien tenter : ça aurait été le seul moyen vraiment sûr de rester à l’abri des soupçons. Car à force d’activisme, les idées finissent par se diffuser, par se populariser. Elles le font rarement sous leur forme initiale - elles le font d’une façon « refroidie », comme dit Benasayag. Mais elles le font, et rien ne peut les en empêcher. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir les en empêcher, quand on a toujours lutté pour ça ? Manifeste du Web indépendant, 1er février 1997, extrait : « Déjà la presse spécialisée, si avide des publicités d’annonceurs qui récupèrent à leur profit la formidable richesse du Web contributif, et fascinée par les enjeux techniques et commerciaux de l’Internet, réserve quelques maigres lignes aux sites indépendants, occulte l’enjeu culturel du réseau, expédie rapidement la mort des sites pionniers du Web artisanal, quand elle glose en long et en large sur le nouveau site de tel vendeur de soupe. » Aujourd’hui, la presse s’en empare bel et bien, de cet « enjeu culturel du réseau » ; à sa manière, certes, mais ça, c’était prévisible. Et comment on réagit ? On lui crache à la gueule, affolés. Lâche ça, salope ! Touche pas à mon beau Web indé, de toute manière t’y comprends rien, tu vas tout me le salir ! N’essaie pas de me corrompre ! Je te vois venir !

La Safrane : « acquis » ou « cristallisation » ?

Il n’y a pourtant pas de quoi s’énerver. Comme dit Benasayag, on est en présence d’un « acquis », pas d’une « cristallisation ». L’histoire continue ! Les passagers qui le souhaitent peuvent rester à bord ! Pour paraphraser Benasayag, nous, on est cons : on veut vraiment qu’un plus grand nombre de gens - pas seulement les gentils du Web indé, aussi les gros nazes lecteurs de journaux marchands - sachent qu’Internet ne rime pas forcément avec Bourse en ligne ou nazis-et-pédophiles. Et, oui, on est prêts à faire partie de ceux qui le leur expliquent. Est-ce que c’est purement pour le plaisir de partager et de convaincre, ou pour celui d’aller faire les malins dans les vrais médias remplis de gens importants ? Hé, hé... Ça, c’est ce que vous ne saurez jamais. Et nous non plus, d’ailleurs : il est bien expliqué, dans les papiers d’ARNO* et Marc, ainsi que dans leurs forums, que, s’il y en a parmi nous, les vrais renégats, en toute bonne conscience, ne peuvent pas savoir eux-mêmes qu’ils en sont. Ah bon ? Et dans ce cas, qu’est-ce qui est prévu pour leur faire rendre gorge, à ces salopards en puissance qui mettent en danger tout un mouvement ? Comment les démasquer ? C’est à vot’bon cœur, m’sieurs dames, selon votre intuition profonde ! Une personnalité qui ne vous revient pas, un vague soupçon ? Faites-en nous part ; la cause est trop importante ! Mmmh, quel climat délicieux... Et après ça, quand on parle de « chasse aux sorcières », on nous répond qu’en tant que journaliste (pouark ! salaud de médiateur !), on a un réflexe corporatiste, une déformation professionnelle qui nous fait brandir les grands mots à la moindre critique...

Mais il n’y a pas que la presse : en un sens, la « Safrane de fonction » que pourrait bien obtenir un jour prochain la présidente de l’association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) - puisque c’est à elle que font allusion ARNO* et Marc Laimé dans leur article The times they are a-changin’, autant le dire clairement - correspond aussi à l’un de ces « acquis ». Faut-il s’en désoler, pousser des cris d’orfraie pour tenter de faire en sorte que, surtout, cela ne se fasse pas ? Plus largement, ARNO* et Marc écrivent : « Il serait optimiste de croire que ces spécialistes de la part de marché citoyenne ne vont pas être énormes, parfaitement intégrés, ayant appris leurs leçons de l’Internet solidaire. N’en doutons pas, ils tiendront même un discours beau, bien citoyen, ils mèneront de beaux projets, feront de belles choses : ils feront parfaitement illusion. La gauche bien pensante, politiquement correcte, à la radicalité bien tempérée, va faire des ravages, car elle aura compris et intégré les usages et les discours du réseau : et les médias de gôche en feront les nouveaux chantres de l’Internet solidaire. Quand aux autres, ils ne défendront plus une norme, mais seront tout au plus une « clique » (pseudo-libertaire) d’extrémistes et de fous furieux. »

A quand un brevet sur les nobles causes ?

Ah oui, ça, ça serait embêtant, alors... Une « clique pseudo-libertaire » ! On en frémit ! Parce que pour le moment, aux yeux du législateur, on passe pour autre chose, peut-être ? Première nouvelle... Contrairement à d’autres, nous n’avons pas de contentieux personnel avec des membres d’IRIS ; il ne nous a jamais semblé que cette association faisait preuve d’une scandaleuse tendance à la compromission. Elle a même toujours défendu des positions à peu près semblables à celles du Minirézo, mais exprimées tout à fait autrement, sur un mode qui « passe » sans doute mieux auprès des instances officielles. Ce sont deux mentalités différentes qui s’expriment ; que l’une n’ait pas beaucoup de sympathie pour l’autre, ce n’est pas très étonnant. Et ce n’est pas non plus très intéressant. Dans tout groupe humain, il y a des haines, des rapports de pouvoir, des trucs pas très beaux à voir. Ce n’est pas un scoop. Et plutôt que de s’y complaire avec une délectation malsaine - au risque de voir tout le collectif partir en vrille et exploser en vol -, il vaut parfois mieux aller respirer un bon coup à la fenêtre.

La seule chose qui nous dérange jusqu’ici de la part d’IRIS, c’est la déclaration de sa présidente lorsqu’elle avance qu’« il y a eu un effet de mode (...) : la notion de Net non marchand a été reprise un peu partout. Hélas, plus c’est repris, plus c’est dilué ». Etrange, comme tous ces collectifs qui se battent contre la privatisation des idées, la brevetabilité des logiciels et autres abus du droit des marques, se montrent soucieux par ailleurs de confisquer les causes qu’ils défendent... Le problème est qu’en plaçant sous surveillance d’autorité - et par avance - tout collectif qui pourrait se réclamer de l’Internet « solidaire », « citoyen », etc., ARNO* et Marc reproduisent cette logique d’appropriation d’un créneau. « L’effet pervers évident est celui de la récupération, écrivent-ils. Inutile d’approfondir, tellement cela est évident. Tout le mouvement collectif précédent se trouvant alors, a posteriori, discrédité par la compromission de quelques-uns. » Vraiment ? Et pourquoi donc ? En France, la lutte contre le racisme et les injustices sociales est représentée par une foule d’associations très diverses : l’instrumentalisation de SOS Racisme ne discrédite pas la Licra, le MRAP, le MIB (Mouvement de l’immigration et de la banlieue)... Certes, on est sur le Net, et c’est un petit monde. Mais si tous ceux qui s’insurgent contre l’usage que fait Gitoyen du mot « citoyen » devaient faire la chasse à toutes les utilisations abusives de ce terme, ils auraient du boulot, et pas seulement sur Internet.

Un remède pire que le mal

Chacun est libre de ses agissements ; cela produit parfois, eh oui, des trahisons, des récupérations, des impostures. Comment l’empêcher sans que le remède soit pire que le mal ? C’est ce qu’on se tue à expliquer à longueur d’année à tous ceux qui nous agitent sous le nez les nazis-et-pédophiles dont est infesté cet Internet qu’on a l’impudence de défendre : les dérives sont inévitables, mais elles sont minoritaires - même si leur visibilité peut parfois donner l’impression inverse -, et elles ne doivent pas nous faire perdre de vue que préserver la liberté est plus important que réprimer à tout prix. Là où vous arguez de la pureté du mouvement, d’autres mettent en avant la paix sociale ou la préservation de l’ordre établi, mais le mécanisme est le même : la fin justifie les moyens, principe de précaution, risque zéro et compagnie. Et tout ça pue.

Ce qui est aussi très, très bizarre, c’est qu’il ne semble venir à l’idée de personne que la vie de « renégat » puisse ne pas être très enviable. Ça doit vouloir dire que la logique marchande a déjà marqué un nombre de points considérables, si plus personne n’est capable d’imaginer le bonheur suprême comme autre chose que plein de pépètes et la célébrité... Or, au Minirézo, on est quelques-uns à être, par ailleurs, journalistes : le genre de profession qui, a priori, vous positionne plutôt correctement sur la ligne de départ pour la course aux pépètes et à la célébrité (eh... maîtres du monde, qu’on serait devenus, si on avait voulu !). Si on a créé nos webzines, c’est justement pour échapper aux contraintes qui brident nos activités professionnelles : formatage, hiérarchie, routine, mais aussi impératifs de rentabilité. Si un jour on a la possibilité de vivre de nos activités sur le Web sans leur faire changer de nature, ce sera avec plaisir ; mais tant que ça ne sera pas possible, on ne va pas être assez fous pour réintroduire sur le Web les contraintes qu’on affronte déjà dans notre vie professionnelle, et se priver de notre unique défouloir ! Le Web indépendant nous est nécessaire parce qu’on y prend du plaisir, tout simplement. Cette fameuse « indépendance » n’est pas un vain mot, une étiquette vaguement gaucho à agiter pour faire « bien », pour se poser en grands rebelles irréductibles : elle fait disparaître tout critère autre que celui de notre plaisir, elle donne le droit à la créativité ; elle donne une marge de manœuvre qui n’existe tout simplement nulle part ailleurs. Le vrai luxe, il est là, et pas dans la Safrane de fonction.

Le « pouvoir » ou la « puissance » ?

Il n’y a pas que le « pouvoir » dans la vie : il y a aussi - encore une distinction que fait Benasayag - la « puissance ». Un seul exemple : pour à peu près tout le monde, semble-t-il, les principales « productions » de Mai 68, ce sont les Cohn-Bendit et autres Serge July. (A l’époque où la Coordination permanente des médias libres n’en finissait plus de se déchirer, il y a un an, on se souvient de longues discussions pour savoir qui, parmi nous, avait le profil du « Serge July de demain ».) Pourtant, il n’y a pas qu’eux. On peut leur opposer quelqu’un comme Ariane Mnouchkine, qui racontait, à propos de cette époque : « Les leaders de 68 étaient des gens de pouvoir. Nous, nous voulions le pouvoir absolu, mais seulement sur notre jardin. » En somme, Cohn-Bendit ou July étaient du côté du « pouvoir », alors que Mnouchkine est du côté de la « puissance ». Inutile de dire qu’on préfère nettement se réclamer du modèle forgé par la seconde. Et que ce n’est pas là se poser comme les tenants hypocrites de la « pureté »... Nier l’existence de ce modèle alternatif qu’est la « puissance », c’est poser implicitement qu’il n’y a pas d’autre voie que celle de la marchandisation.

Et c’est ce qu’on ne parvient pas à pardonner à ARNO* et à Marc Laimé : d’avoir voulu imposer comme une évidence l’idée que cette logique était la seule possible, qu’elle était naturelle et inéluctable pour l’ensemble du Minirézo et du Web indépendant. C’est tout simplement du terrorisme intellectuel. Ils ne font là que cultiver un certain « pessimisme chic » très en vogue dans ces « milieux de gôche » qu’ils prétendent par ailleurs prendre de haut. La recette est simple : tout est dans la pose, dans le « de toute manière tout est foutu ». Prédisez le pire, dressez un tableau bien apocalyptique de la situation, rajoutez-en dans le nihilisme et le scepticisme désabusé, et tout le monde se pâmera devant votre formidable et courageuse lucidité. Ah, quelle sagesse ! On sent l’écorché vif, hein ?

A côté de ça, si quelqu’un essaie de nuancer la prophétie ou le constat, il passera pour un naïf et un doux rêveur. Surtout si c’est une gonzesse. On les connaît, les gonzesses, avec leur ingénuité plus ou moins feinte, leur optimisme de girls-scouts, leur bonne volonté vaguement niaiseuse, leurs envolées éthérées, leur affligeante vision du monde à base de gazouillis et de petites fleurs... Tout ça ne mange pas de pain, mais les vraies questions du Web indé, ça se règle entre mecs. Allez, les filles, poussez-vous ! Laissez les cow-boys se battre en duel pour savoir lequel d’entre eux remportera le titre du plus désabusé, du radical pur et dur revenu de tout, et obtiendra le total respect de ses pairs ! (Il n’y a que ça, dans les listes de liens des webzines bien virils, bien radicaux : « total respect à Machin » ! Ouais ! T’es le chef de la meute !)

Un programme politique de gonzesse : « Résister à la tristesse »

Comme dit Benasayag, « les militants qui désirent le pouvoir sont des militants de l’impuissance ». Le problème avec ces discours « radicaux-chic », c’est qu’ils ont pour effet de persuader leur public d’une fatalité, d’une inéluctabilité, de les condamner à l’impuissance, à la passivité. Ils enferment à la fois ceux qui les prononcent et ceux qui les reçoivent dans une logique de prise de pouvoir - toujours déçue - et non de « puissance ». Or s’il y a quelque chose qui les fait mentir, aujourd’hui, c’est bien Internet, qui offre une prise peu commune à la volonté de chacun : tout le monde peut intervenir sur sa nature, s’en emparer. C’est sans doute ce qu’il y avait de plus frappant dans le fameux article défaitiste de Serge Halimi dans Le Monde diplomatique l’été dernier (« Des cyber-résistants trop euphoriques ») : il faisait émerger la contradiction, la schizophrénie, parfois, d’un journal qui est à la fois le lieu de constats très noirs - souvent justifiés - et une caisse de résonance des luttes. Avec cet article, le journal, en affirmant qu’il n’y avait rien à tirer d’Internet, niait tout le travail qu’il avait lui-même accompli sur Internet, et l’usage qu’il avait su en faire. Ainsi se trouvait posée crûment, quoique par inadvertance, cette question : Le Monde diplomatique croit-il aux luttes qu’il porte, oui ou non ?

Si nous avons envie de résister à la marchandisation, ce n’est pas parce qu’elle est de droite, ou social-démocrate, ou contre-révolutionnaire, ou on ne sait quoi : c’est parce qu’elle rend triste. La vie qu’elle nous propose est conventionnelle, pauvre, bornée, déprimante comme du Houellebecq. Et c’est cela, l’essentiel. Si tout le monde doit se répéter des slogans politiques comme des mantras et se faire violence pour résister aux sirènes marchandes, si la situation que lui proposent ces dernières lui semble suprêmement désirable, c’est qu’il y a un problème quelque part. Allez, encore un coup de Benasayag : le « Manifeste du réseau de résistance alternative » lancé par son collectif, Malgré Tout, comporte un paragraphe baptisé « Résister à la tristesse » (et il y a même des mecs qui l’ont signé ! ils sont sûrement un peu pédés sur les bords !). Extrait : « Nous vivons une époque profondément marquée par la tristesse qui n’est pas seulement la tristesse des larmes mais, et surtout, la tristesse de l’impuissance. Les hommes et les femmes de notre époque vivent dans la certitude que la complexité de la vie est telle que la seule chose que nous puissions faire, si nous ne voulons pas l’augmenter, c’est de nous soumettre à la discipline de l’économisme, de l’intérêt et de l’égoïsme. La tristesse sociale et individuelle nous convainc que nous n’avons plus les moyens de vivre une véritable vie et dès lors, nous nous soumettons à l’ordre et à la discipline de la survie. » Nous, on pense qu’on peut encore désirer en dehors de l’argent et qu’il faut agir pour développer ce désir.

Le Web indépendant : un marchand sans argent ?

Toute contestation est inévitablement récupérée ? Rien à foutre : ce qu’on fait sur le Web, pour notre part, ce n’est pas de la contestation. On n’y fait pas non plus de l’information : on préfère saisir l’occasion qu’offre Internet de s’occuper de « savoir », cet antidote parfait à l’overdose permanente d’information dont nous abreuvent les autres médias - c’est encore Benasayag qui distingue le « savoir », ce moyen de remettre la main sur sa propre existence, de « l’information », laquelle ne donne, par son omniprésence, que l’illusion du savoir. Il ne s’agit donc pas d’une radicalité politique à trois balles. Cette radicalité ne mène à rien, sinon à adopter le mode de pensée de l’ennemi - c’est-à-dire à faire son jeu. Or ARNO* et Marc ne raisonnent qu’en ces termes : « coups » éditoriaux, recherche du scoop (restée vaine jusqu’ici, malgré quelques faux espoirs assez cocasses), métaphores guerrières à foison, parts de marché, stratégies, audience...

Ordre établi et contestation, information et contre-information : malgré les apparences, tout ça marche très bien ensemble, en définitive. Si le Web indépendant ne sort pas de ces oppositions binaires, s’il n’est le repaire que de ceux qui sont contre, et non celui de ceux qui sont ailleurs (on en revient toujours là, finalement), s’il n’est que la base arrière de ceux qui veulent l’instrumentaliser pour régler leurs comptes avec l’establishment, il ne sera jamais rien d’autre qu’un marchand sans argent. Et là, il ne se montrera peut-être effectivement pas très résistant quand on lui proposera de l’arroser. Mais dans ce cas, s’il se fait « récupérer », ce ne sera pas une si grande perte, tout compte fait...

Thomas Lemahieu et Mona Chollet
samedi 10 mars 2000


Le lien d'origine : http://www.uzine.net/article657.html

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