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Dans leurs articles sur la « marchandisation » du Web
indépendant (« Les marchands aiment le web indépendant...
» et « The times they are a-changin’ »), ARNO*
et Marc Laimé, non contents de prôner à mots plus
ou moins couverts une chouette petite Inquisition entre amis, semblent
tenir pour acquis le fait qu’il n’y a rien d’aussi
excitant, dans la vie, que le pouvoir et l’argent. Dans leur
zèle de grands prophètes radical-chics de l’Apocalypse
marchande, ils font le jeu de l’ennemi, en adoptant son langage,
sa logique et son cadre de pensée. Lors d’un entretien
avec Miguel Benasayag à propos de son livre Du contre-pouvoir
(La Découverte), on lui avait soumis cette idée :
« On pense souvent que, quand le pouvoir prend acte des
transformations qui ont eu lieu à la base et les met en œuvre,
il les trahit... »
Il avait répondu :
« Oui, mais je crois que c’est une erreur. Quand
la gestion reprend les consignes et les pratiques de la base, elle
les reprend d’une façon qu’on pourrait qualifier
de « refroidies », c’est vrai : les luttes enflammées
des féministes ont abouti à des centres d’avortement,
c’est-à-dire à des centres hospitaliers froids,
fonctionnels... Mais c’est comme ça que bougent la
société et l’Histoire. Je ne vois pas en quoi
une pureté de l’acquis non réalisé pourrait
arranger les choses. Par exemple, je veux qu’il y ait une
médecine sociale en Argentine. Eh bien, si un grand mouvement
de lutte réussit à ce qu’un gouvernement de
merde instaure une médecine sociale, bien entendu que cette
médecine sociale sera gérée par des mecs louches
: mais je m’en fous. Moi, je suis con : je veux vraiment la
justice. C’est ce qui me différencie énormément,
en tant que Latino-américain, des courants libertaires européens
esthétisants, qui ont une vision narcissique et anti-autoritaire
de la lutte. Quand ils arrivent à quelque chose, ils se disent
: « Ouh là là ! Tu t’es corrompu ! »
Je ne crois pas, pas du tout. (...) En même temps, j’insiste
sur l’idée de permanence : les acquis sont des traces
des luttes, mais aucun ne cristallise une lutte. Imaginez que quelqu’un
dise : « Les centres d’avortement sont la cristallisation
du féminisme »... Ce serait ridicule. Vouloir un acquis,
défendre un acquis, n’implique nullement que l’acquis
soit la cristallisation de la lutte. La lutte continue indéfiniment.
»
Ça fait plusieurs années maintenant qu’ARNO*
monte au créneau, crée des sites d’information
ponctuels ou durables, produit de la propagande au kilomètre,
milite, explique, défend l’autopublication pour tous,
l’appropriation du réseau par les gens. Il parle, il
parle, et aujourd’hui, horreur ! Qu’est-ce qui arrive
? On l’entend ! Aïe, aïe, aïe ! Mais non, on
n’a rien compris, ce n’est pas du tout ça qu’il
voulait ! Ou plutôt, tant que cette effervescence, et la célébrité
qui en découlait inévitablement pour son auteur, ne
débordaient pas du cadre de son milieu de prédilection,
le Web, ce chouette endroit où le public n’est constitué
que de gens gentils, où on est entre copains, ça ne
posait pas de problème. Mais qu’on parle de lui dans
la presse marchande remplie de sales notables et d’odieux
médiateurs accapareurs de la parole publique, quelle catastrophe
! Comment, dans ces conditions, convaincre les copains du Web que
non, on n’a pas changé, qu’on est toujours avec
eux, qu’on n’est pas en train de les rouler dans la
farine ? Que non, le fait d’être reçu par un
parlementaire ou interviewé dans les journaux n’a pas
flatté notre ego au point de produire dans notre cerveau
ce décrochage subtil mais ravageur, appelé communément
« grosse tête » ou « pétage de plombs
», amorce d’une lente dérive vers le camp des
« personnalités » en vue, bonnes pour l’entartage,
avec prise de pouvoir, rente de situation et copinages éhontés
à la clé ? Des précédents traumatisants,
anciens ou récents, sont présents à tous les
esprits, obsédants.
« Nous n’attendons pas que l’ennemi vienne,
nous nous tuons nous-mêmes »
Comment convaincre de sa bonne foi, donc ? Comment convaincre que
ces conséquences difficilement évitables, à
terme, de tout activisme - visibilité, prestige, autorité
morale - n’ont pas été vos motivations premières
- voire uniques -, fourbe, cynique et arriviste que vous êtes
? Mettre votre psyché sur la table, comme on vide son sac,
de fond en comble, pour en étaler le contenu devant un vigile
sourcilleux ? Nous pensons pour notre part que c’est tout
simplement impossible - et que s’y essayer ne peut qu’être
très douteux et très dangereux (à ce titre,
le « quizz du non marchand » contenu dans le premier
article d’ARNO* et Marc Laimé continue de nous laisser
pantois). Ces deux articles qu’ARNO* a cosignés sur
la « récupération » du Web non marchand,
apparemment pour tenter de convaincre quand même, achèvent
de nous en persuader. Ils sont d’autant plus absurdes que
le danger est loin d’être à notre porte. Certes,
l’écran de fumée de la nouvelle économie
se dissipe, et le contexte est sans doute favorable à une
plus grande visibilité des défenseurs du Web citoyen
; mais c’est tout. On a bien fait de se garder sous le coude
cette phrase d’Edward Bond : « Nous n’attendons
pas que l’ennemi vienne, nous nous tuons nous-mêmes.
»
Pour être sûr de ne jamais prêter le flanc aux
soupçons, il aurait sans doute fallu ne jamais commencer.
Ne jamais rien faire, ne rien dire, ne rien tenter : ça aurait
été le seul moyen vraiment sûr de rester à
l’abri des soupçons. Car à force d’activisme,
les idées finissent par se diffuser, par se populariser.
Elles le font rarement sous leur forme initiale - elles le font
d’une façon « refroidie », comme dit Benasayag.
Mais elles le font, et rien ne peut les en empêcher. Pourquoi,
d’ailleurs, vouloir les en empêcher, quand on a toujours
lutté pour ça ? Manifeste du Web indépendant,
1er février 1997, extrait : « Déjà la
presse spécialisée, si avide des publicités
d’annonceurs qui récupèrent à leur profit
la formidable richesse du Web contributif, et fascinée par
les enjeux techniques et commerciaux de l’Internet, réserve
quelques maigres lignes aux sites indépendants, occulte l’enjeu
culturel du réseau, expédie rapidement la mort des
sites pionniers du Web artisanal, quand elle glose en long et en
large sur le nouveau site de tel vendeur de soupe. » Aujourd’hui,
la presse s’en empare bel et bien, de cet « enjeu culturel
du réseau » ; à sa manière, certes, mais
ça, c’était prévisible. Et comment on
réagit ? On lui crache à la gueule, affolés.
Lâche ça, salope ! Touche pas à mon beau Web
indé, de toute manière t’y comprends rien, tu
vas tout me le salir ! N’essaie pas de me corrompre ! Je te
vois venir !
La Safrane : « acquis » ou « cristallisation
» ?
Il n’y a pourtant pas de quoi s’énerver. Comme
dit Benasayag, on est en présence d’un « acquis
», pas d’une « cristallisation ». L’histoire
continue ! Les passagers qui le souhaitent peuvent rester à
bord ! Pour paraphraser Benasayag, nous, on est cons : on veut vraiment
qu’un plus grand nombre de gens - pas seulement les gentils
du Web indé, aussi les gros nazes lecteurs de journaux marchands
- sachent qu’Internet ne rime pas forcément avec Bourse
en ligne ou nazis-et-pédophiles. Et, oui, on est prêts
à faire partie de ceux qui le leur expliquent. Est-ce que
c’est purement pour le plaisir de partager et de convaincre,
ou pour celui d’aller faire les malins dans les vrais médias
remplis de gens importants ? Hé, hé... Ça,
c’est ce que vous ne saurez jamais. Et nous non plus, d’ailleurs
: il est bien expliqué, dans les papiers d’ARNO* et
Marc, ainsi que dans leurs forums, que, s’il y en a parmi
nous, les vrais renégats, en toute bonne conscience, ne peuvent
pas savoir eux-mêmes qu’ils en sont. Ah bon ? Et dans
ce cas, qu’est-ce qui est prévu pour leur faire rendre
gorge, à ces salopards en puissance qui mettent en danger
tout un mouvement ? Comment les démasquer ? C’est à
vot’bon cœur, m’sieurs dames, selon votre intuition
profonde ! Une personnalité qui ne vous revient pas, un vague
soupçon ? Faites-en nous part ; la cause est trop importante
! Mmmh, quel climat délicieux... Et après ça,
quand on parle de « chasse aux sorcières », on
nous répond qu’en tant que journaliste (pouark ! salaud
de médiateur !), on a un réflexe corporatiste, une
déformation professionnelle qui nous fait brandir les grands
mots à la moindre critique...
Mais il n’y a pas que la presse : en un sens, la «
Safrane de fonction » que pourrait bien obtenir un jour prochain
la présidente de l’association IRIS (Imaginons un réseau
Internet solidaire) - puisque c’est à elle que font
allusion ARNO* et Marc Laimé dans leur article The times
they are a-changin’, autant le dire clairement - correspond
aussi à l’un de ces « acquis ». Faut-il
s’en désoler, pousser des cris d’orfraie pour
tenter de faire en sorte que, surtout, cela ne se fasse pas ? Plus
largement, ARNO* et Marc écrivent : « Il serait optimiste
de croire que ces spécialistes de la part de marché
citoyenne ne vont pas être énormes, parfaitement intégrés,
ayant appris leurs leçons de l’Internet solidaire.
N’en doutons pas, ils tiendront même un discours beau,
bien citoyen, ils mèneront de beaux projets, feront de belles
choses : ils feront parfaitement illusion. La gauche bien pensante,
politiquement correcte, à la radicalité bien tempérée,
va faire des ravages, car elle aura compris et intégré
les usages et les discours du réseau : et les médias
de gôche en feront les nouveaux chantres de l’Internet
solidaire. Quand aux autres, ils ne défendront plus une norme,
mais seront tout au plus une « clique » (pseudo-libertaire)
d’extrémistes et de fous furieux. »
A quand un brevet sur les nobles causes ?
Ah oui, ça, ça serait embêtant, alors... Une
« clique pseudo-libertaire » ! On en frémit !
Parce que pour le moment, aux yeux du législateur, on passe
pour autre chose, peut-être ? Première nouvelle...
Contrairement à d’autres, nous n’avons pas de
contentieux personnel avec des membres d’IRIS ; il ne nous
a jamais semblé que cette association faisait preuve d’une
scandaleuse tendance à la compromission. Elle a même
toujours défendu des positions à peu près semblables
à celles du Minirézo, mais exprimées tout à
fait autrement, sur un mode qui « passe » sans doute
mieux auprès des instances officielles. Ce sont deux mentalités
différentes qui s’expriment ; que l’une n’ait
pas beaucoup de sympathie pour l’autre, ce n’est pas
très étonnant. Et ce n’est pas non plus très
intéressant. Dans tout groupe humain, il y a des haines,
des rapports de pouvoir, des trucs pas très beaux à
voir. Ce n’est pas un scoop. Et plutôt que de s’y
complaire avec une délectation malsaine - au risque de voir
tout le collectif partir en vrille et exploser en vol -, il vaut
parfois mieux aller respirer un bon coup à la fenêtre.
La seule chose qui nous dérange jusqu’ici de la part
d’IRIS, c’est la déclaration de sa présidente
lorsqu’elle avance qu’« il y a eu un effet de
mode (...) : la notion de Net non marchand a été reprise
un peu partout. Hélas, plus c’est repris, plus c’est
dilué ». Etrange, comme tous ces collectifs qui se
battent contre la privatisation des idées, la brevetabilité
des logiciels et autres abus du droit des marques, se montrent soucieux
par ailleurs de confisquer les causes qu’ils défendent...
Le problème est qu’en plaçant sous surveillance
d’autorité - et par avance - tout collectif qui pourrait
se réclamer de l’Internet « solidaire »,
« citoyen », etc., ARNO* et Marc reproduisent cette
logique d’appropriation d’un créneau. «
L’effet pervers évident est celui de la récupération,
écrivent-ils. Inutile d’approfondir, tellement cela
est évident. Tout le mouvement collectif précédent
se trouvant alors, a posteriori, discrédité par la
compromission de quelques-uns. » Vraiment ? Et pourquoi donc
? En France, la lutte contre le racisme et les injustices sociales
est représentée par une foule d’associations
très diverses : l’instrumentalisation de SOS Racisme
ne discrédite pas la Licra, le MRAP, le MIB (Mouvement de
l’immigration et de la banlieue)... Certes, on est sur le
Net, et c’est un petit monde. Mais si tous ceux qui s’insurgent
contre l’usage que fait Gitoyen du mot « citoyen »
devaient faire la chasse à toutes les utilisations abusives
de ce terme, ils auraient du boulot, et pas seulement sur Internet.
Un remède pire que le mal
Chacun est libre de ses agissements ; cela produit parfois, eh
oui, des trahisons, des récupérations, des impostures.
Comment l’empêcher sans que le remède soit pire
que le mal ? C’est ce qu’on se tue à expliquer
à longueur d’année à tous ceux qui nous
agitent sous le nez les nazis-et-pédophiles dont est infesté
cet Internet qu’on a l’impudence de défendre
: les dérives sont inévitables, mais elles sont minoritaires
- même si leur visibilité peut parfois donner l’impression
inverse -, et elles ne doivent pas nous faire perdre de vue que
préserver la liberté est plus important que réprimer
à tout prix. Là où vous arguez de la pureté
du mouvement, d’autres mettent en avant la paix sociale ou
la préservation de l’ordre établi, mais le mécanisme
est le même : la fin justifie les moyens, principe de précaution,
risque zéro et compagnie. Et tout ça pue.
Ce qui est aussi très, très bizarre, c’est
qu’il ne semble venir à l’idée de personne
que la vie de « renégat » puisse ne pas être
très enviable. Ça doit vouloir dire que la logique
marchande a déjà marqué un nombre de points
considérables, si plus personne n’est capable d’imaginer
le bonheur suprême comme autre chose que plein de pépètes
et la célébrité... Or, au Minirézo,
on est quelques-uns à être, par ailleurs, journalistes
: le genre de profession qui, a priori, vous positionne plutôt
correctement sur la ligne de départ pour la course aux pépètes
et à la célébrité (eh... maîtres
du monde, qu’on serait devenus, si on avait voulu !). Si on
a créé nos webzines, c’est justement pour échapper
aux contraintes qui brident nos activités professionnelles
: formatage, hiérarchie, routine, mais aussi impératifs
de rentabilité. Si un jour on a la possibilité de
vivre de nos activités sur le Web sans leur faire changer
de nature, ce sera avec plaisir ; mais tant que ça ne sera
pas possible, on ne va pas être assez fous pour réintroduire
sur le Web les contraintes qu’on affronte déjà
dans notre vie professionnelle, et se priver de notre unique défouloir
! Le Web indépendant nous est nécessaire parce qu’on
y prend du plaisir, tout simplement. Cette fameuse « indépendance
» n’est pas un vain mot, une étiquette vaguement
gaucho à agiter pour faire « bien », pour se
poser en grands rebelles irréductibles : elle fait disparaître
tout critère autre que celui de notre plaisir, elle donne
le droit à la créativité ; elle donne une marge
de manœuvre qui n’existe tout simplement nulle part ailleurs.
Le vrai luxe, il est là, et pas dans la Safrane de fonction.
Le « pouvoir » ou la « puissance » ?
Il n’y a pas que le « pouvoir » dans la vie :
il y a aussi - encore une distinction que fait Benasayag - la «
puissance ». Un seul exemple : pour à peu près
tout le monde, semble-t-il, les principales « productions
» de Mai 68, ce sont les Cohn-Bendit et autres Serge July.
(A l’époque où la Coordination permanente des
médias libres n’en finissait plus de se déchirer,
il y a un an, on se souvient de longues discussions pour savoir
qui, parmi nous, avait le profil du « Serge July de demain
».) Pourtant, il n’y a pas qu’eux. On peut leur
opposer quelqu’un comme Ariane Mnouchkine, qui racontait,
à propos de cette époque : « Les leaders de
68 étaient des gens de pouvoir. Nous, nous voulions le pouvoir
absolu, mais seulement sur notre jardin. » En somme, Cohn-Bendit
ou July étaient du côté du « pouvoir »,
alors que Mnouchkine est du côté de la « puissance
». Inutile de dire qu’on préfère nettement
se réclamer du modèle forgé par la seconde.
Et que ce n’est pas là se poser comme les tenants hypocrites
de la « pureté »... Nier l’existence de
ce modèle alternatif qu’est la « puissance »,
c’est poser implicitement qu’il n’y a pas d’autre
voie que celle de la marchandisation.
Et c’est ce qu’on ne parvient pas à pardonner
à ARNO* et à Marc Laimé : d’avoir voulu
imposer comme une évidence l’idée que cette
logique était la seule possible, qu’elle était
naturelle et inéluctable pour l’ensemble du Minirézo
et du Web indépendant. C’est tout simplement du terrorisme
intellectuel. Ils ne font là que cultiver un certain «
pessimisme chic » très en vogue dans ces « milieux
de gôche » qu’ils prétendent par ailleurs
prendre de haut. La recette est simple : tout est dans la pose,
dans le « de toute manière tout est foutu ».
Prédisez le pire, dressez un tableau bien apocalyptique de
la situation, rajoutez-en dans le nihilisme et le scepticisme désabusé,
et tout le monde se pâmera devant votre formidable et courageuse
lucidité. Ah, quelle sagesse ! On sent l’écorché
vif, hein ?
A côté de ça, si quelqu’un essaie de
nuancer la prophétie ou le constat, il passera pour un naïf
et un doux rêveur. Surtout si c’est une gonzesse. On
les connaît, les gonzesses, avec leur ingénuité
plus ou moins feinte, leur optimisme de girls-scouts, leur bonne
volonté vaguement niaiseuse, leurs envolées éthérées,
leur affligeante vision du monde à base de gazouillis et
de petites fleurs... Tout ça ne mange pas de pain, mais les
vraies questions du Web indé, ça se règle entre
mecs. Allez, les filles, poussez-vous ! Laissez les cow-boys se
battre en duel pour savoir lequel d’entre eux remportera le
titre du plus désabusé, du radical pur et dur revenu
de tout, et obtiendra le total respect de ses pairs ! (Il n’y
a que ça, dans les listes de liens des webzines bien virils,
bien radicaux : « total respect à Machin » !
Ouais ! T’es le chef de la meute !)
Un programme politique de gonzesse : « Résister
à la tristesse »
Comme dit Benasayag, « les militants qui désirent
le pouvoir sont des militants de l’impuissance ». Le
problème avec ces discours « radicaux-chic »,
c’est qu’ils ont pour effet de persuader leur public
d’une fatalité, d’une inéluctabilité,
de les condamner à l’impuissance, à la passivité.
Ils enferment à la fois ceux qui les prononcent et ceux qui
les reçoivent dans une logique de prise de pouvoir - toujours
déçue - et non de « puissance ». Or s’il
y a quelque chose qui les fait mentir, aujourd’hui, c’est
bien Internet, qui offre une prise peu commune à la volonté
de chacun : tout le monde peut intervenir sur sa nature, s’en
emparer. C’est sans doute ce qu’il y avait de plus frappant
dans le fameux article défaitiste de Serge Halimi dans Le
Monde diplomatique l’été dernier (« Des
cyber-résistants trop euphoriques ») : il faisait émerger
la contradiction, la schizophrénie, parfois, d’un journal
qui est à la fois le lieu de constats très noirs -
souvent justifiés - et une caisse de résonance des
luttes. Avec cet article, le journal, en affirmant qu’il n’y
avait rien à tirer d’Internet, niait tout le travail
qu’il avait lui-même accompli sur Internet, et l’usage
qu’il avait su en faire. Ainsi se trouvait posée crûment,
quoique par inadvertance, cette question : Le Monde diplomatique
croit-il aux luttes qu’il porte, oui ou non ?
Si nous avons envie de résister à la marchandisation,
ce n’est pas parce qu’elle est de droite, ou social-démocrate,
ou contre-révolutionnaire, ou on ne sait quoi : c’est
parce qu’elle rend triste. La vie qu’elle nous propose
est conventionnelle, pauvre, bornée, déprimante comme
du Houellebecq. Et c’est cela, l’essentiel. Si tout
le monde doit se répéter des slogans politiques comme
des mantras et se faire violence pour résister aux sirènes
marchandes, si la situation que lui proposent ces dernières
lui semble suprêmement désirable, c’est qu’il
y a un problème quelque part. Allez, encore un coup de Benasayag
: le « Manifeste du réseau de résistance alternative
» lancé par son collectif, Malgré Tout, comporte
un paragraphe baptisé « Résister à la
tristesse » (et il y a même des mecs qui l’ont
signé ! ils sont sûrement un peu pédés
sur les bords !). Extrait : « Nous vivons une époque
profondément marquée par la tristesse qui n’est
pas seulement la tristesse des larmes mais, et surtout, la tristesse
de l’impuissance. Les hommes et les femmes de notre époque
vivent dans la certitude que la complexité de la vie est
telle que la seule chose que nous puissions faire, si nous ne voulons
pas l’augmenter, c’est de nous soumettre à la
discipline de l’économisme, de l’intérêt
et de l’égoïsme. La tristesse sociale et individuelle
nous convainc que nous n’avons plus les moyens de vivre une
véritable vie et dès lors, nous nous soumettons à
l’ordre et à la discipline de la survie. » Nous,
on pense qu’on peut encore désirer en dehors de l’argent
et qu’il faut agir pour développer ce désir.
Le Web indépendant : un marchand sans argent ?
Toute contestation est inévitablement récupérée
? Rien à foutre : ce qu’on fait sur le Web, pour notre
part, ce n’est pas de la contestation. On n’y fait pas
non plus de l’information : on préfère saisir
l’occasion qu’offre Internet de s’occuper de «
savoir », cet antidote parfait à l’overdose permanente
d’information dont nous abreuvent les autres médias
- c’est encore Benasayag qui distingue le « savoir »,
ce moyen de remettre la main sur sa propre existence, de «
l’information », laquelle ne donne, par son omniprésence,
que l’illusion du savoir. Il ne s’agit donc pas d’une
radicalité politique à trois balles. Cette radicalité
ne mène à rien, sinon à adopter le mode de
pensée de l’ennemi - c’est-à-dire à
faire son jeu. Or ARNO* et Marc ne raisonnent qu’en ces termes
: « coups » éditoriaux, recherche du scoop (restée
vaine jusqu’ici, malgré quelques faux espoirs assez
cocasses), métaphores guerrières à foison,
parts de marché, stratégies, audience...
Ordre établi et contestation, information et contre-information
: malgré les apparences, tout ça marche très
bien ensemble, en définitive. Si le Web indépendant
ne sort pas de ces oppositions binaires, s’il n’est
le repaire que de ceux qui sont contre, et non celui de ceux qui
sont ailleurs (on en revient toujours là, finalement), s’il
n’est que la base arrière de ceux qui veulent l’instrumentaliser
pour régler leurs comptes avec l’establishment, il
ne sera jamais rien d’autre qu’un marchand sans argent.
Et là, il ne se montrera peut-être effectivement pas
très résistant quand on lui proposera de l’arroser.
Mais dans ce cas, s’il se fait « récupérer
», ce ne sera pas une si grande perte, tout compte fait...
Thomas Lemahieu et Mona Chollet
samedi 10 mars 2000
Le lien d'origine : http://www.uzine.net/article657.html
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