La notion dautorité a deux sens, lautorité de
compétence, liée au savoir, au savoir faire, à lexpérience
et lautorité comme possibilité de donner des ordres,
de commander. Comme pour la qualification de maître, deux manières
dêtre sont concernées, celle qui transmet, qui aide
à apprendre, et celle qui suppose une position hiérarchique
supérieure, ce qui lui donne le droit de se faire obéir.
Dans les deux cas, il y a une position asymétrique entre la personne
qui occupe la place du maître et les autres personnes. Mais il existe
une différence notable entre les deux sens, le premier, celui de
la compétence, peut être admis comme normal et justifié
si la personne nabuse pas de son pouvoir. Dans le second sens, le
pouvoir hiérarchique du chef, le pouvoir est en lui-même
abus dautorité, dailleurs linterrogation sur
lorigine de cet état de fait, la question de savoir pourquoi
cest ainsi, émerge toujours à un moment ou à
un autre. La même nuance se retrouve dans lidée de
pouvoir, qui peut se comprendre comme capacité, comme possibilité
dagir, de réfléchir, ou alors comme possibilité
dexercer un pouvoir sur autrui. Cest cette seconde acception
de lautorité dans les groupes militants qui nous pose problème.
1 / La chefferie et lidée libertaire semblent
contradictoires.
Nous sommes dans un cadre libertaire, où il est question de révolte,
de rébellion, démancipation, dautogestion,
dautodétermination, dans un contexte culturel antiautoritaire,
du moins qui se revendique comme tel. Lexistence de chefferies
dans les groupes militants libertaires est un constat surprenant au
premier abord. Face à cela le déni, le refus den
parler semblent être la règle.
Il est légitime de penser que les structures militantes sont
nécessaires à la coordination, à lefficacité
et que pour agir il faut décider, organiser, donc exercer une
autorité. Nous pouvons admettre facilement que tout cela contribue
au développement des luttes pour lémancipation,
à la diffusion, à lextension de linfluence
de lidée libertaire. Nous essayons de nous rassurer en
nous disant que cest connu, que cela fait partie des vicissitudes,
des concessions nécessaires pour fonctionner, pour faire gagner
la cause. Nous tentons dévacuer la difficulté en
pensant que nous pourrons résoudre ce type de problème
après la révolution, plus tard donc.
Mais, il est également possible de prendre en compte les conséquences
néfastes de ce fonctionnement lié à la chefferie
militante :
* La dispersion du mouvement libertaire, les querelles de chapelles
que cela induit, lesprit de concurrence que cela génère,
la violence que cela crée sur les personnes, la violence dans
les relations avec les autres groupes, ...
* Le départ des personnes qui sen vont dégoûtées
par lécart entre les paroles et la pratique, les idées
et les actes, laspect dépressif que cela induit sur les
personnes qui se sentent victimes des fonctionnements incorrects.
Si lon doute de cette description, il est assez facile dobserver
quelques aspects de cette autorité asymétrique dans notre
vie militante :
* Le non-respect des personnes par limposition de tâches,
par lobligation de présence, par la demande puissante qui
impose de rendre des comptes sur le degré dinvestissement
pour la cause ;
* La condamnation des comportements à propos du non-respect de
la norme majoritaire. Ceci peut concerner le vocabulaire employé,
la manière de réagir à certains événements,
lattitude en certaines situations, les goûts culturels,
la façon de shabiller, la manière de samuser,
....
* La dévalorisation mentale des personnes qui sont trop peu ceci
ou trop cela ;
* Lénergie humaine perdue, gâchée, le temps
perdu dans les débats stériles, le sentiment dimpuissance
et de désespoir que cela provoque ;
* Lidée que cest partout pareil, que lon ny
peut rien, que la nature humaine étant ce quelle est, cest
désespérant, que seule compte lapparence, la représentation,
les paroles, etc.
Dans la société organisée autour de la domination,
ces phénomènes sont de lordre de la banalité.
Nous devons donc admettre que les libertaires sont des humains comme
les autres. En soi, cest plutôt rassurant parce quil
ny a pas besoin davoir une stature héroïque,
dêtre surhumain/e pour militer parmi les libertaires. Mais
nous devons aussi nous rendre compte que nos errements prennent un relief
particulier, parce que lécart entre les idées et
la pratique détruit la confiance que lon met dans lidée
libertaire. Au moment où toutes les autres solutions révolutionnaires
(en particulier toutes les variantes issues du marxisme autoritaire)
sont décriées, dévalorisées, refusées,
lidée libertaire, elle aussi, tend à sautodétruire
en ayant une praxis (une façon de lier théorie et pratique)
non conforme à ce quelle énonce. Leffet est
désastreux sur beaucoup de personnes et collectivement. De plus,
cela donne des armes à nos ennemis qui peuvent nous déconsidérer
facilement. La reproduction du pouvoir asymétrique en notre sein
est une belle démonstration de notre incohérence, ce qui
délégitime nos idées et notre action.
Souvent, nous nous retrouvons coincé/es dans une double contrainte.
Dun côté, nous condamnons lautorité
de la domination du capitalisme, de lautre nous devons accepter
largument dautorité en notre sein. Comme nous intégrons
très vite quil est interdit de nous condamner nous-mêmes,
de désavouer nos camarades et nos structures, nous sommes assez
souvent dans la souffrance morale, dans une espèce de torture
mentale, où il est impossible de sortir de ces contradictions
sans dommages pour nous et les autres.
Peut-être devons-nous émettre et admettre lhypothèse
suivante : notre difficulté, voire notre refus à nous
condamner nous-mêmes est certainement proportionnelle à
l'intensité de la fusion entre notre être, la subjectivité
de la personne et le regroupement, la structure militante.
Dans le sens inverse, il semble juste de dire que l'intensité
de la souffrance, liée à la mise à distance entre
la personne militante et son groupe, est tout aussi proportionnelle
à la force de ce lien. La puissance de lidentification
est inconsciente, pourtant les effets sont assez souvent visibles, dabord
sur nous-mêmes.
2 / Les libertaires fonctionnent avec des lois, des règles,
des normes, des institutions.
Nos groupes militants sont des institutions. Ces structures collectives
ne sont pas celles de la société ordinaire, mais malgré
notre condamnation de linstitution, des institutions, en particulier
de lEtat, malgré laffirmation fréquente du
refus des lois, nous ne pouvons pas nous passer dinstitutions
ni de lois. Nos structures collectives sont des institutions imaginaires
dune certaine socialité. Ce que décrit Castoriadis
pour la société est valable aussi pour nous. Dans nos
institutions, nos groupes, nos syndicats, nos comités de lutte,
nos collectifs, nos assemblées générales, nos conseils,
il existe une hiérarchie interne, il y a régulièrement
des débats sur ce qui est bon et juste ou ce qui est mauvais,
faux ou injuste. Ces débats démontrent, par leur existence
même, que nous avons des référents pour juger, pour
condamner ou non, pour accepter des idées, pour valider des actes,
des façons de faire. La condamnation sexerce dabord,
au niveau interne, par des choix pour certaines idées ou actions.
Parfois, cela se traduit par lexclusion de personnes ou par le
refus de travailler avec certaines personnes. Pour résoudre le
problème, si cela est possible, nous essayons de pousser ces
personnes vers la sortie. Souvent, nous installons un climat, une ambiance
qui les dévalorise, les isole, les met à lécart,
les rejette. Il nous arrive de prononcer des anathèmes, des sanctions,
qui ont une forte charge symbolique, un contenu moral très fort.
Cette façon de procéder peut provoquer de graves malaises
chez les personnes concernées. Les débats prennent souvent
la forme de discussions théorico-politiques, où la question
de lorthodoxie est en jeu. La radicalité est un enjeu très
important. Être radical donne la clé de la puissance sur
les autres en interne et à lextérieur. La possession
de la radicalité autoproclamée permet de prononcer des
condamnations sur les personnes ou les groupes jugé/es trop mous
ou décalé/es avec lorthodoxie du moment.
Lexercice de la violence symbolique existe dans les groupes et
entre les groupes. La façon dont nous parlons des autres libertaires
est significative de la manière, dont nous nous percevons et
dont nous qualifions les « autres », les « mauvais/es
». Le rire et la connivence que provoquent certaines allusions
sont significatifs de notre attitude. Souvent, nous nous élevons
facilement au-dessus des autres en les rabaissant, en les déconsidérant,
en mettant en oeuvre des stratégies d'infériorisation,
en pratiquant des mises à mort symboliques.
3 / Linterrogation sur les fins et les moyens est au
centre du débat.
La critique du socialisme autoritaire a montré que les moyens
font partie des fins. Staline, comme figure emblématique, a été
rejeté parce quil mettait en oeuvre des méthodes
qui contredisaient lidéal communiste. Mais, il reste une
interrogation sur la méthode léniniste, qui considérait
que, dune certaine façon, la fin justifiait les moyens.
Cette question est renforcée par le fait quon se demande
quelquefois si les moyens ne sont pas plus importants que les fins quils
sont censés servir. Nos structures sont devenues de fait des
structures permanentes, elles semblent parfois ne fonctionner que pour
elles-mêmes. Lidentification des personnes à ces
institutions est un élément qui est significatif de notre
situation et qui ajoute à la difficulté. Si nous posons
des questions sur lorganisation, tout de suite, cest vécu
comme une attaque personnelle, une mise en cause inadmissible des personnes,
un doute sur leur engagement, leur sincérité. Linjure
qui marque du sceau de linfamie reste encore et toujours la qualification
dopportunisme.
Aujourdhui, la question du rapport entre les moyens et les fins
prend encore plus de relief, parce que notre existentiel est très
lié à notre vie politique. Nos affects, nos émotions
sont mobilisés dans notre vie militante. Le contexte contemporain
postmoderne, avec le règne de lindividualisme et du relativisme
(« tout se vaut ! »), accentue limplication existentielle
de nos vies en politique. La biopolitique capitaliste mobilise la subjectivité,
le mental pour faire fonctionner la domination du capitalisme avec des
nouvelles façons de dominer, dobtenir la soumission des
corps et des esprits (1).
Notre engagement libertaire nous permet davoir une bonne image
de nous-mêmes, de trouver des récits qui donnent du sens
à nos vies, qui organisent le temps long et court, qui structurent
notre espace mental. La militance nous fournit beaucoup doccupations
qui atténuent langoisse métaphysique de vivre dans
un monde absurde et destructeur, triste et froid. Nos emblèmes,
nos drapeaux, nos sigles, nos images nous donnent accès à
des places et des significations en contrepartie de notre soumission.
Nous nous soumettons sans contrainte et inconsciemment, c'est-à-dire
sans nous en rendre compte. Ces images sadressent au regard pas
à la raison, elles se trouvent sur nos autocollants, nos tee-shirts,
nos badges, nos tracts, nos affiches. Ce faisant, nous créons
la place des maîtres alors quofficiellement, consciemment
de façon raisonnée, nous cherchons à détruire
le ou les maîtres. Sans le vouloir, nous renforçons les
chefferies et leur permettons de se reproduire et de fonctionner en
notre sein.
Pour exercer une autorité efficace dans notre monde « démocratique
et libéral », avant toute chose, il est nécessaire
de déclarer libre la personne que lon veut soumettre ou
contraindre à un comportement. Dans notre milieu militant, la
liberté étant officiellement la règle, ceci ne
pose aucune difficulté. Ensuite, nous devons fournir à
la personne en question des grands idéaux pour lui permettre
de rationaliser sa soumission, lui offrir des raisons qui vont justifier
son engagement. Nous faisons cela régulièrement en invoquant
nos grandes idées libertaires pour justifier notre fonctionnement.
Nous pouvons aussi forcer la demande une fois que lon a obtenu
un premier engagement, aussi minime soit-il. Cet engagement est lié
aux affects et aux émotions, si bien que nous nosons plus
dire non et revenir en arrière. Parfois nous nous retrouvons
à faire des choses que nous navions pas prévues,
il arrive même que ces choses entrent en contradiction avec nos
idées et notre sens moral. Ce que nous vivons est lié
à lidée de soi, à la bonne image de nous-mêmes,
à lestime de soi, au narcissisme. Ce que nous refusons
est dévalorisé de la même manière. Dans ce
cas précis, il est impossible de trahir un/e camarade, la solidarité
impose de soutenir les militant/es, de défendre lorganisation,
etc..
En théorie la patriarchie nest pas compatible avec lanarchie,
mais en pratique elle existe encore et toujours. Le genre et le machisme
se portent bien dans notre milieu. Il est facile de constater qu'avoir
raison, cest souvent être le plus fort. Si lon veut
se rendre compte de tout cela, il suffit dobserver qui parle en
réunion, qui centralise les débats, qui prend les notes,
qui a de linfluence et qui nen a pas, qui est chargé/e
de certaines tâches pratiques. Certaines tâches sont nobles
et réservées souvent en priorité aux chefs, dautres
sont plus triviales et sont le lot des militant/es de base. Dautre
part, comment expliquer que lantisexisme a si bonne presse alors
que la méfiance est quasi-générale vis-à-vis
du féminisme. Lantisexisme participe dune bonne image
de nous-mêmes, le féminisme impose de se questionner au
niveau intime et cela est plus difficile, plus long, plus compliqué,
plus complexe, jamais acquis.
Linstrumentalisation des personnes militantes est banale, lobéissance
quotidienne. L'esprit de camaraderie vient en contrepartie du sacrifice,
la soumission est justifiée pour la cause. La chaleur des relations
amicales, voire fusionnelles parfois, nous aide à lutter contre
la tristesse, limpuissance et lapparence spectaculaire du
monde capitaliste. Avec les occupations militantes, nous sommes dans
une vie chaude de temps en temps. Parfois, nous essayons denchanter
le monde qui est froid et brutal, y compris en notre vie militante.
Nos récits peuvent être archaïques, ce qui compte
cest la fonction de ces récits, ils soudent linstance
collective, le groupe.
Je pense, comme Peter Sloterdijk (2), quil faut réhabiliter
la pensée froide contre les pensées chaudes qui entretiennent
les mythes, les chefferies et prétendent donner accès
au merveilleux de linstance symbolique imaginée. Les philosophies
de Nietzsche et de Sloterdijk nous montrent que le besoin de croyances
et de mythes nourrit lillusion quil existe quelque chose
de déjà là qui donnerait sens à notre vie,
à nos vies. Avec ces approches, nous pouvons nous rendre compte
que nos croyances sont le corollaire de la nécessité dune
illusion pour supporter notre vie, notre condition humaine, notre finitude,
notre incomplétude. Après, nous nous demandons comment
vivre avec cette découverte, cette donnée anthropologique.
Cette question ne trouve pas toujours des réponses satisfaisantes.
Il ne sagit pas ici de préconiser une pureté, qui
nexiste pas, mais dessayer de comprendre notre fonctionnement
pour essayer daméliorer notre façon de vivre la
politique, de mettre en oeuvre lidée libertaire, de donner
corps à notre biopolitique. Il sagit de nous donner les
armes pour avancer et être de temps en temps un petit peu à
la hauteur de nos idées. Nous pouvons développer nos outils
critiques, aider à leur diffusion, à leur transmission
pour lauto-formation, la formation permanente. Les sciences humaines
nous offrent beaucoup dapproches, qui peuvent nous aider. Par
exemple, loeuvre dEugène Enriquez (3) est intéressante
sur ces points. Nous pouvons essayer de nous approprier les théories
critiques à notre disposition afin de les utiliser pour augmenter
notre puissance humaine et politique. De plus, notre histoire militante,
lhistoire des luttes nous a légué des méthodes,
des procédures qui sont valides et légitimes.
4 / Nos moyens contre la reproduction de lautorité
:
Nous essayons de mettre en oeuvre la rotation des tâches, le fédéralisme,
labstention amicale, le mandatement pour des tâches précises,
pas un mandatement sur les personnes, ce qui, en principe, permet de
ne pas tomber dans les travers de la représentation.
Eduardo Colombo a développé une version de lutopie
qui est centrée sur lespace et non le temps (4). Lutopie
serait comme la ligne dhorizon, elle recule au fur et à
mesure que nous avançons, que nous luttons. Cette façon
de concevoir lutopie permet une reprise incessante de notre activité
et de nos acquis ou de nos échecs. Ainsi, nous ne sommes pas
dans un « avant » assez gris et dans un « après
» merveilleux, tout propre, sans domination.
De mon point de vue, en parler et collectiviser publiquement ces difficultés
est important pour connaître le phénomène, pour
comprendre sa reproduction, pour être un peu moins dans le malaise.
Il me semble que cest une étape nécessaire, si nous
voulons essayer autre chose. La militance ainsi conçue est un
processus ininterrompu, un projet en acte qui tourne le miroir sur lui-même
de temps en temps. Lauto-référence contrôlée
est alors un objectif à assumer, à essayer, à réévaluer.
Une réactualisation régulière de notre pratique,
de nos résultats peut permettre de ne pas être toujours
dans la répétition. Nous avons une difficulté pour
les allers et retours entre la théorie et la pratique, parce
que nous sommes impliqué/es dans ce que nous étudions
ici. La recherche théorique demande une certaine objectivité,
dans notre cas, notre subjectivité est prise à la fois
dans les filets de la biopolitique de la domination capitaliste et dans
celle de la biopolitique libertaire.
Militer avec des gens que lon aime cest simple, facile à
vivre et souvent enthousiasmant. Laffaire se corse quand on saime
moins, ou plus du tout. La question épineuse reste donc celle
de savoir comment faire pour militer avec des gens que lon aime
modérément ou pas du tout.
Une autre question est corollaire de la précédente, si
nous devons occuper à un moment ou à un autre une position
de « chef », comment exercer ce pouvoir sans être
ou devenir oppresseur ? Il est courant de profiter de cette situation
pour clore les questions sur son regroupement. Dans cette position,
nous sommes souvent tenté/es dorganiser la vie militante
autour de nous, nous essayons de capter les valorisations symboliques
pour nous-mêmes et de gonfler démesurément notre
ego. Mais, il est aussi possible de laisser ouvertes ces questions délicates
et de ne pas sinstaller trop longtemps dans la posture dautorité,
qui nous place un petit peu au-dessus des autres.
La question de lautorité devient un danger pour nous-mêmes
seulement au bout dun certain temps de militance, lorsque les
soubresauts de la vie politique nous confrontent avec nos valeurs, avec
nos liens affectifs, nos émotions, nos choix de vie.
Comment vivre une fois que lon sest confronté au
fait que notre construction de sens est la réponse à la
nécessité dune illusion ? Une fois que lon
sest rendu compte que nos valeurs sont lhabillage de notre
vie, rien de plus, comment continuer ? Ce constat peut être amer,
mais cela ne veut pas dire que tout se vaut, cela permet dassumer
quil ny a pas de fondements extérieurs à la
question du sens, que celui-ci vient du dedans de lhumanité,
quil nexiste pas dabsolu, que nous navons aucune
certitude sur nos choix, nos réalisations.
Lidée libertaire vaut toujours le coup, le lien entre notre
vie et cette idée permet dindexer notre existentiel à
la visée de justice et dégalité. Pour avancer,
nous pouvons et peut-être devrions-nous accepter le regard critique
sur nous. Cette option peut permettre de continuer à vivre la
chaleur humaine liée à notre politique tout en développant
le regard critique, la pensée froide qui analyse, qui déconstruit,
parfois avec violence, nos choix culturels conscients ou inconscients
et nous renvoie si souvent un reflet peu glorieux.
En acceptant lincomplétude, la croyance, linconscient,
lambivalence, la multiplicité, nous sommes plus à
même de les observer, y compris pour nous-mêmes, nous sommes
plus aptes à avoir un regard critique et à essayer de
trouver des solutions pour ne pas toujours reproduire tout cela. Nous
connaissons le rôle fondamental de limage de soi, de lestime
de soi, le besoin de faire quelque chose de bien de sa vie, le besoin
de créer. Il est facile dobserver pour nous-mêmes
et dans la société, que lon vit mal si nous avons
une mauvaise image de nous-mêmes. Nous savons que nous ne pouvons
pas créer quelque chose de bien dans notre vie, si nous sommes
dans lincohérence en permanence, si nous acceptons toujours
le grand écart alors que nous sommes pris subjectivement dans
notre politique.
Nous passons notre temps à dénoncer les effets du capitalisme
sur les humains et nous serions incapables dadmettre pour nous-mêmes
le poids du mental, du mal-être ? Nous avons besoin des autres
pour exister mentalement, comme les autres ont besoin de nous. Notre
subjectivité est en cause dans ces débats. Après
leffondrement des mythes humanistes du XVIII° siècle,
dont est issue lidée libertaire, nous devons essayer de
fonder sur nous-mêmes les idéaux humains qui donnent cohérence
à notre politique. Ces idéaux semblent toujours extérieurs
à nous-mêmes parce quils ont un statut de référence.
De fait, ils le sont du point de vue fonctionnel et cela est indispensable
au bon fonctionnement du psychisme humain. Pourtant, nous pouvons examiner
de temps à autre comment nous les vivons. Nous pouvons nous poser
la question de savoir sil est possible daméliorer
notre fonctionnement, dinterroger notre politique fondée
sur lautoréférence, puisque cest nous qui
nous donnons nos propres lois, ou qui tentons de le faire.
La croyance en la vérité, en la radicalité que
nous posséderions seul/es est la base de la violence symbolique
si présente dans le milieu militant. Celle-ci sappuie beaucoup
sur les autres pour exister, cest souvent en opposition aux autres
que notre valeur augmente, devient si haute, que l'on croît devenir
supérieur. Au contraire, je présuppose que nous pouvons
vivre ou essayer de vivre nos valeurs sans trop dillusions et
en essayant avec ce qui dépend de nous.
Cette voie me semble plus propice à donner de la valeur à
léthique libertaire, qui, en ce sens, est une biopolitique,
une vie politique, une politique de la vie, une politique pour la vie,
une biopolitique libertaire.
Philippe Coutant, Nantes le 5 Septembre 2001
Notes
1 / Pour une approche de ces méthodes, on peut se reporter aux
notes de lecture « Le coût humain de la mondialisation »
et sur « Le nouvel esprit du capitalisme » parues dans cette
revue (respectivement dans le numéro 8 dOctobre 2000 et
dans le numéro 9 de janvier 2001).
2 / « Vivre chaud et penser froid », entretien Peter Sloterdijk
- Éric Alliez dans la revue Multitudes, numéro 1, Mars
2000, pages 64 à 87.
Cette revue a un site internet http://www.samizdat.nt/mulitudes
On peut aussi lire les livres suivants :
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, éditions
Mille et une nuits, Paris, Janvier 2000, 64 pages, disponible au modique
prix de 10 F.
Peter Sloterdijk, La domestication de lÊtre, éditions
Mille et une nuits, Paris, Septembre 2000, 112 pages, disponible au
modique prix de 10 F.
Sloterdijk Un penseur scandaleux ? "Penser froid et vivre
chaud !"
Sloterdijk Un penseur scandaleux ?
"Penser froid et vivre chaud !"
Note de lecture sur Peter Sloterdijk " Règles pour le
parc humain", Mille et une nuits, et
Peter Sloterdijk " La domestication de lÊtre",
Mille et une nuits
Note de lecture sur Peter Sloterdijk
" Règles pour le parc humain", Mille et une
nuits, et
Peter Sloterdijk " La domestication de lÊtre",
Mille et une nuits
3 / Eugène Enriquez Lorganisation en analyse, éditions
PUF, collection Sociologie daujourdhui, Paris, réimpression
de Juillet 1997.
Au début de ce livre il nous propose une synthèse de son
approche, pages 20 et 21.
4 / Eduardo Colombo, « Utopie et anarchisme », intervention
faite lors de la rencontre : « Gardarem lUtopie »
à Bieuzy les Eaux le 15 Octobre 2000.
Il existe un compte rendu de ce débat. Le contact de lassociation
Liber Terre qui organise ces journées :
<liber.terre@wanadoo.fr>
Liber terre, B. P. 11, 56303 Pontivy Cedex
Ce texte a été réalisé à la demande
de la rédaction de la revue Les Temps Maudits et a été
publié dans le numéro 12 de cette revue de la CNT " Vignoles
" La CNT Vignoles
Il a ensuite été traduit en italien dans la revue libertaire
Collegamenti Wobbly dans son numéro 3 du premier trimestre 2003.