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Folie, littérature, société
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°82


«Kyôki, bungaku, shakai» («Folie, littérature, société»; entretien avec T. Shimizu et M. Watanabe; trad. R. Nakamura), Bungei, no 12, décembre 1970, pp. 266-285.

Dits Ecrits tome II texte n°82

T. Shimizu : Nous sommes heureux que votre venue au Japon nous offre cette occasion de vous avoir avec nous, Michel Foucault.

Depuis la parution des Mots et les Choses, votre oeuvre est présentée, même au Japon, sous divers angles. La Maladie mentale et la Psychologie et Naissance de la clinique ont été tous deux traduits par Mme Mieko Kamiya. Par ailleurs, récemment, L'Archéologie du savoir a été publié par Kawade-shobo. Au cours de votre séjour, malheureusement trop bref, vous avez donné trois conférences : «Manet», «La folie et la société» *, «Revenir à l'histoire» **, à Tokyo, Nagoya, Osaka et Kyoto. Vous avez exposé avec une grande clarté votre pensée, qui pourrait paraître difficile.

Or vous êtes un philosophe qui a déjà à son actif une oeuvre brillante. Vous avez entrepris une approche rigoureuse et novatrice des fondements de la pensée qui sous-tend le monde occidental depuis la Renaissance. Mais ici, étant donné les caractéristiques propres à une revue littéraire, j'aimerais vous interroger sur le rapport de votre pensée et de la littérature.

M. Watanabe : Outre les deux textes sur la maladie mentale, qui viennent d'être évoqués, nous avons en traduction japonaise «La pensée du dehors» *** sur Maurice Blanchot et «Préface à la transgression» **** sur Georges Bataille. Bien qu'ils présentent de grandes difficultés, ces essais ont suscité un vif intérêt chez les lecteurs japonais.

* Voir infra n°83. => La folie et la société Michel Foucault Dits Ecrits Tome II Texte n° 83 http://1libertaire.free.fr/MFoucault352.html

** Voir infra n°103. => Revenir à l' histoire Michel Foucault Dits Ecrits Tome II texte n 103 http://1libertaire.free.fr/MFoucault175.html

*** Voir supra n°38. => La pensée du dehors 1966 Michel Foucault Dits et écrits Tome I 1954-1975 texte n°38    http://1libertaire.free.fr/MFoucault465.html

**** Voir supra n°13.   => Préface à la transgression Critique, n°195-196, Hommage à Bataille, G., août-septembre, pp. 751-769. Dits et Ecrits tome I texte n°13

En plus de ces cas précis où vous abordez de front un écrivain, dans vos «archives» qui font l'objet des analyses de ce que vous appelez l'«archéologie», la littérature occupe une position presque privilégiée : à commencer par Sade, Hölderlin, Mallarmé, Nietzsche, Raymond Roussel, Artaud, Bataille, Blanchot, tous ces écrivains apparaissent dans vos textes comme des leitmotive servant, me semble-t-il, de fil conducteur à vos thèses. Nous avons donc supposé que le rôle que la littérature a accompli et continue d'accomplir dans votre pensée est déterminant, et c'est pourquoi nous avons voulu centrer nos questions là-dessus.

Et puis, si possible, nous serions heureux si vous pouviez vous étendre sur le rapport entre la littérature et la société ou la politique.

T. Shimizu : C'est peut-être sommaire, mais il me semble que, dans votre système de pensée, la littérature est organisée suivant trois axes. Le premier, autour du problème de la folie, est représenté par Hölderlin et Artaud. Le deuxième, autour du problème de la sexualité, par Sade et Bataille. Et le troisième, autour du problème du langage, par Mallarmé et Blanchot. Bien sûr, c'est une classification sommaire, mais pourriez-vous parler en fonction de ces trois axes ?

M. Foucault : Votre analyse est très juste et il me semble qu'elle cerne bien mes principaux centres d'intérêt. Mais ceux-ci ne me concernent pas seul; ils sont importants pour tout l'Occident depuis cent cinquante ans.

Or vous avez dit au début que j'étais philosophe : cela m'embarrasse et j'aimerais commencer par ce point. Si je suis arrêté par ce mot, c'est que je ne me considère pas comme philosophe. Ce n'est pas de la fausse modestie. Il s'agit plutôt de l'une des caractéristiques fondamentales de la culture occidentale depuis cent cinquante ans : la philosophie, en tant qu'activité autonome, a disparu. À ce propos, il y a un symptôme sociologique qui mérite d'être signalé : la philosophie n'est plus aujourd'hui qu'un métier de professeur d'université. Depuis Hegel, la philosophie est enseignée par des universitaires dont la fonction consiste moins à pratiquer la philosophie qu'à l'enseigner. Ce qui relevait autrefois de la plus haute pensée en Occident est aujourd'hui déchu au rang de l'activité qui passe pour avoir le moins de valeur dans le domaine de l'éducation : ce fait prouve que la philosophie a probablement déjà perdu son rôle, sa fonction et son autonomie.

Or, pour répondre sommairement à la question «Qu'est-ce que la philosophie ?», je dirai qu'il s'agit du lieu d'un choix originel, qui se trouve à la base de toute une culture.

T. Shimizu : Pourriez-vous expliquer un peu ce concept de «choix originel» ?

M. Foucault : Par choix originel, je n'entends pas seulement un choix spéculatif, dans le domaine des idées pures. Mais un choix qui délimiterait tout un ensemble constitué par le savoir humain, les activités humaines, la perception et la sensibilité.

Le choix originel dans la culture grecque, c'est Parménide, c'est Platon, c'est Aristote. Le choix politique, scientifique et littéraire dans la culture grecque, du moins pour une large part, a pour point de départ le principe fondamental de connaissance qui a été opéré par ces philosophes. Pour la même raison, le choix originel du Moyen Age, s'il n'a pas été accompli par les philosophes, s'est fait du moins en rapport avec la philosophie. Il en était ainsi de la philosophie platonicienne, aux XIe et XIIe siècles, et il en a été de même, par la suite, de la philosophie aristotélicienne, aux XIIIe et XIVe siècles. Descartes, Leibniz, Kant et Hegel sont, eux aussi, représentatifs d'un choix originel : ce choix se faisait avec la philosophie comme point de départ et au sein même de la philosophie, en rapport avec toute une culture, tout un domaine du savoir, toute une forme de pensée.

Probablement, Hegel aura été le dernier cas de choix originel accompli par la philosophie en tant qu'activité autonome. C'est que, en gros, l'essence de la philosophie hégélienne consiste à ne pas opérer de choix, c'est-à-dire à récupérer dans sa propre philosophie, à l'intérieur de son discours, tous les choix qui ont été faits dans l'histoire.

J'ai l'impression que, dans le monde occidental, depuis le XIXe siècle, ou peut-être depuis le XVIIIe siècle, le choix véritablement philosophique, en d'autres termes le choix originel, s'est fait avec pour points de départ des domaines qui ne relèvent plus de la philosophie. Par exemple, les analyses effectuées par Marx n'étaient pas philosophiques dans son esprit, et nous ne devons pas les considérer comme telles. Ce sont des analyses purement politiques qui rendent indispensables quelques-uns des choix originels fondamentaux et déterminants pour notre culture. De la même manière, Freud n'était pas philosophe et n'avait aucune intention de l'être. Mais le fait qu'il ait décrit la sexualité comme il l'a fait, qu'il ait ainsi mis au jour les caractéristiques de la névrose et de la folie montre qu'il s'agit bien d'un choix originel. À bien y réfléchir, un tel choix opéré par Freud est bien plus important pour notre culture que les choix philosophiques de ses contemporains, comme Bergson ou Husserl.

La découverte de la linguistique générale, la constitution de la linguistique par Saussure est aussi un choix originel d'une grande importance, bien plus que la philosophie néokantienne qui était dominante à l'époque.

Ne pourrait-on pas avancer la chose suivante ? Qu'il est tout à fait erroné de prétendre que notre époque, c'est-à-dire le XIXe et le XXe siècle, a délaissé la philosophie au profit de la politique et de la science. Il faut plutôt dire que le choix originel était autrefois opéré par l'activité d'une philosophie autonome, mais qu'aujourd'hui il a lieu dans d'autres activités, qu'elles soient scientifiques, politiques ou littéraires. C'est pourquoi, dans la mesure où mes ouvrages concernent essentiellement l'histoire, lorsque j'y traite le XIXe ou le XXe siècle, je préfère m'appuyer sur les analyses d'oeuvres littéraires, plutôt que sur des oeuvres philosophiques. Par exemple, les choix opérés par Sade sont bien plus importants pour nous qu'ils ne l'étaient pour le XIXe siècle. Et c'est en étant encore assujettis à de tels choix que nous sommes amenés à des choix tout à fait décisifs. Voilà pourquoi je m'intéresse à la littérature, dans la mesure où elle est le lieu où notre culture a opéré quelques choix originels.

M. Watanabe : J'aimerais que nous passions maintenant au problème de la folie, de manière concrète. Le fait même que les philosophes - passez-moi ce terme - traitent ce problème ne me semble pas exceptionnel. Je pense notamment à Jaspers : sa Psychopathologie générale * date de 1913 et Strindberg et Van Gogh ** de 1922. Mais ces considérations philosophiques sur les maladies mentales, qu'on pourrait appeler «philosophie de la folie», diffèrent totalement de votre méthode de travail. Chez vous, comme le montre le fait que vous avez fait suivre le titre Naissance de la clinique du sous-titre Une archéologie du regard médical, les analyses partent d'un point de vue sociologique. Pouvez-vous exposer ce qui a motivé un tel choix méthodologique ?

* Jaspers (K.), Allgemeine Psychopathologie, Berlin, J. Springer, 1913 (Psychopathologie générale, trad. A. Kastler et J. Mendousse, d'après la 3e éd., Paris, Alcan, 1933).

** Jaspers (K.), Strindberg und Van Gogh. Versuch einer pathographischen Analyse unter Vergleichender Heranziehung von Swedenborg und Hölderlin, Bern, E. Bircher, 1922. (Stindberg et Van Gogh. Swedenborg-Hölderlin, trad H Naef, précédé de La Folie par excellence, de M. Blanchot, Paris, Éd. de Minuit, 1953)

M. Foucault : Les analyses que j'ai voulu mener jusqu'ici visent essentiellement, comme vous venez de le dire, à des analyses sociologiques de différentes institutions. En ce sens, ce que je fais est totalement différent de la philosophie de la folie ou de celle des maladies mentales, qu'on trouve chez Jaspers ou, si l'on remonte un peu plus loin, chez Pierre Janet ou Ribot. Leurs analyses interrogent la folie et, à travers des comportements pathologiques, veulent, pour ce qui est de Ribot, découvrir quelque chose qui concerne la psychologie normale et, dans le cas de Jaspers - c'est de loin le plus important et le plus significatif -, découvrir quelque chose comme le code secret de l'existence : qu'est-ce que l'existence humaine si elle est menacée par ce quelque chose qui serait la folie et si elle ne peut atteindre à une sorte d'expérience suprême qu'à travers la folie ? C'est le cas de Hölderlin, Van Gogh, Artaud, Strindberg, et c'est précisément cela que Jaspers a étudié. Mais mon objet est radicalement différent. C'est que, comme je vous l'ai dit, j'ai toujours été préoccupé par le problème d'un choix originel né en dehors de la philosophie.

Je me suis demandé s'il n'y avait pas, dans les différentes activités qui forment le système social et même dans celles qui sont moins visibles, plus cachées et plus discrètes, quelques-uns des choix originels les plus fondamentaux pour notre culture et notre civilisation. C'est cela que j'ai essayé d'examiner. Quand j'ai porté un regard purement historique sur un matériau historique absolument banal, il m'a semblé qu'au milieu du XVIIe siècle apparaissait un phénomène que les historiens n'avaient pas jusqu'alors traité et qui était plus important qu'un simple fait socio-économique. En fouillant dans des documents historiques, j'ai constaté que, en Occident, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, on se montrait remarquablement tolérant à l'égard des fous et de la folie, bien que ce phénomène de la folie fût défini par un système d'exclusion et de refus : il était admis dans le tissu de la société et de la pensée. Les fous et la folie étaient certes repoussés vers les marges de la société, mais ils étaient largement répandus dans la société où ils évoluaient. Quoique étant des êtres marginaux, ils n'étaient pas complètement exclus, mais intégrés au fonctionnement de la société. Or, après le XVIIe siècle, une grande rupture s'est produite : toute une série de modalités a transformé le fou en tant qu'être marginal en un être complètement exclu. Ces modalités constituaient un système fondé sur la force policière, comme l'enfermement et les travaux forcés. Il semble qu'à travers ces phénomènes de constitution d'une police, d'établissement d'une méthode d'enfermement, que les historiens, jusque-là, n'avaient pratiquement pas remarqués, le monde occidental a opéré l'un des choix originels les plus importants. C'est ce que j'ai voulu analyser, et le problème n'était alors pas la nature humaine ou la conscience humaine. En d'autres termes, j'ai voulu analyser le choix originel que le monde occidental a opéré par ces dispositions plutôt grossières et peu relevées qui consistaient à enfermer les fous.

M. Watanabe : En posant le thème «folie et littérature», on risque de considérer que la folie est une essence immuable et la littérature aussi. Mais, d'après vous, le rapport entre la folie et la littérature est, du moins en Occident, très marqué par l'époque où il se définit. Pouvez-vous vous expliquer un peu plus concrètement ?

M. Foucault : Eh bien, vous avez d'abord posé le problème de la folie, puis celui de la littérature : c'est vraiment un ordre nécessaire. En quelque sorte, nous ne pouvons que suivre la pente. La raison pour laquelle je m'intéresse à la littérature est la suivante : comme je vous l'ai dit, au XVIIe siècle, diverses dispositions ont été prises dans les domaines politiques, sociaux, économiques et policiers; or le choix originel qui en arrive à exclure le fou et la folie finit par être traité dans la littérature à partir du XIXe siècle. D'après moi, Sade est, en un certain sens, l'un des fondateurs de la littérature moderne, même si son style appartient complètement au XVIIIe siècle et si sa philosophie est entièrement empruntée à un certain type de matérialisme et de naturalisme propres au XVIIIe siècle. En réalité, Sade, par ses origines, appartient intégralement au XVIIIe siècle, à savoir à l'aristocratie et au legs de la féodalité. Or, dans la mesure où Sade a rédigé son oeuvre en prison et où, de plus, il la fonde sur une nécessité intérieure, il est le fondateur de la littérature moderne. Autrement dit, il y a un certain type de système d'exclusion qui s'est acharné sur l'entité humaine appelée Sade, sur tout ce qui est sexuel, sur l'anomalie sexuelle, sur la monstruosité sexuelle, bref, sur tout ce qui est exclu par notre culture. C'est parce qu'existait ce système d'exclusion que son oeuvre a été possible. Le fait qu'à une époque de transition, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, une littérature ait pu naître ou ressusciter à l'intérieur de ce qui a été exclu montre qu'il y a là, à mon avis, quelque chose d'éminemment fondamental. Et, à la même époque, le plus grand poète allemand, Hölderlin, était fou. La poésie de la fin de sa vie est précisément, pour nous, au plus près de l'essence de la poésie moderne. C'est justement cela qui m'attire chez Hölderlin, Sade, Mallarmé ou encore Raymond Roussel, Artaud : le monde de la folie qui avait été mis à l'écart à partir du XVIIe siècle, ce monde festif de la folie a soudain fait irruption dans la littérature. C'est ainsi que mon intérêt pour la littérature rejoint mon intérêt pour la folie.

M. Watanabe  : Votre conférence «La folie et la société» * était organisée autour de deux axes. Le premier, synchronique, consiste en quatre modes d'exclusion : exclusions hors du rapport de production, hors de la famille, hors de la communication, hors des jeux. Autour du second axe, diachronique, vous avez évoqué la signification de l'enfermement forcé des fous au XVIIe siècle, puis la libération partielle par Pinel à la fin du XVIIIe siècle et, enfin, l'établissement d'une nouvelle catégorie appelée «maladie mentale».

* Voir infra n°83. => La folie et la société Michel Foucault Dits Ecrits Tome II Texte n° 83 http://1libertaire.free.fr/MFoucault352.html

J'aimerais vous interroger à propos de ces quatre modes d'exclusion : le quatrième, l'exclusion hors des jeux, n'est-il pas d'une nature un peu différente des trois autres ? Par exemple, dans votre conférence, vous avez évoqué la fête de la folie au Moyen Âge en Europe et, en particulier, vous avez cité l'exemple du bouffon dans le théâtre de la Renaissance et de l'époque baroque, en précisant que c'était un personnage qui «racontait la vérité». Dans le théâtre traditionnel japonais, en particulier dans le nô, il est abondamment question de fous et de folie - sous forme de délire ou d'envoûtement -, et il s'agit là d'une expérience qui permet, à travers le dérangement de la conscience, d'atteindre à une sensation cosmique, bref, il s'agit du lieu de la révélation du sacré. Peut-on parler là aussi de l'exclusion des fous hors des jeux ? Il me semble toutefois que les fous et la folie sont, du moins sous forme de délire, réintégrés au théâtre.

M. Foucault : Que les fous soient exclus des jeux, ce n'est pas, comme vous l'avez dit, la même chose que leur exclusion du foyer ou du rapport de production. Tout simplement, un fou ne travaille pas, même si, dans certains cas, on peut lui assigner un petit travail. De la même manière, un fou est exclu de sa famille et perd ses droits de membre de la famille : là aussi, c'est simple. Or l'histoire devient complexe quand il s'agit des jeux. Quand je dis «jeux», l'accent est mis sur les fêtes, et j'aurais dû employer ce terme. En ce qui concerne le mode d'exclusion des fous hors des jeux, pour être plus précis, il ne s'agit pas de les exclure, mais de leur attribuer un lieu particulier dans les jeux. Par exemple, dans les fêtes, il leur arrive d'être les victimes d'un jeu : dans une sorte de cérémonie analogue au principe du bouc émissaire, ou au théâtre, lorsque le fou incarne un personnage qui est tourné en dérision. On trouve, dans une certaine mesure, un écho du personnage du fou, entouré de l'hostilité et de la méfiance générale, dans une oeuvre comme Le Misanthrope *. Le fou peut donc devenir l'objet d'un jeu ou jouer, dans ce jeu, un rôle dans un sens privilégié, mais ce personnage, par son rôle et sa fonction, n'a jamais une position de la même nature que celle qui est occupée par les autres personnages. En Europe, dans le théâtre médiéval ou de la Renaissance, ou encore dans le théâtre baroque, au début du XVIIe siècle, c'est souvent à ce personnage du fou que revient la tâche de dire la vérité.

* Molière (J .-B. Poquelin, dit), Le Misanthrope, Paris, J. Ribou, 1667.

Vous avez dit tout à l'heure que, dans le théâtre traditionnel japonais, le fou était un représentant du sacré. Mais, en Occident, du moins dans le théâtre du XVIe et du XVIIe siècle, le fou est plutôt le porteur de la vérité. Le fait que, dans votre pays, le fou soit un représentant du sacré et, dans le nôtre, le porteur de la vérité me paraît indiquer une différence significative entre la culture japonaise et la culture européenne. Le fou est le porteur de la vérité et il la raconte d'une façon très curieuse. Car il sait beaucoup plus de choses que ceux qui ne sont pas fous : il a une vision d'une autre dimension. Dans ce sens-là, il ressemble, dans une certaine mesure, au saint. Dans le cas de l'Europe, il ressemble au prophète. Mais le prophète, dans la tradition judéo-chrétienne, est quelqu'un qui raconte la vérité tout en sachant qu'il raconte la vérité. En revanche, le fou est un prophète naïf, qui raconte la vérité en ne le sachant pas. La vérité transparaît à travers lui, mais lui, pour sa part, il ne la possède pas. Les mots de la vérité se développent en lui sans qu'il en soit responsable. Dans le théâtre du XVIe et du début du XVIIe siècle, le fou, qui est porteur de la vérité, occupe une position nettement à l'écart des autres personnages. L'action se déroule chez les autres personnages qui éprouvent certains sentiments mutuels, trament entre eux une intrigue et partagent, en quelque sorte, la vérité. En un sens, ils savent exactement ce qu'ils veulent, mais ils ignorent ce qui va leur arriver maintenant. En dehors, à côté, au-dessus d'eux se trouve le fou qui, lui, ne sait pas ce qu'il désire, ne sait pas qui il est et ne domine même pas ses propres comportements ni sa volonté, mais il raconte la vérité. D'un côté, il y a un groupe de personnages qui dominent leur volonté, mais ne connaissent pas la vérité. De l'autre, il y a le fou qui leur raconte la vérité, mais qui ne domine pas sa volonté et ne maîtrise même pas le fait qu'il raconte la vérité. Ce décalage entre la volonté et la vérité, c'est-à-dire entre la vérité dépossédée de la volonté et la volonté qui ne connaît pas encore la vérité, n'est rien d'autre que le décalage entre les fous et ceux qui ne sont pas fous. Je pense que vous avez compris, mais le fou, dans le mécanisme théâtral, occupe une position singulière : il n'est pas complètement exclu et, si l'on peut dire, il est tout à la fois exclu et intégré : ou plutôt, tout en étant exclu, il joue un certain rôle.

A ce propos, j'aimerais ajouter deux choses. Premièrement, depuis le milieu du XVIIe siècle, c'est-à-dire depuis l'époque classique, du moins en France, mais je pense que c'est certainement la même chose dans les littératures anglaise et allemande, le fou en tant que personnage a disparu. Tout à l'heure, j'ai parlé du Misanthrope  : Alceste est la dernière figure du fou dans le théâtre classique.

Il raconte la vérité dans une certaine mesure et il connaît bien plus que les autres la vérité sur les êtres et les choses, mais il possède les mêmes qualifications que les autres personnages du théâtre de Molière. La position qu'il occupe ne se trouve pas, au sens strict du terme, en marge : son caractère simplement l'éloigne des autres personnages, rien de plus. Car cette pièce a pour thème le rapport entre le misanthrope Alceste et les autres personnages. Dans l'oeuvre de Molière, ce n'est pas une voix irresponsable et prophétique.

Si vous me permettez une association d'idées : le fou, dans la littérature du Moyen Âge, de la Renaissance ou de l'époque baroque, est un personnage qui raconte la vérité sans savoir qu'il raconte la vérité; en d'autres termes, c'est un discours de la vérité qui, en réalité, n'a pas la volonté de la vérité et ne la possède pas en lui-même. Or ce thème n'est-il pas ce qui pèse si lourdement et depuis si longtemps sur la pensée occidentale ? Car, en fin de compte, ce que Freud cherchait chez ses patients, qu'était-ce, sinon de faire apparaître la vérité à travers eux ? Il s'agissait de faire apparaître la forme authentique de l'être névrotique du patient, à savoir la vérité qu'il ne domine pas lui-même. On peut alors tenter une histoire panoramique de la culture occidentale : cette coappartenance de la vérité et de la folie, cette intimité entre la folie et la vérité, qu'on pouvait reconnaître jusqu'au début du XVIIe siècle, ont été, par la suite, pendant un siècle et demi ou deux siècles, niées, ignorées, refusées et cachées. Or, dès le XIXe siècle, d'un côté, par la littérature et, de l'autre, plus tard, par la psychanalyse, il est devenu clair que ce dont il était question dans la folie était une sorte de vérité et que quelque chose qui ne peut être que la vérité apparaît sans doute à travers les gestes et les comportements d'un fou.

M. Watanabe  : Lorsque le misanthrope Alceste a quitté la scène, ce n'est plus le fou en tant que personnage, mais une sorte de conscience tragique fondée sur une expérience de peur et d' éblouissement face à la possibilité de sombrer dans la folie qui va être poussée au-devant de la scène littéraire. Les poètes romantiques sont typiques de ce point de vue. Je crois que Hugo avait un fou dans sa famille. Mais n'y avait-il pas déjà des signes avant-coureurs chez Diderot ou Rousseau ?

M. Foucault : Dans un sens, un écrivain de l'époque classique ne peut pas être fou et ne peut pas avoir peur de le devenir. Or, au contraire, à partir du XIXe siècle, on voit constamment jaillir, sous-jacent à l'écriture des grands poètes, le risque de devenir fou. Mais, curieusement, en ce qui concerne Rousseau, il refuse obstinément la possibilité de devenir fou. Il était obsédé par la certitude qu'il n'était pas ébloui par la peur de sombrer dans la folie et qu'on le traitait de fou, bien qu'il n'en fût pas un. Or, au contraire, chez Hugo, qui était parfaitement normal, il y avait une peur à l'égard de la folie, mais qui ne dépassait pas les limites de l'expérience intellectuelle. Aujourd'hui, on ne peut pas entreprendre cette expérience curieuse qu'est l'écriture sans affronter le risque de la folie. C'est cela que Hölderlin et, dans une certaine mesure, Sade nous ont appris. À mon avis, on peut dire la même chose de la philosophie. Au début des Méditations, Descartes écrit clairement ceci : peut-être est-ce que je rêve, peut-être mes sens me trahissent-ils, mais il y a une chose qui, j'en suis certain, ne peut m'arriver, c'est que je sombre dans la folie *. Il refuse cette hypothèse, en vertu des principes de sa pensée rationnelle. Il rejette l'idée que la folie puisse porter atteinte à sa pensée rationnelle. La raison en est que, dit-il, si jamais il était fou, il devrait avoir une hallucination, comme en plein rêve, mais cette chimère est beaucoup moins importante, moins extravagante que celles qu'il voit dans ses rêves réels. Il en déduit que la folie n'est qu'une partie du rêve. Mais s'il courait un grand danger, ce serait de penser la chose suivante : «Si je suis fou, ne désirerai-je plus entreprendre une réflexion rationnelle ? Ne pourrai-je plus appliquer mes pensées rationnelles actuelles à la folie et au rêve ?» Le fait qu'à l'intérieur, et de plus dès le départ, des mines qui ont nom folie aient été posées, c'était quelque chose que Descartes ne pouvait pas voir en face et, même s'il le faisait, c'était quelque chose qu'il rejetait aussitôt.

Or, avec Nietzsche, arrive enfin ce moment où le philosophe dirait : «Finalement, je suis peut-être fou.»

M. Watanabe : Cela n'annonce-t-il pas le rapport fondamental qui allait s'instaurer entre l'époque où l'écriture cessait d'être le simple soutien de la parole et commençait à exister pour elle-même et cette intrusion de la folie dans l'écriture ?

M. Foucault : Jusqu' à la fin du XVIIe siècle, écrire signifiait écrire pour quelqu'un, écrire quelque chose pour apprendre aux autres, pour les divertir ou pour être assimilé. Écrire n'était que le soutien d'une parole qui avait pour but de circuler à l'intérieur d'un groupe social.

* Descartes (R.), Meditationes de prima philosophia, Paris, Soly, 1641 (Méditations touchant la première philosophie, dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l'homme sont démontrées, trad. duc de Luynes, Paris, Camusat et Pierre Le Petit, 1647; repris in Oeuvres et Lettres, éd. André Bridoux, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1953; cf Première Méditation : «Des choses que l'on peut révoquer en doute», op. cit., p. 268).

Or, aujourd'hui, l'écriture s'oriente dans une autre direction. Bien sûr, les écrivains écrivent pour vivre et pour obtenir un succès public. Sur le plan psychologique, l'entreprise de l'écriture n'a pas changé par rapport à autrefois. Le problème est de savoir dans quelle direction se tournent les fils qui tissent l'écriture. Sur ce point, l'écriture postérieure au XIXe siècle existe manifestement pour elle-même et, si nécessaire, elle existerait indépendamment de toute consommation, de tout lecteur, de tout plaisir et de toute utilité. Or cette activité verticale et presque intransmissible de l'écriture ressemble en partie à la folie. La folie, c'est en quelque sorte un langage qui se tient à la verticale, et qui n'est plus la parole transmissible, ayant perdu toute valeur de monnaie d'échange. Soit que la parole ait perdu toute valeur et ne soit désirée par personne, soit qu'on hésite à s'en servir comme d'une monnaie, comme si une valeur excessive lui avait été attribuée. Mais, en fin de compte, les deux extrêmes se rejoignent. Cette écriture non circulatoire, cette écriture qui se tient debout, c'est justement un équivalent de la folie. Il est normal que les écrivains trouvent leur double dans le fou ou dans un fantôme. Derrière tout écrivain se tapit l'ombre du fou qui le soutient, le domine et le recouvre, On pourrait dire que, au moment où l'écrivain écrit, ce qu'il raconte, ce qu'il produit dans l'acte même d'écrire n'est sans doute rien d'autre que la folie.

Ce risque qu'un sujet écrivant soit emporté par la folie, que ce double qu'est le fou s'appesantisse, c'est justement là, selon moi, la caractéristique de l'acte d'écriture. C'est alors que nous rencontrons le thème de la subversivité de l'écriture. Je pense qu'on peut rattacher le caractère intransitif de l'écriture, dont parle Barthes, à cette fonction de transgression.

Cela dit, il me semble qu'il faut être prudent avec ce terme. Car, de nos jours, en France, un certain type d'écrivains - c'est une poignée d'écrivains de gauche, puisqu'ils appartiennent au parti communiste... - clament que toute écriture est subversive. Il faut s'en méfier, car, en France, il suffit de faire ce type de déclaration pour se dédouaner de toute activité politique, quelle qu'elle soit. En effet, si le fait d'écrire est subversif, il suffit de tracer des lettres, quelque insignifiantes qu'elles soient, sur un bout de papier, pour se mettre au service de la révolution mondiale.

Ce n'est pas dans ce sens qu'il faut dire que l'écriture est subversive. À mon avis, l'acte d'écrire - un acte mis en dehors du système socio-économique, tel que la circulation, la formation des valeurs - fonctionnait jusqu'ici, par son existence même, comme une force de contestation à l'égard de la société. Cela n'a pas de rapport avec la position politique de celui qui écrit. Sade avait beau être anarchiste, il était avant tout aristocrate : il avait certes pris des mesures pour ne pas être victime de la Révolution, mais il n'a pas caché sa répulsion envers les Jacobins. (Peut-être l'a-t-il cachée, mais cela n'a duré qu'un temps.) Par exemple, Flaubert avait, en son for intérieur, des opinions bourgeoises et, face à la Commune de Paris, il ne pouvait que porter un jugement qui est, de notre point de vue actuel, absolument indéfendable. Pourtant, sur le plan de la critique de la société européenne, l'écriture de Sade et de Flaubert a joué un rôle que les textes bien plus gauchisants de Jules Vallès n'auraient jamais pu jouer. Par conséquent, on peut dire que c'est l'écriture, par le fait même de son existence, qui a pu maintenir pendant cent cinquante ans au moins sa fonction subversive.

Le problème est donc le suivant : avant toute chose, si les intellectuels français d'aujourd'hui se trouvent dans une situation tout à fait difficile et s'ils sont contraints d'éprouver une sorte de vertige, sinon de désespoir, c'est que, depuis la révolution culturelle chinoise, et en particulier depuis que les mouvements révolutionnaires se sont développés non seulement en Europe, mais dans le monde entier, ils ont été amenés à se poser cette série de questions : la fonction subversive de l'écriture subsiste-t-elle encore ? L'époque où le seul acte d'écrire, de faire exister la littérature par sa propre écriture suffisait pour exprimer une contestation à l'égard de la société moderne n'est-elle pas déjà révolue ? Maintenant le moment n'est-il pas venu de passer aux actions véritablement révolutionnaires ? Maintenant que la bourgeoisie, la société capitaliste ont totalement dépossédé l'écriture de ces actions, le fait d'écrire ne sert-il pas seulement à renforcer le système répressif de la bourgeoisie ? Ne faut-il pas cesser d'écrire ? Quand je dis tout cela, je vous prie de ne pas croire que je plaisante. C'est quelqu'un qui continue à écrire qui vous parle. Certains parmi mes amis les plus proches et les plus jeunes ont renoncé définitivement, du moins à ce qu'il me semble, à écrire. Honnêtement, face à ce renoncement au profit de l'activité politique, non seulement je suis moi-même admiratif, mais je suis saisi d'un violent vertige. En fin de compte, à présent que je ne suis plus tout jeune, je me contente de continuer cette activité qui a peut-être perdu de ce sens critique que j'avais voulu lui donner.

Quand j'ai écrit Histoire de la folie, j'ai voulu faire une sorte de critique sociale, et je ne puis dire si j'y ai réussi ou échoué. En ce moment, j'ai l'intention d'écrire un livre sur le système des peines et sur la définition du crime en Europe. Mais je ne suis pas sûr qu'un livre critique de ce type ait encore le sens qu'avait Histoire de la folie quand il a paru, il y a dix ans. J'aimerais penser qu'Histoire de la folie a été utile il y a dix ans. Mais je ne suis pas sûr que ce livre sur les peines et les crimes, auquel je pense, soit aujourd'hui aussi utile.

Les écrivains en France sont aujourd'hui coincés entre les deux tentations suivantes : ou bien renoncer à écrire et s'adonner directement aux activités révolutionnaires en dehors de toute écriture; ou bien s'inscrire au Parti communiste français, qui vous garantit un statut social d'écrivain et vous assure que l'écriture peut être poursuivie au sein de la société socialiste et de l'idéologie marxiste. Il est normal que, coincées entre ces deux tentations, de nombreuses personnes soient saisies d'un vertige, et je sais laquelle elles choisissent. Mais imaginez dans quel embarras je me trouve, moi qui n'ai choisi aucune des deux.

T. Shimizu : À partir d'une conversation sur la folie, nous nous sommes demandé si l'écriture a vraiment la force de renverser l'ordre établi. Et maintenant, j'aimerais que nous en venions à notre deuxième problème, à savoir celui de la sexualité. Car vos propos m'ont fait penser au texte que vous avez récemment écrit sur le dernier ouvrage de Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden *. Il me semble que ce roman et votre texte peuvent nous servir de pierre d'achoppement pour aborder le problème de la sexualité. En effet, vous écrivez que, dans ce roman, pour la première fois, le rapport entre l'individu et le désir sexuel a été renversé de façon définitive et qu'après la destruction de l'unité de l'individu et de la prévalence du sujet ne reste plus que la sexualité comme une immense strate.

M. Foucault : En effet, maintenant il faudrait, comme vous le suggérez, aborder le problème de la sexualité. Vous avez choisi Guyotat pour pierre d'achoppement. Des circonstances assez complexes entourent ce texte. Je ne sais pas si c'est ici le lieu d'en parler, mais cela doit présenter un intérêt sociologique.

Guyotat a écrit un livre dans un langage d'une audace inouïe. Je n'avais jamais lu une oeuvre pareille, dans aucune littérature, qu'elle soit fançaise ou anglaise. Personne n'avait parlé jusque-là de ce dont parlait Guyotat. Or, en France, il existe encore une censure et ce livre risquait d'être interdit. Pour cette raison, Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers ont rédigé une préface et j'ai, pour ma part, publié cet article. C'était là une sorte de complot que nous avions préparé depuis au moins un an, sinon un an et demi. Nous nous étions dit que le livre ne risquait pas d'être saisi s'il était entièrement couvert par une garantie littéraire.

* Paris, Gallimard, coll. «Le Chemin», 1970. Voir supra, no 79.

Je ne sais pas si Leiris, Sollers ou moi avons dit tout ce que nous en pensions, mais, en tout cas, cette préface et cet article avaient une fonction stratégique à l'égard de la législation française. Bien sûr, je n'entends pas par là déprécier la qualité de ces textes. Je connais sur le bout des ongles le problème des peines et de la répression et je suis profondément convaincu de l'importance stratégique et tactique d'un texte : je ne dirai donc jamais que ces textes ne sont pas importants parce qu'ils sont de circonstance. Je dirai même le contraire : ces textes sont d'autant plus importants qu'ils sont de circonstance. Chose curieuse, en France, pour qu'un certain type de vocabulaire, et de tournure, d'image ou de fantasme soit introduit dans un texte il faut que ces mots aient l'alibi de la littérature. C'est à ce moment-là - je reviens ici au problème que nous avons évoqué tout à l'heure - que la littérature devient un lieu où la transgression peut être accomplie à l'infini. Auparavant, personne, avant Guyotat, n'avait parlé de ce qu'il évoque dans son livre. Puisque les limites de ce qui est exprimable au sein de notre vocabulaire et de notre langue sont ainsi dépassées dans le texte de Guyotat, on peut dire que ce texte est précisément transgressif. Mais en même temps, dans notre société, la littérature est devenue une institution dans laquelle la transgression qui serait partout impossible devient possible. C'est pourquoi la société bourgeoise se montre tout à fait tolérante à l'égard de ce qui se passe dans la littérature. En quelque sorte, la littérature est admise dans la société bourgeoise précisément parce qu'elle a été digérée et assimilée. La littérature est comme une fugueuse : elle fait des bêtises, mais, chaque fois qu'elle revient chez elle, elle est pardonnée. En rapport avec Guyotat, j'aimerais prendre ici l'exemple de Madame Bovary *  : c'est une histoire d'adultères et de suicide. Au XIXe siècle, l'adultère et le suicide étaient monnaie courante. Or le roman a été poursuivi. En revanche, pour Guyotat, une fois que le livre, auréolé de cautions littéraires, a été publié, il s'est vendu au rythme de quinze mille exemplaires par semaine et il n'a fait l'objet d'aucune poursuite. Par ailleurs, en France, l'homosexualité est un délit et on s'expose toujours à une semaine de prison. Vous voyez, on est là en présence d'une situation diamétralement opposée à celle de Madame Bovary. Quand Madame Bovary a été publié, la littérature possédait en elle-même suffisamment de force transgressive  : il suffisait de restituer dans une oeuvre la réalité quotidienne d'une famille bourgeoise pour faire scandale. Aujourd'hui, au contraire, la littérature en dit sans doute plus que ce que les homosexuels pratiquent à Paris.

* Flaubert (G.), Madame Bovary, moeurs de province, Paris, Michel Lévy, 1857, 2 vol.

Mais le livre n'est pas condamné, tandis que les homosexuels sont immanquablement punis, La force transgressive de la littérature a été à ce point perdue. C'est ainsi qu'on en revient à ce thème : faut-il aujourd'hui continuer nos tentatives subversives au moyen de la littérature ? Une telle attitude est-elle encore fondée ? Puisque la littérature a été à ce point récupérée par le système, la subversion par la littérature n'est-elle pas devenue un pur fantasme ?

M. Watanabe : Il me semble qu'on pourrait préciser davantage le rapport entre les perversions sexuelles dans la littérature comme il s'agit ici de l'homosexualité, on peut s'y limiter - et dans la société réelle, Je veux dire par là que, à en juger par l'inflation de diverses informations sur la sexualité dans la société moderne, on peut au moins avoir l'impression que les vieux tabous sont en train d'être balayés et que, en ce sens-là, la liberté sexuelle s'est étendue dans une large mesure. Par conséquent, nous ne pensons pas forcément que, dans ce domaine, la réalité est en retard par rapport à la littérature. Mais, en fait, les perversions sexuelles telles qu'elles sont représentées sont différentes de la réalité que chacun de nous vit, et c'est sans doute quelque chose qui contribue à la dissimuler.

M, Foucault : En effet. La société dans laquelle nous vivons limite considérablement la liberté sexuelle, directement ou indirectement. Bien sûr, en Europe, depuis 1726, on n'exécute plus d'homosexuels, mais le tabou sur l'homosexualité n'en reste pas moins tenace. Si j'ai pris l'exemple de l'homosexualité dans la société européenne, c'est parce que c'est le tabou le plus répandu et le plus ancré. Ce tabou de l'homosexualité influe, du moins indirectement, sur le caractère d'un individu; par exemple, il exclut chez lui la possibilité d'un certain type d'expression langagière, il lui refuse une reconnaissance sociale et il lui confère la conscience du péché, d'emblée, en ce qui concerne les pratiques homosexuelles. Le tabou de l'homosexualité, sans aller jusqu'à l'exécution d'homosexuels, pèse lourdement non seulement sur les pratiques des homosexuels, mais sur tous, si bien que même l'hétérosexualité n'échappe pas à l'influence de ce tabou, sous une certaine forme.

M. Watanabe : Ce sont pas nos propos sur l'homosexualité et sa répression qui m'y font penser, mais, au sujet de l'écriture comme transgression, je pense à l'oeuvre de Genet. En particulier, je pense à la fonction politique de son théâtre, car, là aussi, il a une conscience aiguë du fait que, quand la folie devient fête, spectacle, elle est récupérée par la société bourgeoise.

M. Foucault : Oui, mais, dans ce cas-là, il faut distinguer la folie réelle et la littérature. Je répète une fois encore que la folie réelle est définie par une exclusion hors de la société; donc, un fou est, par son existence même, constamment transgressif. Il se situe toujours «au-dehors». Or la littérature n'est pas «au-dehors», en vertu de ce mode d'exclusion, mais elle peut être à l'intérieur du système social. Comme je vous l'ai déjà dit, la littérature était normative au XVIIe siècle, où elle s'attribuait une fonction sociale. Au XIXe siècle, la littérature est passée de l'autre côté. Mais, aujourd'hui, il me semble que la littérature récupère sa fonction sociale normale par une sorte de galvaudage ou par une grande force d'assimilation que possède la bourgeoisie. Car il ne faut pas oublier que, si l'impérialisme est un «tigre de papier», la bourgeoisie est un système qui a une énorme capacité d'adaptation. C'est que la bourgeoisie en est arrivée à vaincre la littérature. La récupération de la littérature en Occident - puisqu'elle se pratique dans les maisons d'édition et dans le monde du journalisme, je suis gêné de dire cela au cours d'un entretien pour une revue littéraire - aura probablement signifié la victoire de la bourgeoisie.

M. Watanabe : Alors, vous devez estimer que les activités politiques récentes de Genet - sa collaboration avec les Black Panthers sont non seulement justes, mais qu'elles se situent inévitablement dans le prolongement de sa recherche littéraire.

M. Foucault : C'est ça. Le monde de Genet étant ce qu'il est, je ne comprends pas, même sur le plan strict de son oeuvre, comment il peut supporter que son oeuvre - ce qui aurait pu être son oeuvre à un moment donné - puisse être représentée au théâtre Récamier. Pour moi, le théâtre Récamier de Renaud-Barrault est la salle la plus conformiste : Haute Surveillance * y a été représenté, un beau garçon s'exhibe nu et les jeunes couples parisiens applaudissent; je ne comprends pas en quoi tout cela peut être compatible avec l'oeuvre de Genet. J'ai évoqué tout à l'heure la métamorphose de la fonction de l'écriture, mais, ici, la psychologie de Genet en tant qu'écrivain n'est pas ce qui pose problème. En voyant que son oeuvre est dégradée au niveau de ce strip-tease d'un beau garçon, je ne comprends pas comment il peut ne pas cesser d'écrire. Car, lorsqu'il a écrit Haute Surveillance, c'était un acte réellement subversif. Mais que cela puisse être monté comme un spectacle de cabaret n'implique pas une faiblesse inhérente à l'oeuvre de Genet, mais cela indique plutôt l'énormité de la force de récupération de la bourgeoisie. Bref, cela signifie la force de l'ennemi que nous devons combattre et la faiblesse de l'arme qu'est la littérature.

* Genet (J .), Haute Surveillance (1949), édition définitive : Paris, Gallimard, «Collection blanche», 1965.

M. Watanabe : Je ne suis pas vraiment d'accord avec vous en ce qui concerne Renaud et Barrault, mais je comprends que vous soyez indigné par la mise en scène de Haute Surveillance au théâtre Récamier. Car je me demande si le théâtre nu, en vogue en ce moment en Occident, ne doit pas sa popularité à sa valeur marchande. J'ai lu la conférence que le metteur en scène polonais Grotowski a récemment donnée à New York : il y insiste sur la différence entre le corps nu des hommes dans sa troupe laboratoire et la nudité commercialisée dans l'avant-garde new-yorkaise. Je comprends très bien cette différence, mais il me semble qu'elle est constamment menacée dans la société moderne, qui est capable de tout transformer en show commercial. Je crois qu'on peut en dire autant de tout acte transgressif, et pas seulement à propos de l'écriture littéraire.

M. Foucault : Sur ce point, on peut dire que c'est une époque intéressante au niveau des modes et des valeurs culturelles de notre société occidentale. Au cours des cent dernières années, en Europe, le nu féminin n'avait aucune valeur subversive. On déshabillait les femmes pour les peindre et on les mettait nues sur scène. En revanche, le nu masculin constitue une véritable transgression. Quand, comme chez Genet, la littérature a dénudé réellement les hommes et a décrit des amours entre hommes, elle avait une force destructrice. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui.

M. Shimizu : À partir de la question de savoir s'il est possible de détruire l'ordre établi au seul moyen de la littérature, nous avons glissé à l'oeuvre de Genet. Il a dit dans une interview quelque chose qui coïncide subtilement avec ce que vous avez dit tout à l'heure : «À présent que je ne suis plus tout jeune...» Genet, lui, dit quelque chose comme : «À mon âge, je ne peux plus rien faire... je peux, du moins, pourrir le français, pour qu'un jour la société française pourrisse...» Ici, l'attitude de Genet est tout à fait claire : elle indique clairement qu'il maudit la société. Que pensez-vous de cette attitude ?

M. Foucault : Honnêtement, je ne sais pas ce que Genet entend par «pourrir le français». S'il s'agit d'introduire dans la langue française, dans le langage littéraire des tournures qui n'ont pas encore acquis droit de cité, alors il ne fait que poursuivre le même travail que Céline, pour prendre un exemple du passé. Mais, je me demande, en fin de compte, si, en faisant cela, il ne fait pas que renforcer le rôle d'alibi que joue la littérature. Quand un écrivain imite, emprunte ou privilégie des expressions argotiques ou des façons de parler du prolétariat, qu'est-ce que ça peut changer, au fond ? Est-ce que cela peut modifier le statut du prolétariat ? Ou bien, dans le rapport avec la véritable lutte des classes, n'a-t-on pas fini par porter un masque hypocrite et la rhétorique de la littérature n'a-t-elle pas suivi l'exemple ? À ce moment-là, tout en étant réintégrée dans le monde bourgeois, la littérature tient le discours suivant : «Regardez-moi, je n'ai pas exclu de mon langage ce qui est prolétarien. Je ne suis pas bourgeoise, En réalité, je n'ai pas de lien avec le système capitaliste, parce que vous voyez bien que je parle comme un ouvrier.» En parlant ainsi, la littérature remplace un masque par un autre, en modifiant ses expressions et ses gestes théâtraux. Mais tout cela ne change en rien le rôle que la littérature assume réellement dans la société. Si la formule de Genet a ce sens-là, je ne peux qu'éclater de rire.

Mais si la formule «pourrir le français» signifie que le système de notre langage - à savoir, comment les mots fonctionnent dans la société, comment les textes sont évalués et accueillis et comment ils sont dotés d'une efficacité politique - doit être repensé et réformé, alors, bien sûr, le «pourrissement du langage» peut avoir une valeur révolutionnaire. Mais, comme vous le savez, la situation globale du langage et des différentes modalités que je viens d'évoquer ne peut être réformée que par une révolution sociale. En d'autres termes, ce n'est pas par un pourrissement interne du langage que la réorganisation globale, la redistribution globale des modalités et des valeurs du langage peuvent être opérées. Mais c'est par une réforme en dehors du langage. Un projet littéraire qui consisterait à introduire des tournures, un vocabulaire et une syntaxe populaires à l'intérieur du langage ne peut, en aucun cas, être considéré comme une contestation ou un projet révolutionnaire.

T. Shimizu : Effectivement, comme vous le dites, quel que soit l'effort de l'écrivain, son travail peut être aisément digéré et assimilé par la société. Vue de l'extérieur, c'est-à-dire du point de vue sociologique, la littérature moderne se trouve dans une telle situation. Mais, quand on l'examine de l'intérieur, son effet transgressif, en particulier dans le domaine sexuel, ne revêt-il pas un sens important ? En ce moment, partout dans le monde, il y a un mouvement de free sex et, d'un autre côté, des expériences littéraires dans le domaine sexuel. Ces deux phénomènes ont un rapport curieux entre eux, mais si la transgression dans la littérature a un sens, ce n'est pas parce que tout cela a été assimilé par les gens, produisant le free sex, c'est-à-dire la banalisation de la sexualité, ou la désexualisation. N'est-ce pas plutôt parce que la sexualité constitue le moyen de produire une nouvelle forme de sacré ?

M. Foucault : Eh bien, en fin de compte, le sacré, ce doit être ça. Mais, à part les sociétés primitives, dans les étapes de la société européenne qui leur ont succédé, l'expérience du sacré a consisté à s'approcher de la plus centrale des valeurs de la société. En d'autres termes, il s'agissait d'être le plus près du centre d'une force divine et absolue, du sommet de l'échelle que forment la sacralité et ses différentes valeurs, bref, de Dieu.

L'expérience du sacré était une expérience centrale. Mais, par la suite, l'Occident a cessé de croire en Dieu. Alors, il ne s'agit plus de s'approcher du centre, du foyer, de quelque chose comme le soleil qui éclaire tout l'être, mais, au contraire, il s'agit de dépasser l'interdit absolu. En ce sens, dans la mesure où la folie était exclue et, de plus, l'était constamment, l'expérience de la folie était, jusqu'à un certain point, celle du sacré.

Finalement, s'avancer dans cette direction dont les dieux se sont détournés, c'est devenu notre véritable expérience. La sexualité est réprimée en particulier depuis le XIXe siècle, plus qu'elle ne l'a jamais été en aucun autre siècle. Il ne faut plus en parler et il ne faut plus la pratiquer que selon les modalités définies par la société bourgeoise. C'est pourquoi elle est devenue un lieu privilégié pour l'expérience du sacré. Dépasser les limites dans la sexualité, cela a fini par équivaloir à expérimenter le sacré.

M, Watanabe : Si l'on peut dire que l'expérience du sacré en tant que transgression constitue une expérience des limites, ne peut-on pas dire aussi qu'il s'agit là d'une identification entre l'expérience des limites accomplie au niveau du texte et celle qui l'est au niveau de l'existence ?

M, Foucault : Il me semble que cette identification est réalisée dans le cas de Genet. Mais, sur ce point, inversement, le problème se pose quant au décalage entre la transgression sexuelle réelle dans la pratique d'un individu et la transgression sexuelle dans la littérature. Comme je l'ai dit tout à l'heure, à mon avis, la transgression sexuelle dans la littérature, la transgression de la morale sexuelle dans la littérature semblait, jusqu'à une date récente, redoubler d'importance par le fait même que cela se produisait à l'intérieur de la littérature. Les actes transgressifs qui étaient tolérés en tant qu'actes individuels ne l'étaient plus à partir du moment où ils avaient lieu dans la littérature. La littérature comme scène où se jouaient des transgressions sexuelles rendait la chose encore plus intolérable. Mais, au contraire, aujourd'hui, la littérature comme scène de transgression sexuelle a affadi l'acte transgressif même, et, dès qu'il se déroule sur la scène de la littérature, dans l'espace littéraire, il est devenu, de loin, plus supportable. De ce point de vue, pour moi, Blanchot est le dernier écrivain, et c'est sans doute ainsi que lui-même se définit.

T. Shimizu : Vous venez de prononcer le nom de Blanchot. Et, à ce propos, j'ai entendu dire que cela fait une vingtaine d'années qu'il vous inspire un profond respect. Pouvez-vous préciser votre formule : «Blanchot est le dernier écrivain» ?

M, Foucault : Tout écrivain désire, au fond de son coeur, écrire le dernier livre. Blanchot est quelqu'un qui a compris cela. Mais si je dis que Blanchot est le dernier écrivain, c'est au sens où, pour la littérature du XIXe et du XXe siècle dont il a parlé avec un brio que nul, sans doute, ne saurait égaler, il a délimité, à la perfection, cet espace littéraire irréductible à aucun espace réel, qu'il s'agisse de l'espace social ou de celui du langage quotidien. On ne sait si le drame de l'écriture est un jeu ou un combat, mais c'est Blanchot qui a délimité, à la perfection, ce «lieu sans lieu» où tout cela se déroule. Par ailleurs, le fait que l'un de ses livres s'intitule L'Espace littéraire * et un autre La Part du feu ** me semble être la meilleure définition de la littérature. Voilà, il faut bien se mettre ça dans la tête : l'espace littéraire, c'est la part du feu. En d'autres termes, ce qu'une civilisation confie au feu, ce qu'elle réduit à la destruction, au vide et aux cendres, ce avec quoi elle ne pourrait plus survivre, c'est ce qu'il appelle l'espace littéraire. Puis cet endroit assez imposant de la bibliothèque où les oeuvres littéraires arrivent les unes après les autres pour être engrangées, ce lieu qui paraît être un musée conservant à la perfection les trésors les plus précieux du langage, ce lieu-là est, en fait, un foyer d'incendie éternel. Ou encore, c'est en quelque sorte un lieu où ces oeuvres ne peuvent naître que dans le feu, dans l'incendie, dans la destruction et dans les cendres. Les oeuvres littéraires naissent comme quelque chose qui est déjà consumé. Ce sont ces thèmes-là que Blanchot a brillamment exposés. À mon avis, c'est l'expression la plus belle, la plus fondamentale pour définir ce qu'est la littérature non seulement dans la société occidentale du XIXe et du XXE siècle, mais dans son rapport avec toute la culture occidentale de cette époque.

* Blanchot (M), L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, «Collection blanche», 1955.

** Id., La Part du feu, Paris, Gallimard, «Collection blanche», 1949.

Simplement, ce que Blanchot a décrit, n'est-ce pas ce qu'était la littérature jusqu'à aujourd'hui ? Et la littérature ne joue-t-elle pas maintenant un rôle bien plus modeste ? Ce grand feu, qui avait consumé toutes les oeuvres au moment de leur naissance ou même avant elle, n'est-il pas éteint ? La littérature et l'espace littéraire n'ont-ils pas regagné l'espace de la circulation sociale et de la consommation ? Si c'est le cas, pour passer de l'autre côté, pour brûler et consumer, pour entrer dans un espace irréductible au nôtre et pour entrer dans un lieu qui ne prendrait pas place au sein de notre société, faut-il faire autre chose que de la littérature ?

Blanchot est, en quelque sorte, le Hegel de la littérature, mais, en même temps, il se trouve à l'opposé de Hegel. Si je dis que c'est le Hegel de la littérature, c'est au sens où, parmi les oeuvres importantes des littératures allemande, anglaise ou française - malheureusement, je ne pense pas qu'il ait parlé de la littérature japonaise -, bref, parmi les oeuvres importantes produites par la culture occidentale, il n'y en a aucune sur laquelle Blanchot n'ait laissé quelques répercussions, d'une manière ou d'une autre, ou plus que des répercussions, un sens. Hegel, en fin de compte, ce n'est pas seulement quelqu'un qui répète ce qui a été raconté par des murmures de l'histoire, mais quelqu'un qui a transformé ces murmures, pour créer le sens même de la modernité. De la même manière, Blanchot a extrait quelque chose de toutes les oeuvres importantes de l'Occident, quelque chose qui leur a permis aujourd'hui, non seulement de nous interpeller, mais aussi de faire partie du langage que nous parlons aujourd'hui. Si, dans le langage que nous parlons, Hölderlin, Mallarmé, Kafka existent pleinement, c'est justement grâce à Blanchot. Cela ressemble à la façon dont Hegel a réactualisé, au XIXe siècle, la philosophie grecque, Platon, la sculpture grecque, les cathédrales médiévales, Le Neveu de Rameau * et tant d'autres choses.

Ainsi, Blanchot est le Hegel de la littérature, mais, en même temps, il est à l'opposé de Hegel. Car, si Hegel a exposé le contenu de toute la philosophie, et finalement celui de toutes les grandes expériences de l'histoire, cela n'avait pas d'autre but que de le rendre immanent à ce qu'on appelle le présent, pour prouver que ces expériences historiques sont présentes en nous-mêmes, ou encore que nous sommes présents dans ces expériences. Il s'agissait d'une magnifique synthèse de l'intériorisation sous forme de mémoire. En fin de compte, Hegel est resté platonicien, car, pour lui, l'histoire mondiale existait dans la mémoire du savoir.

* Diderot (D.), Le Neveu de Rameau (1762, ouvrage posthume), Paris, Delaunay, 1823.

Or c'est le contraire dans le cas de Blanchot. Si Blanchot s'adresse à toutes les grandes oeuvres de la littérature mondiale et qu'il les tisse dans notre langage, c'est justement pour prouver qu'on ne peut jamais rendre ces oeuvres immanentes, qu'elles existent en dehors, qu'elles sont nées au-dehors, et que, si elles existent en dehors de nous, nous sommes à notre tour en dehors d'elles. Et si nous conservons un certain rapport avec ces oeuvres, c'est à cause d'une nécessité qui nous contraint à les oublier et à les laisser choir en dehors de nous; c'est, en quelque sorte, sous la forme d'une énigmatique dispersion, et non pas sous la forme d'une immanence compacte. C'est ainsi que, pour Blanchot, la présence des oeuvres littéraires s'accomplit. Blanchot lui-même est quelqu'un qui se trouve en dehors de toutes ces oeuvres. Il n'a jamais cherché à les récupérer dans son monde ni à les faire parler une deuxième fois à partir du dehors. Il se positionne le plus loin possible et il indique son extériorité par rapport à ces oeuvres par le mot" neutralité ». Il ne cherche pas à récupérer les oeuvres déjà écrites en lui-même, dans sa subjectivité, mais c'est quelqu'un qui s'oublie si bien que ces oeuvres refont surface à partir de l'oubli. Au moment même où il parle, il ne parle que de l'oubli. Le rapport entre les oeuvres et cet homme qui parle d'elles sous forme d'oubli est exactement le contraire de l'effet qui se produit sous forme de représentation ou de mémoire chez Hegel.

J'irai même plus loin : Blanchot se trouve non seulement en dehors de tous les livres dont il parle, mais en dehors de toute la littérature. Sur ce point-là aussi, il est différent de Hegel. Car Hegel se considérait comme un concentré de tous les philosophes ou encore comme la philosophie elle-même. Hegel ne sortait jamais de la philosophie. S'il lui arrivait de sortir de quelque chose, il se mettait en dehors du temps, c'est-à-dire de ce qui détruisait la philosophie, de ce qui rongeait la pérennité de la philosophie, de ce qui l'éparpillait comme du sable. Hegel se mettait en dehors du temps, mais c'était pour entrer dans la philosophie. En revanche, Blanchot glisse constamment en dehors de la littérature, chaque fois qu'il en parle. Finalement, c'est quelqu'un qui n'est jamais au-dedans de la littérature, mais qui se situe complètement au-dehors.

Si, aujourd'hui, nous avons découvert que nous devons sortir de la littérature, que nous ne devons pas considérer son" dedans» comme ce lieu plutôt agréable où nous communiquons et nous nous reconnaissons, ou encore que nous devons nous mettre en dehors de la littérature en l'abandonnant à son maigre destin historique, destin du reste défini par la société bourgeoise moderne à laquelle la littérature appartient, c'est Blanchot qui nous a indiqué la voie. C'est justement lui qui a raconté les choses les plus profondes sur ce qu'a été la littérature; et c'est lui qui, tout en esquivant constamment la littérature, nous a montré qu'il fallait sans doute se mettre en dehors de la littérature.

M. Watanabe : Voilà qui nous ramène au thème central des derniers textes de Blanchot : l'écriture athée, ainsi qu'à ces problèmes qui y sont liés, cri et graffiti.

M. Foucault : Exactement. Quand, tout à l'heure, je me suis posé la question de savoir s'il ne fallait pas cesser d'écrire, voici ce que je voulais dire : l'écriture qui, jusque-là, était porteuse d'une très haute valeur, ne faut-il pas maintenant la suspendre provisoirement sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de littérature ou de philosophie ? Quand le doute sur la fonction subversive de l'écriture est né en moi, il ne concernait pas seulement la littérature - car, si j'ai pris l'exemple de la littérature, c'est simplement parce que c'était un exemple privilégié -, mais ce doute s'applique naturellement à la philosophie. J'entends par là que la philosophie a perdu cette force subversive, d'autant plus que, depuis le XVIIIe siècle, elle est devenue un métier de professeur d'université. Et cela peut s'appliquer à toute écriture théorique qui a pour tâche l'analyse théorique.

Si j'ai pris l'exemple de la littérature, c'est que c'était la forme d'écriture qui a été jusqu'à nos jours la moins récupérée par l'ordre établi et qui reste la plus subversive. Mais si cette même littérature a perdu aujourd'hui sa force destructrice, il est tout à fait normal que les autres formes d'écriture l'aient depuis longtemps perdue. Je ne dis pas que l'écriture doive être remplacée par des moyens de communication qui ne s'appuient pas sur des lettres. Il n'est pas question ici de McLuhan et c'est un peu différent aussi de ce que Barthes appelle écriture. Il s'agit plutôt d'un système tout à fait caractéristique de la société capitaliste et de la société bourgeoise, c'est-à-dire d'un système qui produit tout un ensemble de savoirs et de symboles, lui attribue des valeurs, le distribue et le transmet. Voilà ce qu'on peut appeler, en gros, notre «système d'écriture». Il est certain que, dans une tout autre structure sociale, ce système de production d'ensembles de symboles et de détermination de valeurs est entièrement différent. L'humanité continuera assurément à tracer des lettres sur des feuilles de papier, sur des affiches, à faire des dazibaos.

Pour terminer, au risque de faire une digression, j'aimerais ajouter une chose. Je ne sais pas ce qu'il en est au Japon, mais, en Occident, les étudiants et les universitaires, c'est-à-dire ceux qui ont pour mission de distribuer le savoir et pour tâche de le recevoir, ont compris depuis Mai 1968 que leurs activités étaient profondément liées à l'évolution actuelle de la société bourgeoise. Malgré cette découverte, ils n'ont pas saisi ce que pouvait signifier le fait de dispenser et de recevoir un enseignement au sein de cette société et ils n'ont pas compris que cet enseignement, au fond, n'était rien d'autre que le renouvellement et la reproduction des valeurs et des connaissances de la société bourgeoise. Tous ceux qui enseignent et apprennent, et cela pas seulement en Europe, mais dans tous les pays du monde, sont en train de vivre une crise et, là, les mots qu'ils utilisent et l'acception qu'ils leur donnent doivent être révisés.

Si j'ai parlé de l'affadissement de l'écriture en tant que transgression, c'est parce que beaucoup d'écrivains européens se croient protégés de cette situation par leur écriture. Certains d'entre eux - je peux vous l'affirmer avec certitude - pensent et clament la chose suivante : «Quand j'écris, ce que j'écris ne peut être que subversif, car cela se produit dans cet espace extérieur, dans cet espace nécessairement exclu de la société, dans cet espace que Blanchot aurait appelé le" lieu neutre" de l'écriture.» Bien sûr, ce n'est pas du tout Blanchot que j'attaque ici. D'ailleurs, il existe certainement des lieux neutres de l'écriture, du moins en existait-il jusqu'à une date récente. Mais je ne suis plus sûr qu'aujourd'hui ces lieux conservent encore leur caractère neutre - bien sûr, ces lieux d'écriture n'ont pas été neutres en raison de leur emplacement historico-social, mais, en gros, ils se trouvaient au-dehors, dans leur rapport avec la société -, et je ne sais plus s'ils conservent cette extériorité. Et il me semble que cette impossibilité d'enseigner et d'apprendre que, en ce moment, dans toutes les universités du monde, éprouvent universitaires et étudiants devrait être partagée par tous ceux qui écrivent et tous ceux qui lisent. Bien sûr, il sera toujours nécessaire d'enseigner et d'acquérir des connaissances. Mais quelle devrait en être la méthode ? Cela, nous ne le savons pas bien encore. En tout cas, l'inquiétude qui nous saisit en ce moment - vous aussi, vous devez bien le savoir, elle rend difficiles les cours, les leçons, leur accueil -, cette difficulté sera sans doute nécessaire et, un jour, portera ses fruits, mais ne doit-elle pas être transférée à l'écriture et ne doit-elle pas être éprouvée de la même manière ? Les écrivains ne peuvent pas rester dans un lieu sûr à l'abri de cette immense contestation politique menée contre le système de l'éducation et du savoir dans les sociétés capitalistes. En tout cas, en Chine, les écrivains, à l'égal des enseignants et des étudiants, ne sont pas protégés, en raison même de leur statut d'écrivain. Dans notre société non plus, il ne faudrait pas que l'écriture serve d'alibi et que, sous ce prétexte, ce qui à l'université ferait l'objet d'une attaque soit étouffé et calfeutré.

Eh bien, depuis que j'ai posé la question de savoir s'il ne fallait pas cesser d'écrire, je crois que j'ai déjà beaucoup parlé. Ne serait-il pas temps que je cesse aussi de parler ?