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« On the Genealogy of Ethics : An Overview of Work in Progress
» (« À propos de la généalogie
de l'éthique : un aperçu du travail en cours »
; entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow ; trad. G. Barbedette),
in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : un parcours philosophique,
Paris, Gallimard, 1984, pp. 322-346.
Pour l'édition française de cet entretien (paru d'abord
en anglais, en 1983, aux États-Unis ; voir supra n°326 et
cf. n°306), M. Foucault apporta un certain nombre de modifications.
=> À propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°326 http://1libertaire.free.fr/MFoucault275.html
=> Le sujet et le pouvoir
Michel Foucault
Dits et écrits tome IV texte n°306 http://1libertaire.free.fr/MFoucault102.html
Dits Ecrits tome IV texte n°344
Ce qui suit est le produit d'une série de séances
de travail qui nous ont réunis avec Michel Foucault à
Berkeley, en avril 1983. Bien que nous ayons conservé la
forme de l'interview, le texte a été revu et remanié
en collaboration avec Foucault, Celui-ci nous a généreusement
autorisés à publier ses remarques préliminaires,
qui sont le produit d'entretiens oraux et de conversations libres
en langue anglaise, ce qui explique qu'on n'y trouve pas la précision
et le support académique auxquels nous ont habitués
les écrits de Foucault.
H. L. D., P. R.
HISTOIRE DU PROJET.
- Le premier volume de l'Histoire de la sexualité a été
publié en 1976 et, depuis, aucun autre volume n'a paru, Est-ce
que vous continuez à penser que la compréhension de
la sexualité est centrale pour comprendre qui nous sommes
?
- Je dois avouer que je m'intéresse beaucoup plus aux problèmes
posés par les techniques de soi, ou par les choses de cet
ordre, qu'à la sexualité... La sexualité, c'est
assez monotone !
- Les Grecs, semble-t-il, ne s'y intéressaient guère,
eux non plus,
- Non, la sexualité ne les intéressait
sans doute pas autant que la nourriture ou le régime alimentaire.
Je pense qu'il serait très intéressant d'étudier
comment on est passé lentement, progressivement, d'une façon
de privilégier la nourriture, qui, en Grèce, était
générale, à une curiosité pour la sexualité.
La nourriture avait encore beaucoup plus d'importance au début
de l'ère chrétienne. Dans les règlements de
vie monastique, par exemple, le souci, c'était la nourriture,
encore et toujours la nourriture. Puis on observe une très
lente mutation au Moyen Âge, où ces deux problèmes
étaient un peu dans une situation d'équilibre... Mais,
après le XVIIe siècle, c'est la sexualité qui
l'emporte. Chez François de Sales, la nourriture sert de
métaphore à la concupiscence.
- Pourtant, L'Usage des plaisirs, le deuxième volume de
l'Histoire de la sexualité, ne traite presque exclusivement
-pour dire les choses comme elles sont - que de sexualité.
- Oui. L'une des nombreuses raisons pour lesquelles j'ai eu tant
de problèmes avec ce livre, c'est que j'ai d'abord écrit
un livre sur la sexualité que j'ai mis ensuite de côté.
Puis j'ai écrit un livre sur la notion de soi et sur les
techniques de soi où la sexualité avait disparu et
j'ai été obligé de récrire pour la troisième
fois un livre dans lequel j'ai essayé de maintenir un équilibre
entre l'un et l'autre. Voyez-vous, ce qui m'a frappé en parcourant
cette histoire de la sexualité, c'est la relative stabilité
des codes de restrictions et de prohibitions à travers le
temps : les hommes n'ont guère été plus inventifs
pour leurs interdits que pour leurs plaisirs. Mais je pense que
la façon dont ils intégraient ces prohibitions dans
un rapport à soi est entièrement différente.
Je ne crois pas que l'on puisse trouver aucune trace de ce qu'on
pourrait appeler « normalisation », par exemple, dans
la morale philosophique des Anciens. La raison en est que l'objectif
principal, la cible essentielle recherchée par cette morale
était d'ordre esthétique. D'abord, ce genre de morale
était seulement un problème de choix personnel. Ensuite,
elle était réservée à un petit nombre
de gens ; il ne s'agissait pas alors de fournir un modèle
de comportement à tout le monde. C'était un choix
personnel qui concernait une petite élite. La raison que
l'on avait de faire ce choix était la volonté d'avoir
une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d'une belle existence.
Sous la continuité des thèmes et des préceptes,
il y a eu des modifications que j'ai essayé de mettre en
évidence et qui touchent aux modes de constitution du sujet
moral.
- Donc, vous êtes parvenu à équilibrer votre
travail en passant de l'étude de la sexualité à
celle des techniques de soi ?
- J'ai essayé de rééquilibrer tout mon projet
autour d'une question simple : pourquoi fait-on du comportement
sexuel une question morale, et une question morale importante ?
Parmi tous les comportements humains, beaucoup sont, dans une société,
objets de préoccupation morale, beaucoup sont constitués
en « conduite morale ». Mais pas tous, et pas tous de
la même façon. Je viens de citer la nourriture : domaine
moral important autrefois, il est maintenant surtout objet d'hygiène
(ou du moins de cette flexion morale qu'est l'hygiène). On
pourrait prendre aussi l'exemple de l'économie, de la générosité,
de la dépense, etc. Ou de la colère (qui fut un domaine
de conduite morale si important dans l'Antiquité). J'ai donc
voulu étudier comment l'activité sexuelle a été
constituée en « problème moral » et cela
à travers des techniques de soi permettant d'assurer la maîtrise
sur les plaisirs et les désirs.
- Comment avez-vous distribué
votre travail ?
- Un volume sur la problématisation de l'activité
sexuelle dans la pensée grecque classique à propos
de la diététique, de l'économique et de l'érotique,
L'Usage des plaisirs ; puis la réélaboration de ces
mêmes thèmes aux deux premiers siècles de l'Empire,
Le Souci de soi ; puis la problématisation de l'activité
sexuelle dans le christianisme au IVe - Ve siècle, Les Aveux
de la chair.
- Et qu'est-ce qui viendra par la suite ? Y aura-t-il d'autres
livres sur les chrétiens lorsque vous finirez ces trois livres
?
- Oh ! je vais d'abord m'occuper de moi !... J'ai écrit
une esquisse, une première version d'un livre sur la morale
sexuelle au XVIe siècle, où le problème des
techniques de soi, l'examen de soi-même, la charge d'âmes
sont très importants, à la fois dans les Églises
protestante et catholique. Ce qui me frappe, c'est que, dans la
morale des Grecs, les gens se souciaient de leur conduite morale,
de leur éthique, des relations à soi et aux autres
beaucoup plus que de problèmes religieux. Prenons ces exemples
: qu'est-ce qui se passe après la mort ? Que sont les dieux
? Interviennent-ils ou pas ? Ce sont là pour eux des problèmes
très, très insignifiants et qui ne sont pas liés
immédiatement à la morale ou à la conduite
morale. Ensuite, cette morale n'était liée à
aucun système institutionnel et social -ou tout au moins
à aucun système légal. Par exemple, les lois
contre les mauvaises conduites sexuelles sont très rares
et peu contraignantes. Enfin, ce qui les préoccupait le plus,
leur grand thème, c'était de constituer une sorte
de morale qui fût une esthétique de l'existence.
Eh bien, je me demande si notre problème aujourd'hui n'est
pas, d'une certaine façon, le même, puisque, pour la
plupart, nous ne croyons pas qu'une morale puisse être fondée
sur la religion et nous ne voulons pas d'un système légal
qui intervienne dans notre vie morale, personnelle et intime. Les
mouvements de libération récents souffrent de ne pas
trouver de principe sur lequel fonder l'élaboration d'une
nouvelle morale. Ils ont besoin d'une morale, mais ils n'arrivent
pas à en trouver d'autre que celle qui se fonde sur une prétendue
connaissance scientifique de ce qu'est le moi, le désir,
l'inconscient, etc.
- Vous pensez que les Grecs offrent un autre choix, séduisant
et plausible ?
- Non ! Je ne cherche pas une solution de rechange ; on ne trouve
pas la solution d'un problème dans la solution d'un autre
problème posé à une autre époque par
des gens différents. Ce que je veux faire, ce n'est pas une
histoire des solutions.
Je crois que le travail qu'on a à faire, c'est un travail
de problématisation et de perpétuelle reproblématisation.
Ce qui bloque la pensée, c'est d'admettre implicitement ou
explicitement une forme de problématisation, et de chercher
une solution qui puisse se substituer à celle qu'on accepte.
Or, si le travail de la pensée a un sens différent
de celui qui consiste à réformer les institutions
et les codes -, c'est de reprendre à la racine la façon
dont les hommes problématisent leur comportement (leur activité
sexuelle, leur pratique punitive, leur attitude à l'égard
de la folie, etc.). Il arrive que les gens prennent cet effort de
reproblématisation comme un « antiréformisme
» reposant sur un pessimisme du genre « rien ne changera
». C'est tout le contraire. C'est l'attachement au principe
que l'homme est un être pensant, jusque dans ses pratiques
les plus muettes, et que la pensée, ce n'est pas ce qui nous
fait croire à ce que nous pensons ni admettre ce que nous
faisons ; mais ce qui nous fait problématiser même
ce que nous sommes nous-mêmes. Le travail de la pensée
n'est pas de dénoncer le mal qui habiterait secrètement
tout ce qui existe, mais de pressentir le danger qui menace dans
tout ce qui est habituel, et de rendre problématique tout
ce qui est solide. L'« optimisme » de la pensée,
si on veut employer ce mot, est de savoir qu'il n'y a pas d'âge
d'or.
- Donc, la vie des Grecs n'a pas été absolument parfaite
; pourtant, elle semble encore être une contre-proposition
séduisante face à l'incessante analyse de soi des
chrétiens.
- La morale des Grecs était celle d'une société
essentiellement virile dans laquelle les femmes étaient «
opprimées », dans laquelle le plaisir des femmes n'avait
pas d'importance, leur vie sexuelle n'étant déterminée
que par leur statut de dépendance à l'égard
du père, du tuteur, de l'époux.
- Donc, les femmes étaient dominées, mais l'amour
homosexuel était mieux intégré que maintenant.
- On pourrait en effet le penser. Puisqu'il existe une littérature
importante et considérable sur l'amour des garçons
dans la culture grecque, certains historiens disent : « Voilà
la preuve qu'ils aimaient les garçons. » Moi, je dis
que cette littérature prouve justement que l'amour des garçons
leur posait un problème. Parce que si cela n'avait pas été
un problème, ils parleraient de ces amours dans les mêmes
termes que pour évoquer l'amour entre les hommes et les femmes.
Et le problème consistait en ceci qu'ils ne pouvaient pas
accepter qu'un jeune garçon, qui en principe allait devenir
un citoyen libre, pût être dominé et être
utilisé comme objet de plaisir. Une femme, un esclave pouvaient
être passifs : c'était leur nature et leur statut.
Toute cette réflexion, cette philosophie sur l'amour des
garçons, toutes ces pratiques de « cour » qu'ils
développaient à leur sujet viennent prouver qu'ils
ne pouvaient pas, en effet, intégrer cette pratique dans
leur rôle social. L' Erôtikos de Plutarque montre que
les Grecs ne pouvaient même pas concevoir la réciprocité
du plaisir entre un homme et un garçon. Si Plutarque trouve
que l'amour des garçons pose un problème, il n'entend
pas par là que l'amour des garçons pourrait être
contre nature, ni rien de ce genre. Il dit : « Il n'est pas
possible qu'il y ait aucune réciprocité dans les relations
physiques entre un homme et un garçon. »
- Sur ce point, l'amitié est très pertinente. Il
semble bien que ce soit un aspect de la culture grecque dont Aristote
nous parle, mais dont vous ne parlez pas et qui a une très
grande importance. Dans la littérature classique, l'amitié
est le point de rencontre, le lieu de la reconnaissance mutuelle.
La tradition ne voit pas en l'amitié la plus grande vertu,
mais, à lire Aristote aussi bien que Cicéron, on pourrait
conclure que c'est la plus grande vertu, parce qu'elle est stable
et persistante, parce qu'elle est désintéressée,
parce qu'on ne peut pas l'acheter comme on veut, parce qu'elle ne
nie pas l'utilité ni les plaisirs du monde, même si
elle recherche autre chose.
- Il est très significatif que, lorsque les Grecs ont essayé
d'intégrer l'amour des garçons et l'amitié,
ils aient été obligés de mettre de côté
les relations sexuelles, L'amitié est quelque chose de réciproque,
contrairement aux relations sexuelles : les relations sexuelles
étaient perçues dans le jeu actif ou passif de la
pénétration. Je suis complètement d'accord
avec ce que vous venez de dire sur l'amitié, mais j'y vois
la confirmation de ce que je dis de la morale sexuelle des Grecs
: si vous avez une amitié, il est difficile d'avoir des relations
sexuelles. Pour Platon, dans le Phèdre, il y a réciprocité
du désir physique, mais cette réciprocité doit
conduire à une double renonciation. Dans Xénophon,
Socrate dit qu'il est évident que dans une relation entre
un garçon et un homme, le garçon n'est que le spectateur
du plaisir de l'homme. Ce que les Grecs disent de cet amour des
garçons implique qu'il ne faut pas prendre en compte le plaisir
du garçon. Mieux, il est déshonorant pour un garçon
de ressentir quelque plaisir physique que ce soit dans une relation
avec un homme.
- Très bien ; admettons en effet que la non-réciprocité
ait posé un problème pour les Grecs ; c'est pourtant,
semble-t-il, le genre de problème que l'on pourrait résoudre.
Pourquoi faut-il que ce soit un problème des hommes ? Pourquoi
ne pouvait-on avoir égard au plaisir des femmes et des garçons
sans bousculer complètement le cadre général
de la société ? Le problème, finalement, ne
vient-il pas du fait qu'en introduisant la notion de plaisir de
l'autre tout le système moral et hiérarchique menaçait
de s'effondrer ?
- Absolument. La morale grecque du plaisir est liée à
l'existence d'une société virile, à l'idée
de dissymétrie, à l'exclusion de l'autre, à
l'obsession de la pénétration, à cette menace
d'être privé de son énergie... Tout cela n'est
pas très attrayant !
- D'accord, mais si les relations sexuelles étaient à
la fois non réciproques et causes de tourment pour les Grecs,
au moins le plaisir en soi ne semble pas leur avoir posé
de problème.
- J'ai essayé de montrer qu'il y a une tension croissante
entre le plaisir et la santé. L'idée que le sexe comporte
des dangers est beaucoup plus forte au IIe siècle de notre
ère qu'au IVe avant Jésus-Christ. On peut montrer
par exemple que l'acte sexuel était déjà considéré
comme comportant un certain danger par Hippocrate, qui pensait qu'il
fallait faire très attention, ne pas avoir de rapports sexuels
tout le temps et seulement à certaines saisons, etc. Mais,
au Ier et au IIe siècle, il semble que, pour un médecin,
l'acte sexuel constitue un danger plus ou moins grand. Et là
je crois que la grande mutation est celle-ci : c'est qu'au IVe siècle
avant Jésus-Christ l'acte sexuel est une activité,
alors que, pour les chrétiens, c'est une passivité.
Il y a une très intéressante et très caractéristique
analyse de saint Augustin au sujet de l'érection. Pour le
Grec du IVe siècle, l'érection était un signe
d'activité, le signe de la véritable activité.
Mais après, pour saint Augustin et pour les chrétiens,
l'érection n'est pas quelque chose de volontaire, elle est
un signe de passivité - une punition du péché
originel.
- Quoi qu'en disent les hellénistes allemands, la Grèce
classique n'était donc pas l'âge d'or. Et pourtant,
nous pouvons sûrement tirer des leçons de cette Période,
non ?
- Je pense qu'il n'y a pas de valeur exemplaire dans une période
qui n'est pas la nôtre... Il ne s'agit pas de retourner à
un état antérieur. Mais nous sommes en face d'une
expérience éthique qui impliquait une très
forte accentuation sur le plaisir et son usage. Si nous comparons
cette expérience avec la nôtre, où tout le monde
- le philosophe comme le psychanalyste -explique que, ce qui est
important, c'est le désir, et que le plaisir n'est rien,
alors on peut se demander si cette séparation n'a pas été
un événement historique sans nécessité
aucune, et que nul lien n'attachait ni à la nature humaine
ni à une quelconque nécessité anthropologique.
- Mais vous avez déjà expliqué cela dans La
Volonté de savoir en opposant notre science sexuelle avec
l'ars erotica de l'Orient.
- L'un des nombreux points qui étaient insuffisamment précis,
c'est ce que j'ai dit de cette ars erotica. Je l'ai opposée
à une scientia sexualis. Mais il faut être plus exact.
Les Grecs et les Romains n'avaient aucune ars erotica comparable
à l'ars erotica des Chinois (ou, disons, que ce n'était
pas une chose très importante dans leur culture). Ils avaient
une tekhnê tou biou où l'économie du plaisir
jouait un très grand rôle. Dans cet « art de
vivre », la notion selon laquelle il fallait exercer une maîtrise
parfaite de soi-même est rapidement devenue le problème
central. Et l'herméneutique chrétienne de soi a constitué
une nouvelle élaboration de cette tekhnê.
- Mais, après tout ce que vous nous avez dit sur cette non-réciprocité
et sur cette obsession de la santé, que pouvons-nous apprendre
de cette troisième idée ?
- Dans cette idée d'une tekhnê tou biou, plusieurs
choses m'intéressent, D'une part, cette idée, dont
nous sommes maintenant un peu éloignés, que l'oeuvre
que nous avons à faire n'est pas seulement, n'est pas principalement
une chose (un objet, un texte, une fortune, une invention, une institution)
que nous laisserions derrière nous, mais tout simplement
notre vie et nous-même. Pour nous, il n'y a d'oeuvre et d'art
que là où quelque chose échappe à la
mortalité de son créateur. Pour les Anciens, la tekhnê
tou biou s'appliquait au contraire à cette chose passagère
qu'est la vie de celui qui la mettait en oeuvre, quitte, dans le
meilleur des cas, à laisser derrière soi le sillage
d'une réputation ou la marque d'une réputation. Que
la vie, parce qu'elle est mortelle, ait à être une
oeuvre d'art, c'est un thème remarquable.
D'autre part, dans ce thème d'une tekhnê tou biou,
il me semble qu'il y a eu une évolution au cours de l'Antiquité.
Déjà Socrate faisait remarquer que cet art devait
avant tout être dominé par le souci de soi. Mais, dans
l'Alcibiade, c'était pour pouvoir être un bon citoyen,
et pour être capable de gouverner les autres, qu'il fallait
« prendre soin de soi-même ». Je crois que ce
souci de soi s'autonomise et finit par devenir une fin en soi. Sénèque
voulait se hâter de vieillir pour pouvoir enfin s'occuper
de soi.
- Comment les Grecs traitaient-ils la question de la déviance
?
- Dans la morale sexuelle des Grecs, la grande différence
n'était pas entre les gens qui préfèrent les
femmes et ceux qui préfèrent les garçons, ou
bien entre ceux qui font l'amour d'une manière et ceux qui
font l'amour d'une autre manière, mais c'était une
question de quantité, d'activité et de passivité.
Êtes-vous l'esclave ou le maître de vos désirs
?
- Et que disaient-ils de quelqu'un qui faisait tellement l'amour
qu'il mettait sa santé en danger ?
- Que c'est de l'orgueil et que c'est excessif. Le problème
n'est pas celui de la déviance et du normal, mais celui de
l'excès et de la modération.
- Que faisaient-ils de ces gens ?
On pensait qu'ils étaient laids, disgracieux et qu'ils avaient
mauvaise réputation.
- N'essayaient-ils pas de les soigner ou de les réformer
?
- Il y avait des exercices dont le but était d'acquérir
la maîtrise de soi. Pour Épictète, on devait
devenir capable de regarder une belle fille ou un beau garçon
sans avoir de désir pour elle ou pour lui.
L'austérité sexuelle dans la société
grecque était un luxe, un raffinement philosophique, et c'était
souvent le fait de gens très cultivés ; ils cherchaient
par là à donner à leur vie une plus grande
intensité et une plus grande beauté. D'une certaine
façon, on a vu la même chose au XXe siècle lorsque
les gens, afin d'avoir une vie plus riche et plus belle, ont essayé
de se débarrasser des contraintes sexuelles qui leur étaient
imposées par la société. En Grèce, Gide
aurait été un philosophe austère.
- Les Grecs étaient austères parce qu'ils cherchaient
à avoir une belle vie ; et nous, aujourd'hui, nous cherchons
à nous réaliser grâce au support de la psychologie.
- Exactement. Je pense qu'il n'est pas du tout nécessaire
de lier les problèmes moraux et le savoir scientifique. Parmi
les inventions culturelles de l'humanité, il y a tout un
trésor de procédures, de techniques, d'idées,
de mécanismes qui ne peuvent pas vraiment être réactivés,
mais qui aident à constituer une sorte de point de vue, lequel
peut être très utile pour analyser et pour transformer
ce qui se passe autour de nous aujourd'hui.
Nous n'avons pas à choisir entre notre monde et le monde
grec. Mais puisque nous pouvons observer que certains des grands
principes de notre morale ont été liés à
un moment donné à une esthétique de l'existence,
je pense que ce genre d'analyse historique peut être utile.
Pendant des siècles, nous avons eu la conviction qu'il y
avait entre notre morale -notre morale individuelle -, notre vie
de tous les jours et les grandes structures politiques, sociales
et économiques des liens analytiques ; et que nous ne pouvions
rien changer, par exemple, dans notre vie sexuelle ou dans notre
vie familiale, sans mettre en danger notre économie ou notre
démocratie. Je crois que nous devons nous débarrasser
de l'idée d'un lien analytique et nécessaire entre
la morale et les autres structures sociales, économiques
ou politiques.
- Mais quel genre de morale pouvons-nous élaborer aujourd'hui
lorsque l'on sait qu'entre la morale et les autres structures il
n'y a que des conjonctions historiques et non pas un lien de nécessité
?
- Ce qui m'étonne, c'est que, dans notre société,
l'art n'ait plus de rapport qu'avec les objets, et non pas avec
les individus ou avec la vie ; et aussi que l'art soit un domaine
spécialisé, le domaine des experts que sont les artistes.
Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une
oeuvre d'art ? Pourquoi un tableau ou une maison sont-ils des objets
d'art, mais non pas notre vie ?
- Bien entendu, ce genre de projet est très commun dans
les lieux comme Berkeley où des gens pensent que tout ce
qu'ils font - de ce qu'ils prennent au petit déjeuner à
l'amour fait de telle ou telle façon, ou à la journée
même et à la manière dont on la passe - devrait
trouver une forme accomplie.
- Mais j'ai peur que, dans la plupart de ces exemples, les gens
ne pensent que s'ils font ce qu'ils font, s'ils vivent comme ils
vivent, c'est parce qu'ils connaissent la vérité sur
le désir, la vie, la nature, le corps, etc.
- Mais si l'on doit se créer soi-même sans le recours
à la connaissance et aux lois universelles, en quoi votre
conception est-elle différente de l'existentialisme sartrien
?
- Il y a chez Sartre une tension entre une certaine conception
du sujet et une morale de l'authenticité. Et je me demande
toujours si cette morale de l'authenticité ne conteste pas
en fait ce qui est dit dans la transcendance de l'ego. Le thème
de l'authenticité renvoie explicitement ou non à un
mode d'être du sujet défini par son adéquation
à lui-même. Or il me semble que le rapport à
soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités
de formes dont l' « authenticité » n'est qu'une
des modalités possibles ; il faut concevoir que le rapport
à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir
ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais
aussi ses créations. La pratique de soi est un domaine complexe
et multiple.
- Cela fait penser à cette remarque de Nietzsche dans Le
Gai Savoir (§ 290) qui dit qu'il faut donner du style à
sa vie « au prix d'un patient exercice et d'un travail quotidien
».
- Oui. Mon point de vue est plus proche de Nietzsche que de Sartre.
LA STRUCTURE DE L'INTERPRÉTATION GÉNÉALOGIQUE
- Comment les deux autres livres, L'Usage des plaisirs et Les Aveux
de la chair, prennent-ils place, après le premier volume
de l'Histoire de la sexualité, dans le plan de votre projet
sur les généalogies ?
- Il y a trois domaines de généalogies possibles.
D'abord, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports
à la vérité, qui nous permet de nous constituer
en sujet de connaissance ; ensuite, une ontologie historique de
nous-mêmes dans nos rapports à un champ de pouvoir,
où nous nous constituons en sujets en train d'agir sur les
autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à
la morale, qui nous permet de nous constituer en agents éthiques.
Donc trois axes sont possibles pour une généalogie.
Tous les trois étaient présents, même d'une
manière un peu confuse, dans l' Histoire de la folie. J'ai
étudié l'axe de la vérité dans la Naissance
de la clinique et dans L'Archéologie du savoir. J'ai développé
l'axe du pouvoir dans Surveiller et Punir, et l'axe moral dans l'
Histoire de la sexualité.
L'organisation générale du livre sur la sexualité
est centrée autour de l'histoire de la morale. Je pense que,
dans une histoire de la morale, il faut faire une distinction entre
le code moral et les actes. Les actes ou les conduites sont l'attitude
réelle des gens face aux prescriptions morales qui leur sont
imposées. De ces actes, il faut distinguer le code qui détermine
quels actes sont autorisés ou interdits et la valeur positive
et négative des différentes attitudes possibles. Mais
il y a un autre aspect des prescriptions morales qui généralement
n'est pas isolé en tant que tel mais qui, apparemment, est
très important : c'est la relation à soi-même
qu'il faudrait instaurer, ce rapport à soi qui détermine
comment l'individu doit se constituer en sujet moral de ses propres
actions. Il y a dans ce rapport quatre principaux aspects. Le premier
aspect concerne la part de soi-même ou le comportement qui
est en rapport avec une conduite morale. Par exemple, on dira qu'en
général, dans notre société, le principal
champ de moralité, la partie de nous-mêmes qui est
la plus concernée par la moralité, c'est nos sentiments.
Il est clair en revanche que, du point de vue kantien, l'intention
est plus importante que les sentiments. Mais, du point de vue chrétien,
la matière morale est essentiellement la concupiscence (ce
qui ne veut pas dire que l'acte était sans importance).
- Mais, en gros, pour les chrétiens, c'est le désir
; pour Kant, c'était l'intention ; et pour nous, aujourd'hui,
ce sont les sentiments ?
- Oui, on peut en effet présenter les choses comme cela.
Ce n'est pas toujours la même part de nous-mêmes ou
de notre comportement qui relève de la morale. C'est cet
aspect que j'appelle la substance éthique.
- La substance éthique, c'est un peu le matériau
qui va être retravaillé par la morale ?
- Oui, c'est cela. Pour les Grecs, la substance éthique,
c'étaient des actes liés dans leur unité au
plaisir et au désir ; c'étaient ce qu'ils appelaient
les aphrodisia ; lesquels étaient aussi différents
de la « chair » chrétienne que de la sexualité.
- Quelle est la différence éthique entre la «
chair » et les aphrodisia ?
- Je vais prendre un exemple simple. Lorsqu'un philosophe était
amoureux d'un garçon mais ne le touchait pas, son attitude
avait une haute valeur morale. La substance éthique de sa
conduite, c'était l'acte lié au plaisir et au désir.
Pour saint Augustin, il est très clair que, lorsqu'il se
souvient de ses affections de jeune homme, ce qui le tracasse, c'est
de savoir exactement le type de désir qu'il éprouvait.
C'est une tout autre substance éthique.
Le deuxième aspect du rapport à soi, c'est ce que
j'appelle le mode d'assujettissement, c'est-à-dire le mode
selon lequel les individus ont à reconnaître les obligations
morales qui s'imposent à eux. Est-ce par exemple la loi divine
qui est révélée dans un texte ? Est-ce une
loi naturelle, qui est dans chaque cas la même pour tout être
vivant ? Est-ce une loi rationnelle ? Est-ce un principe esthétique
d'existence ?
- Lorsque vous dites « rationnelle », vous voulez dire
scientifique ?
- Pas nécessairement. Voici un exemple. On
trouve chez Isocrate un discours très intéressant.
C'était Nicoclès qui était souverain de Chypre.
Il explique pourquoi il a toujours été fidèle
à sa femme : « Parce que je suis roi et parce que je
suis quelqu'un qui commande aux autres, qui gouverne les autres,
je dois montrer que je suis capable de me gouverner moi-même.
» Il est clair que cette loi de la fidélité
n'a rien à voir ici avec la formule universelle des stoïciens
: je dois être fidèle à ma femme parce que je
suis un être humain et rationnel. Et l'on voit donc que la
manière dont la même loi est acceptée par Nicoclès
et par un stoïcien est très différente. Et c'est
ce que j'appelle le mode d'assujettissement, ce deuxième
aspect de la morale.
- Lorsque le roi dit « parce que je suis roi », est-ce
le signe et l'indice d'une belle vie ?
- C'est le signe d'une vie qui est à la fois esthétique
et politique, les deux étant liés directement. En
effet, si je veux que les gens m'acceptent comme roi, je dois posséder
une sorte de gloire qui me survivra, et cette gloire ne peut pas
être dissociée de sa valeur esthétique. Donc,
le pouvoir politique, la gloire, l'immortalité et la beauté
sont des choses qui sont toutes liées les unes aux autres
à un moment donné. C'est un mode d'assujettissement
et le deuxième aspect de la morale. Le troisième aspect
est celui-ci : quels sont les moyens grâce auxquels nous pouvons
nous transformer afin de devenir des sujets normaux ?
- Comment nous travaillons sur la substance éthique ?
- Oui. Qu'allons-nous faire, soit pour atténuer nos désirs
et les modérer, soit pour comprendre qui nous sommes, soit
pour supprimer nos désirs, soit pour nous servir de notre
désir sexuel afin de réaliser certains objectifs,
comme avoir des enfants, toute cette élaboration de nous-mêmes
qui a pour but un comportement moral. C'est le troisième
aspect que j'appelle la pratique de soi ou l'ascétisme -mais
l'ascétisme dans une acception très large.
Le quatrième aspect est celui-ci : quelle sorte d'être
voulons-nous devenir lorsque nous avons un comportement moral ?
Par exemple, devons-nous devenir pur, immortel, libre, maître
de nous-même, etc. ? C'est ce qu'on pourrait appeler la téléologie
morale. Dans ce que nous appelons la morale, il n'y a pas simplement
le comportement effectif des gens, il n'y a pas que des codes et
des règles de conduite, il y a aussi ce rapport à
soi qui comprend les quatre aspects que je viens d'énumérer.
- Et qui sont tous indépendants les uns des autres ?
- Il y a à la fois des relations entre eux et une certaine
indépendance pour chacun d'entre eux. Vous pouvez très
bien comprendre que, si la téléologie morale est définie
par la pureté absolue, le type de techniques de la pratique
de soi et les techniques d'ascétisme qui devront être
utilisées ne sont pas exactement les mêmes que si l'objectif
est d'être maître de son comportement.
Maintenant, si vous appliquez ce type d'analyse à la morale
païenne et à la morale du début de l'ère
chrétienne, il me semble qu'on voit apparaître des
différences significatives. En premier lieu, si on considère
seulement le code - c'est-à-dire ce qui est introduit et ce
qui ne l'est pas -, on s'aperçoit que les moralistes ou les
philosophes recommandaient trois grands types de prescriptions :
les unes concernant le corps - à savoir économiser
le comportement sexuel, qui constitue une dépense importante,
et veiller à n'avoir que des rapports aussi peu fréquents
que possible. La deuxième prescription concerne le mariage
: n'avoir de rapports qu'avec l'épouse légitime. Et
en ce qui concerne les garçons : s'abstenir autant que possible
d'avoir des actes sexuels avec eux. Ces principes, on les trouve,
avec quelques variantes, chez Platon, chez les pythagoriciens, chez
les stoïciens, etc. -, mais on les retrouve aussi dans le christianisme
et, en somme, également dans notre société.
On peut dire que les codes en eux-mêmes n'ont guère
changé pour l'essentiel. Sans doute certaines prohibitions
ont changé et sont beaucoup plus strictes et plus sévères.
Les thèmes sont pourtant les mêmes. Or je pense que
les grands changements qui ont eu lieu entre la morale grecque et
la morale chrétienne ne se sont pas produits dans le code,
mais dans ce que j'appelle l'éthique, qui est le rapport
à soi. Dans L'Usage des plaisirs, j'analyse ces quatre aspects
du rapport à soi à travers les trois thèmes
d'austérité du code : la santé, l'épouse
et les garçons. -Pouvez-vous résumer tout cela ?
- Disons que la substance éthique des Grecs était
les aphrodisia ; le mode d'assujettissement était un choix
politico-esthétique. La forme d'ascèse était
la tekhnê utilisée et où l'on trouve par exemple
la tekhnê du corps, ou cette économie des lois par
lesquelles on définissait son rôle de mari, ou encore
cet érotisme comme forme d'ascétisme envers soi dans
l'amour des garçons, etc. ; et puis la téléologie
était la maîtrise de soi. Voilà la situation
que je décris dans les deux premières parties de L'Usage
des plaisirs. Ensuite, il y a une mutation à l'intérieur
de cette morale. La raison de cette mutation est le changement intervenu
dans le rôle des hommes vis-à-vis de la société
à la fois chez eux, dans leurs rapports avec leurs femmes,
mais aussi sur le terrain politique, puisque la cité disparaît.
Et, pour toutes ces raisons, la manière dont ils se considèrent
comme sujets de comportement politique et économique subit
des changements. De là des changements dans la forme, et
les objectifs de l'élaboration du rapport à soi. En
gros, on peut dire que la maîtrise de soi était restée
longtemps liée à la volonté d'exercer un ascendant
sur les autres. De plus en plus, dans la pensée morale des
deux premiers siècles, la souveraineté sur soi a pour
fin d'assurer son indépendance à l'égard des
événements extérieurs et du pouvoir des autres.
Ce que j'ai essayé de montrer dans cette série d'études,
ce sont les transformations qui se sont produites « en dessous
» des codes et des règles, dans les formes du rapport
à soi et dans les pratiques de soi qui lui sont liées.
Une histoire non de la loi morale mais du sujet moral. De l'époque
classique à la pensée gréco-romaine de l'époque
impériale, on peut observer des modifications concernant
surtout le mode d'assujettissement (avec l'apparition de ce thème
surtout « stoïcien » d'une loi universelle s'imposant
de la même façon à tout homme raisonnable),
concernant aussi la définition d'une téléologie
morale (placée dans l'indépendance et l' agatheia).
Puis, de cette philosophie gréco-romaine au christianisme,
on voit une nouvelle vague de transformations concernant cette fois
la substance éthique qui est définie désormais
par la concupiscence, et concernant aussi les modes d'action sur
soi-même -la purification, l'extirpation des désirs,
le déchiffrement et l'herméneutique de soi.
En parlant très schématiquement, on pourrait dire
que les trois pôles de l'acte, du plaisir et du désir
n'ont pas été valorisés de la même façon
dans différentes cultures. Chez les Grecs, et d'une façon
générale dans l'Antiquité, c'est l'acte qui
constituait l'élément important : c'était sur
lui qu'il fallait exercer le contrôle, lui dont on devait
définir la quantité, le rythme, l'opportunité,
les circonstances. Dans l'érotique chinoise - si l'on en croit
Van Gulik * -, l'élément important, c'était
le plaisir qu'il fallait majorer, intensifier, prolonger autant
que possible en retardant l'acte lui-même, et à la
limite en s'en abstenant, Dans l'éthique, c'est le désir
qui est le moment essentiel : son déchiffrement, la lutte
contre lui, l'extirpation de ses moindres racines ; quant à
l'acte, il faut pouvoir le commettre sans même éprouver
de plaisir - en tout cas en l'annulant autant que possible.
* Auteur de Sexual Life in Ancien China (trad. franç. par
Louis Évrard, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne, Paris,
Gallimard, 1971).
DU SOI CLASSIQUE AU SUJET MODERNE
- Quel est ce souci de soi que vous avez décidé de
traiter séparément dans Le Souci de soi ?
- Ce qui m'intéresse dans la culture hellénique,
dans la culture gréco-romaine à partir du IVe siècle
avant Jésus-Christ et jusqu'au IIe et au IIIe siècle
après Jésus-Christ, c'est ce précepte pour
lequel les Grecs avaient un terme spécifique, l'epimeleia
heautou : le souci de soi.
Cela ne veut pas simplement dire s'intéresser à soi-même,
et cela n'implique pas non plus une tendance à exclure toute
forme d'intérêt ou d'attention qui ne serait pas dirigée
sur soi. Epimeleia est un mot très fort en grec, qui désigne
le travail, l'application, le zèle pour quelque chose. Xénophon,
par exemple, utilise ce mot pour décrire le soin qu'il convient
d'apporter à son patrimoine. La responsabilité d'un
monarque à l'égard de ses concitoyens était
de l'ordre de l'epimeleia. Ce qu'un médecin fait lorsqu'il
soigne un malade est aussi désigné comme epimeleia.
C'est donc un mot qui se rapporte à une activité,
à une attention, à une connaissance.
- Mais la connaissance appliquée et la technique de soi
ne sont-elles pas des inventions modernes ?
- Non, la question du savoir était capitale dans le souci
de soi, mais sous une tout autre forme que celle d'une investigation
intérieure.
- Mais la compréhension théorique, la compréhension
scientifique étaient secondaires et étaient motivées
par un souci éthique et esthétique ?
- Le problème était de déterminer quelles
étaient les catégories de savoir qui étaient
nécessaires pour l'epimeleia heautou. Par exemple, pour les
épicuriens, la connaissance générale de ce
qu'était le monde - sa nécessité, la relation
entre le monde et les dieux -, tout cela était très
important pour pouvoir s'occuper comme il faut de soi. C'était
matière à méditation : c'est en comprenant
exactement la nécessité du monde qu'on était
capable de maîtriser les passions d'une manière beaucoup
plus satisfaisante. La raison que l'on avait de se familiariser
avec la physique ou la cosmologie, c'était de pouvoir parvenir
à l'autosuffisance.
- Dans quelles mesure les chrétiens ont-ils développé
de nouvelles techniques de gouvernement de soi-même ?
- Ce qui m'intéresse dans ce concept classique de souci
de soi, c'est que nous pouvons y voir la naissance et le développement
d'un certain nombre de techniques ascétiques qui habituellement
sont attribuées au christianisme. On incrimine généralement
le christianisme d'avoir remplacé un mode de vie gréco-romain,
assez tolérant, par un mode de vie austère, caractérisé
par toute une série de renoncements, d'interdictions et de
prohibitions. Mais on peut observer que, dans cette activité
du soi sur soi, les peuples anciens avaient développé
nombre de pratiques d'austérité que les chrétiens
leur ont directement empruntées. On voit que cette activité
a été liée progressivement à une certaine
austérité sexuelle que la morale chrétienne
a reprise immédiatement en la modifiant. Il ne s'agit pas
de rupture morale entre une Antiquité tolérante et
un christianisme austère.
- Au nom de quoi choisit-on de s'imposer ce mode de vie ?
- Je ne pense pas qu'il s'agisse d'atteindre une vie éternelle
après la mort, parce que ces choses-là ne les préoccupaient
pas particulièrement. Ils agissaient au contraire dans le
dessein de donner à leur vie certaines valeurs (de reproduire
certains exemples, de laisser derrière eux une réputation
exceptionnelle ou de donner le maximum d'éclat à leur
vie). Il s'agissait de faire de sa vie un objet de connaissance
ou de tekhnê, un objet d'art.
Nous avons à peine le souvenir de cette idée dans
notre société, idée selon laquelle la principale
oeuvre d'art dont il faut se soucier, la zone majeure où
l'on doit appliquer des valeurs esthétiques, c'est soi-même,
sa propre vie, son existence. On retrouve cela à la Renaissance
mais sous une forme différente, et encore dans le dandysme
du XIXe siècle, mais ce n'ont été que de brefs
épisodes.
- Mais le souci de soi des Grecs n'est-il pas une première
version de notre autoconcentration, que beaucoup considèrent
comme un problème central de notre société
?
- Dans ce qu'on pourrait appeler le culte contemporain de soi,
l'enjeu, c'est de découvrir son vrai moi en le séparant
de ce qui pourrait le rendre obscur ou l'aliéner, en déchiffrant
sa vérité grâce à un savoir psychologique
ou à un travail psychanalytique. Aussi, non seulement je
n'identifie pas la culture antique de soi à ce qu'on pourrait
appeler le culte contemporain de soi, mais je pense qu'ils sont
diamétralement opposés.
Ce qui s'est passé, c'est précisément un renversement
de la culture classique de soi. Il s'est produit dans le christianisme
lorsque l'idée d'un soi auquel il fallait renoncer -parce
qu'en s'attachant à soi-même on s'opposait à
la volonté de Dieu - s'est substituée à l'idée
d'un soi à construire et à créer comme une
oeuvre d'art.
- L'une des études du Souci de soi se rapporte au rôle
de l'écriture dans la formation de soi. Comment Platon pose-t-il
la question du rapport entre soi et l'écriture ?
- Tout d'abord, il faut rappeler un certain nombre de faits historiques
qui sont souvent sous-estimés lorsque l'on pose le problème
de l'écriture ; il faut rappeler par exemple la fameuse question
des hupomnêmata.
- Pouvez-vous préciser ce que sont les hypomnêmata
?
- Au sens technique, les hupomnêmata pouvaient être
des livres de compte, des registres publics, mais aussi des carnets
individuels qui servaient à prendre des notes. Leur utilisation
comme livres de vie, ou guides de conduite, semble avoir été
une chose plutôt courante au moins dans un certain public
cultivé. Dans ces carnets, on mettait des citations, des
extraits d'ouvrages, des exemples tirés de la vie de personnages
plus ou moins connus, des anecdotes, des aphorismes, des réflexions
ou des raisonnements. Ils constituaient une mémoire matérielle
des choses lues, entendues ou pensées ; et ils faisaient
de ces choses un trésor accumulé pour la relecture
et la méditation ultérieure. Ils formaient aussi un
matériau brut pour l'écriture de traités plus
systématiques dans lesquels on donnait les arguments et les
moyens de lutter contre tel ou tel défaut (comme la colère,
l'envie, le commérage, la flatterie) ou bien de surmonter
un obstacle (un deuil, un exil, une ruine, une disgrâce).
- Mais comment l'écriture est-elle liée à
la morale et à soi ?
- Aucune technique, aucun talent professionnel ne peuvent s'acquérir
sans pratique ; on ne peut pas davantage apprendre l'art de vivre,
la tekhnê tou biou, sans une askêsis qui doit être
considérée comme un apprentissage de soi par soi :
c'était l'un des principes traditionnels auquel toutes les
écoles philosophiques ont accordé pendant longtemps
une grande importance. Parmi toutes les formes que prenait cet apprentissage
(qui incluait les abstinences, les mémorisations, les examens
de conscience, les méditations, le silence et l'écoute
des autres), il semble que l'écriture -le fait d'écrire
pour soi et pour les autres - en soit venue à jouer un rôle
important assez tardivement.
- Quel rôle spécifique ont joué ces carnets
lorsqu'ils ont fini par avoir de l'importance à la fin de
l'Antiquité ?
- Il ne faut pas prendre les hupomnêmata, si personnels qu'ils
aient pu être, pour des journaux intimes ou pour ces récits
d'expériences spirituelles (consignant les tentations, les
luttes intérieures, les chutes et les victoires) que l'on
peut trouver ultérieurement dans la littérature chrétienne.
Ils ne constituent pas un « récit de soi » ;
leur objectif n'est pas de mettre en lumière les arcanes
de la conscience dont la confession -qu'elle soit orale ou écrite
- a une valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à
effectuer est l'inverse de ce dernier : il ne s'agit pas de traquer
l'indéchiffrable, de révéler ce qui est caché,
de dire le non-dit, mais au contraire de rassembler le déjà-dit
: de rassembler ce que l'on pouvait entendre ou lire, et cela dans
un dessein qui n'est pas autre chose que la constitution de soi-même.
Les hupomnêmata doivent être re-situés dans
le contexte d'une tension très sensible de cette période
; à l'intérieur de cette culture très affectée
par la tradition, par la valeur reconnue du déjà-dit,
par la récurrence du discours, par la pratique de la «
citation » sous le sceau de l'âge et de l'autorité,
une morale était en train de se développer qui était
très ouvertement orientée par le souci de soi vers
des objectifs précis comme : le retrait en soi-même,
la vie intérieure, la façon de vivre avec soi-même,
l'indépendance, le goût de soi-même. Tel est
l'objectif des hupomnêmata : faire du souvenir d'un logos
fragmentaire, transmis par l'enseignement, l'écoute ou la
lecture, un moyen d'établir un rapport à soi aussi
adéquat et parfait que possible.
- Avant de voir quel a été le rôle de ces carnets
au début de l'ère chrétienne, pouvez-vous nous
dire en quoi l'austérité gréco-romaine et l'austérité
chrétienne sont différentes ?
- On peut marquer la différence sur le point suivant : c'est
que, dans beaucoup de morales anciennes, la question de la «
pureté » était relativement peu importante.
Certes, elle l'était pour les pythagoriciens et de même
dans le néoplatonisme, et elle est devenue de plus en plus
importante dans le christianisme. À un moment donné,
le problème d'une esthétique de l'existence est recouvert
par le problème de la pureté, qui est quelque chose
d'autre et nécessite une autre technique. Dans l'ascétisme
chrétien, la question de la pureté est centrale. Le
thème de la virginité, avec le modèle de l'intégrité
féminine, avait une certaine importance dans certains aspects
de la religion ancienne, mais presque aucune dans la morale, où
la question n'était pas l'intégrité de soi
par rapport aux autres, mais la maîtrise de soi sur soi. C'était
un modèle viril de maîtrise de soi, et une femme qui
observait une certaine tempérance était aussi virile
à l'égard d'elle-même qu'un homme. Le paradigme
de l 'autorestriction sexuelle devient un paradigme féminin
à travers le thème de la pureté et de la virginité,
qui est fondé sur le modèle de l'intégrité
physique. Ce nouveau « moi » chrétien devait
être l'objet d'un examen constant parce qu'il était
ontologiquement marqué par la concupiscence et les désirs
de la chair. À partir de ce moment, le problème n'était
pas d'instaurer un rapport achevé à soi-même,
mais, au contraire, il fallait se déchiffrer soi-même
et renoncer à soi.
Par conséquent, entre le paganisme et le christianisme,
l'opposition n'est pas celle de la tolérance et de l'austérité,
mais celle d'une forme d'austérité qui est liée
à une esthétique de l'existence et d'autres formes
d'austérité qui sont liées à la nécessité
de renoncer à soi en déchiffrant sa propre vérité.
- Donc, Nietzsche aurait tort, dans la Généalogie
de la morale, lorsqu'il attribue à l'ascétisme chrétien
le mérite de faire de nous « des créatures qui
peuvent faire des promesses » ?
- Oui, je crois qu'il a fait une erreur en attribuant cela au christianisme,
étant donné tout ce que nous savons de l'évolution
de la morale païenne entre le IVe siècle avant Jésus-Christ
et le IVe siècle après Jésus-Christ.
- Comment le rôle des carnets a-t-il changé lorsque
la technique qui les faisait utiliser dans un rapport de soi à
soi a été reprise par les chrétiens ?
- Un changement important, c'est que la prise en note des mouvements
intérieurs paraît, d'après un texte d'Athanase
sur la vie de saint Antoine, être comme l'arme du combat spirituel
: alors que le démon est une force qui trompe et fait que
l'on se trompe sur soi (une grande partie de la Vita Antonii est
consacrée à ces stratagèmes), l'écriture
constitue un test et une sorte de pierre angulaire : pour mettre
au jour les mouvements de la pensée, elle dissipe l'ombre
intérieure où les complots de l'ennemi sont tramés.
- Comment une transformation aussi radicale a-t-elle pu avoir lieu
?
- Il y a vraiment un changement dramatique entre les hupomnêmata
évoqués par Xénophon, où il s'agissait
seulement de se souvenir des éléments d'un régime
élémentaire, et la description des tentations nocturnes
de saint Antoine. On peut penser qu'il y a eu un stade intermédiaire
dans l'évolution des techniques de soi : l'habitude de noter
ses rêves. Synésius explique qu'il fallait avoir un
carnet près de son lit pour y noter ses propres rêves,
afin de les interpréter soi-même : être le devin
de soi-même.
- Mais en tout cas d'idée que la contemplation de soi-même
vous permet de dissiper l'obscurité en vous-même et
d'accéder à la vérité est déjà
présente dans Platon ?
- Je crois que la contemplation platonicienne de l'âme par
elle-même - qui lui donne accès à la fois à
l'être et aux vérités éternelles - est
très différente de l'exercice par lequel, dans une
pratique de type stoïcien, par exemple, on essaie de se remémorer
ce qu'on a fait dans la journée, les règles de conduite
dont on aurait dû se souvenir, les événements
dont on doit se sentir indépendant, etc. Bien sûr,
il faudrait préciser tout cela ; il y a eu des interférences,
des entrecroisements. La « technologie de soi » est
un immense domaine, très complexe, dont il faudrait faire
l'histoire.
- C'est un lieu commun des études littéraires de
dire que Montaigne a été le premier écrivain
à inventer l'autobiographie, et pourtant vous semblez faire
remonter l'écriture sur soi à des sources beaucoup
plus lointaines.
- Il me semble que, dans la crise religieuse du XVIe siècle
– et avec la remise en question des pratiques de la pastorale
catholique -, de nouveaux modes de relation à soi se sont
développés. On peut observer la réactivation
d'un certain nombre de pratiques des stoïciens de l'Antiquité.
Par exemple, la notion d'épreuve de soi-même me paraît
proche thématiquement de ce que l'on peut trouver parmi les
stoïciens, pour qui l'expérience de soi n'est pas cette
découverte d'une vérité enfouie en soi-même,
mais une tentative de déterminer ce que l'on peut faire et
ce que l'on ne peut pas faire de la liberté dont on dispose.
À la fois chez les catholiques et chez les protestants on
peut constater la réactivation de ces anciennes techniques
qui prennent la forme de pratiques spirituelles chrétiennes.
Il serait intéressant de mener une comparaison systématique
entre les exercices spirituels pratiqués en milieu catholique
ou réformé et ceux qui ont pu être en usage
dans l'Antiquité. Je pense ainsi à un exemple précis.
Dans l'un de ses Entretiens, Épictète recommande de
pratiquer une sorte de « méditation-promenade ».
Quand on déambule dans la rue, il convient, à propos
des objets ou des personnes qu'on rencontre, de s'examiner soi-même
pour savoir si on est impressionné, si on se laisse émouvoir,
si on a l'âme ébranlée par la puissance d'un
consul, la beauté d'une femme. Or, dans la spiritualité
catholique du XVIIe siècle, vous trouvez aussi des exercices
de ce genre : se promener, ouvrir les yeux autour de soi ; mais
il ne s'agit pas de faire l'épreuve de la souveraineté
qu'on exerce sur soi ; on peut plutôt y reconnaître
la toute-puissance de Dieu, la souveraineté qu'il exerce
sur toutes choses et sur toute âme.
- Donc, le discours joue un rôle important, mais il est toujours
au service d'autres pratiques, même dans la constitution de
soi.
- Il me semble qu'on ne saurait rien comprendre à toute
cette littérature dite « du moi » - de journaux
intimes, de récits de soi, etc. - si l'on ne la replace pas
dans le cadre général et très riche des pratiques
de soi. Les gens écrivent sur eux-mêmes depuis deux
mille ans, mais ce n'est évidemment pas de la même
façon. J'ai l'impression - peut-être ai-je tort - qu'il
y a une certaine tendance à présenter la relation
entre l'écriture et le récit de soi comme un phénomène
spécifique de la modernité européenne. Donc,
il n'est pas satisfaisant de dire que le sujet est constitué
dans un système symbolique. Il est constitué dans
des pratiques réelles - des pratiques analysables historiquement.
Il y a une technologie de la constitution de soi qui traverse les
systèmes symboliques tout en les utilisant. Ce n'est pas
seulement dans le jeu des symboles que le sujet est constitué.
- Si l'auto-analyse est une invention culturelle, pourquoi nous
semble-t-elle si naturelle et si agréable ?
- D'abord, je ne vois pas pourquoi une « invention culturelle
» ne serait pas « agréable ». Le plaisir
à soi peut parfaitement prendre une forme culturelle, comme
le plaisir à la musique. Et il faut bien comprendre qu'il
s'agit là de quelque chose de bien différent de ce
qu'on appelle l'intérêt ou l'égoïsme. Il
serait intéressant de voir comment, au XVIIIe et au XIXe
siècle, toute une morale de l' « intérêt
» a été proposée et inculquée
dans la classe bourgeoise - par opposition sans doute à ces
autres arts de soi-même qu'on pouvait trouver dans les milieux
artistico-critiques ; et la vie « artiste », le «
dandysme » ont constitué d'autres esthétiques
de l'existence opposées aux techniques de soi qui étaient
caractéristiques de la culture bourgeoise.
- Passons à l'histoire du sujet moderne. Tout d'abord, est-ce
que la culture de soi classique a été complètement
perdue, ou bien est-elle au contraire incorporée et transformée
par les techniques chrétiennes ?
- Je ne pense pas que la culture de soi ait été engloutie
ou qu'elle ait été étouffée. On retrouve
de nombreux éléments qui ont été tout
simplement intégrés, déplacés, réutilisés
par le christianisme. À partir du moment où la culture
de soi a été reprise par le christianisme, elle a
été mise au service de l'exercice d'un pouvoir pastoral,
dans la mesure où l'epimeleia heautou est devenue essentiellement
l' epimeleia tôn allôn - le souci des autres -, ce qui
était le travail du pasteur. Mais, étant donné
que le salut de l'individu est canalisé - du moins jusqu'à
un certain point - par l'institution pastorale qui prend pour objet
le souci des âmes, le souci classique de soi n'a pas disparu
; il a été intégré et a perdu une grande
partie de son autonomie.
Il y aurait à faire une histoire des techniques de soi et
des esthétiques de l'existence dans le monde moderne. J'évoquais
tout à l'heure la vie « artiste », qui a eu une
si grande importance au XIXe siècle. Mais on pourrait aussi
envisager la Révolution non pas simplement comme un projet
politique, mais comme un style, un mode d'existence avec son esthétique,
son ascétisme, les formes particulières de rapport
à soi et aux autres.
D'un mot : on a l'habitude de faire l'histoire de l'existence humaine
à partir de ses conditions ; ou encore de chercher ce qui
pourrait, dans cette existence, permettre de déceler l'évolution
d'une psychologie historique. Mais il me semble aussi possible de
faire l'histoire de l'existence comme art et comme style. L'existence
est la matière première la plus fragile de l'art humain,
mais c'est aussi sa donnée la plus immédiate.
Pendant la Renaissance, on voit aussi - et là je fais allusion
au texte célèbre de Burckhardt sur l'esthétique
de l'existence -que le héros est sa propre oeuvre d'art.
L'idée que l'on peut faire de sa vie une oeuvre d'art est
une idée qui, incontestablement, est étrangère
au Moyen Âge et qui réapparaît seulement à
l'époque de la Renaissance.
- Jusqu'à présent, vous avez parlé des degrés
divers d'appropriation des techniques antiques de gouvernement de
soi-même. Dans vos écrits, vous avez toujours insisté
sur la rupture importante qui s'est produite entre la Renaissance
et l'âge classique. N'y a-t-il pas eu une mutation tout aussi
significative dans la façon dont le gouvernement de soi-même
a été lié à d'autres pratiques sociales
?
- S'il est vrai que la philosophie grecque a fondé une rationalité
dans laquelle nous nous reconnaissons, elle soutenait toujours qu'un
sujet ne pouvait pas avoir accès à la vérité
à moins de réaliser d'abord sur lui un certain travail
qui le rendrait susceptible de connaître la vérité.
Le lien entre l'accès à la vérité et
le travail d'élaboration de soi par soi est essentiel dans
la pensée ancienne et dans la pensée esthétique.
Je pense que Descartes a rompu avec cela en disant : « Pour
accéder à la vérité, il suffit que je
sois n'importe quel sujet capable de voir ce qui est évident.
» L'évidence est substituée à l'ascèse
au point de jonction entre le rapport à soi et le rapport
aux autres, le rapport au monde. Le rapport à soi n'a plus
besoin d'être ascétique pour être un rapport
avec la vérité. Il suffit que le rapport à
soi me révèle la vérité évidente
de ce que je vois pour appréhender définitivement
cette vérité. Mais il faut remarquer que cela n'a
été possible pour Descartes lui-même qu'au prix
d'une démarche qui a été celle des Méditations,
au cours de laquelle il a constitué un rapport de soi à
soi le qualifiant comme pouvant être sujet de connaissance
vraie sous la forme de l'évidence (sous réserve qu'il
excluait la possibilité d'être fou). Un accès
à la vérité sans condition « ascétique
», sans un certain travail de soi sur soi, est une idée
qui était plus ou moins exclue par les cultures précédentes.
Avec Descartes, l'évidence immédiate est suffisante.
Après Descartes, on a un sujet de connaissance qui pose à
Kant le problème de savoir ce qu'est le rapport entre le
sujet moral et le sujet de connaissance. On a beaucoup discuté
au siècle des Lumières pour savoir si ces deux sujets
étaient différents ou non. La solution de Kant a été
de trouver un sujet universel qui, dans la mesure où il était
universel, pouvait être un sujet de
connaissance, mais qui exigeait néanmoins une attitude éthique
précisément ce rapport à soi que Kant propose
dans la Critique de la raison pratique.
- Vous voulez dire que Descartes a libéré la rationalité
scientifique de la morale et que Kant a réintroduit la morale
comme forme appliquée des procédures de rationalité
?
- Exactement. Kant dit : « Je dois me reconnaître comme
sujet universel, c'est-à-dire me constituer dans chacune
de mes actions comme sujet universel en me conformant aux règles
universelles. » Les vieilles questions étaient donc
réintroduites : « Comment puis-je me constituer moi-même
comme sujet éthique ? Me reconnaître moi-même
comme tel ? Ai-je besoin d'exercices d'ascétisme ? Ou bien
de cette relation kantienne à l'universel qui me rend moral
en me conformant à la raison pratique ? » C'est comme
cela que Kant introduit une nouvelle voie de plus dans notre tradition
et grâce à laquelle le Soi n'est pas simplement donné,
mais constitué dans un rapport à soi comme sujet.
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