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À propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°326

« On the Genealogy of Ethics : An Overview of Work in Progress » (« A propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours » ; entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow ; trad. G. Barbedette et F. Durand-Bogaert), in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : Beyond Structuralism and Hermeneutics, 2e éd. 1983, pp. 229-252. Cf. no 306.

Conversation libre en anglais à Berkeley, avril 1983. Lorsque Foucault lut la traduction française, il réélabora cet entretien (voir infra n°344).

=> À propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours Michel Foucault Dits Ecrits tome IV texte n°344 http://1libertaire.free.fr/MFoucault253.html

Dits Ecrits tome IV texte n°326


HISTOIRE DU PROJET

- Le premier volume de l'Histoire de la sexualité a été publié en 1976 et depuis aucun autre volume n'est paru. Est-ce que vous continuez de penser que la compréhension de la sexualité est centrale pour comprendre qui nous sommes ?

- Je dois avouer que je m'intéresse beaucoup plus aux problèmes posés par les techniques de soi ou par les choses de cet ordre que par la sexualité... La sexualité, c'est assommant !

- Il semble que les Grecs n'étaient guère intéressés par ça eux non plus,

- Non, la sexualité ne les intéressait pas tant que ça. Ils n'en faisaient pas toute une problématique. Comparez par exemple avec ce qu'ils disent sur la place de la nourriture et du jeûne. Je pense qu'il est très intéressant de voir comment on est passé lentement, progressivement, d'une façon de privilégier la nourriture, qui, en Grèce, était générale, à une curiosité pour la sexualité. La nourriture avait encore beaucoup plus d'importance au début de l'ère chrétienne.

Par exemple, dans les règlements des moines, on voit bien que le problème était toujours celui de la nourriture. Puis on observe une très lente mutation au Moyen Âge, où ces deux problèmes étaient un peu dans une situation d'équilibre... mais, après le XVIIe siècle, ce n'est plus que la sexualité.

- Pourtant, L'Usage des plaisirs, le deuxième volume de l'Histoire de la sexualité, ne traite presque exclusivement - pour dire les choses comme elles sont - que de sexualité.

- Oui. L'une des nombreuses raisons pour lesquelles j'ai eu tant de problèmes avec ce livre, c'est que j'ai d'abord écrit un livre sur la sexualité que j'ai mis ensuite de côté. Puis j'ai écrit un livre sur la notion de soi et sur les techniques de soi, où la sexualité avait disparu, et j'ai été obligé de récrire pour la troisième fois un livre dans lequel j'ai essayé de maintenir un équilibre entre l'un et l'autre. Voyez-vous, ce que j'ai voulu faire dans le second volume de l' Histoire de la sexualité, c'était montrer que l'on a en gros le même code de restrictions et de prohibitions au IVe siècle avant Jésus-Christ et chez les moralistes ou les médecins du début de l'Empire. Mais je pense que la façon dont ils intégraient ces prohibitions dans un rapport à soi est entièrement différente. Je ne crois pas que l'on puisse trouver aucune normalisation, par exemple, dans la morale stoïcienne. La raison en est que l'objectif principal, la cible essentielle recherchée par cette morale étaient d'ordre esthétique. D'abord, ce genre de morale était seulement un problème de choix personnel. Ensuite, elle était réservée à un petit nombre de gens dans la population ; il ne s'agissait pas alors de fournir un modèle de comportement à tout le monde. C'était un choix personnel qui concernait une petite élite. La raison que l'on avait de faire ce choix était la volonté d'avoir une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d'une belle existence. Je ne vois pas qu'on puisse dire que ce genre de morale était une tentative de normalisation de la population. La continuité des thèmes de cette morale est très surprenante, mais je pense que, derrière et dessous cette continuité, il y a eu des modifications que j'ai essayé de montrer.

- Donc, vous êtes parvenu à équilibrer votre travail en passant de l'étude de la sexualité à celle des techniques de soi ?

- Je me suis demandé ce qu'était la technologie de soi avant le christianisme, d'où la technologie chrétienne de soi provenait et quel genre de morale sexuelle prévalait dans la culture antique. Et puis j'ai été obligé, après avoir achevé Les Aveux de la chair, qui est le livre sur le christianisme, de revoir ce que j'avais dit dans l'introduction de L'Usage des plaisirs sur la prétendue morale païenne.

Parce que ce que j'en avais dit n'était que des clichés empruntés à des textes d'importance mineure. Et je me suis aperçu dans un premier temps que cette morale païenne n'était pas du tout aussi libérale, aussi tolérante qu'on le pensait, puisque, pour l'essentiel, les thèmes de l'austérité chrétienne étaient très clairement présents, en gros depuis le début ; mais que, en plus, le principal problème de la culture païenne n'était pas de codifier des lois d'austérité, mais davantage de définir des techniques de soi.

A lire Sénèque, Plutarque et tous ces auteurs, je me suis rendu compte qu'il y avait un très grand nombre de problèmes ou de thèmes touchant à la notion de soi, à la morale de soi, à la technologie de soi, et j'ai eu l'idée d'écrire un livre fait d'une série d'études distinctes et de développements sur tel ou tel aspect des techniques de soi du monde païen de l'Antiquité.

- Quel en est le titre ?

- Le Souci de soi. Donc, dans cette série sur l'histoire de la sexualité, le premier livre, c'est L'Usage des plaisirs, et, dans ce livre, il y a un chapitre sur la technologie de soi, puisque je pense qu'il n'est pas possible de comprendre clairement ce qu'était la morale sexuelle des Grecs si on ne la rapproche pas d'une technologie de soi. Le deuxième volume de cette série - Les Aveux de la chair- traite des techniques de soi chrétiennes. Enfin, Le Souci de soi, un livre qui ne fait pas partie de cette série, est fait de développements sur l'idée de soi - avec, par exemple, un commentaire de l'Alcibiade de Platon où l'on trouve la première réflexion sur cette notion d' epimeleia heautou ou « souci de soi » ; sur le rôle de la lecture et de l'écriture pour se constituer soi-même ; peut-être, sur le problème de l'expérience médicale de soi, etc.

- Et qu'est-ce qui viendra par la suite ? Y aura-t-il d'autres livres sur les chrétiens lorsque vous finirez ces trois livres ?

- Oh, je vais d'abord m'occuper de moi !... J'ai écrit une esquisse, une première version d'un livre sur la morale sexuelle au XVIe siècle, où le problème des techniques de soi, l'examen de soi-même, la charge d'âme sont très importants à la fois dans les Églises protestantes et catholiques. Ce qui me frappe, c'est que, dans la morale des Grecs, les gens se souciaient de leurs conduites morales, de leur éthique, des relations à soi et aux autres, beaucoup plus que de problèmes religieux. Prenons ces exemples : qu'est-ce qui se passe après la mort ? que sont les dieux ? interviennent-ils ou pas ? Ce sont là pour eux des problèmes très, très insignifiants et qui ne sont pas liés immédiatement à la morale ou à la conduite morale. Ensuite, cette morale n'était liée à aucun système institutionnel et social - ou, tout au moins, à aucun système légal. Par exemple, les lois contre les mauvaises conduites sexuelles sont très rares et peu contraignantes. Enfin, ce qui les préoccupait le plus, leur grand thème, c'était de constituer une sorte de morale qui fût une esthétique de l'existence.

Eh bien je me demande si notre problème aujourd'hui n'est pas, d'une certaine façon, le même, puisque la plupart d'entre nous, nous ne croyons pas qu'une morale puisse être fondée sur la religion et que nous ne voulons pas d'un système légal qui intervienne dans notre vie morale, personnelle et intime. Les mouvements de libération récents souffrent de ne pas trouver de principe sur lequel fonder l'élaboration d'une nouvelle morale. Ils ont besoin d'une morale, mais ils n'arrivent pas à trouver d'autre morale que celle qui se fonde sur une prétendue connaissance scientifique de ce qu'est le moi, le désir, l'inconscient, etc. Je suis frappé par la similarité de ces problèmes.

- Vous pensez que les Grecs offrent un autre choix, séduisant et plausible ?

- Non ! Je ne cherche pas une solution de rechange ; on ne trouve pas la solution d'un problème dans la solution d'un autre problème posé à une autre époque par des gens différents. Ce que je veux faire, ce n'est pas une histoire des solutions et c'est la raison pour laquelle je n'accepte pas les termes « autre choix ».

J'aimerais faire la généalogie des problèmes, des problématiques.

Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que tout est dangereux - ce qui n'est pas exactement la même chose que ce qui est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Donc ma position ne conduit pas à l'apathie, mais au contraire à un hyper-militantisme pessimiste.

Je crois que le choix éthico-politique que nous devons faire tous les jours, c'est de déterminer quel est le principal danger. Prenez par exemple l'analyse de Robert Castel sur l'histoire du mouvement antipsychiatrique (La Gestion des risques), Je suis entièrement d'accord avec ce que dit Castel, mais cela ne veut pas dire, comme le croient certains, que les hôpitaux psychiatriques étaient mieux que l'antipsychiatrie. Je pense que c'était bien d'avoir fait ça parce que le danger c'était ces hôpitaux. Aujourd'hui, il est parfaitement clair que le danger n'est plus le même. Par exemple, en Italie, on a fermé tous les hôpitaux psychiatriques, et il y a davantage de cliniques et de dispensaires, mais il y a de nouveaux problèmes.

- Ne serait-il pas logique, avec une telle préoccupation, que vous vous mettiez à écrire une généalogie du bio-pouvoir ?

- Je n'ai pas le temps de le faire maintenant, mais ça pourrait être fait. En effet, il faut que je l'écrive.

POURQUOI LE MONDE ANTIQUE N'ÉTAIT PAS UN ÂGE D'OR, MAIS CE QUE, NÉANMOINS, NOUS POUVONS EN TIRER

- Donc, la vie des Grecs n'a pas été absolument parfaite ; pourtant, elle semble encore être une contre-proposition séduisante face à l'incessante analyse de soi des chrétiens.

- La morale des Grecs était celle d'une société essentiellement virile dans laquelle les femmes étaient opprimées, dans laquelle le plaisir des femmes n'avait aucune espèce d'importance, leur vie sexuelle n'étant orientée et déterminée que par leur statut d'épouse.

- Donc, les femmes étaient dominées, mais l'amour homosexuel était mieux intégré que maintenant.

- On pourrait en effet le penser. Puisqu'il existe une littérature importante et considérable sur l'amour des garçons dans la culture grecque, certains historiens disent : « Voilà la preuve qu'ils aimaient les garçons. » Moi je dis que cela prouve que l'amour des garçons leur posait un problème. Parce que, si cela n'avait pas été un problème, ils parleraient de ces amours dans les mêmes termes que pour évoquer l'amour entre les hommes et les femmes. Le problème, c'est qu'ils ne pouvaient pas accepter qu'un jeune garçon qui en principe allait devenir un citoyen libre pût être dominé et être utilisé comme objet de plaisir. Une femme, un esclave pouvaient être passifs : c'était leur nature et leur statut. Toute cette réflexion, cette philosophie sur l'amour des garçons, et qui a toujours la même conclusion : « De grâce, ne traitez pas un garçon comme une femme », vient prouver qu'ils ne pouvaient pas, en effet, intégrer cette pratique dans leur « moi » social.

En lisant Plutarque, on peut voir à quel point les Grecs ne pouvaient même pas concevoir une réciprocité de plaisir entre un homme et un garçon. Si Plutarque trouve que l'amour des garçons pose un problème, ce n'est pas du tout au sens où l'amour des garçons aurait été contre nature ou quelque chose de cet ordre. Il dit :

« Il n'est pas possible qu'il n'y ait aucune réciprocité dans les relations physiques entre un homme et un garçon. » - Sur ce point, l'amitié est très pertinente. Il semble bien que ce soit un aspect de la culture grecque dont Aristote nous parle, mais dont vous ne parlez pas et qui a une très grande importance. Dans la littérature classique, l'amitié est le point de rencontre, le lieu de la reconnaissance mutuelle. La tradition ne voit pas en l'amitié la plus grande vertu, mais, à la fois chez Aristote et chez Cicéron, on pourrait conclure que c'était la plus grande vertu parce que c'est quelque chose de durable qui n'est pas égoïste, parce qu'on ne peut pas l'acheter facilement, parce qu'elle ne nie pas l'utilité et les plaisirs du monde, même si elle recherche autre chose,

- Mais n'oubliez pas que L'Usage des plaisirs est un livre sur la morale sexuelle, ce n'est pas un livre sur l'amour ou sur l'amitié ou sur la réciprocité. Et il est très significatif que, lorsque Platon a essayé d'intégrer l'amour des garçons et l'amitié, il a été obligé de mettre de côté les relations sexuelles. L'amitié est quelque chose de réciproque contrairement aux relations sexuelles : dans les relations sexuelles, vous pouvez pénétrer ou être pénétré. Je suis complètement d'accord avec ce que vous venez de dire sur l'amitié, mais je crois que ça confirme ce que je dis de la morale sexuelle des Grecs : si vous avez une amitié, il est difficile d'avoir des relations sexuelles. Pour Platon, la réciprocité est très importante dans l'amitié, mais on ne la trouve pas sur le plan physique ; l'une des raisons pour lesquelles ils avaient besoin d'élaborer un système philosophique qui pût justifier ce genre d'amour, c'est justement qu'ils ne pouvaient pas accepter l'idée d'une réciprocité physique.

Dans Xénophon par exemple, Socrate dit qu'il est évident que, dans une relation entre un garçon et un homme, le garçon n'est que le spectateur du plaisir de l'homme. Ce que les Grecs disent de ce superbe amour des garçons impliquait qu'il ne fallait pas prendre en compte le plaisir du garçon. De plus, il était déshonorant pour un garçon de ressentir quelque plaisir physique que ce soit dans une relation avec un homme. Ce que je veux poser comme question c'est : sommes-nous aujourd'hui capables d'avoir une morale des actes et des plaisirs qui pourrait tenir compte du plaisir de l'autre ? Le plaisir de l'autre est-il quelque chose qui peut être inclus dans notre plaisir, sans que l'on fasse référence à la loi, au mariage et à je ne sais quoi ?

- Très bien ; admettons en effet que la non-réciprocité posait un problème pour les Grecs, mais c'est, semble-t-il, le genre de problème que l'on pourrait résoudre. Pourquoi faut-il que ce soit un problème des hommes ? Pourquoi le plaisir des femmes et des garçons ne pouvait-il pas être pris en compte sans bousculer complètement le cadre général de la société ? Ou alors est-ce que justement ce n'était pas un problème mineur, parce que, si vous introduisez la notion de plaisir de l'autre, tout le système moral et hiérarchique s'effondrait ?

- Absolument. La morale grecque du plaisir est liée à une société virile, à l'idée de dissymétrie, à l'exclusion de l'autre, à l'obsession de la pénétration, à cette menace d'être privé de son énergie... Tout cela est franchement répugnant.

- D'accord, mais si les relations sexuelles étaient à la fois non réciproques et posaient des problèmes aux Grecs, au moins le plaisir en soi ne semble pas leur avoir posé de problème.

- Dans L'Usage des plaisirs, j'ai essayé de montrer par exemple qu'il y a une tension croissante entre le plaisir et la santé. Si vous regardez ce que disent les médecins et puis toute cette préoccupation autour du jeûne, vous vous apercevrez d'abord que ces thèmes sont en gros les mêmes pendant plusieurs siècles. Mais l'idée que le sexe comporte des dangers est beaucoup plus forte au IIe siècle après Jésus-Christ qu'au IVe siècle avant Jésus-Christ. On peut montrer par exemple que l'acte sexuel était déjà un motif de danger pour Hippocrate, qui pensait qu'il fallait faire très attention, ne pas avoir de rapports sexuels tout le temps et seulement à certaines saisons, etc. Mais, au 1er et au IIe siècle, il semble que, pour un médecin, l'acte sexuel constitue une forme de pathos. Et là je crois que la grande mutation a été celle-ci : c'est qu'au IVe siècle avant Jésus-Christ l'acte sexuel était une activité, alors que, pour les chrétiens, c'est une passivité. Il y a une très intéressante analyse de saint Augustin qui est très caractéristique au sujet de l'érection. Pour le Grec du IVe siècle, l'érection était un signe d'activité, le signe de la véritable activité. Mais après, pour saint Augustin et pour les chrétiens, l'érection n'est pas quelque chose de volontaire, elle est un signe de passivité - une punition du péché originel.

- Donc, les Grecs étaient plus soucieux de santé que de plaisirs ?

- Oui, nous possédons des milliers de pages sur ce que les Grecs devaient manger afin de rester en bonne santé. En comparaison, il y a peu de chose sur ce qui était nécessaire pour faire l'amour avec quelqu'un. En ce qui concerne la nourriture, c'était une corrélation entre le climat, les saisons, l'humidité de l'air ou la sécheresse, et aussi si la nourriture était sèche. On possède très peu d'indications sur la façon dont ils devaient faire la cuisine, mais beaucoup plus sur toutes ces qualités énumérées. Ce n'est pas un art culinaire, l'important était de faire un choix.

- Donc, malgré ce qu'en disent les hellénistes allemands, la Grèce classique n'était pas un âge d'or. Et pourtant, nous pouvons sûrement tirer des leçons de cette Période, non ?

- Je pense qu'il n'y a pas de valeur exemplaire dans une période qui n'est pas la nôtre... il ne s'agit pas de retourner à un état antérieur. Mais nous sommes en face d'une expérience éthique qui impliquait une très forte relation entre le plaisir et le désir. Si nous comparons cette expérience avec la nôtre où tout le monde - le philosophe comme le psychanalyste - explique que ce qui est important c'est le désir et que le plaisir n'est rien, alors on peut se demander si cette séparation n'a pas été un événement historique qui n'était pas du tout nécessaire et n'était lié ni à la nature humaine ni à une quelconque nécessité anthropologique.

- Mais vous avez déjà expliqué cela dans l'Histoire de la sexualité, en opposant notre science sexuelle avec l'ars erotica de l'Orient.

- L'un des nombreux points où j'ai commis une erreur dans ce livre, c'est ce que j'ai dit de cet ars erotica. Je l'ai opposé à une scientia sexualis. Mais il faut être plus précis. Les Grecs et les Romains n'avaient aucune ars erotica en comparaison de l'ars erotica des Chinois (ou disons que ce n'était pas une chose très importante dans leur culture). Ils avaient une tekhnê tou biou où l'économie du plaisir jouait un très grand rôle. Dans cet « art de vivre », la notion selon laquelle il fallait exercer une maîtrise parfaite de soi-même est rapidement devenue le problème central. Et l'herméneutique chrétienne de soi a constitué une nouvelle élaboration de cette tekhnê.

- Mais après tout ce que vous nous avez dit sur cette non-réciprocité et sur cette obsession de la santé, pouvons-nous apprendre de cette troisième idée ?

- Je veux montrer que le grand problème grec n'était pas une technique de soi, c'était une tekhnê de vie, la tekhnê tou biou, la manière de vivre. Il est très clair chez Socrate, Sénèque ou Pline, par exemple, qu'ils ne se préoccupaient pas de ce qui vient après la vie, de ce qui se passe après la mort ou si Dieu existait. Ce n'était pas vraiment pour eux un grave problème ; le problème était : quelle tekhnê dois-je prendre afin de vivre aussi bien que je le devrais. Et je crois que l'une des grandes évolutions de la culture antique a été le fait que cette tekhnê tou biou est devenue de plus en plus une tekhnê de soi. Un citoyen grec du Ve ou du IVe siècle eût pensé que sa tekhnê de vie consistait à s'occuper de la Cité et de ses compagnons. Mais pour Sénèque, par exemple, le problème essentiel c'est de s'occuper de soi. Dans l'Alcibiade de Platon, c'est très clair : vous devez prendre soin de vous parce qu'il faut que vous gouverniez la Cité.

Mais l'amour de ce souci de soi-même ne commence qu'avec les épicuriens - cela devient quelque chose de très général avec Sénèque, Pline... La morale des Grecs est centrée sur un problème de choix personnel et d'une esthétique de l'existence. L'idée du bios comme matériau d'une oeuvre d'art esthétique est quelque chose qui me fascine. L'idée aussi que la morale peut être une très forte structure d'existence sans être liée à un système autoritaire ni juridique en soi, ni à une structure de discipline.

- Comment les Grecs traitaient-ils la question de la déviance ?

- Dans la morale sexuelle des Grecs, la grande différence n'était pas entre les gens qui préfèrent les femmes ou les garçons, ou bien entre ceux qui font l'amour d'une manière et ceux qui font l'amour d'une autre manière, mais c'était une question de quantité, d'activité et de passivité. Êtes-vous l'esclave ou le maître de vos désirs ?

- Et que disaient-ils de quelqu'un qui faisait tellement l'amour qu'il mettait sa santé en danger ?

- Que c'est de l'orgueil et que c'est excessif. Le problème n'est pas celui de la déviance, mais celui de l'excès et de la modération.

- Que faisaient-ils de ces gens ?

- On pensait qu'ils étaient répugnants et qu'ils avaient mauvaise réputation.

- N'essayaient-ils pas de les soigner ou de les réformer ?

- Il y avait des exercices dont le but était d'acquérir la maîtrise de soi. Pour Épictète, vous deviez être capable de regarder une belle fille ou un beau garçon sans avoir de désir pour elle ou pour lui.

Vous deviez devenir complètement maître de vous-même.

L'austérité sexuelle dans la société grecque était une mode, un mouvement philosophique qui émanait de gens très cultivés ; lesquels cherchaient à donner à leur vie une plus grande intensité et une plus grande beauté. D'une certaine façon, c'est la même chose au XXe siècle lorsque les gens, afin d'avoir une vie plus riche et plus belle, ont essayé de se débarrasser de toute la répression sexuelle de leur société et de leur enfance. En Grèce, Gide aurait été un philosophe austère.

- Les Grecs étaient austères parce qu'ils recherchaient à avoir une belle vie et nous, aujourd'hui, nous cherchons à nous réaliser grâce au support de la psychologie.

- Exactement. Je pense qu'il n'est pas du tout nécessaire de lier les problèmes moraux et le savoir scientifique. Parmi les inventions culturelles de l'humanité, il y a tout un trésor de procédures, de techniques, d'idées, de mécanismes qui ne peuvent pas vraiment être réactivés, mais qui, au moins, constituent ou aident à constituer une sorte de point de vue qui peut être très utile pour analyser et pour transformer ce qui se passe autour de nous aujourd'hui.

Nous n'avons pas à choisir entre notre monde et le monde grec.

Mais puisque nous pouvons observer que certains des grands principes de notre morale ont été liés à un moment donné à une esthétique de l'existence, je pense que ce genre d'analyse historique peut être utile. Pendant des siècles, nous avons eu la conviction qu'il y avait entre notre morale, notre morale individuelle, notre vie de tous les jours et les grandes structures politiques, sociales et économiques, des liens analytiques et que nous ne pouvions rien changer, par exemple, dans notre vie sexuelle ou dans notre vie familiale sans mettre en danger notre économie ou notre démocratie. Je crois que nous devons nous débarrasser de l'idée d'un lien analytique et nécessaire entre la morale et les autres structures sociales, économiques ou politiques.

- Mais quel genre de morale pouvons-nous élaborer aujourd'hui lorsque l'on sait qu'entre la morale et les autres structures il n'y a que des conjonctions historiques et non pas un lien de nécessité ?

- Ce qui m'étonne, c'est le fait que dans notre société l'art est devenu quelque chose qui n'est en rapport qu'avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l'art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une oeuvre d'art ?

Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d'art et non pas notre vie ?

- Bien entendu, ce genre de projet est très commun dans des lieux comme Berkeley où des gens pensent que tout ce qu'ils font - de leur petit déjeuner à la façon dont ils font l'amour ou à la façon dont ils passent une journée - devrait trouver une forme accomplie.

- Mais j'ai peur que, dans la plupart de ces exemples, les gens pensent majoritairement que s'ils font ce qu'ils font, s'ils vivent comme ils vivent, c'est parce qu'ils connaissent la vérité sur le désir, la vie, la nature, le corps, etc.

- Mais si l'on doit se créer soi-même sans le recours à la connaissance et aux lois universelles, en quoi votre conception est-elle différente de l'existentialisme sartrien ?

- Du point de vue théorique, je pense que Sartre écarte l'idée de soi comme quelque chose qui nous est donné, mais, grâce à la notion morale d'authenticité, il se replie sur l'idée qu'il faut être soi-même et être vraiment soi-même. À mon avis, la seule conséquence pratique et acceptable de ce que Sartre a dit consiste à relier sa découverte théorique à la pratique créatrice et non plus à l'idée d'authenticité. Je pense qu'il n'y a qu'un seul débouché pratique à cette idée du soi qui n'est pas donné d'avance : nous devons faire de nous-mêmes une oeuvre d'art. Dans ses analyses sur Baudelaire, Flaubert, etc., il est intéressant de voir que Sartre renvoie le travail créateur à un certain rapport à soi - l'auteur à lui-même – qui prend la forme de l'authenticité ou de l'inauthenticité. Moi je voudrais dire exactement l'inverse : nous ne devrions pas lier l'activité créatrice d'un individu au rapport qu'il entretient avec lui-même, mais lier ce type de rapport à soi que l'on peut avoir à une activité créatrice.

- Cela fait penser à cette remarque de Nietzsche dans Le Gai Savoir (§ 290), qui dit qu'il faut donner du style à sa vie « au prix d'un patient exercice et d'un travail quotidien ».

- Oui. Mon point de vue est plus proche de Nietzsche que de Sartre.

LA GÉNÉALOGIE DU DÉSIR COMME PROBLÈME ÉTHIQUE

- Comment les deux autres livres, L'Usage des plaisirs et Les Aveux de la chair, s'intègrent-ils, après le premier volume de l'Histoire de la sexualité, dans le plan de votre projet sur les généalogies ?

- Il y a trois domaines de généalogies possibles. D'abord, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à la vérité qui nous permet de nous constituer en sujets de connaissance ; ensuite, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à un champ du pouvoir où nous nous constituons en sujets en train d'agir sur les autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à la morale qui nous permet de nous constituer en agents éthiques.

Donc, trois axes sont possibles pour une généalogie. Tous les trois étaient présents, même d'une manière un peu confuse, dans l’Histoire de la folie. J'ai étudié l'axe de la vérité dans La Naissance de la clinique et dans L'Archéologie du savoir. J'ai développé l'axe du pouvoir dans Surveiller et Punir et l'axe moral dans l’Histoire de la sexualité.

L'organisation générale du livre sur la sexualité est centrée autour de l'histoire de la morale. Je pense que, dans une histoire de la morale, il faut faire une distinction entre le code moral et les actes.

Les actes ou les conduites sont l'attitude réelle des gens face aux prescriptions morales qui leur sont imposées. Je crois qu'il faut distinguer entre le code qui détermine quels actes sont autorisés ou interdits et la valeur positive et négative des différentes attitudes possibles - vous n'avez pas le droit de faire l'amour avec quelqu'un d'autre que votre femme, voilà un élément du code moral. Mais il y a un autre aspect des prescriptions morales qui, généralement, n'est pas isolé en tant que tel, mais qui, apparemment, est très important : c'est la relation à soi-même qu'il faudrait avoir, ce rapport à soi que je trouve moral et qui détermine comment l'individu doit se constituer en sujet moral de ses propres actions.

Il y a dans ce rapport à soi quatre principaux aspects. Le premier aspect, c'est la réponse à cette question : quel est l'aspect, la part de moi-même ou le comportement qui est en rapport avec une conduite morale ? Par exemple, l'on dira qu'en général dans notre société le principal champ de moralité, la partie de nous-mêmes qui est la plus concernée par la moralité, c'est nos sentiments. (Si vous avez de bons sentiments à l'égard de votre femme, vous pouvez sortir avec une fille dans la rue ou n'importe où.) Eh bien il est clair que, du point de vue kantien, l'intention est plus importante que les sentiments. Mais, du point de vue chrétien, c'est le désir - bien entendu, cela peut prêter à discussion parce que ce n'était pas la même chose au Moyen Âge et au XVIIe siècle...

- Mais, en gros, pour les chrétiens c'est le désir, pour Kant c'était l'intention et pour nous aujourd'hui, ce sont les sentiments ?

- Oui, on peut en effet présenter les choses comme ça. Ce n'est pas toujours la même part de nous-mêmes ou de notre comportement qui relève de la morale. C'est cet aspect que j'appelle la substance éthique.

- La substance éthique, c'est un peu le matériau qui va être retravaillé par la morale ?

- Oui, c'est cela. Et lorsque par exemple je décris les aphrodisia, je veux montrer quelle partie du comportement sexuel qui relève de la morale des Grecs est quelque chose de différent de la concupiscence ou de la chair. Pour les Grecs, la substance éthique, c'était des actes liés dans leur unité au plaisir et au désir. Et c'est très différent de l'idée de chair, de la « chair » des chrétiens. La sexualité est une troisième sorte de substance éthique.

- Quelle est la différence éthique entre la chair et la sexualité ?

- Je ne peux pas répondre parce que tout cela ne peut être analysé que dans le cadre d'une étude très minutieuse. Avant d'étudier la morale grecque ou gréco-romaine, je ne pouvais pas répondre à cette question : quelle est la substance éthique de la morale gréco-romaine ? Maintenant je pense que je sais ce qu'était la substance éthique grecque grâce à une analyse de ce qu'ils entendaient par aphrodisia.

Pour les Grecs, lorsqu'un philosophe était amoureux d'un garçon mais ne le touchait pas, on appréciait son attitude. Le problème était le suivant : est-ce qu'il touche ce garçon ou non ? Voilà la substance éthique : l'acte lié au plaisir et au désir. Pour saint Augustin, il est très clair que, lorsqu'il se souvient d'une relation avec un jeune ami quand il avait dix-huit ans, ce qui l'embête, ce qui le tracasse, c'est de savoir exactement le type de désir qu'il avait pour lui. Donc vous voyez que la substance éthique n'est plus la même. Le deuxième aspect du rapport à soi, c'est ce que j'appelle le mode d'assujettissement, qui est la manière ou le mode par lequel on invite et on incite les gens à reconnaître leurs obligations morales. Est-ce, par exemple, la loi divine qui est révélée dans un texte ? Est-ce la loi naturelle, un ordre cosmologique qui est dans chaque cas le même pour tout être vivant ? Est-ce la loi rationnelle ? Est-ce la tentative faite pour donner à votre existence la plus belle forme possible ?

- Lorsque vous dites « rationnelle », vous voulez dire scientifique ?

- Non, kantienne, universelle. On peut voir, par exemple, chez les stoïciens, comment ils passent lentement d'une esthétique de l'existence à l'idée que l'on doit faire telle ou telle chose parce que nous sommes des êtres rationnels - et nous devons les faire en tant que membres de la communauté humaine. On trouve chez Isocrate un discours très intéressant tenu en principe par Nicoclès, qui gouvernait Chypre. Il explique pourquoi il a toujours été fidèle à sa femme : « Parce que je suis roi et quelqu'un qui gouverne les autres, je dois montrer que je suis capable de me gouverner moi-même. » Il est clair que cette loi de la fidélité n'a rien à voir ici avec la formule universelle des stoïciens : je dois être fidèle à ma femme parce que je suis un être humain et rationnel. Dans le cas qui précède, c'est parce que je suis roi. Et l'on voit donc que la manière dont la même loi est acceptée par Nicoclès et par un stoïcien est très différente. C'est ce que j'appelle le mode d'assujettissement, ce deuxième aspect de la morale.

- Lorsque le roi dit : « » Parce que je suis roi », est-ce le signe et l'indice d'une belle vie ?

- C'est le signe d'une vie qui est à la fois esthétique et politique, les deux étant liés directement. Parce que si je veux que les gens m'acceptent comme roi, je dois posséder une sorte de gloire qui me survivra, et cette gloire ne peut pas être dissociée de sa valeur esthétique. Donc, le pouvoir politique, la gloire, l'immortalité et la beauté sont des choses qui sont toutes liées les unes aux autres à un moment donné. C'est un mode d'assujettissement, le deuxième aspect de la morale.

Le troisième aspect est celui-ci : quels sont les moyens grâce auxquels nous pouvons nous transformer afin de devenir des sujets moraux ?

- Comment nous travaillons sur la substance éthique ?

- Oui. Qu'allons-nous faire soit pour atténuer nos actes et les modérer, soit pour comprendre qui nous sommes, soit pour supprimer nos désirs, soit pour nous servir de notre désir sexuel afin de réaliser certains objectifs comme avoir des enfants, etc. - toute cette élaboration de nous-mêmes qui a pour but un comportement moral. Afin d'être fidèle à votre femme, vous pouvez agir sur vous-même de différentes manières. C'est le troisième aspect que j'appelle la pratique de soi ou l'ascétisme - mais l'ascétisme dans une acception très large.

Le quatrième aspect est celui-ci : quelle sorte d'être voulons-nous devenir lorsque nous avons un comportement moral ? Par exemple, devons-nous devenir pur, immortel, libre, maître de nous-même, etc. ? C'est une téléologie. Dans ce que nous appelons la morale, il y a ce comportement effectif des gens, il y a des codes et il y a ce rapport à soi qui comprend les quatre aspects que je viens d'énumérer.

- Et qui sont tous indépendants les uns des autres ?

- Il y a à la fois des relations entre eux et une certaine indépendance pour chacun d'entre eux. Vous pouvez très bien comprendre que, si votre but est une pureté absolue d'être, le type de techniques de la pratique de soi et les techniques d'ascétisme que vous devez utiliser ne sont pas exactement les mêmes que si vous essayez d'être maître de votre comportement. D'abord, vous serez attirés par une sorte de technique de déchiffrement ou de purification.

Maintenant, si vous appliquez ce cadre général à la morale païenne ou à la morale du début de l'ère chrétienne, que diriez-vous ? En premier lieu, si l'on prend le code - c'est-à-dire ce qui est interdit et ce qui ne l'est pas -, on s'aperçoit qu'au moins dans le code philosophique du comportement il existe trois grandes prohibitions ou prescriptions : l'une concernant le corps - à savoir que vous devez faire très attention à votre comportement sexuel, puisque c'est très précieux, et vous devez donc avoir des rapports aussi peu fréquents que possible. La deuxième prescription est celle-ci : si vous êtes marié, ne faites l'amour qu'avec votre femme. Et en ce qui concerne les garçons : attention, ne touchez pas les garçons. Vous trouvez cela chez Platon, Isocrate, Hippocrate, chez les derniers stoïciens, etc. - mais vous retrouvez cela dans le christianisme et même dans notre société. C'est pourquoi je pense que l'on peut dire que les codes en eux-mêmes n'ont guère changé. Certaines prohibitions ont changé, certaines prohibitions sont beaucoup plus strictes et beaucoup plus sévères sous le christianisme que dans l'Antiquité grecque. Mais les thèmes sont les mêmes. C'est pourquoi je pense que les grands changements qui ont eu lieu entre la société grecque, l'éthique grecque, la moralité grecque et la façon dont les chrétiens se voyaient ne se sont pas produits dans le code, mais dans ce que j'appelle l'éthique qui est le rapport à soi. Dans L'Usage des plaisirs, j'analyse ces quatre aspects du rapport à soi à travers les trois thèmes d'austérité du code : la santé, les épouses ou les femmes et les garçons.

- Serait-il juste de dire que vous ne faites pas la « généalogie de la morale », puisque vous pensez que les codes moraux sont relativement stables, mais que vous faites une généalogie de l'éthique ?

- Oui, j'écris une généalogie de l'éthique. La généalogie du sujet comme sujet des actions éthiques ou la généalogie du désir comme problème éthique. Si nous prenons l'éthique dans la philosophie grecque classique ou dans la médecine, quelle substance éthique découvre-t-on ? Ce sont les aphrodisia, qui sont en même temps les actes, le désir et le plaisir. Quel est le mode d'assujettissement ?

C'est l'idée qu'il faut faire de son existence une belle existence ; c'est un mode esthétique. Vous voyez que j'ai essayé de mettre en évidence ce fait que personne n'est contraint dans l'éthique classique de se comporter d'une manière telle qu'il faille être sincère envers sa femme ; ne pas toucher les garçons, etc. Mais s'ils veulent avoir une belle existence, s'ils veulent avoir une bonne réputation, s'ils veulent être aptes à gouverner les autres, il faut qu'ils fassent tout cela. Donc ils acceptent ces contraintes de manière consciente pour la beauté ou la gloire de leur existence. Mais le type d'être auquel ils aspirent entièrement, c'est la maîtrise complète de soi - c'est le telos. Et le choix, le choix esthétique ou politique pour lequel ils acceptent ce type d'existence-ci, c'est le mode d'assujettissement. C'est un choix personnel.

Chez les derniers stoïciens, lorsqu'ils se mettent à dire : « Vous êtes obligé de faire cela parce que vous êtes un être humain », quelque chose a changé. Ce n'est plus un problème de choix ; vous devez faire cela parce que vous êtes un être rationnel. Le mode d'assujettissement est en train de changer.

A l'époque chrétienne, ce qui est très intéressant c'est que les lois sexuelles de comportement étaient justifiées par la religion. Les institutions qui les imposaient étaient des institutions religieuses.

Mais la forme d'obligation était une forme légale. Il y a eu une sorte de juridification interne de la loi religieuse au sein du christianisme. La casuistique a été par exemple une pratique juridique typique.

- Mais, après le siècle des Lumières, lorsque l'influence religieuse s'écroule, c'est le juridique qui est resté, alors ?

- Oui, après le XVIIIe siècle, l'appareil religieux de ces législations disparaît en partie, puis il y a cette lutte à l'issue incertaine entre l'approche médicale et scientifique et l'appareil juridique.

- Pouvez-vous résumer tout cela ?

- Disons que la substance éthique des Grecs était les aphrodisia ; le mode d'assujettissement était un choix politico-esthétique. La forme d'ascèse était la tekhnê utilisée et où l'on trouve par exemple la tekhnê du corps ou cette économie des lois par lesquelles on définissait son rôle de mari, ou encore cet érotisme comme forme d'ascétisme envers soi dans l'amour des garçons, etc. ; et puis la téléologie était la maîtrise de soi. Voilà la situation que je décris dans les deux premières parties de L'Usage des plaisirs.

Ensuite, il y a une mutation à l'intérieur de cette morale. La raison de cette mutation est le changement intervenu dans le rôle des hommes à l'égard de la société à la fois chez eux, dans leurs rapports avec leurs femmes, mais aussi sur le terrain politique, puisque la cité disparaît. Et donc, pour ces raisons, la manière dont les hommes peuvent se reconnaître comme sujets d'un comportement politique, économique se transforme elle aussi. On peut dire en gros que, parallèlement à ces transformations sociologiques, quelque chose change aussi dans la morale classique - plus précisément dans la manière dont s'élabore le rapport à soi-même. Je crois cependant que le changement n'affecte pas la substance éthique : elle reste constituée par les aphrodisia. Il se produit certains changements dans le mode d'assujettissement, par exemple, lorsque les stoïciens se reconnaissent comme des êtres universels. Et l'on constate aussi des changements très importants en ce qui concerne la forme d'ascèse, les techniques que l'homme utilise afin de se reconnaître, de se constituer en tant que sujet moral. Enfin, la visée change, elle aussi. La différence, selon moi, est que, dans la perspective classique, être maître de soi signifie d'abord prendre en compte non pas l'autre, mais soi seulement, car la maîtrise de soi implique la capacité à dominer les autres. La maîtrise de soi se rattache ainsi directement à un rapport aux autres qui est de nature dissymétrique. Être maître de soi engage l'activité, la dissymétrie et la non-réciprocité.

Plus tard, à la faveur de changements intervenant dans le mariage, la société - entre autres choses -, la maîtrise de soi n'est plus liée de manière aussi prépondérante au pouvoir que l'on exerce sur les autres : si l'on doit être maître de soi, ce n'est plus seulement pour dominer les autres, comme c'était le cas pour Alcibiade ou pour Nicoclès, mais parce que l'on est un être rationnel. Et dans ce type de maîtrise de soi, l'homme est lié aux autres qui sont, eux aussi, maîtres d'eux-mêmes. Et avec ce nouveau type de rapport à l'autre, la non-réciprocité régresse.

Tels sont donc les changements qui s'opèrent et que j'essaie de décrire dans les trois derniers chapitres - la quatrième partie de L'Usage des plaisirs. Je reprends les mêmes thèmes - le corps, les épouses ou les femmes, les garçons - et je montre que ces trois thèmes austères se rattachent à une morale en partie nouvelle. Je dis « en partie », parce que certains éléments de cette morale restent les mêmes - les aphrodisia, par exemple. D'autres éléments, en revanche, changent : je pense aux techniques. Selon Xénophon, le seul moyen pour un homme de devenir un bon époux est de savoir précisément quel est son rôle dans son foyer et à l'extérieur, quel type d'autorité il doit exercer sur sa femme, ce qu'il attend de la conduite de celle-ci. Tous ces calculs dictent les règles de la conduite à adopter et définissent la manière dont l'homme doit se comporter envers lui-même. Pour Épictète ou pour Sénèque, en revanche, il n'est pas nécessaire de savoir quel rôle on joue dans la société ou dans son propre foyer pour être maître de soi, mais il faut pratiquer certains exercices comme se priver de nourriture pendant deux ou trois jours, afin d'être sûr que l'on peut se dominer. De sorte que si, un jour, on se retrouve en prison, on ne souffrira pas d'avoir à jeûner, par exemple. Et il faut procéder ainsi avec tous les plaisirs c'est une forme d'ascèse que l'on ne trouve ni dans Platon, ni chez Socrate, ni dans Aristote.

Il n'existe pas de rapport complet et continu entre les techniques et les tele. On peut trouver les mêmes techniques dans des tele différents, mais il existe des rapports privilégiés, des techniques privilégiées se rapportant à chaque telos.

Dans le tome chrétien - je parle du tome ayant trait au christianisme ! -, j'essaie de montrer comment toute cette morale a changé.

C'est que le telos lui-même a changé : ce qui est visé, à présent, c'est l'immortalité, la pureté, etc. La forme d'ascèse a changé, elle aussi, car désormais l'examen de soi prend la forme d'un déchiffrement de soi. Le mode d'assujettissement est à présent constitué par la loi divine. Et je pense que même la substance éthique se transforme à son tour : elle n'est plus constituée par les aphrodisia, mais par le désir, la concupiscence, la chair, etc.

- Il semble donc que nous ayons une grille d'intelligibilité qui fait du désir un problème éthique ?

- Oui, nous trouvons ce schéma-là. Si, par conduite sexuelle, nous entendons les trois pôles que sont les actes, le plaisir et le désir, nous avons la « formule> grecque, qui ne varie pas en ce qui concerne les deux premiers éléments. Dans cette formule grecque, les « actes » jouent un rôle prépondérant, le plaisir et le désir étant subsidiaires : acte-plaisir-(désir). Je mets désir entre parenthèses, car avec la morale stoïcienne commence, je crois, une élision du désir, le désir commence à être condamné.

La « formule » chinoise, quant à elle, serait plaisir-désir-(acte).

L'acte est mis de côté, car il faut restreindre les actes afin d'obtenir le maximum de durée et d'intensité du plaisir.

La « formule » chrétienne, enfin, met l'accent sur le désir en essayant de le supprimer. Les actes doivent devenir neutres ; l'acte n'a pour seule fin que la procréation ou l'accomplissement du devoir conjugal. Le plaisir est, en pratique comme en théorie, exclu.

Cela donne : (désir)-acte-(plaisir). Le désir est exclu en pratique - il faut faire taire son désir -, mais en théorie il est très important.

Je dirais que la « formule » moderne est le désir - qui est souligné théoriquement et accepté dans la pratique puisque vous devez libérer votre désir ; les actes ne sont pas très importants, quant au plaisir, personne ne sait ce que c'est !

DU SOI CLASSIQUE AU SUJET MODERNE

- Quel est ce souci de soi que vous avez décidé de traiter séparément dans Le Souci de soi ?

- Ce qui m'intéresse dans la culture hellénique, dans la culture gréco-romaine à partir du IVe siècle avant Jésus-Christ et jusqu'aux IIe et Ille siècles après Jésus-Christ, c'est ce précepte pour lequel les Grecs avaient un terme spécifique, l'epimeleia heautou, qui signifie prendre soin de soi. Cela ne veut pas simplement dire être intéressé par soi-même et cela n'implique pas non plus une tendance à fixation sur soi-même ou à l'autofascination.

L'epimeleia heautou est un mot très fort en grec qui veut dire travailler sur quelque chose ou être concerné par quelque chose. Xénophon, par exemple, utilise ce mot pour décrire la gestion agricole. La responsabilité d'un monarque à l'égard de ses concitoyens était aussi de l'ordre de l'epimeleia. Ce qu'un médecin fait lorsqu'il soigne un malade c'est l'epimeleia. C'est donc un mot très fort. Il décrit une activité, il implique l'attention, la connaissance, la technique.

- Mais la connaissance appliquée et la technique de soi ne sont-elles pas des inventions modernes ?

- La connaissance a joué un rôle différent dans le souci de soi classique. Il y a eu des choses très intéressantes à étudier dans les relations entre le savoir scientifique et l'epimeleia heautou. Celui qui se souciait de lui devait choisir entre les choses que l'on peut connaître grâce au savoir scientifique, seulement ce qui était en rapport avec lui et avec sa vie.

- Mais la compréhension théorique, la compréhension scientifique étaient secondaires et étaient motivées par un souci éthique et esthétique ?

- Leur problème et leur débat ne concernaient que des catégories limitées du savoir qui étaient nécessaires pour l’epimeleia. Par exemple, pour les épicuriens, la connaissance générale de ce qu'étaient le monde, la nécessité du monde, la relation entre le monde, la nécessité et les dieux, tout cela était très important pour le souci de soi. Parce que c'était d'abord matière à méditation : si vous étiez capable de comprendre exactement la nécessité du monde, alors vous pouviez maîtriser les passions d'une manière beaucoup plus satisfaisante, et ainsi de suite. Donc, pour les épicuriens, il y avait cette adéquation entre tout le savoir possible et le souci de soi. La raison que l'on avait de se familiariser avec la physique ou la cosmologie, c'était que l'on devait se soucier de soi. Pour les stoïciens, le vrai moi n'est défini que par ce dont je peux me rendre maître, ce que je peux maîtriser.

- Donc, le savoir est subordonné à la fin pratique de la maîtrise ?

- Épictète est très clair à ce sujet. Il suggère comme exercice de marcher dans la rue tous les matins pour observer et regarder. Et si vous rencontrez un personnage comme le consul, vous vous dites : est-ce que je peux me rendre maître du consul ? Non, donc je n'ai rien à faire. Si je rencontre une belle fille ou un beau garçon, est-ce que leur beauté, leur charme sont des choses sur lesquelles j'ai prise ? Pour les chrétiens, tout cela est différent ; pour les chrétiens, il y a cette possibilité que Satan pénètre dans votre âme et vous donne des pensées que vous ne pouvez pas reconnaître comme étant sataniques, mais que vous pouvez croire venir de Dieu, ce qui conduit à douter sur ce qui se passe dans votre âme. Vous êtes incapable de connaître la véritable origine de votre désir sans travail herméneutique.

- Dans quelle mesure les chrétiens ont-ils développé de nouvelles techniques de gouvernement de soi-même ?

- Ce qui m'intéresse dans ce concept classique de souci de soi, c'est que nous pouvons y voir la naissance et le développement d'un certain nombre de techniques ascétiques qui, habituellement, sont attribuées au christianisme. On incrimine généralement le christianisme d'avoir remplacé un mode de vie gréco-romain assez tolérant par un mode de vie austère caractérisé par toute une série de renoncements, d'interdictions et de prohibitions. Mais on peut observer que, dans cette activité du soi sur soi, les peuples anciens avaient développé toute une série de pratiques d'austérité que les chrétiens leur ont directement empruntées. On voit que cette activité a été liée progressivement à une certaine austérité sexuelle que la morale chrétienne a reprise immédiatement. Il ne s'agit pas de rupture morale entre une Antiquité tolérante et un christianisme austère.

Ce travail sur soi avec l'austérité qui l'accompagne n'est pas imposé à l'individu au moyen d'une loi civile ou d'une obligation religieuse, mais c'est un choix que fait l'individu. Les gens décident pour eux-mêmes s'ils doivent se soucier d'eux ou pas.

- Au nom de quoi choisit-on de s'imposer ce mode de vie ?

- Je ne pense pas qu'il s'agisse d'atteindre une vie éternelle après la mort parce que ces choses-là ne les préoccupaient pas particulièrement. Ils agissaient au contraire afin de donner à leur vie certaines valeurs (de reproduire certains exemples, de laisser derrière eux une réputation exceptionnelle ou de donner le maximum d'éclat à leur vie). Il s'agissait de faire de sa vie un objet de connaissance, de tekhnê, un objet d'art.

Nous avons à peine le souvenir de cette idée dans notre société, idée selon laquelle la principale oeuvre d'art dont il faut se soucier, la zone majeure où l'on doit appliquer des valeurs esthétiques, c'est soi-même, sa propre vie, son existence. On trouve cela à la Renaissance, mais sous une forme légèrement académique - et encore dans le dandysme du XIXe siècle -, mais ce n'ont été que de brefs épisodes.

- Mais le souci de soi des Grecs n'est-il pas une première version de notre autoconcentration que beaucoup considèrent être un problème centraI de notre société ?

- Vous avez un certain nombre de thèmes - et je ne veux pas dire qu'il faut les réutiliser de cette manière - qui vous indiquent que, dans une culture à laquelle nous devons un certain nombre des éléments les plus importants et les plus constants de notre morale, il y avait une pratique de soi, une conception de soi très différentes de notre culture actuelle du soi. Dans le culte californien du soi, on doit découvrir en principe son vrai moi en le séparant de ce qui pourrait le rendre obscur ou l'aliéner, en déchiffrant sa vérité grâce à une science psychologique ou psychanalytique qui prétend être capable de vous dire quel est votre vrai moi. Aussi, non seulement je n'identifie pas la culture antique de soi à ce qu'on pourrait appeler le culte de soi californien, mais je pense qu'ils sont diamétralement opposés. Ce qui s'est produit entre les deux est précisément un renversement de la culture classique de soi. Cela a eu lieu à l'ère chrétienne lorsque l'idée du soi auquel il fallait renoncer, parce que, s'attachant à soi-même, c'était s'opposer à la volonté de Dieu, a été substituée à l'idée d'un soi qu'il fallait construire et créer comme une oeuvre d'art.

- Nous savons que l'une des études du Souci de soi se rapporte au rôle de l'écriture dans la formation de soi. Comment Platon pose-t-il la question du rapport entre soi et l'écriture ?

- Tout d'abord, pour introduire un certain nombre de faits historiques qui sont souvent atténués lorsque l'on pose le problème de l'écriture, il faut réexaminer la fameuse question des hupomnêmata. Les exégètes voient actuellement, dans la critique des hupomnêmata dans Phèdre, une critique de l'écriture comme support matériel de la mémoire. En fait, l’hupomnêmata a une signification très précise.

C'est un cahier, un carnet. Plus précisément, ce type de carnet était en vogue à l'époque de Platon pour un usage administratif et personnel. Cette nouvelle technologie était aussi révolutionnaire que l'introduction de l'ordinateur dans la vie personnelle. Il me semble que la question de soi et de l'écriture doit être posée dans les termes du cadre technique et matériel dans lequel elle s'est posée.

Ensuite, il y a des problèmes d'interprétation au sujet de cette célèbre critique de l'écriture opposée à une culture de la mémoire comme cela apparaît dans Phèdre. Si vous lisez Phèdre, vous constaterez que ce passage est secondaire par rapport à un autre, qui est lui fondamental, en ce sens qu'il est dans la continuité du thème développé jusqu'à la fin du texte. Il importe peu qu'un texte soit oral ou écrit, le problème est de savoir si oui ou non le discours en question donne accès à la vérité. La question de l'écrit ou de l'oral est donc secondaire par rapport à la question de la vérité.

Enfin, ce qui me paraît remarquable est que ces nouveaux instruments furent immédiatement utilisés pour établir un rapport permanent à soi-même -l'on doit s'autogouverner comme un gouverneur gouverne ses sujets, comme un chef d'entreprise gouverne son entreprise, comme un chef de famille gouverne son foyer. Cette idée nouvelle selon laquelle la vertu consiste essentiellement à s'autogouverner de manière parfaite, c'est-à-dire à exercer sur soi-même une maîtrise aussi totale que celle d'un souverain à l'encontre duquel les révoltes ont cessé, est une idée très importante qui s'imposera pendant des siècles - quasiment jusqu'au christianisme. Donc, si vous voulez, le point où la question des hupomnêmata et la culture de soi se fondent l'un dans l'autre de manière remarquable coïncide avec le moment où la culture de soi s'assigne comme but le parfait gouvernement de soi - une sorte de rapport politique permanent entre soi et soi. Les Anciens s'aidaient de ces carnets pour pratiquer cette politique d'eux-mêmes, tout comme les gouvernements et les chefs d'entreprise s'aident de registres pour diriger.

C'est de cette manière que l'écriture me paraît liée au problème de la culture de soi.

- Pouvez-vous préciser davantage ce que sont les hupomnêmata ?

- Au sens technique, les hupomnêmata pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels qui servaient de carnets de notes. Leur utilisation en livres de vie, guides de conduite semble avoir été une chose plutôt courante parmi tout un public cultivé. À l'intérieur de ces carnets, on mettait des citations, des extraits d'ouvrages, des exemples d'actions dont on avait été témoin ou bien dont on avait lu un compte rendu, des réflexions ou des raisonnements que l'on avait entendus ou qui vous venaient à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées, et faisaient de ces choses un trésor accumulé pour la relecture et la méditation ultérieures. Ils formaient aussi un matériau brut pour l'écriture de traités plus systématiques dans lesquels on donnait les arguments et les moyens de lutter contre tel ou tel défaut (comme la colère, l'envie, le commérage, la flatterie) ou bien de surmonter un obstacle (un deuil, un exil, une ruine, une disgrâce).

- Mais comment l'écriture est-elle liée à la morale et à soi ?

- Aucune technique, aucun talent professionnel ne peut être acquis sans pratique ; et l'on ne peut pas davantage apprendre l'art de vivre, la tekhnê tou biou sans une askêsis qui doit être considérée comme un apprentissage de soi par soi : c'était l'un des principes traditionnels auquel les pythagoriciens, les disciples de Socrate, les cyniques ont accordé pendant longtemps une grande importance.

Parmi toutes les formes que prenait cet apprentissage (et qui incluait les abstinences, les mémorisations, les examens de conscience, les méditations, le silence et l'écoute des autres), il semble que l'écriture -le fait d'écrire pour soi et pour les autres en soit venue à jouer un rôle important assez tardivement.

- Quel rôle spécifique ont joué ces carnets lorsqu'ils ont fini par avoir de l'importance à la fin de l'Antiquité ?

- Aussi personnels qu'ils aient pu être, les hupomnêmata ne doivent pas néanmoins être pris pour des journaux intimes ou pour ces récits d'expérience spirituelle (consignant les tentations, les luttes intérieures, les chutes et les victoires) que l'on peut trouver ultérieurement dans la littérature chrétienne. Ils ne constituent pas un « récit de soi » ; leur objectif n'est pas de mettre en lumière les arcanes de la conscience, dont la confession - qu'elle soit orale ou écrite - aune valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est l'inverse de ce dernier : il ne s'agit pas de traquer l'indéchiffrable, de révéler ce qui est caché, de dire le non-dit, mais au contraire de rassembler le déjà-dit, de rassembler ce que l'on pouvait entendre ou lire, et cela dans un dessein qui n'est pas autre chose que la constitution de soi-même.

Les hupomnêmata doivent être resitués dans le contexte d'une tension très sensible de cette période : à l'intérieur de cette culture très affectée par la tradition, par la valeur reconnue du déjà-dit, par la récurrence du discours, par la pratique de la « citation » sous le sceau de l'âge et de l'autorité, une morale était en train de se développer qui était très ouvertement orientée par le souci de soi vers des objectifs précis comme le retrait en soi-même. Tel est l'objectif des hupomnêmata : faire du souvenir d'un logos fragmentaire transmis par l'enseignement, l'écoute ou la lecture, un moyen d'établir un rapport à soi aussi adéquat et parfait que possible.

- Avant de voir quel a été le rôle de ces carnets au début de l'ère chrétienne, pouvez-vous nous dire en quoi l'austérité gréco-romaine et l'austérité chrétienne sont différentes ?

- Une chose a été très importante, c'est que, dans la morale stoïcienne, la question de la « pureté » était pratiquement inexistante ou plutôt marginale. Elle était importante pour les pythagoriciens et aussi pour les écoles néoplatoniciennes, et elle est devenue de plus en plus importante à travers leur influence et aussi l'influence religieuse. À un moment donné, le problème d'une esthétique de l'existence est recouvert par le problème de la pureté qui est quelque chose d'autre et nécessite une autre technique. Dans l'ascétisme chrétien, la question de la pureté devient de plus en plus importante ; la raison pour laquelle il faut prendre le contrôle de soi-même, c'est qu'il faut rester pur. Le problème de la virginité, ce modèle de l’ » intégrité » féminine, devient beaucoup plus important dans le christianisme. Le thème de la virginité n'a pratiquement rien à voir avec la morale sexuelle dans l'ascétisme gréco-romain. Le problème est celui de la maîtrise de soi. C'était un modèle viril de maîtrise de soi, et une femme qui observait une certaine tempérance était aussi virile à l'égard d'elle-même qu'un homme. Le paradigme de l'autorestriction sexuelle devient un paradigme féminin à travers le thème de la pureté et de la virginité qui est fondé sur le modèle de l'intégrité physique ; l'intégrité physique, et non plus la maîtrise de soi, qui est devenue importante. Le problème de la morale comme esthétique de l'existence a été recouvert par le problème de la purification.

Ce nouveau moi chrétien devait être examiné constamment parce que ce moi abritait la concupiscence et les désirs de la chair. À partir de ce moment, le moi n'était plus quelque chose qu'il fallait construire, mais quelque chose auquel il fallait renoncer et qu'il fallait se mettre à déchiffrer. Par conséquent, entre le paganisme et le christianisme, l'opposition n'est pas entre la tolérance et l'austérité, mais entre une forme d'austérité qui est liée à une esthétique de l'existence et d'autres formes d'austérité qui sont liées à la nécessité de renoncer à soi en déchiffrant sa propre vérité.

- Donc Nietzsche aurait tort, dans La Généalogie de la morale, lorsqu'il attribue à l'ascétisme chrétien le mérite de faire de nous « des créatures qui peuvent faire des promesses » ?

- Oui, je crois qu'il a fait erreur en attribuant cela au christianisme étant donné tout ce que nous savons de l'évolution de la morale païenne du IVe siècle avant Jésus-Christ au IVe siècle après Jésus-Christ.

- Comment le rôle des carnets a-t-il changé lorsque la technique qui faisait les utiliser dans un rapport de soi à soi a été reprise par les chrétiens ?

- Un changement important, c'est que la prise en note des mouvements intérieurs paraît, selon un texte d'Athanase sur la vie de saint Antoine, être comme le bras du combat spirituel : alors que le démon est une force qui trompe et fait que l'on se trompe sur soi (une grande partie de la Vita Antonii est consacrée à ces stratagèmes), l'écriture constitue un test et une sorte de pierre angulaire : pour mettre au jour les mouvements de la pensée, elle dissipe l'ombre intérieure où les complots de l'ennemi sont tramés.

- Comment une transformation aussi radicale a-t-elle pu avoir lieu ?

- Il y a vraiment un changement dramatique entre les hypomnêmata évoqués par Xénophon où il s'agissait seulement de se souvenir des constituants d'un régime élémentaire et la description des tentations nocturnes de saint Antoine. Un lieu intéressant où trouver un stade intermédiaire dans la transformation des techniques semble être la description des rêves. Presque depuis le début il fallait avoir un carnet près de son lit pour y noter ses propres rêves, soit afin de les interpréter soi-même le lendemain matin, soit afin de les montrer à quelqu'un qui les interpréterait. Grâce à cette description nocturne, un pas important est fait dans la description de soi.

- Mais en tout cas, l'idée que la contemplation de soi-même vous permet de dissiper l'obscurité en vous-même et d'accéder à fa vérité est déjà présente dans Platon ?

- Oui, mais c'est une forme de contemplation ontologique et non pas psychologique. Cette connaissance ontologique de soi apparaît au moins dans certains textes, et en particulier dans l'Alcibiade, sous la forme de la contemplation de l'âme par l'âme dans les termes de la célèbre métaphore de l'oeil. Platon demande : comment l'oeil peut-il se voir ? La réponse est apparemment très simple bien qu'en fait très compliquée. Pour Platon, on ne peut pas simplement se regarder dans un miroir. Il faut regarder dans un autre oeil, c'est-à-dire l'oeil qui est en soi-même, même si en soi implique l'aspect de l'oeil d'un autre. Et là, dans la pupille de l'autre, on se verra enfin : la pupille est le miroir.

Et de la même manière l'âme qui se contemple dans une autre âme (ou dans l'élément divin d'une autre âme) qui ressemble à sa pupille reconnaîtra sa composante divine.

Vous voyez que l'idée qu'il faut se connaître soi-même, c'est-à-dire gagner la connaissance ontologique du mode d'être de l'âme, n'a rien à voir avec ce qu'on pourrait appeler l'exercice de soi sur soi. Lorsqu'on saisit le mode d'être de son âme, il est inutile de se demander ce que l'on a fait, ce que l'on pense, ce que les mouvements de ses idées ou de ses représentations peuvent être ou ce à quoi on est attaché. C'est pour cela que vous pouvez pratiquer cette technique de contemplation en utilisant comme objet l'âme d'un autre. Platon ne parle jamais d'examen de conscience - jamais !

- C'est un lieu commun des études littéraires de dire que Montaigne a été le premier écrivain à inventer l'autobiographie, et pourtant vous semblez faire remonter l'écriture sur soi à des sources beaucoup plus lointaines.

- Il me semble que, dans la crise religieuse du XVIe siècle - dans cet immense rejet des pratiques de confession catholiques -, de nouveaux modes de relation à soi se sont développés. On peut observer la réactivation d'un certain nombre de pratiques des stoïciens de l'Antiquité. Par exemple, la notion d'épreuves de soi-même me paraît proche thématiquement de ce que l'on peut trouver parmi les stoïciens pour qui l'expérience de soi n'est pas cette découverte d'une vérité enfouie en soi-même, mais une tentative de déterminer ce que l'on peut faire et ce que l'on ne peut pas faire de la liberté dont on dispose. À la fois chez les catholiques et chez les protestants, la réactivation de ces anciennes techniques qui prennent la forme de pratiques spirituelles chrétiennes est très nette.

Prenons par exemple l'exercice de marche que recommande Épictète. Tous les matins, tout en marchant dans la ville, nous devrions essayer de déterminer dans le respect des choses (d'une personnalité officielle ou d'une belle femme) quelles sont nos propres motivations, si nous sommes impressionnés ou attirés par telle ou telle chose, ou si nous avons une maîtrise de nous-mêmes suffisante afin de rester indifférents.

Dans le christianisme, on a le même genre d'exercices à faire, mais ceux-ci servent à tester notre indépendance à l'égard de Dieu.

Je me souviens avoir trouvé dans un texte du XVIIe siècle un exercice qui faisait penser à Épictète, où un jeune séminariste fait certains exercices tout en marchant qui prouvent de quelle façon chaque chose montre sa dépendance à l'égard de Dieu et l'aide à déchiffrer la présence de la divine providence. Ces deux marches sont conformes l'une par rapport à l'autre dans la mesure où l'on a ce cas avec Épictète d'une marche au cours de laquelle l'individu fait en SOrte de conserver la souveraineté de lui-même en montrant qu'il ne dépend de rien ni de personne. Tandis que, dans l'exemple chrétien, le séminariste marche et s'écrie devant chaque chose qu'il voit :

« Oh, comme la bonté du Seigneur est grande ! Lui qui a fait cela tient toutes choses en son pouvoir et moi en particulier », ce qui est une façon de se dire qu'il n'est rien.

- Donc, le discours joue un rôle important, mais est toujours au service d'autres pratiques, même dans la constitution de soi,

- Il me semble que toute cette littérature dite « du moi » - de journaux intimes, de récits de soi, etc. - ne peut être comprise si on ne la replace pas dans le cadre général et très riche des pratiques de soi. Les gens écrivent sur eux-mêmes depuis deux mille ans, mais évidemment pas de la même façon. J'ai l'impression - peut-être ai-je tort - qu'il y a cette tendance de présenter la relation entre l'écriture et le récit de soi comme un phénomène spécifique de la modernité européenne. Je ne veux pas nier que c'est un phénomène moderne, mais cela a été aussi l'une des premières utilisations de l'écriture. Donc ce n'est pas satisfaisant de dire que le sujet est constitué dans un système symbolique. Il est constitué dans des pratiques réelles - des pratiques analysables historiquement. Il y a une technologie de la constitution de soi qui traverse les systèmes symboliques tout en les utilisant. Ce n'est pas seulement dans le jeu des symboles que le sujet est constitué.

- Si l'auto-analyse est une invention culturelle, pourquoi cela nous semble-t-il aussi naturel et aussi agréable ?

- Au début, cela a peut-être été un exercice extrêmement pénible qui a nécessité de nombreuses valorisations culturelles avant d'être finalement transformé en une activité positive. Je crois que les techniques de soi peuvent être trouvées dans toutes les cultures sous différentes formes. De même qu'il est nécessaire d'étudier et de comparer les différentes techniques de production des objets et la direction des hommes par les hommes à travers la forme d'un gouvernement, on doit aussi interroger les techniques de soi. Ce qui rend l'analyse des techniques de soi difficile, ce sont deux choses :

d'abord, les techniques de soi n'ont pas besoin du même appareil matériel que la production des objets et sont donc souvent des techniques invisibles. Deuxièmement, elles sont souvent liées aux techniques d'administration des autres. Si l'on prend par exemple les institutions éducatives, on s'aperçoit que l'on dirige les autres et qu'on leur apprend à se gouverner eux-mêmes. C'est pourquoi on a une technique de soi qui paraît liée à une technique de gouvernement des autres.

- Passons à l'histoire du sujet moderne. Tout d'abord est-ce que la culture de soi classique a été complètement perdue ou bien est-elle au contraire incorporée et transformée par les techniques chrétiennes ?

- Je ne pense pas que la culture de soi a été engloutie ou qu'elle a été étouffée. On retrouve de nombreux éléments qui ont été tout simplement intégrés, déplacés, réutilisés par le christianisme. À partir du moment où la culture de soi a été reprise par le christianisme, elle a été mise au service de l'exercice d'un pouvoir pastoral, dans la mesure où l’epimeleia heautou est devenue essentiellement l’epimeleia tôn allôn - le souci des autres -, ce qui était le travail du pasteur. Mais, étant donné que le salut de l'individu est canalisé - du moins jusqu'à un certain point - par l'institution pastorale qui prend pour objet le souci des âmes, le souci classique de soi a disparu, c'est-à-dire qu'il a été intégré et a perdu une grande partie de son autonomie.

Ce qui est intéressant, c'est que, pendant la Renaissance, on voit toute une série de groupes religieux (dont l'existence est déjà attestée au Moyen Âge) résister à ce pouvoir pastoral et revendiquer le droit d'établir leurs propres statUts. Selon ces groupes, l'individu devrait prendre en charge son propre salut indépendamment de l'institution ecclésiastique et de l'ordre pastoral. On observe donc non pas une réapparition - dans une certaine mesure - de la culture de soi, qui n'avait jamais disparu, mais une réaffirmation de son autonomie.

Pendant la Renaissance, on voit aussi - et là je fais allusion au texte célèbre de Burkhardt sur l'esthétique de l'existence - que le héros est sa propre oeuvre d'art. L'idée que l'on peut faire de sa vie une oeuvre d'art est une idée qui, incontestablement, est étrangère au Moyen Âge et qui réapparaît seulement à l'époque de la Renaissance.

- jusqu'à présent, vous avez parlé des degrés divers d'appropriation des techniques antiques de gouvernement de soi-même. Dans vos écrits, vous avez toujours insisté sur la rupture importante qui s'est produite entre la Renaissance et l'âge classique. N'y a-t-il pas eu une mutation tout aussi significative dans la façon dont le gouvernement de soi-même a été lié à d'autres pratiques sociales ?

- C'est une question très intéressante, mais je ne peux pas vous répondre immédiatement. Commençons par dire que le rapport entre Montaigne, Pascal et Descartes pourrait être repensé dans les termes de cette question. D'abord, Pascal était encore dans la tradition où les pratiques de soi, la pratique de l'ascétisme étaient liées à la connaissance du monde. Ensuite, il ne faut pas oublier que Descartes a écrit des « méditations » - et les méditations sont une pratique de soi.

Mais la chose extraordinaire dans les textes de Descartes, c'est qu'il a réussi à substituer un sujet fondateur de pratiques de connaissance à un sujet constitué grâce à des pratiques de soi.

C'est très important. Même s'il est vrai que la philosophie grecque a fondé la rationalité, elle soutenait toujours qu'un sujet ne pouvait pas avoir accès à la vérité s'il ne réalisait pas d'abord sur lui un certain travail qui le rendrait susceptible de connaître la vérité - un travail de purification, une conversion de l'âme par la contemplation de l'âme elle-même. L'on a aussi le thème de l'exercice stoïcien, grâce auquel un sujet assure d'abord son autonomie et son indépendance - et il l'assure dans le cadre d'un rapport assez complexe à la connaissance du monde, puisque à la fois c'est cette connaissance qui lui permet d'assurer son indépendance et que ce n'est qu'une fois cette indépendance assurée qu'il est capable de reconnaître l'ordre du monde tel qu'il se présente. Dans la culture européenne, et ce jusqu'au XVIe siècle, la question demeure : « Quel est le travail que je dois effectuer sur moi-même afin d'être capable et digne d'accéder à la vérité ? » Ou, pour dire les choses autrement, la vérité se paie toujours ; il n'y a pas d'accès à la vérité sans ascèse.Jusqu'au XVIe siècle, l'ascétisme et l'accès à la vérité sont toujours plus ou moins obscurément liés dans la culture occidentale.

Je pense que Descartes a rompu avec cela en disant : « Pour accéder à la vérité, il suffit que je sois n'importe quel sujet qui puisse voir ce qui est évident, » L'évidence est substituée à l'ascèse au point de jonction entre le rapport à soi et le rapport aux autres, le rapport au monde. Le rapport à soi n'a plus besoin d'être ascétique pour être en rapport avec la vérité. Il suffit que le rapport à soi me révèle la vérité évidente de ce que je vois pour appréhender définitivement cette vérité. Ainsi, je peux être immoral et connaître la vérité. Je crois que c'est là une idée qui, de manière plus ou moins explicite, a été rejetée par toutes les cultures antérieures. Avant Descartes, on ne pouvait pas être impur, immoral, et connaître la vérité.

Avec Descartes, la preuve directe devient suffisante. Après Descartes, c'est un sujet de la connaissance non astreint à l'ascèse qui voit le jour.

Bien sûr, je schématise ici une histoire très longue, mais qui reste fondamentale. Après Descartes, on a un sujet de la connaissance qui pose à Kant le problème de savoir ce qu'est le rapport entre le sujet moral et le sujet de la connaissance. On a beaucoup discuté au siècle des Lumières pour savoir si ces deux sujets étaient différents ou non.

La solution de Kant a été de trouver un sujet universel qui, dans la mesure où il est universel, pouvait être le sujet de connaissance, mais qui exigeait néanmoins une attitude éthique - précisément ce rapport à soi que Kant propose dans La Critique de la raison pratique.

- Vous voulez dire que Descartes a libéré la rationalité scientifique de la morale et que Kant a réintroduit la morale comme forme appliquée des procédures de rationalité ?

- Exactement. Kant dit : « Je dois me reconnaître comme sujet universel, c'est-à-dire me constituer dans chacune de mes actions comme sujet universel en me conformant aux règles universelles. » Les vieilles questions étaient donc réintroduites : « Comment puis-je me constituer moi-même comme sujet éthique ? Me reconnaître moi-même comme tel ? Ai-je besoin d'exercices d'ascétisme ? Ou bien de cette relation kantienne à l'universel qui me rend moral en me conformant à la raison pratique ? » C'est comme cela que Kant introduit une nouvelle voie de plus dans notre tradition grâce à laquelle le soi n'est pas simplement donné mais constitué dans un rapport à soi comme sujet.