« On the Genealogy of Ethics : An Overview of Work in Progress
» (« A propos de la généalogie de l'éthique
: un aperçu du travail en cours » ; entretien avec
H. Dreyfus et P. Rabinow ; trad. G. Barbedette et F. Durand-Bogaert),
in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : Beyond Structuralism
and Hermeneutics, 2e éd. 1983, pp. 229-252. Cf. no 306.
Conversation libre en anglais à Berkeley, avril 1983. Lorsque
Foucault lut la traduction française, il réélabora
cet entretien (voir infra n°344).
=> À propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°344
http://1libertaire.free.fr/MFoucault253.html
Dits Ecrits tome IV texte n°326
HISTOIRE DU PROJET
- Le premier volume de l'Histoire de la sexualité a été
publié en 1976 et depuis aucun autre volume n'est paru. Est-ce
que vous continuez de penser que la compréhension de la sexualité
est centrale pour comprendre qui nous sommes ?
- Je dois avouer que je m'intéresse beaucoup plus aux problèmes
posés par les techniques de soi ou par les choses de cet
ordre que par la sexualité... La sexualité, c'est
assommant !
- Il semble que les Grecs n'étaient guère intéressés
par ça eux non plus,
- Non, la sexualité ne les intéressait pas tant que
ça. Ils n'en faisaient pas toute une problématique.
Comparez par exemple avec ce qu'ils disent sur la place de la nourriture
et du jeûne. Je pense qu'il est très intéressant
de voir comment on est passé lentement, progressivement,
d'une façon de privilégier la nourriture, qui, en
Grèce, était générale, à une
curiosité pour la sexualité. La nourriture avait encore
beaucoup plus d'importance au début de l'ère chrétienne.
Par exemple, dans les règlements des moines, on voit bien
que le problème était toujours celui de la nourriture.
Puis on observe une très lente mutation au Moyen Âge,
où ces deux problèmes étaient un peu dans une
situation d'équilibre... mais, après le XVIIe siècle,
ce n'est plus que la sexualité.
- Pourtant, L'Usage des plaisirs, le deuxième volume de
l'Histoire de la sexualité, ne traite presque exclusivement
- pour dire les choses comme elles sont - que de sexualité.
- Oui. L'une des nombreuses raisons pour lesquelles j'ai eu tant
de problèmes avec ce livre, c'est que j'ai d'abord écrit
un livre sur la sexualité que j'ai mis ensuite de côté.
Puis j'ai écrit un livre sur la notion de soi et sur les
techniques de soi, où la sexualité avait disparu,
et j'ai été obligé de récrire pour la
troisième fois un livre dans lequel j'ai essayé de
maintenir un équilibre entre l'un et l'autre. Voyez-vous,
ce que j'ai voulu faire dans le second volume de l' Histoire de
la sexualité, c'était montrer que l'on a en gros le
même code de restrictions et de prohibitions au IVe siècle
avant Jésus-Christ et chez les moralistes ou les médecins
du début de l'Empire. Mais je pense que la façon dont
ils intégraient ces prohibitions dans un rapport à
soi est entièrement différente. Je ne crois pas que
l'on puisse trouver aucune normalisation, par exemple, dans la morale
stoïcienne. La raison en est que l'objectif principal, la cible
essentielle recherchée par cette morale étaient d'ordre
esthétique. D'abord, ce genre de morale était seulement
un problème de choix personnel. Ensuite, elle était
réservée à un petit nombre de gens dans la
population ; il ne s'agissait pas alors de fournir un modèle
de comportement à tout le monde. C'était un choix
personnel qui concernait une petite élite. La raison que
l'on avait de faire ce choix était la volonté d'avoir
une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d'une belle existence.
Je ne vois pas qu'on puisse dire que ce genre de morale était
une tentative de normalisation de la population. La continuité
des thèmes de cette morale est très surprenante, mais
je pense que, derrière et dessous cette continuité,
il y a eu des modifications que j'ai essayé de montrer.
- Donc, vous êtes parvenu à équilibrer votre
travail en passant de l'étude de la sexualité à
celle des techniques de soi ?
- Je me suis demandé ce qu'était la technologie de
soi avant le christianisme, d'où la technologie chrétienne
de soi provenait et quel genre de morale sexuelle prévalait
dans la culture antique. Et puis j'ai été obligé,
après avoir achevé Les Aveux de la chair, qui est
le livre sur le christianisme, de revoir ce que j'avais dit dans
l'introduction de L'Usage des plaisirs sur la prétendue morale
païenne.
Parce que ce que j'en avais dit n'était que des clichés
empruntés à des textes d'importance mineure. Et je
me suis aperçu dans un premier temps que cette morale païenne
n'était pas du tout aussi libérale, aussi tolérante
qu'on le pensait, puisque, pour l'essentiel, les thèmes de
l'austérité chrétienne étaient très
clairement présents, en gros depuis le début ; mais
que, en plus, le principal problème de la culture païenne
n'était pas de codifier des lois d'austérité,
mais davantage de définir des techniques de soi.
A lire Sénèque, Plutarque et tous ces auteurs, je
me suis rendu compte qu'il y avait un très grand nombre de
problèmes ou de thèmes touchant à la notion
de soi, à la morale de soi, à la technologie de soi,
et j'ai eu l'idée d'écrire un livre fait d'une série
d'études distinctes et de développements sur tel ou
tel aspect des techniques de soi du monde païen de l'Antiquité.
- Quel en est le titre ?
- Le Souci de soi. Donc, dans cette série sur l'histoire
de la sexualité, le premier livre, c'est L'Usage des plaisirs,
et, dans ce livre, il y a un chapitre sur la technologie de soi,
puisque je pense qu'il n'est pas possible de comprendre clairement
ce qu'était la morale sexuelle des Grecs si on ne la rapproche
pas d'une technologie de soi. Le deuxième volume de cette
série - Les Aveux de la chair- traite des techniques de soi
chrétiennes. Enfin, Le Souci de soi, un livre qui ne fait
pas partie de cette série, est fait de développements
sur l'idée de soi - avec, par exemple, un commentaire de
l'Alcibiade de Platon où l'on trouve la première réflexion
sur cette notion d' epimeleia heautou ou « souci de soi »
; sur le rôle de la lecture et de l'écriture pour se
constituer soi-même ; peut-être, sur le problème
de l'expérience médicale de soi, etc.
- Et qu'est-ce qui viendra par la suite ? Y aura-t-il d'autres
livres sur les chrétiens lorsque vous finirez ces trois livres
?
- Oh, je vais d'abord m'occuper de moi !... J'ai écrit une
esquisse, une première version d'un livre sur la morale sexuelle
au XVIe siècle, où le problème des techniques
de soi, l'examen de soi-même, la charge d'âme sont très
importants à la fois dans les Églises protestantes
et catholiques. Ce qui me frappe, c'est que, dans la morale des
Grecs, les gens se souciaient de leurs conduites morales, de leur
éthique, des relations à soi et aux autres, beaucoup
plus que de problèmes religieux. Prenons ces exemples : qu'est-ce
qui se passe après la mort ? que sont les dieux ? interviennent-ils
ou pas ? Ce sont là pour eux des problèmes très,
très insignifiants et qui ne sont pas liés immédiatement
à la morale ou à la conduite morale. Ensuite, cette
morale n'était liée à aucun système
institutionnel et social - ou, tout au moins, à aucun système
légal. Par exemple, les lois contre les mauvaises conduites
sexuelles sont très rares et peu contraignantes. Enfin, ce
qui les préoccupait le plus, leur grand thème, c'était
de constituer une sorte de morale qui fût une esthétique
de l'existence.
Eh bien je me demande si notre problème aujourd'hui n'est
pas, d'une certaine façon, le même, puisque la plupart
d'entre nous, nous ne croyons pas qu'une morale puisse être
fondée sur la religion et que nous ne voulons pas d'un système
légal qui intervienne dans notre vie morale, personnelle
et intime. Les mouvements de libération récents souffrent
de ne pas trouver de principe sur lequel fonder l'élaboration
d'une nouvelle morale. Ils ont besoin d'une morale, mais ils n'arrivent
pas à trouver d'autre morale que celle qui se fonde sur une
prétendue connaissance scientifique de ce qu'est le moi,
le désir, l'inconscient, etc. Je suis frappé par la
similarité de ces problèmes.
- Vous pensez que les Grecs offrent un autre choix, séduisant
et plausible ?
- Non ! Je ne cherche pas une solution de rechange ; on ne trouve
pas la solution d'un problème dans la solution d'un autre
problème posé à une autre époque par
des gens différents. Ce que je veux faire, ce n'est pas une
histoire des solutions et c'est la raison pour laquelle je n'accepte
pas les termes « autre choix ».
J'aimerais faire la généalogie des problèmes,
des problématiques.
Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que
tout est dangereux - ce qui n'est pas exactement la même chose
que ce qui est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons
toujours quelque chose à faire. Donc ma position ne conduit
pas à l'apathie, mais au contraire à un hyper-militantisme
pessimiste.
Je crois que le choix éthico-politique que nous devons faire
tous les jours, c'est de déterminer quel est le principal
danger. Prenez par exemple l'analyse de Robert Castel sur l'histoire
du mouvement antipsychiatrique (La Gestion des risques), Je suis
entièrement d'accord avec ce que dit Castel, mais cela ne
veut pas dire, comme le croient certains, que les hôpitaux
psychiatriques étaient mieux que l'antipsychiatrie. Je pense
que c'était bien d'avoir fait ça parce que le danger
c'était ces hôpitaux. Aujourd'hui, il est parfaitement
clair que le danger n'est plus le même. Par exemple, en Italie,
on a fermé tous les hôpitaux psychiatriques, et il
y a davantage de cliniques et de dispensaires, mais il y a de nouveaux
problèmes.
- Ne serait-il pas logique, avec une telle préoccupation,
que vous vous mettiez à écrire une généalogie
du bio-pouvoir ?
- Je n'ai pas le temps de le faire maintenant, mais ça pourrait
être fait. En effet, il faut que je l'écrive.
POURQUOI LE MONDE ANTIQUE N'ÉTAIT PAS UN ÂGE D'OR,
MAIS CE QUE, NÉANMOINS, NOUS POUVONS EN TIRER
- Donc, la vie des Grecs n'a pas été absolument parfaite
; pourtant, elle semble encore être une contre-proposition
séduisante face à l'incessante analyse de soi des
chrétiens.
- La morale des Grecs était celle d'une société
essentiellement virile dans laquelle les femmes étaient opprimées,
dans laquelle le plaisir des femmes n'avait aucune espèce
d'importance, leur vie sexuelle n'étant orientée et
déterminée que par leur statut d'épouse.
- Donc, les femmes étaient dominées, mais l'amour
homosexuel était mieux intégré que maintenant.
- On pourrait en effet le penser. Puisqu'il existe une littérature
importante et considérable sur l'amour des garçons
dans la culture grecque, certains historiens disent : « Voilà
la preuve qu'ils aimaient les garçons. » Moi je dis
que cela prouve que l'amour des garçons leur posait un problème.
Parce que, si cela n'avait pas été un problème,
ils parleraient de ces amours dans les mêmes termes que pour
évoquer l'amour entre les hommes et les femmes. Le problème,
c'est qu'ils ne pouvaient pas accepter qu'un jeune garçon
qui en principe allait devenir un citoyen libre pût être
dominé et être utilisé comme objet de plaisir.
Une femme, un esclave pouvaient être passifs : c'était
leur nature et leur statut. Toute cette réflexion, cette
philosophie sur l'amour des garçons, et qui a toujours la
même conclusion : « De grâce, ne traitez pas un
garçon comme une femme », vient prouver qu'ils ne pouvaient
pas, en effet, intégrer cette pratique dans leur «
moi » social.
En lisant Plutarque, on peut voir à quel point les Grecs
ne pouvaient même pas concevoir une réciprocité
de plaisir entre un homme et un garçon. Si Plutarque trouve
que l'amour des garçons pose un problème, ce n'est
pas du tout au sens où l'amour des garçons aurait
été contre nature ou quelque chose de cet ordre. Il
dit :
« Il n'est pas possible qu'il n'y ait aucune réciprocité
dans les relations physiques entre un homme et un garçon.
» - Sur ce point, l'amitié est très pertinente.
Il semble bien que ce soit un aspect de la culture grecque dont
Aristote nous parle, mais dont vous ne parlez pas et qui a une très
grande importance. Dans la littérature classique, l'amitié
est le point de rencontre, le lieu de la reconnaissance mutuelle.
La tradition ne voit pas en l'amitié la plus grande vertu,
mais, à la fois chez Aristote et chez Cicéron, on
pourrait conclure que c'était la plus grande vertu parce
que c'est quelque chose de durable qui n'est pas égoïste,
parce qu'on ne peut pas l'acheter facilement, parce qu'elle ne nie
pas l'utilité et les plaisirs du monde, même si elle
recherche autre chose,
- Mais n'oubliez pas que L'Usage des plaisirs est un livre sur
la morale sexuelle, ce n'est pas un livre sur l'amour ou sur l'amitié
ou sur la réciprocité. Et il est très significatif
que, lorsque Platon a essayé d'intégrer l'amour des
garçons et l'amitié, il a été obligé
de mettre de côté les relations sexuelles. L'amitié
est quelque chose de réciproque contrairement aux relations
sexuelles : dans les relations sexuelles, vous pouvez pénétrer
ou être pénétré. Je suis complètement
d'accord avec ce que vous venez de dire sur l'amitié, mais
je crois que ça confirme ce que je dis de la morale sexuelle
des Grecs : si vous avez une amitié, il est difficile d'avoir
des relations sexuelles. Pour Platon, la réciprocité
est très importante dans l'amitié, mais on ne la trouve
pas sur le plan physique ; l'une des raisons pour lesquelles ils
avaient besoin d'élaborer un système philosophique
qui pût justifier ce genre d'amour, c'est justement qu'ils
ne pouvaient pas accepter l'idée d'une réciprocité
physique.
Dans Xénophon par exemple, Socrate dit qu'il est évident
que, dans une relation entre un garçon et un homme, le garçon
n'est que le spectateur du plaisir de l'homme. Ce que les Grecs
disent de ce superbe amour des garçons impliquait qu'il ne
fallait pas prendre en compte le plaisir du garçon. De plus,
il était déshonorant pour un garçon de ressentir
quelque plaisir physique que ce soit dans une relation avec un homme.
Ce que je veux poser comme question c'est : sommes-nous aujourd'hui
capables d'avoir une morale des actes et des plaisirs qui pourrait
tenir compte du plaisir de l'autre ? Le plaisir de l'autre est-il
quelque chose qui peut être inclus dans notre plaisir, sans
que l'on fasse référence à la loi, au mariage
et à je ne sais quoi ?
- Très bien ; admettons en effet que la non-réciprocité
posait un problème pour les Grecs, mais c'est, semble-t-il,
le genre de problème que l'on pourrait résoudre. Pourquoi
faut-il que ce soit un problème des hommes ? Pourquoi le
plaisir des femmes et des garçons ne pouvait-il pas être
pris en compte sans bousculer complètement le cadre général
de la société ? Ou alors est-ce que justement ce n'était
pas un problème mineur, parce que, si vous introduisez la
notion de plaisir de l'autre, tout le système moral et hiérarchique
s'effondrait ?
- Absolument. La morale grecque du plaisir est liée à
une société virile, à l'idée de dissymétrie,
à l'exclusion de l'autre, à l'obsession de la pénétration,
à cette menace d'être privé de son énergie...
Tout cela est franchement répugnant.
- D'accord, mais si les relations sexuelles étaient à
la fois non réciproques et posaient des problèmes
aux Grecs, au moins le plaisir en soi ne semble pas leur avoir posé
de problème.
- Dans L'Usage des plaisirs, j'ai essayé de montrer par
exemple qu'il y a une tension croissante entre le plaisir et la
santé. Si vous regardez ce que disent les médecins
et puis toute cette préoccupation autour du jeûne,
vous vous apercevrez d'abord que ces thèmes sont en gros
les mêmes pendant plusieurs siècles. Mais l'idée
que le sexe comporte des dangers est beaucoup plus forte au IIe
siècle après Jésus-Christ qu'au IVe siècle
avant Jésus-Christ. On peut montrer par exemple que l'acte
sexuel était déjà un motif de danger pour Hippocrate,
qui pensait qu'il fallait faire très attention, ne pas avoir
de rapports sexuels tout le temps et seulement à certaines
saisons, etc. Mais, au 1er et au IIe siècle, il semble que,
pour un médecin, l'acte sexuel constitue une forme de pathos.
Et là je crois que la grande mutation a été
celle-ci : c'est qu'au IVe siècle avant Jésus-Christ
l'acte sexuel était une activité, alors que, pour
les chrétiens, c'est une passivité. Il y a une très
intéressante analyse de saint Augustin qui est très
caractéristique au sujet de l'érection. Pour le Grec
du IVe siècle, l'érection était un signe d'activité,
le signe de la véritable activité. Mais après,
pour saint Augustin et pour les chrétiens, l'érection
n'est pas quelque chose de volontaire, elle est un signe de passivité
- une punition du péché originel.
- Donc, les Grecs étaient plus soucieux de santé
que de plaisirs ?
- Oui, nous possédons des milliers de pages sur ce que les
Grecs devaient manger afin de rester en bonne santé. En comparaison,
il y a peu de chose sur ce qui était nécessaire pour
faire l'amour avec quelqu'un. En ce qui concerne la nourriture,
c'était une corrélation entre le climat, les saisons,
l'humidité de l'air ou la sécheresse, et aussi si
la nourriture était sèche. On possède très
peu d'indications sur la façon dont ils devaient faire la
cuisine, mais beaucoup plus sur toutes ces qualités énumérées.
Ce n'est pas un art culinaire, l'important était de faire
un choix.
- Donc, malgré ce qu'en disent les hellénistes allemands,
la Grèce classique n'était pas un âge d'or.
Et pourtant, nous pouvons sûrement tirer des leçons
de cette Période, non ?
- Je pense qu'il n'y a pas de valeur exemplaire dans une période
qui n'est pas la nôtre... il ne s'agit pas de retourner à
un état antérieur. Mais nous sommes en face d'une
expérience éthique qui impliquait une très
forte relation entre le plaisir et le désir. Si nous comparons
cette expérience avec la nôtre où tout le monde
- le philosophe comme le psychanalyste - explique que ce qui est
important c'est le désir et que le plaisir n'est rien, alors
on peut se demander si cette séparation n'a pas été
un événement historique qui n'était pas du
tout nécessaire et n'était lié ni à
la nature humaine ni à une quelconque nécessité
anthropologique.
- Mais vous avez déjà expliqué cela dans l'Histoire
de la sexualité, en opposant notre science sexuelle avec
l'ars erotica de l'Orient.
- L'un des nombreux points où j'ai commis une erreur dans
ce livre, c'est ce que j'ai dit de cet ars erotica. Je l'ai opposé
à une scientia sexualis. Mais il faut être plus précis.
Les Grecs et les Romains n'avaient aucune ars erotica en comparaison
de l'ars erotica des Chinois (ou disons que ce n'était pas
une chose très importante dans leur culture). Ils avaient
une tekhnê tou biou où l'économie du plaisir
jouait un très grand rôle. Dans cet « art de
vivre », la notion selon laquelle il fallait exercer une maîtrise
parfaite de soi-même est rapidement devenue le problème
central. Et l'herméneutique chrétienne de soi a constitué
une nouvelle élaboration de cette tekhnê.
- Mais après tout ce que vous nous avez dit sur cette non-réciprocité
et sur cette obsession de la santé, pouvons-nous apprendre
de cette troisième idée ?
- Je veux montrer que le grand problème grec n'était
pas une technique de soi, c'était une tekhnê de vie,
la tekhnê tou biou, la manière de vivre. Il est très
clair chez Socrate, Sénèque ou Pline, par exemple,
qu'ils ne se préoccupaient pas de ce qui vient après
la vie, de ce qui se passe après la mort ou si Dieu existait.
Ce n'était pas vraiment pour eux un grave problème
; le problème était : quelle tekhnê dois-je
prendre afin de vivre aussi bien que je le devrais. Et je crois
que l'une des grandes évolutions de la culture antique a
été le fait que cette tekhnê tou biou est devenue
de plus en plus une tekhnê de soi. Un citoyen grec du Ve ou
du IVe siècle eût pensé que sa tekhnê
de vie consistait à s'occuper de la Cité et de ses
compagnons. Mais pour Sénèque, par exemple, le problème
essentiel c'est de s'occuper de soi. Dans l'Alcibiade de Platon,
c'est très clair : vous devez prendre soin de vous parce
qu'il faut que vous gouverniez la Cité.
Mais l'amour de ce souci de soi-même ne commence qu'avec les
épicuriens - cela devient quelque chose de très général
avec Sénèque, Pline... La morale des Grecs est centrée
sur un problème de choix personnel et d'une esthétique
de l'existence. L'idée du bios comme matériau d'une
oeuvre d'art esthétique est quelque chose qui me fascine.
L'idée aussi que la morale peut être une très
forte structure d'existence sans être liée à
un système autoritaire ni juridique en soi, ni à une
structure de discipline.
- Comment les Grecs traitaient-ils la question de la déviance
?
- Dans la morale sexuelle des Grecs, la grande différence
n'était pas entre les gens qui préfèrent les
femmes ou les garçons, ou bien entre ceux qui font l'amour
d'une manière et ceux qui font l'amour d'une autre manière,
mais c'était une question de quantité, d'activité
et de passivité. Êtes-vous l'esclave ou le maître
de vos désirs ?
- Et que disaient-ils de quelqu'un qui faisait tellement l'amour
qu'il mettait sa santé en danger ?
- Que c'est de l'orgueil et que c'est excessif. Le problème
n'est pas celui de la déviance, mais celui de l'excès
et de la modération.
- Que faisaient-ils de ces gens ?
- On pensait qu'ils étaient répugnants et qu'ils
avaient mauvaise réputation.
- N'essayaient-ils pas de les soigner ou de les réformer
?
- Il y avait des exercices dont le but était d'acquérir
la maîtrise de soi. Pour Épictète, vous deviez
être capable de regarder une belle fille ou un beau garçon
sans avoir de désir pour elle ou pour lui.
Vous deviez devenir complètement maître de vous-même.
L'austérité sexuelle dans la société
grecque était une mode, un mouvement philosophique qui émanait
de gens très cultivés ; lesquels cherchaient à
donner à leur vie une plus grande intensité et une
plus grande beauté. D'une certaine façon, c'est la
même chose au XXe siècle lorsque les gens, afin d'avoir
une vie plus riche et plus belle, ont essayé de se débarrasser
de toute la répression sexuelle de leur société
et de leur enfance. En Grèce, Gide aurait été
un philosophe austère.
- Les Grecs étaient austères parce qu'ils recherchaient
à avoir une belle vie et nous, aujourd'hui, nous cherchons
à nous réaliser grâce au support de la psychologie.
- Exactement. Je pense qu'il n'est pas du tout nécessaire
de lier les problèmes moraux et le savoir scientifique. Parmi
les inventions culturelles de l'humanité, il y a tout un
trésor de procédures, de techniques, d'idées,
de mécanismes qui ne peuvent pas vraiment être réactivés,
mais qui, au moins, constituent ou aident à constituer une
sorte de point de vue qui peut être très utile pour
analyser et pour transformer ce qui se passe autour de nous aujourd'hui.
Nous n'avons pas à choisir entre notre monde et le monde
grec.
Mais puisque nous pouvons observer que certains des grands principes
de notre morale ont été liés à un moment
donné à une esthétique de l'existence, je pense
que ce genre d'analyse historique peut être utile. Pendant
des siècles, nous avons eu la conviction qu'il y avait entre
notre morale, notre morale individuelle, notre vie de tous les jours
et les grandes structures politiques, sociales et économiques,
des liens analytiques et que nous ne pouvions rien changer, par
exemple, dans notre vie sexuelle ou dans notre vie familiale sans
mettre en danger notre économie ou notre démocratie.
Je crois que nous devons nous débarrasser de l'idée
d'un lien analytique et nécessaire entre la morale et les
autres structures sociales, économiques ou politiques.
- Mais quel genre de morale pouvons-nous élaborer aujourd'hui
lorsque l'on sait qu'entre la morale et les autres structures il
n'y a que des conjonctions historiques et non pas un lien de nécessité
?
- Ce qui m'étonne, c'est le fait que dans notre société
l'art est devenu quelque chose qui n'est en rapport qu'avec les
objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que
l'art est un domaine spécialisé fait par des experts
qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle
pas être une oeuvre d'art ?
Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d'art et non
pas notre vie ?
- Bien entendu, ce genre de projet est très commun dans
des lieux comme Berkeley où des gens pensent que tout ce
qu'ils font - de leur petit déjeuner à la façon
dont ils font l'amour ou à la façon dont ils passent
une journée - devrait trouver une forme accomplie.
- Mais j'ai peur que, dans la plupart de ces exemples, les gens
pensent majoritairement que s'ils font ce qu'ils font, s'ils vivent
comme ils vivent, c'est parce qu'ils connaissent la vérité
sur le désir, la vie, la nature, le corps, etc.
- Mais si l'on doit se créer soi-même sans le recours
à la connaissance et aux lois universelles, en quoi votre
conception est-elle différente de l'existentialisme sartrien
?
- Du point de vue théorique, je pense que Sartre écarte
l'idée de soi comme quelque chose qui nous est donné,
mais, grâce à la notion morale d'authenticité,
il se replie sur l'idée qu'il faut être soi-même
et être vraiment soi-même. À mon avis, la seule
conséquence pratique et acceptable de ce que Sartre a dit
consiste à relier sa découverte théorique à
la pratique créatrice et non plus à l'idée
d'authenticité. Je pense qu'il n'y a qu'un seul débouché
pratique à cette idée du soi qui n'est pas donné
d'avance : nous devons faire de nous-mêmes une oeuvre d'art.
Dans ses analyses sur Baudelaire, Flaubert, etc., il est intéressant
de voir que Sartre renvoie le travail créateur à un
certain rapport à soi - l'auteur à lui-même
– qui prend la forme de l'authenticité ou de l'inauthenticité.
Moi je voudrais dire exactement l'inverse : nous ne devrions pas
lier l'activité créatrice d'un individu au rapport
qu'il entretient avec lui-même, mais lier ce type de rapport
à soi que l'on peut avoir à une activité créatrice.
- Cela fait penser à cette remarque de Nietzsche dans Le
Gai Savoir (§ 290), qui dit qu'il faut donner du style à
sa vie « au prix d'un patient exercice et d'un travail quotidien
».
- Oui. Mon point de vue est plus proche de Nietzsche que de Sartre.
LA GÉNÉALOGIE DU DÉSIR COMME PROBLÈME
ÉTHIQUE
- Comment les deux autres livres, L'Usage des plaisirs et Les Aveux
de la chair, s'intègrent-ils, après le premier volume
de l'Histoire de la sexualité, dans le plan de votre projet
sur les généalogies ?
- Il y a trois domaines de généalogies possibles.
D'abord, une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports
à la vérité qui nous permet de nous constituer
en sujets de connaissance ; ensuite, une ontologie historique de
nous-mêmes dans nos rapports à un champ du pouvoir
où nous nous constituons en sujets en train d'agir sur les
autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à
la morale qui nous permet de nous constituer en agents éthiques.
Donc, trois axes sont possibles pour une généalogie.
Tous les trois étaient présents, même d'une
manière un peu confuse, dans l’Histoire de la folie.
J'ai étudié l'axe de la vérité dans
La Naissance de la clinique et dans L'Archéologie du savoir.
J'ai développé l'axe du pouvoir dans Surveiller et
Punir et l'axe moral dans l’Histoire de la sexualité.
L'organisation générale du livre sur la sexualité
est centrée autour de l'histoire de la morale. Je pense que,
dans une histoire de la morale, il faut faire une distinction entre
le code moral et les actes.
Les actes ou les conduites sont l'attitude réelle des gens
face aux prescriptions morales qui leur sont imposées. Je
crois qu'il faut distinguer entre le code qui détermine quels
actes sont autorisés ou interdits et la valeur positive et
négative des différentes attitudes possibles - vous
n'avez pas le droit de faire l'amour avec quelqu'un d'autre que
votre femme, voilà un élément du code moral.
Mais il y a un autre aspect des prescriptions morales qui, généralement,
n'est pas isolé en tant que tel, mais qui, apparemment, est
très important : c'est la relation à soi-même
qu'il faudrait avoir, ce rapport à soi que je trouve moral
et qui détermine comment l'individu doit se constituer en
sujet moral de ses propres actions.
Il y a dans ce rapport à soi quatre principaux aspects.
Le premier aspect, c'est la réponse à cette question
: quel est l'aspect, la part de moi-même ou le comportement
qui est en rapport avec une conduite morale ? Par exemple, l'on
dira qu'en général dans notre société
le principal champ de moralité, la partie de nous-mêmes
qui est la plus concernée par la moralité, c'est nos
sentiments. (Si vous avez de bons sentiments à l'égard
de votre femme, vous pouvez sortir avec une fille dans la rue ou
n'importe où.) Eh bien il est clair que, du point de vue
kantien, l'intention est plus importante que les sentiments. Mais,
du point de vue chrétien, c'est le désir - bien entendu,
cela peut prêter à discussion parce que ce n'était
pas la même chose au Moyen Âge et au XVIIe siècle...
- Mais, en gros, pour les chrétiens c'est le désir,
pour Kant c'était l'intention et pour nous aujourd'hui, ce
sont les sentiments ?
- Oui, on peut en effet présenter les choses comme ça.
Ce n'est pas toujours la même part de nous-mêmes ou
de notre comportement qui relève de la morale. C'est cet
aspect que j'appelle la substance éthique.
- La substance éthique, c'est un peu le matériau
qui va être retravaillé par la morale ?
- Oui, c'est cela. Et lorsque par exemple je décris les
aphrodisia, je veux montrer quelle partie du comportement sexuel
qui relève de la morale des Grecs est quelque chose de différent
de la concupiscence ou de la chair. Pour les Grecs, la substance
éthique, c'était des actes liés dans leur unité
au plaisir et au désir. Et c'est très différent
de l'idée de chair, de la « chair » des chrétiens.
La sexualité est une troisième sorte de substance
éthique.
- Quelle est la différence éthique entre la chair
et la sexualité ?
- Je ne peux pas répondre parce que tout cela ne peut être
analysé que dans le cadre d'une étude très
minutieuse. Avant d'étudier la morale grecque ou gréco-romaine,
je ne pouvais pas répondre à cette question : quelle
est la substance éthique de la morale gréco-romaine
? Maintenant je pense que je sais ce qu'était la substance
éthique grecque grâce à une analyse de ce qu'ils
entendaient par aphrodisia.
Pour les Grecs, lorsqu'un philosophe était amoureux d'un
garçon mais ne le touchait pas, on appréciait son
attitude. Le problème était le suivant : est-ce qu'il
touche ce garçon ou non ? Voilà la substance éthique
: l'acte lié au plaisir et au désir. Pour saint Augustin,
il est très clair que, lorsqu'il se souvient d'une relation
avec un jeune ami quand il avait dix-huit ans, ce qui l'embête,
ce qui le tracasse, c'est de savoir exactement le type de désir
qu'il avait pour lui. Donc vous voyez que la substance éthique
n'est plus la même. Le deuxième aspect du rapport à
soi, c'est ce que j'appelle le mode d'assujettissement, qui est
la manière ou le mode par lequel on invite et on incite les
gens à reconnaître leurs obligations morales. Est-ce,
par exemple, la loi divine qui est révélée
dans un texte ? Est-ce la loi naturelle, un ordre cosmologique qui
est dans chaque cas le même pour tout être vivant ?
Est-ce la loi rationnelle ? Est-ce la tentative faite pour donner
à votre existence la plus belle forme possible ?
- Lorsque vous dites « rationnelle », vous voulez dire
scientifique ?
- Non, kantienne, universelle. On peut voir, par exemple, chez
les stoïciens, comment ils passent lentement d'une esthétique
de l'existence à l'idée que l'on doit faire telle
ou telle chose parce que nous sommes des êtres rationnels
- et nous devons les faire en tant que membres de la communauté
humaine. On trouve chez Isocrate un discours très intéressant
tenu en principe par Nicoclès, qui gouvernait Chypre. Il
explique pourquoi il a toujours été fidèle
à sa femme : « Parce que je suis roi et quelqu'un qui
gouverne les autres, je dois montrer que je suis capable de me gouverner
moi-même. » Il est clair que cette loi de la fidélité
n'a rien à voir ici avec la formule universelle des stoïciens
: je dois être fidèle à ma femme parce que je
suis un être humain et rationnel. Dans le cas qui précède,
c'est parce que je suis roi. Et l'on voit donc que la manière
dont la même loi est acceptée par Nicoclès et
par un stoïcien est très différente. C'est ce
que j'appelle le mode d'assujettissement, ce deuxième aspect
de la morale.
- Lorsque le roi dit : « » Parce que je suis roi »,
est-ce le signe et l'indice d'une belle vie ?
- C'est le signe d'une vie qui est à la fois esthétique
et politique, les deux étant liés directement. Parce
que si je veux que les gens m'acceptent comme roi, je dois posséder
une sorte de gloire qui me survivra, et cette gloire ne peut pas
être dissociée de sa valeur esthétique. Donc,
le pouvoir politique, la gloire, l'immortalité et la beauté
sont des choses qui sont toutes liées les unes aux autres
à un moment donné. C'est un mode d'assujettissement,
le deuxième aspect de la morale.
Le troisième aspect est celui-ci : quels sont les moyens
grâce auxquels nous pouvons nous transformer afin de devenir
des sujets moraux ?
- Comment nous travaillons sur la substance éthique ?
- Oui. Qu'allons-nous faire soit pour atténuer nos actes
et les modérer, soit pour comprendre qui nous sommes, soit
pour supprimer nos désirs, soit pour nous servir de notre
désir sexuel afin de réaliser certains objectifs comme
avoir des enfants, etc. - toute cette élaboration de nous-mêmes
qui a pour but un comportement moral. Afin d'être fidèle
à votre femme, vous pouvez agir sur vous-même de différentes
manières. C'est le troisième aspect que j'appelle
la pratique de soi ou l'ascétisme - mais l'ascétisme
dans une acception très large.
Le quatrième aspect est celui-ci : quelle sorte d'être
voulons-nous devenir lorsque nous avons un comportement moral ?
Par exemple, devons-nous devenir pur, immortel, libre, maître
de nous-même, etc. ? C'est une téléologie. Dans
ce que nous appelons la morale, il y a ce comportement effectif
des gens, il y a des codes et il y a ce rapport à soi qui
comprend les quatre aspects que je viens d'énumérer.
- Et qui sont tous indépendants les uns des autres ?
- Il y a à la fois des relations entre eux et une certaine
indépendance pour chacun d'entre eux. Vous pouvez très
bien comprendre que, si votre but est une pureté absolue
d'être, le type de techniques de la pratique de soi et les
techniques d'ascétisme que vous devez utiliser ne sont pas
exactement les mêmes que si vous essayez d'être maître
de votre comportement. D'abord, vous serez attirés par une
sorte de technique de déchiffrement ou de purification.
Maintenant, si vous appliquez ce cadre général à
la morale païenne ou à la morale du début de
l'ère chrétienne, que diriez-vous ? En premier lieu,
si l'on prend le code - c'est-à-dire ce qui est interdit
et ce qui ne l'est pas -, on s'aperçoit qu'au moins dans
le code philosophique du comportement il existe trois grandes prohibitions
ou prescriptions : l'une concernant le corps - à savoir que
vous devez faire très attention à votre comportement
sexuel, puisque c'est très précieux, et vous devez
donc avoir des rapports aussi peu fréquents que possible.
La deuxième prescription est celle-ci : si vous êtes
marié, ne faites l'amour qu'avec votre femme. Et en ce qui
concerne les garçons : attention, ne touchez pas les garçons.
Vous trouvez cela chez Platon, Isocrate, Hippocrate, chez les derniers
stoïciens, etc. - mais vous retrouvez cela dans le christianisme
et même dans notre société. C'est pourquoi je
pense que l'on peut dire que les codes en eux-mêmes n'ont
guère changé. Certaines prohibitions ont changé,
certaines prohibitions sont beaucoup plus strictes et beaucoup plus
sévères sous le christianisme que dans l'Antiquité
grecque. Mais les thèmes sont les mêmes. C'est pourquoi
je pense que les grands changements qui ont eu lieu entre la société
grecque, l'éthique grecque, la moralité grecque et
la façon dont les chrétiens se voyaient ne se sont
pas produits dans le code, mais dans ce que j'appelle l'éthique
qui est le rapport à soi. Dans L'Usage des plaisirs, j'analyse
ces quatre aspects du rapport à soi à travers les
trois thèmes d'austérité du code : la santé,
les épouses ou les femmes et les garçons.
- Serait-il juste de dire que vous ne faites pas la « généalogie
de la morale », puisque vous pensez que les codes moraux sont
relativement stables, mais que vous faites une généalogie
de l'éthique ?
- Oui, j'écris une généalogie de l'éthique.
La généalogie du sujet comme sujet des actions éthiques
ou la généalogie du désir comme problème
éthique. Si nous prenons l'éthique dans la philosophie
grecque classique ou dans la médecine, quelle substance éthique
découvre-t-on ? Ce sont les aphrodisia, qui sont en même
temps les actes, le désir et le plaisir. Quel est le mode
d'assujettissement ?
C'est l'idée qu'il faut faire de son existence une belle
existence ; c'est un mode esthétique. Vous voyez que j'ai
essayé de mettre en évidence ce fait que personne
n'est contraint dans l'éthique classique de se comporter
d'une manière telle qu'il faille être sincère
envers sa femme ; ne pas toucher les garçons, etc. Mais s'ils
veulent avoir une belle existence, s'ils veulent avoir une bonne
réputation, s'ils veulent être aptes à gouverner
les autres, il faut qu'ils fassent tout cela. Donc ils acceptent
ces contraintes de manière consciente pour la beauté
ou la gloire de leur existence. Mais le type d'être auquel
ils aspirent entièrement, c'est la maîtrise complète
de soi - c'est le telos. Et le choix, le choix esthétique
ou politique pour lequel ils acceptent ce type d'existence-ci, c'est
le mode d'assujettissement. C'est un choix personnel.
Chez les derniers stoïciens, lorsqu'ils se mettent à
dire : « Vous êtes obligé de faire cela parce
que vous êtes un être humain », quelque chose
a changé. Ce n'est plus un problème de choix ; vous
devez faire cela parce que vous êtes un être rationnel.
Le mode d'assujettissement est en train de changer.
A l'époque chrétienne, ce qui est très intéressant
c'est que les lois sexuelles de comportement étaient justifiées
par la religion. Les institutions qui les imposaient étaient
des institutions religieuses.
Mais la forme d'obligation était une forme légale.
Il y a eu une sorte de juridification interne de la loi religieuse
au sein du christianisme. La casuistique a été par
exemple une pratique juridique typique.
- Mais, après le siècle des Lumières, lorsque
l'influence religieuse s'écroule, c'est le juridique qui
est resté, alors ?
- Oui, après le XVIIIe siècle, l'appareil religieux
de ces législations disparaît en partie, puis il y
a cette lutte à l'issue incertaine entre l'approche médicale
et scientifique et l'appareil juridique.
- Pouvez-vous résumer tout cela ?
- Disons que la substance éthique des Grecs était
les aphrodisia ; le mode d'assujettissement était un choix
politico-esthétique. La forme d'ascèse était
la tekhnê utilisée et où l'on trouve par exemple
la tekhnê du corps ou cette économie des lois par lesquelles
on définissait son rôle de mari, ou encore cet érotisme
comme forme d'ascétisme envers soi dans l'amour des garçons,
etc. ; et puis la téléologie était la maîtrise
de soi. Voilà la situation que je décris dans les
deux premières parties de L'Usage des plaisirs.
Ensuite, il y a une mutation à l'intérieur de cette
morale. La raison de cette mutation est le changement intervenu
dans le rôle des hommes à l'égard de la société
à la fois chez eux, dans leurs rapports avec leurs femmes,
mais aussi sur le terrain politique, puisque la cité disparaît.
Et donc, pour ces raisons, la manière dont les hommes peuvent
se reconnaître comme sujets d'un comportement politique, économique
se transforme elle aussi. On peut dire en gros que, parallèlement
à ces transformations sociologiques, quelque chose change
aussi dans la morale classique - plus précisément
dans la manière dont s'élabore le rapport à
soi-même. Je crois cependant que le changement n'affecte pas
la substance éthique : elle reste constituée par les
aphrodisia. Il se produit certains changements dans le mode d'assujettissement,
par exemple, lorsque les stoïciens se reconnaissent comme des
êtres universels. Et l'on constate aussi des changements très
importants en ce qui concerne la forme d'ascèse, les techniques
que l'homme utilise afin de se reconnaître, de se constituer
en tant que sujet moral. Enfin, la visée change, elle aussi.
La différence, selon moi, est que, dans la perspective classique,
être maître de soi signifie d'abord prendre en compte
non pas l'autre, mais soi seulement, car la maîtrise de soi
implique la capacité à dominer les autres. La maîtrise
de soi se rattache ainsi directement à un rapport aux autres
qui est de nature dissymétrique. Être maître
de soi engage l'activité, la dissymétrie et la non-réciprocité.
Plus tard, à la faveur de changements intervenant dans le
mariage, la société - entre autres choses -, la maîtrise
de soi n'est plus liée de manière aussi prépondérante
au pouvoir que l'on exerce sur les autres : si l'on doit être
maître de soi, ce n'est plus seulement pour dominer les autres,
comme c'était le cas pour Alcibiade ou pour Nicoclès,
mais parce que l'on est un être rationnel. Et dans ce type
de maîtrise de soi, l'homme est lié aux autres qui
sont, eux aussi, maîtres d'eux-mêmes. Et avec ce nouveau
type de rapport à l'autre, la non-réciprocité
régresse.
Tels sont donc les changements qui s'opèrent et que j'essaie
de décrire dans les trois derniers chapitres - la quatrième
partie de L'Usage des plaisirs. Je reprends les mêmes thèmes
- le corps, les épouses ou les femmes, les garçons
- et je montre que ces trois thèmes austères se rattachent
à une morale en partie nouvelle. Je dis « en partie
», parce que certains éléments de cette morale
restent les mêmes - les aphrodisia, par exemple. D'autres
éléments, en revanche, changent : je pense aux techniques.
Selon Xénophon, le seul moyen pour un homme de devenir un
bon époux est de savoir précisément quel est
son rôle dans son foyer et à l'extérieur, quel
type d'autorité il doit exercer sur sa femme, ce qu'il attend
de la conduite de celle-ci. Tous ces calculs dictent les règles
de la conduite à adopter et définissent la manière
dont l'homme doit se comporter envers lui-même. Pour Épictète
ou pour Sénèque, en revanche, il n'est pas nécessaire
de savoir quel rôle on joue dans la société
ou dans son propre foyer pour être maître de soi, mais
il faut pratiquer certains exercices comme se priver de nourriture
pendant deux ou trois jours, afin d'être sûr que l'on
peut se dominer. De sorte que si, un jour, on se retrouve en prison,
on ne souffrira pas d'avoir à jeûner, par exemple.
Et il faut procéder ainsi avec tous les plaisirs c'est une
forme d'ascèse que l'on ne trouve ni dans Platon, ni chez
Socrate, ni dans Aristote.
Il n'existe pas de rapport complet et continu entre les techniques
et les tele. On peut trouver les mêmes techniques dans des
tele différents, mais il existe des rapports privilégiés,
des techniques privilégiées se rapportant à
chaque telos.
Dans le tome chrétien - je parle du tome ayant trait au
christianisme ! -, j'essaie de montrer comment toute cette morale
a changé.
C'est que le telos lui-même a changé : ce qui est
visé, à présent, c'est l'immortalité,
la pureté, etc. La forme d'ascèse a changé,
elle aussi, car désormais l'examen de soi prend la forme
d'un déchiffrement de soi. Le mode d'assujettissement est
à présent constitué par la loi divine. Et je
pense que même la substance éthique se transforme à
son tour : elle n'est plus constituée par les aphrodisia,
mais par le désir, la concupiscence, la chair, etc.
- Il semble donc que nous ayons une grille d'intelligibilité
qui fait du désir un problème éthique ?
- Oui, nous trouvons ce schéma-là. Si, par conduite
sexuelle, nous entendons les trois pôles que sont les actes,
le plaisir et le désir, nous avons la « formule>
grecque, qui ne varie pas en ce qui concerne les deux premiers éléments.
Dans cette formule grecque, les « actes » jouent un
rôle prépondérant, le plaisir et le désir
étant subsidiaires : acte-plaisir-(désir). Je mets
désir entre parenthèses, car avec la morale stoïcienne
commence, je crois, une élision du désir, le désir
commence à être condamné.
La « formule » chinoise, quant à elle, serait
plaisir-désir-(acte).
L'acte est mis de côté, car il faut restreindre les
actes afin d'obtenir le maximum de durée et d'intensité
du plaisir.
La « formule » chrétienne, enfin, met l'accent
sur le désir en essayant de le supprimer. Les actes doivent
devenir neutres ; l'acte n'a pour seule fin que la procréation
ou l'accomplissement du devoir conjugal. Le plaisir est, en pratique
comme en théorie, exclu.
Cela donne : (désir)-acte-(plaisir). Le désir est
exclu en pratique - il faut faire taire son désir -, mais
en théorie il est très important.
Je dirais que la « formule » moderne est le désir
- qui est souligné théoriquement et accepté
dans la pratique puisque vous devez libérer votre désir
; les actes ne sont pas très importants, quant au plaisir,
personne ne sait ce que c'est !
DU SOI CLASSIQUE AU SUJET MODERNE
- Quel est ce souci de soi que vous avez décidé de
traiter séparément dans Le Souci de soi ?
- Ce qui m'intéresse dans la culture hellénique,
dans la culture gréco-romaine à partir du IVe siècle
avant Jésus-Christ et jusqu'aux IIe et Ille siècles
après Jésus-Christ, c'est ce précepte pour
lequel les Grecs avaient un terme spécifique, l'epimeleia
heautou, qui signifie prendre soin de soi. Cela ne veut pas simplement
dire être intéressé par soi-même et cela
n'implique pas non plus une tendance à fixation sur soi-même
ou à l'autofascination.
L'epimeleia heautou est un mot très fort en grec qui veut
dire travailler sur quelque chose ou être concerné
par quelque chose. Xénophon, par exemple, utilise ce mot
pour décrire la gestion agricole. La responsabilité
d'un monarque à l'égard de ses concitoyens était
aussi de l'ordre de l'epimeleia. Ce qu'un médecin fait lorsqu'il
soigne un malade c'est l'epimeleia. C'est donc un mot très
fort. Il décrit une activité, il implique l'attention,
la connaissance, la technique.
- Mais la connaissance appliquée et la technique de soi
ne sont-elles pas des inventions modernes ?
- La connaissance a joué un rôle différent
dans le souci de soi classique. Il y a eu des choses très
intéressantes à étudier dans les relations
entre le savoir scientifique et l'epimeleia heautou. Celui qui se
souciait de lui devait choisir entre les choses que l'on peut connaître
grâce au savoir scientifique, seulement ce qui était
en rapport avec lui et avec sa vie.
- Mais la compréhension théorique, la compréhension
scientifique étaient secondaires et étaient motivées
par un souci éthique et esthétique ?
- Leur problème et leur débat ne concernaient que
des catégories limitées du savoir qui étaient
nécessaires pour l’epimeleia. Par exemple, pour les
épicuriens, la connaissance générale de ce
qu'étaient le monde, la nécessité du monde,
la relation entre le monde, la nécessité et les dieux,
tout cela était très important pour le souci de soi.
Parce que c'était d'abord matière à méditation
: si vous étiez capable de comprendre exactement la nécessité
du monde, alors vous pouviez maîtriser les passions d'une
manière beaucoup plus satisfaisante, et ainsi de suite. Donc,
pour les épicuriens, il y avait cette adéquation entre
tout le savoir possible et le souci de soi. La raison que l'on avait
de se familiariser avec la physique ou la cosmologie, c'était
que l'on devait se soucier de soi. Pour les stoïciens, le vrai
moi n'est défini que par ce dont je peux me rendre maître,
ce que je peux maîtriser.
- Donc, le savoir est subordonné à la fin pratique
de la maîtrise ?
- Épictète est très clair à ce sujet.
Il suggère comme exercice de marcher dans la rue tous les
matins pour observer et regarder. Et si vous rencontrez un personnage
comme le consul, vous vous dites : est-ce que je peux me rendre
maître du consul ? Non, donc je n'ai rien à faire.
Si je rencontre une belle fille ou un beau garçon, est-ce
que leur beauté, leur charme sont des choses sur lesquelles
j'ai prise ? Pour les chrétiens, tout cela est différent
; pour les chrétiens, il y a cette possibilité que
Satan pénètre dans votre âme et vous donne des
pensées que vous ne pouvez pas reconnaître comme étant
sataniques, mais que vous pouvez croire venir de Dieu, ce qui conduit
à douter sur ce qui se passe dans votre âme. Vous êtes
incapable de connaître la véritable origine de votre
désir sans travail herméneutique.
- Dans quelle mesure les chrétiens ont-ils développé
de nouvelles techniques de gouvernement de soi-même ?
- Ce qui m'intéresse dans ce concept classique de souci
de soi, c'est que nous pouvons y voir la naissance et le développement
d'un certain nombre de techniques ascétiques qui, habituellement,
sont attribuées au christianisme. On incrimine généralement
le christianisme d'avoir remplacé un mode de vie gréco-romain
assez tolérant par un mode de vie austère caractérisé
par toute une série de renoncements, d'interdictions et de
prohibitions. Mais on peut observer que, dans cette activité
du soi sur soi, les peuples anciens avaient développé
toute une série de pratiques d'austérité que
les chrétiens leur ont directement empruntées. On
voit que cette activité a été liée progressivement
à une certaine austérité sexuelle que la morale
chrétienne a reprise immédiatement. Il ne s'agit pas
de rupture morale entre une Antiquité tolérante et
un christianisme austère.
Ce travail sur soi avec l'austérité qui l'accompagne
n'est pas imposé à l'individu au moyen d'une loi civile
ou d'une obligation religieuse, mais c'est un choix que fait l'individu.
Les gens décident pour eux-mêmes s'ils doivent se soucier
d'eux ou pas.
- Au nom de quoi choisit-on de s'imposer ce mode de vie ?
- Je ne pense pas qu'il s'agisse d'atteindre une vie éternelle
après la mort parce que ces choses-là ne les préoccupaient
pas particulièrement. Ils agissaient au contraire afin de
donner à leur vie certaines valeurs (de reproduire certains
exemples, de laisser derrière eux une réputation exceptionnelle
ou de donner le maximum d'éclat à leur vie). Il s'agissait
de faire de sa vie un objet de connaissance, de tekhnê, un
objet d'art.
Nous avons à peine le souvenir de cette idée dans
notre société, idée selon laquelle la principale
oeuvre d'art dont il faut se soucier, la zone majeure où
l'on doit appliquer des valeurs esthétiques, c'est soi-même,
sa propre vie, son existence. On trouve cela à la Renaissance,
mais sous une forme légèrement académique -
et encore dans le dandysme du XIXe siècle -, mais ce n'ont
été que de brefs épisodes.
- Mais le souci de soi des Grecs n'est-il pas une première
version de notre autoconcentration que beaucoup considèrent
être un problème centraI de notre société
?
- Vous avez un certain nombre de thèmes - et je ne veux
pas dire qu'il faut les réutiliser de cette manière
- qui vous indiquent que, dans une culture à laquelle nous
devons un certain nombre des éléments les plus importants
et les plus constants de notre morale, il y avait une pratique de
soi, une conception de soi très différentes de notre
culture actuelle du soi. Dans le culte californien du soi, on doit
découvrir en principe son vrai moi en le séparant
de ce qui pourrait le rendre obscur ou l'aliéner, en déchiffrant
sa vérité grâce à une science psychologique
ou psychanalytique qui prétend être capable de vous
dire quel est votre vrai moi. Aussi, non seulement je n'identifie
pas la culture antique de soi à ce qu'on pourrait appeler
le culte de soi californien, mais je pense qu'ils sont diamétralement
opposés. Ce qui s'est produit entre les deux est précisément
un renversement de la culture classique de soi. Cela a eu lieu à
l'ère chrétienne lorsque l'idée du soi auquel
il fallait renoncer, parce que, s'attachant à soi-même,
c'était s'opposer à la volonté de Dieu, a été
substituée à l'idée d'un soi qu'il fallait
construire et créer comme une oeuvre d'art.
- Nous savons que l'une des études du Souci de soi se rapporte
au rôle de l'écriture dans la formation de soi. Comment
Platon pose-t-il la question du rapport entre soi et l'écriture
?
- Tout d'abord, pour introduire un certain nombre de faits historiques
qui sont souvent atténués lorsque l'on pose le problème
de l'écriture, il faut réexaminer la fameuse question
des hupomnêmata. Les exégètes voient actuellement,
dans la critique des hupomnêmata dans Phèdre, une critique
de l'écriture comme support matériel de la mémoire.
En fait, l’hupomnêmata a une signification très
précise.
C'est un cahier, un carnet. Plus précisément, ce
type de carnet était en vogue à l'époque de
Platon pour un usage administratif et personnel. Cette nouvelle
technologie était aussi révolutionnaire que l'introduction
de l'ordinateur dans la vie personnelle. Il me semble que la question
de soi et de l'écriture doit être posée dans
les termes du cadre technique et matériel dans lequel elle
s'est posée.
Ensuite, il y a des problèmes d'interprétation au
sujet de cette célèbre critique de l'écriture
opposée à une culture de la mémoire comme cela
apparaît dans Phèdre. Si vous lisez Phèdre,
vous constaterez que ce passage est secondaire par rapport à
un autre, qui est lui fondamental, en ce sens qu'il est dans la
continuité du thème développé jusqu'à
la fin du texte. Il importe peu qu'un texte soit oral ou écrit,
le problème est de savoir si oui ou non le discours en question
donne accès à la vérité. La question
de l'écrit ou de l'oral est donc secondaire par rapport à
la question de la vérité.
Enfin, ce qui me paraît remarquable est que ces nouveaux
instruments furent immédiatement utilisés pour établir
un rapport permanent à soi-même -l'on doit s'autogouverner
comme un gouverneur gouverne ses sujets, comme un chef d'entreprise
gouverne son entreprise, comme un chef de famille gouverne son foyer.
Cette idée nouvelle selon laquelle la vertu consiste essentiellement
à s'autogouverner de manière parfaite, c'est-à-dire
à exercer sur soi-même une maîtrise aussi totale
que celle d'un souverain à l'encontre duquel les révoltes
ont cessé, est une idée très importante qui
s'imposera pendant des siècles - quasiment jusqu'au christianisme.
Donc, si vous voulez, le point où la question des hupomnêmata
et la culture de soi se fondent l'un dans l'autre de manière
remarquable coïncide avec le moment où la culture de
soi s'assigne comme but le parfait gouvernement de soi - une sorte
de rapport politique permanent entre soi et soi. Les Anciens s'aidaient
de ces carnets pour pratiquer cette politique d'eux-mêmes,
tout comme les gouvernements et les chefs d'entreprise s'aident
de registres pour diriger.
C'est de cette manière que l'écriture me paraît
liée au problème de la culture de soi.
- Pouvez-vous préciser davantage ce que sont les hupomnêmata
?
- Au sens technique, les hupomnêmata pouvaient être
des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels
qui servaient de carnets de notes. Leur utilisation en livres de
vie, guides de conduite semble avoir été une chose
plutôt courante parmi tout un public cultivé. À
l'intérieur de ces carnets, on mettait des citations, des
extraits d'ouvrages, des exemples d'actions dont on avait été
témoin ou bien dont on avait lu un compte rendu, des réflexions
ou des raisonnements que l'on avait entendus ou qui vous venaient
à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle
des choses lues, entendues ou pensées, et faisaient de ces
choses un trésor accumulé pour la relecture et la
méditation ultérieures. Ils formaient aussi un matériau
brut pour l'écriture de traités plus systématiques
dans lesquels on donnait les arguments et les moyens de lutter contre
tel ou tel défaut (comme la colère, l'envie, le commérage,
la flatterie) ou bien de surmonter un obstacle (un deuil, un exil,
une ruine, une disgrâce).
- Mais comment l'écriture est-elle liée à
la morale et à soi ?
- Aucune technique, aucun talent professionnel ne peut être
acquis sans pratique ; et l'on ne peut pas davantage apprendre l'art
de vivre, la tekhnê tou biou sans une askêsis qui doit
être considérée comme un apprentissage de soi
par soi : c'était l'un des principes traditionnels auquel
les pythagoriciens, les disciples de Socrate, les cyniques ont accordé
pendant longtemps une grande importance.
Parmi toutes les formes que prenait cet apprentissage (et qui incluait
les abstinences, les mémorisations, les examens de conscience,
les méditations, le silence et l'écoute des autres),
il semble que l'écriture -le fait d'écrire pour soi
et pour les autres en soit venue à jouer un rôle important
assez tardivement.
- Quel rôle spécifique ont joué ces carnets
lorsqu'ils ont fini par avoir de l'importance à la fin de
l'Antiquité ?
- Aussi personnels qu'ils aient pu être, les hupomnêmata
ne doivent pas néanmoins être pris pour des journaux
intimes ou pour ces récits d'expérience spirituelle
(consignant les tentations, les luttes intérieures, les chutes
et les victoires) que l'on peut trouver ultérieurement dans
la littérature chrétienne. Ils ne constituent pas
un « récit de soi » ; leur objectif n'est pas
de mettre en lumière les arcanes de la conscience, dont la
confession - qu'elle soit orale ou écrite - aune valeur purificatrice.
Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est l'inverse de
ce dernier : il ne s'agit pas de traquer l'indéchiffrable,
de révéler ce qui est caché, de dire le non-dit,
mais au contraire de rassembler le déjà-dit, de rassembler
ce que l'on pouvait entendre ou lire, et cela dans un dessein qui
n'est pas autre chose que la constitution de soi-même.
Les hupomnêmata doivent être resitués dans le
contexte d'une tension très sensible de cette période
: à l'intérieur de cette culture très affectée
par la tradition, par la valeur reconnue du déjà-dit,
par la récurrence du discours, par la pratique de la «
citation » sous le sceau de l'âge et de l'autorité,
une morale était en train de se développer qui était
très ouvertement orientée par le souci de soi vers
des objectifs précis comme le retrait en soi-même.
Tel est l'objectif des hupomnêmata : faire du souvenir d'un
logos fragmentaire transmis par l'enseignement, l'écoute
ou la lecture, un moyen d'établir un rapport à soi
aussi adéquat et parfait que possible.
- Avant de voir quel a été le rôle de ces carnets
au début de l'ère chrétienne, pouvez-vous nous
dire en quoi l'austérité gréco-romaine et l'austérité
chrétienne sont différentes ?
- Une chose a été très importante, c'est que,
dans la morale stoïcienne, la question de la « pureté
» était pratiquement inexistante ou plutôt marginale.
Elle était importante pour les pythagoriciens et aussi pour
les écoles néoplatoniciennes, et elle est devenue
de plus en plus importante à travers leur influence et aussi
l'influence religieuse. À un moment donné, le problème
d'une esthétique de l'existence est recouvert par le problème
de la pureté qui est quelque chose d'autre et nécessite
une autre technique. Dans l'ascétisme chrétien, la
question de la pureté devient de plus en plus importante
; la raison pour laquelle il faut prendre le contrôle de soi-même,
c'est qu'il faut rester pur. Le problème de la virginité,
ce modèle de l’ » intégrité »
féminine, devient beaucoup plus important dans le christianisme.
Le thème de la virginité n'a pratiquement rien à
voir avec la morale sexuelle dans l'ascétisme gréco-romain.
Le problème est celui de la maîtrise de soi. C'était
un modèle viril de maîtrise de soi, et une femme qui
observait une certaine tempérance était aussi virile
à l'égard d'elle-même qu'un homme. Le paradigme
de l'autorestriction sexuelle devient un paradigme féminin
à travers le thème de la pureté et de la virginité
qui est fondé sur le modèle de l'intégrité
physique ; l'intégrité physique, et non plus la maîtrise
de soi, qui est devenue importante. Le problème de la morale
comme esthétique de l'existence a été recouvert
par le problème de la purification.
Ce nouveau moi chrétien devait être examiné
constamment parce que ce moi abritait la concupiscence et les désirs
de la chair. À partir de ce moment, le moi n'était
plus quelque chose qu'il fallait construire, mais quelque chose
auquel il fallait renoncer et qu'il fallait se mettre à déchiffrer.
Par conséquent, entre le paganisme et le christianisme, l'opposition
n'est pas entre la tolérance et l'austérité,
mais entre une forme d'austérité qui est liée
à une esthétique de l'existence et d'autres formes
d'austérité qui sont liées à la nécessité
de renoncer à soi en déchiffrant sa propre vérité.
- Donc Nietzsche aurait tort, dans La Généalogie
de la morale, lorsqu'il attribue à l'ascétisme chrétien
le mérite de faire de nous « des créatures qui
peuvent faire des promesses » ?
- Oui, je crois qu'il a fait erreur en attribuant cela au christianisme
étant donné tout ce que nous savons de l'évolution
de la morale païenne du IVe siècle avant Jésus-Christ
au IVe siècle après Jésus-Christ.
- Comment le rôle des carnets a-t-il changé lorsque
la technique qui faisait les utiliser dans un rapport de soi à
soi a été reprise par les chrétiens ?
- Un changement important, c'est que la prise en note des mouvements
intérieurs paraît, selon un texte d'Athanase sur la
vie de saint Antoine, être comme le bras du combat spirituel
: alors que le démon est une force qui trompe et fait que
l'on se trompe sur soi (une grande partie de la Vita Antonii est
consacrée à ces stratagèmes), l'écriture
constitue un test et une sorte de pierre angulaire : pour mettre
au jour les mouvements de la pensée, elle dissipe l'ombre
intérieure où les complots de l'ennemi sont tramés.
- Comment une transformation aussi radicale a-t-elle pu avoir lieu
?
- Il y a vraiment un changement dramatique entre les hypomnêmata
évoqués par Xénophon où il s'agissait
seulement de se souvenir des constituants d'un régime élémentaire
et la description des tentations nocturnes de saint Antoine. Un
lieu intéressant où trouver un stade intermédiaire
dans la transformation des techniques semble être la description
des rêves. Presque depuis le début il fallait avoir
un carnet près de son lit pour y noter ses propres rêves,
soit afin de les interpréter soi-même le lendemain
matin, soit afin de les montrer à quelqu'un qui les interpréterait.
Grâce à cette description nocturne, un pas important
est fait dans la description de soi.
- Mais en tout cas, l'idée que la contemplation de soi-même
vous permet de dissiper l'obscurité en vous-même et
d'accéder à fa vérité est déjà
présente dans Platon ?
- Oui, mais c'est une forme de contemplation ontologique et non
pas psychologique. Cette connaissance ontologique de soi apparaît
au moins dans certains textes, et en particulier dans l'Alcibiade,
sous la forme de la contemplation de l'âme par l'âme
dans les termes de la célèbre métaphore de
l'oeil. Platon demande : comment l'oeil peut-il se voir ? La réponse
est apparemment très simple bien qu'en fait très compliquée.
Pour Platon, on ne peut pas simplement se regarder dans un miroir.
Il faut regarder dans un autre oeil, c'est-à-dire l'oeil
qui est en soi-même, même si en soi implique l'aspect
de l'oeil d'un autre. Et là, dans la pupille de l'autre,
on se verra enfin : la pupille est le miroir.
Et de la même manière l'âme qui se contemple
dans une autre âme (ou dans l'élément divin
d'une autre âme) qui ressemble à sa pupille reconnaîtra
sa composante divine.
Vous voyez que l'idée qu'il faut se connaître soi-même,
c'est-à-dire gagner la connaissance ontologique du mode d'être
de l'âme, n'a rien à voir avec ce qu'on pourrait appeler
l'exercice de soi sur soi. Lorsqu'on saisit le mode d'être
de son âme, il est inutile de se demander ce que l'on a fait,
ce que l'on pense, ce que les mouvements de ses idées ou
de ses représentations peuvent être ou ce à
quoi on est attaché. C'est pour cela que vous pouvez pratiquer
cette technique de contemplation en utilisant comme objet l'âme
d'un autre. Platon ne parle jamais d'examen de conscience - jamais
!
- C'est un lieu commun des études littéraires de
dire que Montaigne a été le premier écrivain
à inventer l'autobiographie, et pourtant vous semblez faire
remonter l'écriture sur soi à des sources beaucoup
plus lointaines.
- Il me semble que, dans la crise religieuse du XVIe siècle
- dans cet immense rejet des pratiques de confession catholiques
-, de nouveaux modes de relation à soi se sont développés.
On peut observer la réactivation d'un certain nombre de pratiques
des stoïciens de l'Antiquité. Par exemple, la notion
d'épreuves de soi-même me paraît proche thématiquement
de ce que l'on peut trouver parmi les stoïciens pour qui l'expérience
de soi n'est pas cette découverte d'une vérité
enfouie en soi-même, mais une tentative de déterminer
ce que l'on peut faire et ce que l'on ne peut pas faire de la liberté
dont on dispose. À la fois chez les catholiques et chez les
protestants, la réactivation de ces anciennes techniques
qui prennent la forme de pratiques spirituelles chrétiennes
est très nette.
Prenons par exemple l'exercice de marche que recommande Épictète.
Tous les matins, tout en marchant dans la ville, nous devrions essayer
de déterminer dans le respect des choses (d'une personnalité
officielle ou d'une belle femme) quelles sont nos propres motivations,
si nous sommes impressionnés ou attirés par telle
ou telle chose, ou si nous avons une maîtrise de nous-mêmes
suffisante afin de rester indifférents.
Dans le christianisme, on a le même genre d'exercices à
faire, mais ceux-ci servent à tester notre indépendance
à l'égard de Dieu.
Je me souviens avoir trouvé dans un texte du XVIIe siècle
un exercice qui faisait penser à Épictète,
où un jeune séminariste fait certains exercices tout
en marchant qui prouvent de quelle façon chaque chose montre
sa dépendance à l'égard de Dieu et l'aide à
déchiffrer la présence de la divine providence. Ces
deux marches sont conformes l'une par rapport à l'autre dans
la mesure où l'on a ce cas avec Épictète d'une
marche au cours de laquelle l'individu fait en SOrte de conserver
la souveraineté de lui-même en montrant qu'il ne dépend
de rien ni de personne. Tandis que, dans l'exemple chrétien,
le séminariste marche et s'écrie devant chaque chose
qu'il voit :
« Oh, comme la bonté du Seigneur est grande ! Lui
qui a fait cela tient toutes choses en son pouvoir et moi en particulier
», ce qui est une façon de se dire qu'il n'est rien.
- Donc, le discours joue un rôle important, mais est toujours
au service d'autres pratiques, même dans la constitution de
soi,
- Il me semble que toute cette littérature dite «
du moi » - de journaux intimes, de récits de soi, etc.
- ne peut être comprise si on ne la replace pas dans le cadre
général et très riche des pratiques de soi.
Les gens écrivent sur eux-mêmes depuis deux mille ans,
mais évidemment pas de la même façon. J'ai l'impression
- peut-être ai-je tort - qu'il y a cette tendance de présenter
la relation entre l'écriture et le récit de soi comme
un phénomène spécifique de la modernité
européenne. Je ne veux pas nier que c'est un phénomène
moderne, mais cela a été aussi l'une des premières
utilisations de l'écriture. Donc ce n'est pas satisfaisant
de dire que le sujet est constitué dans un système
symbolique. Il est constitué dans des pratiques réelles
- des pratiques analysables historiquement. Il y a une technologie
de la constitution de soi qui traverse les systèmes symboliques
tout en les utilisant. Ce n'est pas seulement dans le jeu des symboles
que le sujet est constitué.
- Si l'auto-analyse est une invention culturelle, pourquoi cela
nous semble-t-il aussi naturel et aussi agréable ?
- Au début, cela a peut-être été un
exercice extrêmement pénible qui a nécessité
de nombreuses valorisations culturelles avant d'être finalement
transformé en une activité positive. Je crois que
les techniques de soi peuvent être trouvées dans toutes
les cultures sous différentes formes. De même qu'il
est nécessaire d'étudier et de comparer les différentes
techniques de production des objets et la direction des hommes par
les hommes à travers la forme d'un gouvernement, on doit
aussi interroger les techniques de soi. Ce qui rend l'analyse des
techniques de soi difficile, ce sont deux choses :
d'abord, les techniques de soi n'ont pas besoin du même appareil
matériel que la production des objets et sont donc souvent
des techniques invisibles. Deuxièmement, elles sont souvent
liées aux techniques d'administration des autres. Si l'on
prend par exemple les institutions éducatives, on s'aperçoit
que l'on dirige les autres et qu'on leur apprend à se gouverner
eux-mêmes. C'est pourquoi on a une technique de soi qui paraît
liée à une technique de gouvernement des autres.
- Passons à l'histoire du sujet moderne. Tout d'abord est-ce
que la culture de soi classique a été complètement
perdue ou bien est-elle au contraire incorporée et transformée
par les techniques chrétiennes ?
- Je ne pense pas que la culture de soi a été engloutie
ou qu'elle a été étouffée. On retrouve
de nombreux éléments qui ont été tout
simplement intégrés, déplacés, réutilisés
par le christianisme. À partir du moment où la culture
de soi a été reprise par le christianisme, elle a
été mise au service de l'exercice d'un pouvoir pastoral,
dans la mesure où l’epimeleia heautou est devenue essentiellement
l’epimeleia tôn allôn - le souci des autres -,
ce qui était le travail du pasteur. Mais, étant donné
que le salut de l'individu est canalisé - du moins jusqu'à
un certain point - par l'institution pastorale qui prend pour objet
le souci des âmes, le souci classique de soi a disparu, c'est-à-dire
qu'il a été intégré et a perdu une grande
partie de son autonomie.
Ce qui est intéressant, c'est que, pendant la Renaissance,
on voit toute une série de groupes religieux (dont l'existence
est déjà attestée au Moyen Âge) résister
à ce pouvoir pastoral et revendiquer le droit d'établir
leurs propres statUts. Selon ces groupes, l'individu devrait prendre
en charge son propre salut indépendamment de l'institution
ecclésiastique et de l'ordre pastoral. On observe donc non
pas une réapparition - dans une certaine mesure - de la culture
de soi, qui n'avait jamais disparu, mais une réaffirmation
de son autonomie.
Pendant la Renaissance, on voit aussi - et là je fais allusion
au texte célèbre de Burkhardt sur l'esthétique
de l'existence - que le héros est sa propre oeuvre d'art.
L'idée que l'on peut faire de sa vie une oeuvre d'art est
une idée qui, incontestablement, est étrangère
au Moyen Âge et qui réapparaît seulement à
l'époque de la Renaissance.
- jusqu'à présent, vous avez parlé des degrés
divers d'appropriation des techniques antiques de gouvernement de
soi-même. Dans vos écrits, vous avez toujours insisté
sur la rupture importante qui s'est produite entre la Renaissance
et l'âge classique. N'y a-t-il pas eu une mutation tout aussi
significative dans la façon dont le gouvernement de soi-même
a été lié à d'autres pratiques sociales
?
- C'est une question très intéressante, mais je ne
peux pas vous répondre immédiatement. Commençons
par dire que le rapport entre Montaigne, Pascal et Descartes pourrait
être repensé dans les termes de cette question. D'abord,
Pascal était encore dans la tradition où les pratiques
de soi, la pratique de l'ascétisme étaient liées
à la connaissance du monde. Ensuite, il ne faut pas oublier
que Descartes a écrit des « méditations »
- et les méditations sont une pratique de soi.
Mais la chose extraordinaire dans les textes de Descartes, c'est
qu'il a réussi à substituer un sujet fondateur de
pratiques de connaissance à un sujet constitué grâce
à des pratiques de soi.
C'est très important. Même s'il est vrai que la philosophie
grecque a fondé la rationalité, elle soutenait toujours
qu'un sujet ne pouvait pas avoir accès à la vérité
s'il ne réalisait pas d'abord sur lui un certain travail
qui le rendrait susceptible de connaître la vérité
- un travail de purification, une conversion de l'âme par
la contemplation de l'âme elle-même. L'on a aussi le
thème de l'exercice stoïcien, grâce auquel un
sujet assure d'abord son autonomie et son indépendance -
et il l'assure dans le cadre d'un rapport assez complexe à
la connaissance du monde, puisque à la fois c'est cette connaissance
qui lui permet d'assurer son indépendance et que ce n'est
qu'une fois cette indépendance assurée qu'il est capable
de reconnaître l'ordre du monde tel qu'il se présente.
Dans la culture européenne, et ce jusqu'au XVIe siècle,
la question demeure : « Quel est le travail que je dois effectuer
sur moi-même afin d'être capable et digne d'accéder
à la vérité ? » Ou, pour dire les choses
autrement, la vérité se paie toujours ; il n'y a pas
d'accès à la vérité sans ascèse.Jusqu'au
XVIe siècle, l'ascétisme et l'accès à
la vérité sont toujours plus ou moins obscurément
liés dans la culture occidentale.
Je pense que Descartes a rompu avec cela en disant : « Pour
accéder à la vérité, il suffit que je
sois n'importe quel sujet qui puisse voir ce qui est évident,
» L'évidence est substituée à l'ascèse
au point de jonction entre le rapport à soi et le rapport
aux autres, le rapport au monde. Le rapport à soi n'a plus
besoin d'être ascétique pour être en rapport
avec la vérité. Il suffit que le rapport à
soi me révèle la vérité évidente
de ce que je vois pour appréhender définitivement
cette vérité. Ainsi, je peux être immoral et
connaître la vérité. Je crois que c'est là
une idée qui, de manière plus ou moins explicite,
a été rejetée par toutes les cultures antérieures.
Avant Descartes, on ne pouvait pas être impur, immoral, et
connaître la vérité.
Avec Descartes, la preuve directe devient suffisante. Après
Descartes, c'est un sujet de la connaissance non astreint à
l'ascèse qui voit le jour.
Bien sûr, je schématise ici une histoire très
longue, mais qui reste fondamentale. Après Descartes, on
a un sujet de la connaissance qui pose à Kant le problème
de savoir ce qu'est le rapport entre le sujet moral et le sujet
de la connaissance. On a beaucoup discuté au siècle
des Lumières pour savoir si ces deux sujets étaient
différents ou non.
La solution de Kant a été de trouver un sujet universel
qui, dans la mesure où il est universel, pouvait être
le sujet de connaissance, mais qui exigeait néanmoins une
attitude éthique - précisément ce rapport à
soi que Kant propose dans La Critique de la raison pratique.
- Vous voulez dire que Descartes a libéré la rationalité
scientifique de la morale et que Kant a réintroduit la morale
comme forme appliquée des procédures de rationalité
?
- Exactement. Kant dit : « Je dois me reconnaître comme
sujet universel, c'est-à-dire me constituer dans chacune
de mes actions comme sujet universel en me conformant aux règles
universelles. » Les vieilles questions étaient donc
réintroduites : « Comment puis-je me constituer moi-même
comme sujet éthique ? Me reconnaître moi-même
comme tel ? Ai-je besoin d'exercices d'ascétisme ? Ou bien
de cette relation kantienne à l'universel qui me rend moral
en me conformant à la raison pratique ? » C'est comme
cela que Kant introduit une nouvelle voie de plus dans notre tradition
grâce à laquelle le soi n'est pas simplement donné
mais constitué dans un rapport à soi comme sujet.
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