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Le sujet et le pouvoir
Michel Foucault
Dits et écrits tome IV texte n°306

«The Subject and Power» («Le sujet et le pouvoir» ; trad. F. Durand-Bogaert), in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : Beyond Structuralism and Hermeneutics, Chicago, The University of Chicago Press, 1982, pp. 208-226.

Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits tome IV texte n°306
POURQUOI ÉTUDIER LE POUVOIR

LA QUESTION DU SUJET

Les idées dont j'aimerais parler ici ne tiennent lieu ni de théorie ni de méthodologie.

Je voudrais dire d'abord quel a été le but de mon travail ces vingt dernières années. Il n'a pas été d'analyser les phénomènes de pouvoir ni de jeter les bases d'une telle analyse. J'ai cherché plutôt à produire une histoire des différents modes de subjectivation de l'être humain dans notre culture ; j'ai traité, dans cette optique, des trois modes d'objectivation qui transforment les êtres humains en sujets.

Il y a d'abord les différents modes d'investigation qui cherchent à accéder au statut de science ; je pense par exemple à l'objectivation du sujet parlant en grammaire générale, en philologie et en linguistique. Ou bien, toujours dans ce premier mode, à l'objectivation du sujet productif, du sujet qui travaille, en économie et dans l'analyse des richesses. Ou encore, pour prendre un troisième exemple, à l'objectivation du seul fait d'être en vie en histoire naturelle ou en biologie.

Dans la deuxième partie de mon travail, j'ai étudié l'objectivation du sujet dans ce que j'appellerai les «pratiques divisantes». Le sujet est soit divisé à l'intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet. Le partage entre le fou et l'homme sain d'esprit, le malade et l'individu en bonne santé, le criminel et le «gentil garçon» illustre cette tendance.

Enfin, j'ai cherché à étudier - c'est là mon travail en cours - la manière dont un être humain se transforme en sujet ; j'ai orienté mes recherches vers la sexualité, par exemple la manière dont l'homme a appris à se reconnaître comme sujet d'une «sexualité».

Ce n'est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches.

Il est vrai que j'ai été amené à m'intéresser de près à la question du pouvoir. Il m'est vite apparu que, si le sujet humain est pris dans des rapports de production et des relations de sens, il est également pris dans des relations de pouvoir d'une grande complexité. Or il se trouve que nous disposons, grâce à l'histoire et à la théorie économiques, d'instruments adéquats pour étudier les rapports de production ; de même, la linguistique et la sémiotique fournissent des instruments à l'étude des relations de sens. Mais, pour ce qui est des relations de pouvoir, il n'y avait aucun outil défini ; nous avions recours à des manières de penser le pouvoir qui s'appuyaient soit sur des modèles juridiques (qu'est-ce qui légitime le pouvoir ?), soit sur des modèles institutionnels (qu'est-ce que l'État ?).

Il était donc nécessaire d'élargir les dimensions d'une définition du pouvoir si on voulait utiliser cette définition pour étudier l'objectivation du sujet.

Avons-nous besoin d'une théorie du pouvoir ? Puisque toute théorie suppose une objectivation préalable, aucune ne peut servir de base au travail d'analyse. Mais le travail d'analyse ne peut se faire sans une conceptualisation des problèmes traités. Et cette conceptualisation implique une pensée critique - une vérification constante.

Il faut s'assurer tout d'abord de ce que j'appellerai les «besoins conceptuels». J'entends par là que la conceptualisation ne doit pas se fonder sur une théorie de l'objet : l'objet conceptualisé n'est pas le seul critère de validité d'une conceptualisation. Il nous faut connaître les conditions historiques qui motivent tel ou tel type de conceptualisation. Il nous faut avoir une conscience historique de la situation dans laquelle nous vivons.

Deuxièmement, il faut s'assurer du type de réalité auquel nous sommes confrontés.

Un journaliste d'un grand journal français exprimait un jour sa surprise : «Pourquoi tant de gens soulèvent-ils la question du pouvoir aujourd'hui ? Est-ce là un sujet si important ? Et si indépendant qu'on puisse en parler sans tenir compte des autres problèmes ?»

Cette surprise m'a stupéfié. Il m'est difficile de croire qu'il a fallu attendre le XXe siècle pour que cette question soit enfin soulevée. Pour nous, de toute façon, le pouvoir n'est pas seulement une question théorique, mais quelque chose qui fait partie de notre expérience. Je n'en prendrai à témoin que deux de ses «formes pathologiques» - ces deux «maladies du pouvoir» que sont le fascisme et le stalinisme. L'une des nombreuses raisons qui font qu'elles sont pour nous si déconcertantes, c'est qu'en dépit de leur singularité historique elles ne sont pas tout à fait originales. Le fascisme et le stalinisme ont utilisé et étendu des mécanismes déjà présents dans la plupart des autres sociétés. Non seulement cela, mais, malgré leur folie interne, ils ont, dans une large mesure, utilisé les idées et les procédés de notre rationalité politique.

Ce qu'il nous faut, c'est une nouvelle économie des relations de pouvoir - et j'utilise ici le mot «économie» dans son sens théorique et pratique. Pour dire les choses autrement : depuis Kant, le rôle de la philosophie est d'empêcher la raison d'excéder les limites de ce qui est donné dans l'expérience ; mais depuis cette époque aussi - c'est-à-dire depuis le développement de l'État moderne et de la gestion politique de la société - la philosophie a également pour fonction de surveiller les pouvoirs excessifs de la rationalité politique. Et c'est lui demander beaucoup.

Ce sont là des faits d'une extrême banalité, que tout le monde connaît. Mais ce n'est pas parce qu'ils sont banals qu'ils n'existent pas. Ce qu'il faut faire avec les faits banals, c'est découvrir - ou du moins essayer de découvrir - quel problème spécifique et peut-être original s'y rattache.

La relation entre la rationalisation et les excès du pouvoir politique est évidente. Et nous ne devrions pas avoir à attendre la bureaucratie ou les camps de concentration pour reconnaître l'existence de relations de ce type. Mais le problème qui se pose est le suivant : que faire d'une telle évidence ?

Faut-il faire le procès de la raison ? À mon avis, rien ne saurait être plus stérile. D'abord, parce que le champ à couvrir n'a rien à voir avec la culpabilité ou l'innocence. Ensuite, parce qu'il est absurde de renvoyer à la raison comme l'entité contraire de la non-raison. Enfin, parce qu'un tel procès nous condamnerait à jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l'irrationaliste.

Allons-nous essayer d'analyser ce type de rationalisme qui semble propre à notre culture moderne et qui trouve son point d'ancrage dans l'Aufklärung ? Telle a été l'approche de certains membres de l'école de Francfort. Mon objectif, cependant, n'est pas d'entamer une discussion de leurs oeuvres, pourtant importantes et précieuses. Mais plutôt de proposer un autre mode d'analyse des rapports entre la rationalisation et le pouvoir.

Sans doute est-il plus sage de ne pas envisager globalement la rationalisation de la société ou de la culture, mais plutôt d'analyser le processus dans plusieurs domaines, dont chacun renvoie à une expérience fondamentale : la folie, la maladie, la mort, le crime, la sexualité, etc.

Je pense que le mot «rationalisation» est dangereux. Ce qu'il faut faire, c'est analyser des rationalités spécifiques plutôt que d'invoquer sans cesse les progrès de la rationalisation en général.

Même si l' Aufklärung a constitué une phase très importante de notre histoire et du développement de la technologie politique, je crois qu'il faut remonter à des processus beaucoup plus éloignés si l'on veut comprendre par quels mécanismes nous nous sommes retrouvés prisonniers de notre propre histoire.

Je voudrais suggérer ici une autre manière d'avancer vers une nouvelle économie des relations de pouvoir, qui soit à la fois plus empirique, plus directement reliée à notre situation présente, et qui implique davantage de rapports entre la théorie et la pratique. Ce nouveau mode d'investigation consiste à prendre les formes de résistance aux différents types de pouvoir comme point de départ. Ou, pour utiliser une autre métaphore, il consiste à utiliser cette résistance comme un catalyseur chimique qui permet de mettre en évidence les relations de pouvoir, de voir où elles s'inscrivent, de découvrir leurs points d'application et les méthodes qu'elles utilisent. Plutôt que d'analyser le pouvoir du point de vue de sa rationalité interne, il s'agit d'analyser les relations du pouvoir à travers l'affrontement des stratégies.

Par exemple, il faudrait peut-être, pour comprendre ce que la société entend par «être sensé», analyser ce qui se passe dans le champ de l'aliénation. Et de même, analyser ce qui se passe dans le champ de l'illégalité pour comprendre ce que nous voulons dire quand nous parlons de légalité. Quant aux relations de pouvoir, pour comprendre en quoi elles consistent, il faudrait peut-être analyser les formes de résistance et les efforts déployés pour essayer de dissocier ces relations.

Je proposerai, comme point de départ, de prendre une série d'oppositions qui se sont développées ces quelques dernières années : l'opposition au pouvoir des hommes sur les femmes, des parents sur leurs enfants, de la psychiatrie sur les malades mentaux, de la médecine sur la population, de l'administration sur la manière dont les gens vivent.

Il ne suffit pas de dire que ces oppositions sont des luttes contre l'autorité ; il faut essayer de définir plus précisément ce qu'elles ont en commun.

1) Ce sont des luttes «transversales» ; je veux dire par là qu'elles ne se limitent pas à un pays particulier. Bien sûr, certains pays favorisent leur développement, facilitent leur extension, mais elles ne sont pas restreintes à un type particulier de gouvernement politique ou économique.

2) Le but de ces luttes, c'est les effets de pouvoir en tant que tels. Par exemple, le reproche qu'on fait à la profession médicale n'est pas d'abord d'être une entreprise à but lucratif, mais d'exercer sans contrôle un pouvoir sur les corps, la santé des individus, leur vie et leur mort.

3) Ce sont des luttes «immédiates», et ce pour deux raisons. D'abord, parce que les gens critiquent les instances de pouvoir qui sont les plus proches d'eux, celles qui exercent leur action sur les individus. Ils ne cherchent pas l' «ennemi numéro un», mais l'ennemi immédiat. Ensuite, ils n'envisagent pas que la solution à leur problème puisse résider dans un quelconque avenir (c'est-à-dire dans une promesse de libération, de révolution, dans la fin du conflit des classes). Par rapport à une échelle théorique d'explication ou à l'ordre révolutionnaire qui polarise l'historien, ce sont des luttes anarchiques.

Mais ce ne sont pas là leurs caractéristiques les plus originales. Leur spécificité se définit plutôt comme suit

4) Ce sont des luttes qui mettent en question le statut de l'individu : d'un côté, elles affirment le droit à la différence et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels. De

l'autre, elles s'attaquent à tout ce qui peut isoler l'individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l'individu à se replier sur lui-même et l'attacher à son identité propre.

Ces luttes ne sont pas exactement pour ou contre l' «individu», mais elles s'opposent à ce qu'on pourrait appeler le «gouvernement par l'individualisation».

5) Elles opposent une résistance aux effets de pouvoir qui sont liés au savoir, à la compétence et à la qualification. Elles luttent contre les privilèges du savoir. Mais elles s'opposent aussi au mystère, à la déformation et à tout ce qu'il peut y avoir de mystificateur dans les représentations qu'on impose aux gens.

Il n'y a rien de «scientiste» dans tout cela (c'est-à-dire aucune croyance dogmatique en la valeur du savoir scientifique), mais il n'y a pas non plus de refus sceptique ou relativiste de toute vérité attestée. Ce qui est mis en question, c'est la manière dont le savoir circule et fonctionne, ses rapports au pouvoir. Bref, le régime du savoir.

6) Enfin, toutes les luttes actuelles tournent autour de la même question : qui sommes-nous ? Elles sont un refus de ces abstractions, un refus de la violence exercée par l'État économique et idéologique qui ignore qui nous sommes individuellement, et aussi un refus de l'inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité.

Pour résumer, le principal objectif de ces luttes n'est pas tant de s'attaquer à telle ou telle institution de pouvoir, ou groupe, ou classe, ou élite, qu'à une technique particulière, une forme de pouvoir.

Cette forme de pouvoir s'exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu'il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux. C'est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets. Il y a deux sens au mot «sujet» : sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit.

D'une manière générale, on peut dire qu'il y a trois types de luttes : celles qui s'opposent aux formes de domination (ethniques, sociales et religieuses) ; celles qui dénoncent les formes d'exploitation qui séparent l'individu de ce qu'il produit ; et celles qui combattent tout ce qui lie l'individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres (luttes contre l'assujettissement, contre les diverses formes de subjectivité et de soumission).

L'histoire est riche en exemples de ces trois types de luttes sociales, qu'elles se produisent de manière isolée ou conjointe. Mais, même lorsque ces luttes s'entremêlent, il y en a presque toujours une qui domine. Dans les sociétés féodales, par exemple, ce sont les luttes contre les formes de domination ethnique ou sociale qui prévalent, alors même que l'exploitation économique aurait pu constituer un facteur de révolte très important.

C'est au XIXe siècle que la lutte contre l'exploitation est venue au premier plan.

Et, aujourd'hui, c'est la lutte contre les formes d'assujettissement - contre la soumission de la subjectivité - qui prévaut de plus en plus, même si les luttes contre la domination et l'exploitation n'ont pas disparu, bien au contraire.

J'ai le sentiment que ce n'est pas la première fois que notre société se trouve confrontée à ce type de lutte. Tous ces mouvements qui ont pris place au XVe et au XVIe siècle, trouvant leur expression et leur justification dans la Réforme, doivent être compris comme les indices d'une crise majeure qui a affecté l'expérience occidentale de la subjectivité et d'une révolte contre le type de pouvoir religieux et moral qui avait donné forme, au Moyen Âge, à cette subjectivité. Le besoin alors ressenti d'une participation directe à la vie spirituelle, au travail du salut, à la vérité du Grand Livre - tout cela témoigne d'une lutte pour une nouvelle subjectivité.

Je sais quelles objections on peut faire. On peut dire que tous les types d'assujettissement ne sont que des phénomènes dérivés, les conséquences d'autres processus économiques et sociaux : les forces de production, les conflits de classes et les structures idéologiques qui déterminent le type de subjectivité auquel on a recours.

Il est évident qu'on ne peut pas étudier les mécanismes d'assujettissement sans tenir compte de leurs rapports aux mécanismes d'exploitation et de domination. Mais ces mécanismes de soumission ne constituent pas simplement le «terminal» d'autres mécanismes, plus fondamentaux. Ils entretiennent des relations complexes et circulaires avec d'autres formes.

La raison pour laquelle ce type de lutte tend à prévaloir dans notre société est due au fait qu'une nouvelle forme de pouvoir politique s'est développée de manière continue depuis le XVIe siècle. Cette nouvelle structure politique, c'est, comme chacun sait, l'État. Mais la plupart du temps, l'État est perçu comme un type de pouvoir politique qui ignore les individus, ne s'occupant que des intérêts de la communauté ou, devrais-je dire, d'une classe ou d'un groupe de citoyens choisis.

C'est tout à fait vrai. Cependant, j'aimerais souligner le fait que le pouvoir de l'État - et c'est là l'une des raisons de sa force - est une forme de pouvoir à la fois globalisante et totalisatrice. Jamais, je crois, dans l'histoire des sociétés humaines - et même dans la vieille société chinoise -, on n'a trouvé, à l'intérieur des mêmes structures politiques, une combinaison si complexe de techniques d'individualisation et de procédures totalisatrices.

Cela est dû au fait que l'État occidental moderne a intégré, sous une forme politique nouvelle, une vieille technique de pouvoir qui était née dans les institutions chrétiennes. Cette technique de pouvoir, appelons-la le pouvoir pastoral.

Et, pour commencer, quelques mots sur ce pouvoir pastoral.

On a souvent dit que le christianisme avait donné naissance à un code d'éthique fondamentalement différent de celui du monde antique. Mais on insiste en général moins sur le fait que le christianisme a proposé et étendu à tout le monde antique des nouvelles relations de pouvoir.

Le christianisme est la seule religion à s'être organisée en Église. Et en tant qu'Église le christianisme postule en théorie que certains individus sont aptes, de par leur qualité religieuse, à en servir d'autres, non pas en tant que princes, magistrats, prophètes, devins, bienfaiteurs ou éducateurs, mais en tant que pasteurs. Ce mot, toutefois, désigne une forme de pouvoir bien particulière.

1) C'est une forme de pouvoir dont l'objectif final est d'assurer le salut des individus dans l'autre monde.

2) Le pouvoir pastoral n'est pas simplement une forme de pouvoir qui ordonne ; il doit aussi être prêt à se sacrifier pour la vie et le salut du troupeau. En cela, il se distingue donc du pouvoir souverain qui exige un sacrifice de la part de ses sujets afin de sauver le trône.

3) C'est une forme de pouvoir qui ne se soucie pas seulement de l'ensemble de la communauté, mais de chaque individu particulier, pendant toute sa vie.

4) Enfin, cette forme de pouvoir ne peut s'exercer sans connaître ce qui se passe dans la tête des gens, sans explorer leurs âmes, sans les forcer à révéler leurs secrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience et une aptitude à la diriger.

Cette forme de pouvoir est orientée vers le salut (par opposition au pouvoir politique). Elle est oblative (par opposition au principe de souveraineté) et individualisante (par opposition au pouvoir juridique). Elle est coextensive à la vie et dans son prolongement ; elle est liée à une production de la vérité - la vérité de l'individu lui-même.

Mais, me direz-vous, tout cela appartient à l'histoire ; la pastorale a, sinon disparu, du moins perdu l'essentiel de ce qui faisait son efficacité.

C'est vrai, mais je pense qu'il faut distinguer entre deux aspects du pouvoir pastoral : l'institutionnalisation ecclésiastique, qui a disparu, ou du moins perdu sa vigueur depuis le XVIIIe siècle, et la fonction de cette institutionnalisation, qui s'est étendue et développée en dehors de l'institution ecclésiastique.

Il s'est produit, vers le XVIIIe siècle, un phénomène important une nouvelle distribution, une nouvelle organisation de ce type de pouvoir individualisant.

Je ne crois pas qu'il faille considérer l'«État moderne» comme une entité qui s'est développée au mépris des individus, en ignorant qui ils sont et jusqu'à leur existence, mais au contraire comme une structure très élaborée, dans laquelle les individus peuvent être intégrés à une condition : qu'on assigne à cette individualité une forme nouvelle et qu'on la soumette à un ensemble de mécanismes spécifiques.

En un sens, on peut voir en l'État une matrice de l'individualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral.

Je voudrais ajouter quelques mots à propos de ce nouveau pouvoir pastoral.

1) On observe, au cours de son évolution, un changement d'objectif. On passe du souci de conduire les gens au salut dans l'autre monde à l'idée qu'il faut l'assurer ici-bas. Et, dans ce contexte, le mot «salut» prend plusieurs sens : il veut dire santé, bien-être (c'est-à-dire niveau de vie correct, ressources suffisantes), sécurité, protection contre les accidents. Un certain nombre d'objectifs «terrestres» viennent remplacer les visées religieuses de la pastorale traditionnelle et ce d'autant plus facilement que cette dernière, pour diverses raisons, s'est toujours accessoirement assigné certains de ces objectifs ; il suffit de penser au rôle de la médecine et à sa fonction sociale qu'ont longtemps assurée les Églises catholique et protestante.

2) On a assisté conjointement à un renforcement de l'administration du pouvoir pastoral. Parfois, cette forme de pouvoir a été exercée par l'appareil d'État, ou, du moins, une institution publique comme la police. (N'oublions pas que la police a été inventée au XVIIIe siècle non seulement pour veiller au maintien de l'ordre et de la loi et pour aider les gouvernements à lutter contre leurs ennemis, mais pour assurer l'approvisionnement des villes, protéger l'hygiène et la santé ainsi que tous les critères considérés comme nécessaires au

développement de l'artisanat et du commerce.) Parfois, le pouvoir a été exercé par des entreprises privées, des sociétés d'assistance, des bienfaiteurs et, d'une manière générale, des philanthropes. D'autre part, les vieilles institutions, comme par exemple la famille, ont été elles aussi mobilisées pour remplir des fonctions pastorales. Enfin, le pouvoir a été exercé par des structures complexes comme la médecine, qui englobait à la fois les initiatives privées (la vente de services sur la base de l'économie de marché) et certaines institutions publiques comme les hôpitaux.

3) Enfin, la multiplication des objectifs et des agents du pouvoir pastoral a permis de centrer le développement du savoir sur l'homme autour de deux pôles : l'un, globalisant et quantitatif, concernait la population ; l'autre, analytique, concernait l'individu.

L'une des conséquences, c'est que le pouvoir pastoral, qui avait été lié pendant des siècles - en fait pendant plus d'un millénaire - à une institution religieuse bien particulière, s'est tout à coup étendu à l'ensemble du corps social ; il a trouvé appui sur une foule d'institutions. Et, au lieu d'avoir un pouvoir pastoral et un pouvoir politique plus ou moins liés l'un à l'autre, plus ou moins rivaux, on a vu se développer une «tactique» individualisante, caractéristique de toute une série de pouvoirs multiples : celui de la famille, de la médecine, de la psychiatrie, de l'éducation, des employeurs, etc.

À la fin du XVIIIe siècle, Kant publie dans un journal allemand le Berliner Monatschrift - un texte très court, qu'il intitule «Was heisst Aufklärung ?» . On a longtemps considéré - et on considère encore - ce texte comme relativement mineur.

Mais je ne peux m'empêcher de le trouver à la fois étonnant et intéressant, parce que, pour la première fois, un philosophe propose comme tâche philosophique d'analyser non seulement le système ou les fondements métaphysiques du savoir scientifique, mais un événement historique - un événement récent, d'actualité.

Lorsque Kant demande, en 1784 : « Was heisst Aufklärung ?», il veut dire : «Qu'est-ce qui se passe en ce moment ? Qu'est-ce qui nous arrive ? Quel est ce monde, cette période, ce moment précis où nous vivons ?»

Ou, pour dire les choses autrement : " Qui sommes-nous ?» Qui sommes-nous en tant qu'Aufklärer, en tant que témoins de ce siècle des Lumières ? Comparons avec la question cartésienne : qui suis-je ? Moi, en tant que sujet unique, mais universel et non historique ? Qui suis-je, je, car Descartes c'est tout le monde, n'importe où et à tout moment.

Mais la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l'histoire ? Cette question, c'est à la fois nous et notre situation présente qu'elle analyse.

Cet aspect de la philosophie est devenu de plus en plus important. Qu'on pense à Hegel, à Nietzsche...

L'autre aspect, celui de la «philosophie universelle», n'a pas disparu. Mais l'analyse critique du monde dans lequel nous vivons constitue de plus en plus la grande tâche philosophique. Sans doute le problème philosophique le plus infaillible est-il celui de l'époque présente, de ce que nous sommes à ce moment précis.

Sans doute l'objectif principal aujourd'hui n'est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de «double contrainte» politique que sont l'individualisation et la totalisation simultanées des structures du pouvoir moderne.

On pourrait dire, pour conclure, que le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd'hui n'est pas d'essayer de libérer l'individu de l'État et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l'État et du type d'individualisation qui s'y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d'individualité qu'on nous a imposé pendant plusieurs siècles.

LE POUVOIR, COMMENT S'EXERCE-T-IL ?

Pour certains, s'interroger sur le «comment» du pouvoir, ce serait se limiter à en décrire les effets sans les rapporter jamais ni à des causes ni à une nature. Ce serait faire de ce pouvoir une substance mystérieuse qu'on se garde d'interroger elle-même, sans doute parce qu'on préfère ne pas la «mettre en cause». Dans cette machinerie dont on ne rend pas raison, ils soupçonnent un fatalisme. Mais leur méfiance même ne montre-t-elle pas qu'eux-mêmes supposent que le pouvoir est quelque chose qui existe avec son origine, d'une part, sa nature, de l'autre, ses manifestations, enfin.

Si j'accorde un certain privilège provisoire à la question du «comment», ce n'est pas que je veuille éliminer la question du quoi et du pourquoi. C'est pour les poser autrement ; mieux : pour savoir s'il est légitime d'imaginer un pouvoir qui s'unit un quoi, un pourquoi, un comment. En termes brusques, je dirai qu'amorcer l'analyse par le «comment», c'est introduire le soupçon que le pouvoir, ça n'existe pas ; c'est se demander en tout cas quels contenus assignables on peut viser lorsqu'on fait usage de ce terme majestueux, globalisant et substantificateur ; c'est soupçonner qu'on laisse échapper un ensemble de réalités fort complexes, quand on piétine indéfiniment devant la double interrogation : «Le pouvoir, qu'est-ce que c'est ? Le pouvoir, d'où vient-il ?» La petite question, toute plate et empirique : «Comment ça se passe ?», envoyée en éclaireur, n'a pas pour fonction de faire passer en fraude une «métaphysique», ou une «ontologie» du pouvoir ; mais de tenter une investigation critique dans la thématique du pouvoir.

1. «Comment», non pas au sens de « comment se manifeste-t-il ?», mais « comment s'exerce-t-il ?», comment ça se passe lorsque des individus exercent, comme on dit, leur pouvoir sur d'autres ?»

De ce pouvoir il faut distinguer d'abord celui qu'on exerce sur les choses, et qui donne la capacité de les modifier, de les utiliser, de les consommer ou de les détruire - un pouvoir qui renvoie à des aptitudes directement inscrites dans le corps ou médiatisées par des relais instrumentaux. Disons qu'il s'agit là de «capacité». Ce qui caractérise en revanche le «pouvoir» qu'il s'agit d'analyser ici, c'est qu'il met en jeu des relations entre individus (ou entre groupes). Car il ne faut pas s'y tromper : si on parle du pouvoir des lois, des institutions ou des idéologies, si on parle de structures ou de mécanismes de pouvoir, c'est dans la mesure seulement où on suppose que «certains» exercent un pouvoir sur d'autres. Le terme de «pouvoir» désigne des relations entre «partenaires» (et par là je ne pense pas à un système de jeu, mais simplement, et en restant pour l'instant dans la plus grande généralité, à un ensemble d'actions qui s'induisent et se répondent les unes les autres).

Il faut distinguer aussi les relations de pouvoir des rapports de communication qui transmettent une information à travers une langue, un système de signes ou tout autre médium symbolique. Sans doute communiquer, c'est toujours une certaine manière d'agir sur l'autre ou les autres. Mais la production et la mise en circulation d'éléments signifiants peuvent bien avoir pour objectif ou pour conséquences des effets de pouvoir, ceux-ci ne sont pas simplement un aspect de celles-là. Qu'elles passent ou non par des systèmes de communication, les relations de pouvoir ont leur spécificité.

« Relations de pouvoir», «rapports de communication», «capacités objectives» ne doivent donc pas être confondus. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'agisse de trois domaines séparés ; et qu'il y aurait, d'une part, le domaine des choses, de la technique finalisée, du travail et de la transformation du réel ; de l'autre, celui des signes, de la communication, de la réciprocité et de la fabrication du sens ; enfin, celui de la domination des moyens de contrainte, de l'inégalité et de l'action des hommes sur les hommes 1. Il s'agit de trois types de relations qui, de fait, sont toujours imbriquées les unes dans les autres, se donnant un appui réciproque et se servant mutuellement d'instrument. La mise en oeuvre de capacités objectives, dans ses formes les plus élémentaires, implique des rapports de communication (qu'il s'agisse d'information préalable, ou de travail partagé) ; elle est liée aussi à des relations de pouvoir (qu'il s'agisse de tâches obligatoires, de gestes imposés par une tradition ou un apprentissage, de subdivisions ou de répartition plus ou moins obligatoire de travail). Les rapports de communication impliquent des activités finalisées (ne serait-ce que la mise en jeu «correcte» des éléments signifiants) et, sur le seul fait qu'ils modifient le champ informatif des partenaires, ils induisent des effets de pouvoir. Quant aux relations de pouvoir elles-mêmes, elles s'exercent pour une part extrêmement importante à travers la production et l'échange de signes ; et elles ne sont guère dissociables non plus des activités finalisées, qu'il s'agisse de celles qui permettent d'exercer ce pouvoir (comme les techniques de dressage, les procédés de domination, les manières d'obtenir l'obéissance) ou de celles qui font appel pour se déployer à des relations de pouvoir (ainsi dans la division du travail et la hiérarchie des tâches).

Bien sûr, la coordination entre ces trois types de relations n'est ni uniforme ni constante. Il n'y a pas dans une société donnée un type général d'équilibre entre les activités finalisées, les systèmes de communication et les relations de pouvoir. Il y a plutôt diverses formes, divers lieux, diverses circonstances ou occasions où ces interrelations s'établissent sur un modèle spécifique. Mais il y a aussi des «blocs» dans lesquels l'ajustement des capacités, les réseaux de communication et les relations de pouvoir constituent des systèmes réglés et concertés. Soit, par exemple, une institution scolaire : son aménagement spatial, le règlement méticuleux qui en régit la vie intérieure, les différentes activités qui y sont organisées, les divers personnages qui y vivent ou s'y rencontrent, avec chacun une fonction, une place, un visage bien défini ; tout cela constitue un «bloc» de capacité-communication-pouvoir. L'activité qui assure l'apprentissage et l'acquisition des aptitudes ou des types de comportement s'y développe à travers tout un ensemble de communications réglées (leçons, questions et réponses, ordres, exhortations, signes codés d'obéissance, marques différentielles de la «valeur» de chacun et des niveaux de savoir) et à travers toute une série de

1. Lorsque Habermas distingue domination, communication et activité finalisée, il n'y voit pas, je pense, trois domaines différents, mais trois «transcendantaux». procédés de pouvoir (clôture, surveillance, récompense et punition, hiérarchie pyramidale).

Ces blocs où la mise en oeuvre de capacités techniques, le jeu des communications et les relations de pouvoir sont ajustés les uns aux autres, selon des formules réfléchies, constituent ce qu'on peut appeler, en élargissant un peu le sens du mot, des «disciplines». L'analyse empirique de certaines disciplines telles qu'elles se sont constituées historiquement présente pour cela même un certain intérêt. D'abord, parce que les disciplines montrent selon des schémas artificiellement clairs et décantés la manière dont peuvent s'articuler les uns sur les autres les systèmes de finalité objective, de communications et de pouvoir. Parce qu'elles montrent aussi différents modèles d'articulations (tantôt avec prééminence des rapports de pouvoir et d'obéissance, comme dans les disciplines de type monastique ou de type pénitentiaire, tantôt avec prééminence des activités finalisées comme dans les disciplines d'ateliers ou d'hôpitaux, tantôt avec prééminence des rapports de communication comme dans les disciplines d'apprentissage ; tantôt aussi avec une saturation des trois types de relations comme peut-être dans la discipline militaire, où une pléthore de signes marque jusqu'à la redondance des relations de pouvoir serrées et soigneusement calculées pour procurer un certain nombre d'effets techniques).

Et ce qu'il faut entendre par la disciplinarisation des sociétés, depuis le XVIIIe siècle en Europe, ce n'est pas bien entendu que les individus qui en font partie deviennent de plus en plus obéissants ni qu'elles se mettent toutes à ressembler à des casernes, à des écoles ou à des prisons ; mais qu'on y a cherché un ajustement de mieux en mieux contrôlé - de plus en plus rationnel et économique - entre les activités productives, les réseaux de communication et le jeu des relations de pouvoir.

Aborder le thème du pouvoir par une analyse du «comment», c'est donc opérer, par rapport à la supposition d'un pouvoir fondamental, plusieurs déplacements critiques. C'est se donner pour objet d'analyse des relations de pouvoir, et non un pouvoir ; des relations de pouvoir qui sont distinctes des capacités objectives aussi bien que des rapports de communication ; des relations de pouvoir, enfin, qu'on peut saisir dans la diversité de leur enchaînement avec ces capacités et ces rapports.

2. En quoi consiste la spécificité des relations de pouvoir ?

L'exercice du pouvoir n'est pas simplement une relation entre des «partenaires», individuels ou collectifs ; c'est un mode d'action de certains sur certains autres. Ce qui veut dire, bien sûr, qu'il n'y a pas quelque chose comme le pouvoir, ou du pouvoir qui existerait globalement, massivement ou à l'état diffus, concentré ou distribué : il n'y a de pouvoir qu'exercé par les «uns» sur les «autres» ; le pouvoir n'existe qu'en acte, même si bien entendu il s'inscrit dans un champ de possibilité épars s'appuyant sur des structures permanentes. Cela veut dire aussi que le pouvoir n'est pas de l'ordre du consentement ; il n'est pas en lui-même renonciation à une liberté, transfert de droit, pouvoir de tous et de chacun délégué à quelques-uns (ce qui n'empêche pas que le consentement puisse être une condition pour que la relation de pouvoir existe et se maintienne) ; la relation de pouvoir peut être l'effet d'un consentement antérieur ou permanent ; elle n'est pas dans sa nature propre la manifestation d'un consensus.

Est-ce que cela veut dire qu'il faille chercher le caractère propre aux relations de pouvoir du côté d'une violence qui en serait la forme primitive, le secret permanent et le recours dernier - ce qui apparaît en dernier lieu comme sa vérité, lorsqu'il est contraint de jeter le masque et de se montrer tel qu'il est ? En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c'est un mode d'action qui n'agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. Une relation de violence agit sur un corps, sur des choses : elle force, elle plie, elle brise, elle détruit : elle referme toutes les possibilités ; elle n'a donc auprès d'elle d'autre pôle que celui de la passivité ; et si elle rencontre une résistance, elle n'a d'autre choix que d'entreprendre de la réduire. Une relation de pouvoir, en revanche, s'articule sur deux éléments qui lui sont indispensables pour être justement une relation de pouvoir que «l'autre» (celui sur lequel elle s'exerce) soit bien reconnu et maintenu jusqu'au bout comme sujet d'action ; et que s'ouvre, devant la relation de pouvoir, tout un champ de réponses, réactions, effets, inventions possibles.

La mise en jeu de relations de pouvoir n'est évidemment pas plus exclusive de l'usage de la violence que de l'acquisition des consentements ; aucun exercice de pouvoir ne peut, sans doute, se passer de l'un ou de l'autre, souvent des deux à la fois. Mais, s'ils en sont les instruments ou les effets, ils n'en constituent pas le principe ou la nature. L'exercice du pouvoir peut bien susciter autant d'acceptation qu'on voudra : il peut accumuler les morts et s'abriter derrière toutes les menaces qu'il peut imaginer. Il n'est pas en lui-même une violence qui saurait parfois se cacher, ou un consentement qui, implicitement, se reconduirait. Il est un ensemble d'actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s'inscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d'agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu'ils agissent ou qu'ils sont susceptibles d'agir. Une action sur des actions.

Le terme de «conduite» avec son équivoque même est peut-être l'un de ceux qui permettent le mieux de saisir ce qu'il y a de spécifique dans les relations de pouvoir. La «conduite» est à la fois l'acte de «mener» les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. L'exercice du pouvoir consiste à «conduire des conduites» et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de l'ordre de l'affrontement entre deux adversaires, ou de l'engagement de l'un à l'égard de l'autre, que de l'ordre du «gouvernement» . Il faut laisser à ce mot la signification très large qu'il avait au XVIe siècle. Il ne se référait pas seulement à des structures politiques et à la gestion des États ; mais il désignait la manière de diriger la conduite d'individus ou de groupes : gouvernement des enfants, des âmes, des communautés, des familles, des malades. Il ne recouvrait pas simplement des formes instituées et légitimes d'assujettissement politique ou économique ; mais des modes d'action plus ou moins réfléchis et calculés, mais tous destinés à agir sur les possibilités d'action d'autres individus. Gouverner, en ce sens, c'est structurer le champ d'action éventuel des autres. Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de la violence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent en être tout au plus que des instruments) : mais du côté de ce mode d'action singulier - ni guerrier ni juridique - qui est le gouvernement.

Quand on définit l'exercice du pouvoir comme un mode d'action sur les actions des autres, quand on les caractérise par le «gouvernement» des hommes les uns par les autres - au sens le plus étendu de ce mot -, on y inclut un élément important : celui de la liberté. Le pouvoir ne s'exerce que sur des «sujets libres», et en tant qu'ils sont «libres» - entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place. Là où les déterminations sont saturées, il n'y a pas de relation de pouvoir : l'esclavage n'est pas un rapport de pouvoir lorsque l'homme est aux fers (il s'agit alors d'un rapport physique de contrainte), mais justement lorsqu'il peut se déplacer et à la limite s'échapper. Il n'y a donc pas un face-à-face de pouvoir et de liberté, avec entre eux un rapport d'exclusion (partout où le pouvoir s'exerce, la liberté disparaît) ; mais un jeu beaucoup plus complexe : dans ce jeu la liberté va bien apparaître comme condition d'existence du pouvoir (à la fois son préalable, puisqu'il faut qu'il y ait de la liberté pour que le pouvoir s'exerce, et aussi son support permanent puisque, si elle se dérobait entièrement au pouvoir qui s'exerce sur elle, celui-ci disparaîtrait du fait même et devrait se trouver un substitut dans la coercition pure et simple de la violence) ; mais elle apparaît aussi comme ce qui ne pourra que s'opposer à un exercice du pouvoir qui tend en fin de compte à la déterminer entièrement.

La relation de pouvoir et l'insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées. Le problème central du pouvoir n'est pas celui de la « servitude volontaire» (comment pouvons-nous désirer être esclaves ?) : au cœur de la relation de pouvoir, la «provoquant» sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l'intransitivité de la liberté. Plutôt que d'un «antagonisme» essentiel, il vaudrait mieux parler d'un «agonisme» - d'un rapport qui est à la fois d'incitation réciproque et de lutte ; moins d'une opposition terme à terme qui les bloque l'un en face de l'autre que d'une provocation permanente.

3. Comment analyser la relation de pouvoir ?

On peut - je veux dire : il est parfaitement légitime de l'analyser dans des institutions bien déterminées ; celles-ci constituant un observatoire privilégié pour les saisir, diversifiées, concentrées, mises en ordre et portées, semble-t-il, à leur plus haut point d'efficacité ; c'est là, en première approximation, qu'on peut s'attendre à voir apparaître la forme et la logique de leurs mécanismes élémentaires. Pourtant, l'analyse des relations de pouvoir dans des espaces institutionnels fermés présente un certain nombre d'inconvénients. D'abord, le fait qu'une part importante des mécanismes mis en oeuvre par une institution sont destinés à assurer sa propre conservation amène le risque de déchiffrer, surtout dans les relations de pouvoir « intra-institutionnelles », des fonctions essentiellement reproductrices. En second lieu, on s'expose, en analysant les relations de pouvoir à partir des institutions, à chercher dans celles-ci l'explication et l'origine de celles-là, c'est-à-dire en somme à expliquer le pouvoir par le pouvoir. Enfin, dans la mesure où les institutions agissent essentiellement par la mise en jeu de deux éléments : des règles (explicites ou silencieuses) et un appareil, au risque de donner à l'un et à l'autre un privilège exagéré dans la relation de pouvoir, et donc à ne voir en celles-ci que des modulations de la loi et de la coercition.

Il ne s'agit pas de nier l'importance des institutions dans l'aménagement des relations de pouvoir. Mais de suggérer qu'il faut plutôt analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l'inverse ; et que le point d'ancrage fondamental de celles-ci, même si elles prennent corps et se cristallisent dans une institution, est à chercher en deçà.

Reparlons de la définition selon laquelle l'exercice du pouvoir serait une manière pour les uns de structurer le champ d'action possible des autres. Ce qui serait ainsi le propre d'une relation de pouvoir, c'est qu'elle serait un mode d'action sur des actions. C'est-à-dire que les relations de pouvoir s'enracinent loin dans le nexus social ; et qu'elles ne reconstituent pas au-dessus de la « société» une structure supplémentaire et dont on pourrait peut-être rêver l'effacement radical. Vivre en société, c'est, de toute façon, vivre de manière qu'il soit possible d'agir sur l'action les uns des autres. Une société « sans relations de pouvoir » ne peut être qu'une abstraction. Ce qui, soit dit en passant, rend politiquement d'autant plus nécessaire l'analyse de ce qu'elles sont dans une société donnée, de leur formation historique, de ce qui les rend solides ou fragiles, des conditions qui sont nécessaires pour transformer les unes, abolir les autres. Car dire qu'il ne peut pas y avoir de société sans relation de pouvoir ne veut dire ni que celles qui sont données sont nécessaires, ni que de toute façon le pouvoir constitue au coeur des sociétés une fatalité incontournable ; mais que l'analyse, l'élaboration, la remise en question des relations de pouvoir, et de l' «agonisme» entre relations de pouvoir et intransitivité de la liberté, sont une tâche politique incessante ; et que c'est même cela la tâche politique inhérente à toute existence sociale.

Concrètement, l'analyse des relations de pouvoir exige qu'on établisse un certain nombre de points.

1) Le système des différenciations qui permettent d'agir sur l'action des autres : différences juridiques ou traditionnelles de statut et de privilèges ; différences économiques dans l'appropriation des richesses et des biens ; différences de place dans les processus de production ; différences linguistiques ou culturelles ; différences dans le savoir-faire et les compétences, etc. Toute relation de pouvoir met en oeuvre des différenciations qui sont pour elle à la fois des conditions et des effets.

2) Le type d'objectifs poursuivis par ceux qui agissent sur l'action des autres : maintien de privilèges, accumulation de profits, mise en oeuvre d'autorité statutaire, exercice d'une fonction ou d'un métier.

3) Les modalités instrumentales : selon que le pouvoir est exercé par la menace des armes, par les effets de la parole, à travers des disparités économiques, par des mécanismes plus ou moins complexes de contrôle, par des systèmes de surveillance, avec ou sans archives, selon des règles explicites ou non, permanentes ou modifiables, avec ou sans dispositifs matériels, etc.

4) Les former d'institutionnalisation : celles-ci peuvent mêler des dispositions traditionnelles, des structures juridiques, des phénomènes d'habitude ou de mode (comme on le voit dans les relations de pouvoir qui traversent l'institution familiale) ; elles peuvent aussi prendre l'allure d'un dispositif fermé sur lui-même avec ses lieux spécifiques, ses règlements propres, ses structures hiérarchiques soigneusement dessinées, et une relative autonomie fonctionnelle (ainsi dans les institutions scolaires ou militaires) ; elles peuvent aussi former des systèmes très complexes dotés d'appareils multiples, comme dans le cas de l'État qui a pour fonction de constituer l'enveloppe générale, l'instance de contrôle global, le principe de régulation et, dans une certaine mesure aussi, de distribution de toutes les relations de pouvoir dans un ensemble social donné.

5) Les degrés de rationalisation :
car la mise en jeu des relations de pouvoir comme action sur un champ de possibilité peut être plus ou moins élaborée en fonction de l'efficacité des instruments et de la certitude du résultat (raffinements technologiques plus ou moins grands dans l'exercice du pouvoir) ou encore en fonction du coût éventuel (qu'il s'agisse du «coût» économique des moyens mis en oeuvre, ou du coût «réactionnel» constitué par les résistances rencontrées). L'exercice du pouvoir n'est pas un fait brut, une donnée institutionnelle, ni une structure qui se maintient ou se brise : il s'élabore, se transforme, s'organise, se dote de procédures plus ou moins ajustées.

On voit pourquoi l'analyse des relations de pouvoir dans une société ne peut pas se ramener à l'étude d'une série d'institutions, pas même à l'étude de toutes celles qui mériteraient le nom de «politique». Les relations de pouvoir s'enracinent dans l'ensemble du réseau social. Cela ne veut pas dire pourtant qu'il y a un principe de pouvoir premier et fondamental qui domine jusqu'au moindre élément de la société ; mais que, à partir de cette possibilité d'action sur l'action des autres qui est coextension à toute relation sociale, des formes multiples de disparité individuelle, d'objectifs, d'instrumentations données sur nous et aux autres, d'institutionnalisation plus ou moins sectorielle ou globale, d'organisation plus ou moins réfléchie définissent des formes différentes de pouvoir. Les formes et les lieux de «gouvernement» des hommes les uns par les autres sont multiples dans une société ; ils se superposent, s'entrecroisent, se limitent et s'annulent parfois, se renforcent dans d'autres cas. Que l'État dans les sociétés contemporaines ne soit pas simplement l'une des formes ou l'un des lieux - fût-il le plus important - d'exercice du pouvoir, mais que d'une certaine façon tous les autres types de relation de pouvoir se réfèrent à lui, c'est un fait certain. Mais ce n'est pas parce que chacun dérive de lui. C'est plutôt parce qu'il s'est produit une étatisation continue des relations de pouvoir (bien qu'elle n'ait pas pris la même forme dans l'ordre pédagogique, judiciaire, économique, familial). En se référant au sens cette fois restreint du mot «gouvernement», on pourrait dire que les relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c'est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques.

4. Relations de pouvoir et rapports stratégiques.

Le mot de stratégie est employé couramment en trois sens. D'abord, pour désigner le choix des moyens employés pour parvenir à une fin ; il s'agit de la rationalité mise en oeuvre pour atteindre un objectif. Pour désigner la manière dont un partenaire, dans un jeu donné, agit en fonction de ce qu'il pense devoir être l'action des autres, et de ce qu'il estime que les autres penseront être la sienne ; en somme, la manière dont on essaie d'avoir prise sur l'autre. Enfin, pour désigner l'ensemble des procédés utilisés dans un affrontement pour priver l'adversaire de ses moyens de combat et le réduire à renoncer à la lutte ; il s'agit alors des moyens destinés à obtenir la victoire. Ces trois significations se rejoignent dans les situations d'affrontement -guerre ou jeu - où l'objectif est d'agir sur un adversaire de telle manière que la lutte soit pour lui impossible. La stratégie se définit alors par le choix des solutions «gagnantes». Mais il faut garder à l'esprit qu'il s'agit là d'un type bien particulier de situation ; et qu'il en est d'autres où il faut maintenir la distinction entre les différents sens du mot stratégie.

En se référant au premier sens indiqué, on peut appeler «stratégie de pouvoir» l'ensemble des moyens mis en oeuvre pour faire fonctionner ou pour maintenir un dispositif de pouvoir. On peut aussi parler de stratégie propre à des relations de pouvoir dans la mesure où celles-ci constituent des modes d'action sur l'action possible, éventuelle, supposée des autres. On peut donc déchiffrer en termes de «stratégies» les mécanismes mis en oeuvre dans les relations de pouvoir. Mais le point le plus important, c'est évidemment le rapport entre relations de pouvoir et stratégies d'affrontement. Car s'il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une «insoumission» et des libertés essentiellement rétives, il n'y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se superposer, à perdre leur spécificité et finalement à se confondre. Elles constituent l'une pour l'autre une sorte de limite permanente, de point de renversement possible. Un rapport d'affrontement rencontre son terme, son moment final (et la victoire d'un des deux adversaires) lorsqu'au jeu des réactions antagonistes viennent se substituer les mécanismes stables par lesquels l'un peut conduire de manière assez constante et avec suffisamment de certitude la conduite des autres ; pour un rapport d'affrontement, dès lors qu'il n'est pas lutte à mort, la fixation d'un rapport de pouvoir constitue un point de mire - à la fois son accomplissement et sa propre mise en suspens. Et en retour, pour une relation de pouvoir, la stratégie de lutte constitue elle aussi une frontière : celle où l'induction calculée des conduites chez les autres ne peut plus aller au-delà de la réplique à leur propre action. Comme il ne saurait y avoir de relations de pouvoir sans points d'insoumission qui par définition lui échappent, toute intensification, toute extension des rapports de pouvoir pour les soumettre ne peuvent que conduire aux limites de l'exercice du pouvoir ; celui-ci rencontre alors sa butée soit dans un type d'action qui réduit l'autre à l'impuissance totale (une «victoire» sur l'adversaire se substitue à l'exercice du pouvoir), soit dans un retournement de ceux qu'on gouverne et leur transformation en adversaires. En somme, toute stratégie d'affrontement rêve de devenir rapport de pouvoir ; et tout rapport de pouvoir penche, aussi bien s'il suit sa propre ligne de développement que s'il se heurte à des résistances frontales, à devenir stratégie gagnante.

En fait, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel. À chaque instant le rapport de pouvoir peut devenir, et sur certains points devient, un affrontement entre des adversaires. À chaque instant aussi les relations d'adversité, dans une société, donnent lieu à la mise en oeuvre de mécanismes de pouvoir. Instabilité donc qui fait que les mêmes processus, les mêmes événements et les mêmes transformations peuvent se déchiffrer aussi bien à l'intérieur d'une histoire des luttes que dans celle des relations et des dispositifs de pouvoir. Ce ne seront ni les mêmes éléments significatifs, ni les mêmes enchaînements, ni les mêmes types d'intelligibilité qui apparaîtront, bien que ce soit au même tissu historique qu'ils se réfèrent et bien que chacune des deux analyses doive renvoyer à l'autre. Et c'est justement l'interférence des deux lectures qui fait apparaître ces phénomènes fondamentaux de «domination» que présente l'histoire d'une grande partie des sociétés humaines. La domination, c'est une structure globale de pouvoir dont on peut trouver parfois les significations et les conséquences jusque dans la trame la plus ténue de la société ; mais c'est en même temps une situation stratégique plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre des adversaires. Il peut bien arriver qu'un fait de domination ne soit que la transcription d'un des mécanismes de pouvoir d'un rapport d'affrontement et de ses conséquences (une structure politique dérivant d'une invasion) ; il se peut aussi qu'un rapport de lutte entre deux adversaires soit l'effet du développement des relations de pouvoir avec les conflits et les clivages qu'il entraîne. Mais ce qui fait de la domination d'un groupe, d'une caste ou d'une classe, et des résistances ou des révoltes auxquelles elle se heurte, un phénomène central dans l'histoire des sociétés, c'est qu'elles manifestent, sous une forme globale et massive, à l'échelle du corps social tout entier, l'enclenchement des relations de pouvoir sur les rapports stratégiques, et leurs effets d'entraînement réciproque.