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«The Subject and Power» («Le sujet et le pouvoir» ;
trad. F. Durand-Bogaert),
in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault : Beyond Structuralism and
Hermeneutics,
Chicago, The University of Chicago Press, 1982, pp. 208-226.
Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits
tome IV
texte n°306
POURQUOI ÉTUDIER LE POUVOIR
LA QUESTION DU SUJET
Les idées dont j'aimerais parler ici ne tiennent lieu ni
de théorie ni de méthodologie.
Je voudrais dire d'abord quel a été le but de mon
travail ces vingt dernières années. Il n'a pas été
d'analyser les phénomènes de pouvoir ni de jeter les
bases d'une telle analyse. J'ai cherché plutôt à
produire une histoire des différents modes de subjectivation
de l'être humain dans notre culture ; j'ai traité, dans
cette optique, des trois modes d'objectivation qui transforment
les êtres humains en sujets.
Il y a d'abord les différents modes d'investigation qui
cherchent à accéder au statut de science ; je pense
par exemple à l'objectivation du sujet parlant en grammaire
générale, en philologie et en linguistique. Ou bien,
toujours dans ce premier mode, à l'objectivation du sujet
productif, du sujet qui travaille, en économie et dans l'analyse
des richesses. Ou encore, pour prendre un troisième exemple,
à l'objectivation du seul fait d'être en vie en histoire
naturelle ou en biologie.
Dans la deuxième partie de mon travail, j'ai étudié
l'objectivation du sujet dans ce que j'appellerai les «pratiques
divisantes». Le sujet est soit divisé à l'intérieur
de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait
de lui un objet. Le partage entre le fou et l'homme sain d'esprit,
le malade et l'individu en bonne santé, le criminel et le
«gentil garçon» illustre cette tendance.
Enfin, j'ai cherché à étudier - c'est là
mon travail en cours - la manière dont un être humain
se transforme en sujet ; j'ai orienté mes recherches vers
la sexualité, par exemple la manière dont l'homme
a appris à se reconnaître comme sujet d'une «sexualité».
Ce n'est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème
général de mes recherches.
Il est vrai que j'ai été amené à m'intéresser
de près à la question du pouvoir. Il m'est vite apparu
que, si le sujet humain est pris dans des rapports de production
et des relations de sens, il est également pris dans des
relations de pouvoir d'une grande complexité. Or il se trouve
que nous disposons, grâce à l'histoire et à
la théorie économiques, d'instruments adéquats
pour étudier les rapports de production ; de même, la
linguistique et la sémiotique fournissent des instruments
à l'étude des relations de sens. Mais, pour ce qui
est des relations de pouvoir, il n'y avait aucun outil défini ;
nous avions recours à des manières de penser le pouvoir
qui s'appuyaient soit sur des modèles juridiques (qu'est-ce
qui légitime le pouvoir ?), soit sur des modèles institutionnels
(qu'est-ce que l'État ?).
Il était donc nécessaire d'élargir les dimensions
d'une définition du pouvoir si on voulait utiliser cette
définition pour étudier l'objectivation du sujet.
Avons-nous besoin d'une théorie du pouvoir ? Puisque toute
théorie suppose une objectivation préalable, aucune
ne peut servir de base au travail d'analyse. Mais le travail d'analyse
ne peut se faire sans une conceptualisation des problèmes
traités. Et cette conceptualisation implique une pensée
critique - une vérification constante.
Il faut s'assurer tout d'abord de ce que j'appellerai les «besoins
conceptuels». J'entends par là que la conceptualisation
ne doit pas se fonder sur une théorie de l'objet : l'objet
conceptualisé n'est pas le seul critère de validité
d'une conceptualisation. Il nous faut connaître les conditions
historiques qui motivent tel ou tel type de conceptualisation. Il
nous faut avoir une conscience historique de la situation dans laquelle
nous vivons.
Deuxièmement, il faut s'assurer du type de réalité
auquel nous sommes confrontés.
Un journaliste d'un grand journal français exprimait un
jour sa surprise : «Pourquoi tant de gens soulèvent-ils
la question du pouvoir aujourd'hui ? Est-ce là un sujet si
important ? Et si indépendant qu'on puisse en parler sans
tenir compte des autres problèmes ?»
Cette surprise m'a stupéfié. Il m'est difficile de
croire qu'il a fallu attendre le XXe siècle pour que cette
question soit enfin soulevée. Pour nous, de toute façon,
le pouvoir n'est pas seulement une question théorique, mais
quelque chose qui fait partie de notre expérience. Je n'en
prendrai à témoin que deux de ses «formes pathologiques»
- ces deux «maladies du pouvoir» que sont le fascisme
et le stalinisme. L'une des nombreuses raisons qui font qu'elles
sont pour nous si déconcertantes, c'est qu'en dépit
de leur singularité historique elles ne sont pas tout à
fait originales. Le fascisme et le stalinisme ont utilisé
et étendu des mécanismes déjà présents
dans la plupart des autres sociétés. Non seulement
cela, mais, malgré leur folie interne, ils ont, dans une
large mesure, utilisé les idées et les procédés
de notre rationalité politique.
Ce qu'il nous faut, c'est une nouvelle économie des relations
de pouvoir - et j'utilise ici le mot «économie»
dans son sens théorique et pratique. Pour dire les choses
autrement : depuis Kant, le rôle de la philosophie est d'empêcher
la raison d'excéder les limites de ce qui est donné
dans l'expérience ; mais depuis cette époque aussi
- c'est-à-dire depuis le développement de l'État
moderne et de la gestion politique de la société -
la philosophie a également pour fonction de surveiller les
pouvoirs excessifs de la rationalité politique. Et c'est
lui demander beaucoup.
Ce sont là des faits d'une extrême banalité,
que tout le monde connaît. Mais ce n'est pas parce qu'ils
sont banals qu'ils n'existent pas. Ce qu'il faut faire avec les
faits banals, c'est découvrir - ou du moins essayer de découvrir
- quel problème spécifique et peut-être original
s'y rattache.
La relation entre la rationalisation et les excès du pouvoir
politique est évidente. Et nous ne devrions pas avoir à
attendre la
bureaucratie ou les camps de concentration pour reconnaître
l'existence de relations de ce type. Mais le problème qui
se pose est le suivant : que faire d'une telle évidence ?
Faut-il faire le procès de la raison ? À mon avis,
rien ne saurait être plus stérile. D'abord, parce que
le champ à couvrir n'a rien à voir avec la culpabilité
ou l'innocence. Ensuite, parce qu'il est absurde de renvoyer à
la raison comme l'entité contraire de la non-raison. Enfin,
parce qu'un tel procès nous condamnerait à jouer le
rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l'irrationaliste.
Allons-nous essayer d'analyser ce type de rationalisme qui semble
propre à notre culture moderne et qui trouve son point d'ancrage
dans l'Aufklärung ? Telle a été l'approche de
certains membres de l'école de Francfort. Mon objectif, cependant,
n'est pas d'entamer une discussion de leurs oeuvres, pourtant importantes
et précieuses. Mais plutôt de proposer un autre mode
d'analyse des rapports entre la rationalisation et le pouvoir.
Sans doute est-il plus sage de ne pas envisager globalement la
rationalisation de la société ou de la culture, mais
plutôt d'analyser le processus dans plusieurs domaines, dont
chacun renvoie à une expérience fondamentale : la folie,
la maladie, la mort, le crime, la sexualité, etc.
Je pense que le mot «rationalisation» est dangereux.
Ce qu'il faut faire, c'est analyser des rationalités spécifiques
plutôt que d'invoquer sans cesse les progrès de la
rationalisation en général.
Même si l' Aufklärung a constitué une phase très
importante de notre histoire et du développement de la technologie
politique, je crois qu'il faut remonter à des processus beaucoup
plus éloignés si l'on veut comprendre par quels mécanismes
nous nous sommes retrouvés prisonniers de notre propre histoire.
Je voudrais suggérer ici une autre manière d'avancer
vers une nouvelle économie des relations de pouvoir, qui
soit à la fois plus empirique, plus directement reliée
à notre situation présente, et qui implique davantage
de rapports entre la théorie et la pratique. Ce nouveau mode
d'investigation consiste à prendre les formes de résistance
aux différents types de pouvoir comme point de départ.
Ou, pour utiliser une autre métaphore, il consiste à
utiliser cette résistance comme un catalyseur chimique qui
permet de mettre en évidence les relations de pouvoir, de
voir où elles s'inscrivent, de découvrir leurs points
d'application et les méthodes qu'elles utilisent. Plutôt
que d'analyser le pouvoir du point de vue de sa rationalité
interne, il s'agit d'analyser les relations du pouvoir à
travers l'affrontement des stratégies.
Par exemple, il faudrait peut-être, pour comprendre ce que
la société entend par «être sensé»,
analyser ce qui se passe dans le champ de l'aliénation. Et
de même, analyser ce qui se passe dans le champ de l'illégalité
pour comprendre ce que nous voulons dire quand nous parlons de légalité.
Quant aux relations de pouvoir, pour comprendre en quoi elles consistent,
il faudrait peut-être analyser les formes de résistance
et les efforts déployés pour essayer de dissocier
ces relations.
Je proposerai, comme point de départ, de prendre une série
d'oppositions qui se sont développées ces quelques
dernières années : l'opposition au pouvoir des hommes
sur les femmes, des parents sur leurs enfants, de la psychiatrie
sur les malades mentaux, de la médecine sur la population,
de l'administration sur la manière dont les gens vivent.
Il ne suffit pas de dire que ces oppositions sont des luttes contre
l'autorité ; il faut essayer de définir plus précisément
ce qu'elles ont en commun.
1) Ce sont des luttes «transversales» ; je veux dire
par là qu'elles ne se limitent pas à un pays particulier.
Bien sûr, certains pays favorisent leur développement,
facilitent leur extension, mais elles ne sont pas restreintes à
un type particulier de gouvernement politique ou économique.
2) Le but de ces luttes, c'est les effets de pouvoir en tant que
tels. Par exemple, le reproche qu'on fait à la profession
médicale n'est pas d'abord d'être une entreprise à
but lucratif, mais d'exercer sans contrôle un pouvoir sur
les corps, la santé des individus, leur vie et leur mort.
3) Ce sont des luttes «immédiates», et ce pour
deux raisons. D'abord, parce que les gens critiquent les instances
de pouvoir qui sont les plus proches d'eux, celles qui exercent
leur action sur les individus. Ils ne cherchent pas l' «ennemi
numéro un», mais l'ennemi immédiat. Ensuite,
ils n'envisagent pas que la solution à leur problème
puisse résider dans un quelconque avenir (c'est-à-dire
dans une promesse de libération, de révolution, dans
la fin du conflit des classes). Par rapport à une échelle
théorique d'explication ou à l'ordre révolutionnaire
qui polarise l'historien, ce sont des luttes anarchiques.
Mais ce ne sont pas là leurs caractéristiques les
plus originales. Leur spécificité se définit
plutôt comme suit
4) Ce sont des luttes qui mettent en question le statut de l'individu :
d'un côté, elles affirment le droit à la différence
et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement
individuels. De
l'autre, elles s'attaquent à tout ce qui peut isoler l'individu,
le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre
l'individu à se replier sur lui-même et l'attacher
à son identité propre.
Ces luttes ne sont pas exactement pour ou contre l' «individu»,
mais elles s'opposent à ce qu'on pourrait appeler le «gouvernement
par l'individualisation».
5) Elles opposent une résistance aux effets de pouvoir qui
sont liés au savoir, à la compétence et à
la qualification. Elles luttent contre les privilèges du
savoir. Mais elles s'opposent aussi au mystère, à
la déformation et à tout ce qu'il peut y avoir de
mystificateur dans les représentations qu'on impose aux gens.
Il n'y a rien de «scientiste» dans tout cela (c'est-à-dire
aucune croyance dogmatique en la valeur du savoir scientifique),
mais il n'y a pas non plus de refus sceptique ou relativiste de
toute vérité attestée. Ce qui est mis en question,
c'est la manière dont le savoir circule et fonctionne, ses
rapports au pouvoir. Bref, le régime du savoir.
6) Enfin, toutes les luttes actuelles tournent autour de la même
question : qui sommes-nous ? Elles sont un refus de ces abstractions,
un refus de la violence exercée par l'État économique
et idéologique qui ignore qui nous sommes individuellement,
et aussi un refus de l'inquisition scientifique ou administrative
qui détermine notre identité.
Pour résumer, le principal objectif de ces luttes n'est
pas tant de s'attaquer à telle ou telle institution de pouvoir,
ou groupe, ou classe, ou élite, qu'à une technique
particulière, une forme de pouvoir.
Cette forme de pouvoir s'exerce sur la vie quotidienne immédiate,
qui classe les individus en catégories, les désigne
par leur individualité propre, les attache à leur
identité, leur impose une loi de vérité qu'il
leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître
en eux. C'est une forme de pouvoir qui transforme les individus
en sujets. Il y a deux sens au mot «sujet» : sujet soumis
à l'autre par le contrôle et la dépendance,
et sujet attaché à sa propre identité par la
conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot
suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit.
D'une manière générale, on peut dire qu'il
y a trois types de luttes : celles qui s'opposent aux formes de domination
(ethniques, sociales et religieuses) ; celles qui dénoncent
les formes d'exploitation qui séparent l'individu de ce qu'il
produit ; et celles qui combattent tout ce qui lie l'individu à
lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres (luttes
contre l'assujettissement, contre les diverses formes de subjectivité
et de soumission).
L'histoire est riche en exemples de ces trois types de luttes sociales,
qu'elles se produisent de manière isolée ou conjointe.
Mais, même lorsque ces luttes s'entremêlent, il y en
a presque toujours une qui domine. Dans les sociétés
féodales, par exemple, ce sont les luttes contre les formes
de domination ethnique ou sociale qui prévalent, alors même
que l'exploitation économique aurait pu constituer un facteur
de révolte très important.
C'est au XIXe siècle que la lutte contre l'exploitation
est venue au premier plan.
Et, aujourd'hui, c'est la lutte contre les formes d'assujettissement
- contre la soumission de la subjectivité - qui prévaut
de plus en plus, même si les luttes contre la domination et
l'exploitation n'ont pas disparu, bien au contraire.
J'ai le sentiment que ce n'est pas la première fois que
notre société se trouve confrontée à
ce type de lutte. Tous ces mouvements qui ont pris place au XVe
et au XVIe siècle, trouvant leur expression et leur justification
dans la Réforme, doivent être compris comme les indices
d'une crise majeure qui a affecté l'expérience occidentale
de la subjectivité et d'une révolte contre le type
de pouvoir religieux et moral qui avait donné forme, au Moyen
Âge, à cette subjectivité. Le besoin alors ressenti
d'une participation directe à la vie spirituelle, au travail
du salut, à la vérité du Grand Livre - tout
cela témoigne d'une lutte pour une nouvelle subjectivité.
Je sais quelles objections on peut faire. On peut dire que tous
les types d'assujettissement ne sont que des phénomènes
dérivés, les conséquences d'autres processus
économiques et sociaux : les forces de production, les conflits
de classes et les structures idéologiques qui déterminent
le type de subjectivité auquel on a recours.
Il est évident qu'on ne peut pas étudier les mécanismes
d'assujettissement sans tenir compte de leurs rapports aux mécanismes
d'exploitation et de domination. Mais ces mécanismes de soumission
ne constituent pas simplement le «terminal» d'autres
mécanismes, plus fondamentaux. Ils entretiennent des relations
complexes et circulaires avec d'autres formes.
La raison pour laquelle ce type de lutte tend à prévaloir
dans notre société est due au fait qu'une nouvelle
forme de pouvoir politique s'est développée de manière
continue depuis le XVIe siècle. Cette nouvelle structure
politique, c'est, comme chacun sait, l'État. Mais la plupart
du temps, l'État est perçu comme un type de pouvoir
politique qui ignore les individus, ne s'occupant que des intérêts
de la communauté ou, devrais-je dire, d'une classe ou d'un
groupe de citoyens choisis.
C'est tout à fait vrai. Cependant, j'aimerais souligner
le fait que le pouvoir de l'État - et c'est là l'une
des raisons de sa force - est une forme de pouvoir à la fois
globalisante et totalisatrice. Jamais, je crois, dans l'histoire
des sociétés humaines - et même dans la vieille
société chinoise -, on n'a trouvé, à
l'intérieur des mêmes structures politiques, une combinaison
si complexe de techniques d'individualisation et de procédures
totalisatrices.
Cela est dû au fait que l'État occidental moderne
a intégré, sous une forme politique nouvelle, une
vieille technique de pouvoir qui était née dans les
institutions chrétiennes. Cette technique de pouvoir, appelons-la
le pouvoir pastoral.
Et, pour commencer, quelques mots sur ce pouvoir pastoral.
On a souvent dit que le christianisme avait donné naissance
à un code d'éthique fondamentalement différent
de celui du monde antique. Mais on insiste en général
moins sur le fait que le christianisme a proposé et étendu
à tout le monde antique des nouvelles relations de pouvoir.
Le christianisme est la seule religion à s'être organisée
en Église. Et en tant qu'Église le christianisme postule
en théorie que certains individus sont aptes, de par leur
qualité religieuse, à en servir d'autres, non pas
en tant que princes, magistrats, prophètes, devins, bienfaiteurs
ou éducateurs, mais en tant que pasteurs. Ce mot, toutefois,
désigne une forme de pouvoir bien particulière.
1) C'est une forme de pouvoir dont l'objectif final est d'assurer
le salut des individus dans l'autre monde.
2) Le pouvoir pastoral n'est pas simplement une forme de pouvoir
qui ordonne ; il doit aussi être prêt à se sacrifier
pour la vie et le salut du troupeau. En cela, il se distingue donc
du pouvoir souverain qui exige un sacrifice de la part de ses sujets
afin de sauver le trône.
3) C'est une forme de pouvoir qui ne se soucie pas seulement de
l'ensemble de la communauté, mais de chaque individu particulier,
pendant toute sa vie.
4) Enfin, cette forme de pouvoir ne peut s'exercer sans connaître
ce qui se passe dans la tête des gens, sans explorer leurs
âmes, sans les forcer à révéler leurs
secrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience
et une aptitude à la diriger.
Cette forme de pouvoir est orientée vers le salut (par opposition
au pouvoir politique). Elle est oblative (par opposition au principe
de souveraineté) et individualisante (par opposition au pouvoir
juridique). Elle est coextensive à la vie et dans son prolongement ;
elle est liée à une production de la vérité
- la vérité de l'individu lui-même.
Mais, me direz-vous, tout cela appartient à l'histoire ;
la pastorale a, sinon disparu, du moins perdu l'essentiel de ce
qui faisait son efficacité.
C'est vrai, mais je pense qu'il faut distinguer entre deux aspects
du pouvoir pastoral : l'institutionnalisation ecclésiastique,
qui a disparu, ou du moins perdu sa vigueur depuis le XVIIIe siècle,
et la fonction de cette institutionnalisation, qui s'est étendue
et développée en dehors de l'institution ecclésiastique.
Il s'est produit, vers le XVIIIe siècle, un phénomène
important une nouvelle distribution, une nouvelle organisation de
ce type de pouvoir individualisant.
Je ne crois pas qu'il faille considérer l'«État
moderne» comme une entité qui s'est développée
au mépris des individus, en ignorant qui ils sont et jusqu'à
leur existence, mais au contraire comme une structure très
élaborée, dans laquelle les individus peuvent être
intégrés à une condition : qu'on assigne à
cette individualité une forme nouvelle et qu'on la soumette
à un ensemble de mécanismes spécifiques.
En un sens, on peut voir en l'État une matrice de l'individualisation
ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral.
Je voudrais ajouter quelques mots à propos de ce nouveau
pouvoir pastoral.
1) On observe, au cours de son évolution, un changement
d'objectif. On passe du souci de conduire les gens au salut dans
l'autre monde à l'idée qu'il faut l'assurer ici-bas.
Et, dans ce contexte, le mot «salut» prend plusieurs
sens : il veut dire santé, bien-être (c'est-à-dire
niveau de vie correct, ressources suffisantes), sécurité,
protection contre les accidents. Un certain nombre d'objectifs «terrestres»
viennent remplacer les visées religieuses de la pastorale
traditionnelle et ce d'autant plus facilement que cette dernière,
pour diverses raisons, s'est toujours accessoirement assigné
certains de ces objectifs ; il suffit de penser au rôle de
la médecine et à sa fonction sociale qu'ont longtemps
assurée les Églises catholique et protestante.
2) On a assisté conjointement à un renforcement de
l'administration du pouvoir pastoral. Parfois, cette forme de pouvoir
a été exercée par l'appareil d'État,
ou, du moins, une institution publique comme la police. (N'oublions
pas que la police a été inventée au XVIIIe
siècle non seulement pour veiller au maintien de l'ordre
et de la loi et pour aider les gouvernements à lutter contre
leurs ennemis, mais pour assurer l'approvisionnement des villes,
protéger l'hygiène et la santé ainsi que tous
les critères considérés comme nécessaires
au
développement de l'artisanat et du commerce.) Parfois, le
pouvoir a été exercé par des entreprises privées,
des sociétés d'assistance, des bienfaiteurs et, d'une
manière générale, des philanthropes. D'autre
part, les vieilles institutions, comme par exemple la famille, ont
été elles aussi mobilisées pour remplir des
fonctions pastorales. Enfin, le pouvoir a été exercé
par des structures complexes comme la médecine, qui englobait
à la fois les initiatives privées (la vente de services
sur la base de l'économie de marché) et certaines
institutions publiques comme les hôpitaux.
3) Enfin, la multiplication des objectifs et des agents du pouvoir
pastoral a permis de centrer le développement du savoir sur
l'homme autour de deux pôles : l'un, globalisant et quantitatif,
concernait la population ; l'autre, analytique, concernait l'individu.
L'une des conséquences, c'est que le pouvoir pastoral, qui
avait été lié pendant des siècles -
en fait pendant plus d'un millénaire - à une institution
religieuse bien particulière, s'est tout à coup étendu
à l'ensemble du corps social ; il a trouvé appui sur
une foule d'institutions. Et, au lieu d'avoir un pouvoir pastoral
et un pouvoir politique plus ou moins liés l'un à
l'autre, plus ou moins rivaux, on a vu se développer une
«tactique» individualisante, caractéristique
de toute une série de pouvoirs multiples : celui de la famille,
de la médecine, de la psychiatrie, de l'éducation,
des employeurs, etc.
À la fin du XVIIIe siècle, Kant publie dans un journal
allemand le Berliner Monatschrift - un texte très court,
qu'il intitule «Was heisst Aufklärung ?» . On a
longtemps considéré - et on considère encore
- ce texte comme relativement mineur.
Mais je ne peux m'empêcher de le trouver à la fois
étonnant et intéressant, parce que, pour la première
fois, un philosophe propose comme tâche philosophique d'analyser
non seulement le système ou les fondements métaphysiques
du savoir scientifique, mais un événement historique
- un événement récent, d'actualité.
Lorsque Kant demande, en 1784 : « Was heisst Aufklärung ?»,
il veut dire : «Qu'est-ce qui se passe en ce moment ? Qu'est-ce
qui nous arrive ? Quel est ce monde, cette période, ce moment
précis où nous vivons ?»
Ou, pour dire les choses autrement : " Qui sommes-nous ?» Qui
sommes-nous en tant qu'Aufklärer, en tant que témoins
de ce siècle des Lumières ? Comparons avec la question
cartésienne : qui suis-je ? Moi, en tant que sujet unique,
mais universel et non historique ? Qui suis-je, je, car Descartes
c'est tout le monde, n'importe où et à tout moment.
Mais la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l'histoire ? Cette question,
c'est à la fois nous et notre situation présente qu'elle
analyse.
Cet aspect de la philosophie est devenu de plus en plus important.
Qu'on pense à Hegel, à Nietzsche...
L'autre aspect, celui de la «philosophie universelle»,
n'a pas disparu. Mais l'analyse critique du monde dans lequel nous
vivons constitue de plus en plus la grande tâche philosophique.
Sans doute le problème philosophique le plus infaillible
est-il celui de l'époque présente, de ce que nous
sommes à ce moment précis.
Sans doute l'objectif principal aujourd'hui n'est-il pas de découvrir,
mais de refuser ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire
ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de
cette sorte de «double contrainte» politique que sont
l'individualisation et la totalisation simultanées des structures
du pouvoir moderne.
On pourrait dire, pour conclure, que le problème à
la fois politique, éthique, social et philosophique qui se
pose à nous aujourd'hui n'est pas d'essayer de libérer
l'individu de l'État et de ses institutions, mais de nous
libérer nous de l'État et du type d'individualisation
qui s'y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de
subjectivité en refusant le type d'individualité qu'on
nous a imposé pendant plusieurs siècles.
LE POUVOIR, COMMENT S'EXERCE-T-IL ?
Pour certains, s'interroger sur le «comment» du pouvoir,
ce serait se limiter à en décrire les effets sans
les rapporter jamais ni à des causes ni à une nature.
Ce serait faire de ce pouvoir une substance mystérieuse qu'on
se garde d'interroger elle-même, sans doute parce qu'on préfère
ne pas la «mettre en cause». Dans cette machinerie dont
on ne rend pas raison, ils soupçonnent un fatalisme. Mais
leur méfiance même ne montre-t-elle pas qu'eux-mêmes
supposent que le pouvoir est quelque chose qui existe avec son origine,
d'une part, sa nature, de l'autre, ses manifestations, enfin.
Si j'accorde un certain privilège provisoire à la
question du «comment», ce n'est pas que je veuille éliminer
la question du quoi et du pourquoi. C'est pour les poser autrement ;
mieux : pour savoir s'il est légitime d'imaginer un pouvoir
qui s'unit un quoi, un pourquoi, un comment. En termes brusques,
je dirai qu'amorcer l'analyse par le «comment», c'est
introduire le soupçon que le pouvoir, ça n'existe
pas ; c'est se demander en tout cas quels contenus assignables on
peut viser lorsqu'on fait usage de ce terme majestueux, globalisant
et substantificateur ; c'est soupçonner qu'on laisse échapper
un ensemble de réalités fort complexes, quand on piétine
indéfiniment devant la double interrogation : «Le pouvoir,
qu'est-ce que c'est ? Le pouvoir, d'où vient-il ?» La
petite question, toute plate et empirique : «Comment ça
se passe ?», envoyée en éclaireur, n'a pas pour
fonction de faire passer en fraude une «métaphysique»,
ou une «ontologie» du pouvoir ; mais de tenter une investigation
critique dans la thématique du pouvoir.
1. «Comment», non pas au sens de « comment
se manifeste-t-il ?», mais « comment s'exerce-t-il ?»,
comment ça se passe lorsque des individus exercent, comme
on dit, leur pouvoir sur d'autres ?»
De ce pouvoir il faut distinguer d'abord celui qu'on exerce sur
les choses, et qui donne la capacité de les modifier, de
les utiliser, de les consommer ou de les détruire - un pouvoir
qui renvoie à des aptitudes directement inscrites dans le
corps ou médiatisées par des relais instrumentaux.
Disons qu'il s'agit là de «capacité».
Ce qui caractérise en revanche le «pouvoir» qu'il
s'agit d'analyser ici, c'est qu'il met en jeu des relations entre
individus (ou entre groupes). Car il ne faut pas s'y tromper : si
on parle du pouvoir des lois, des institutions ou des idéologies,
si on parle de structures ou de mécanismes de pouvoir, c'est
dans la mesure seulement où on suppose que «certains»
exercent un pouvoir sur d'autres. Le terme de «pouvoir»
désigne des relations entre «partenaires» (et
par là je ne pense pas à un système de jeu,
mais simplement, et en restant pour l'instant dans la plus grande
généralité, à un ensemble d'actions
qui s'induisent et se répondent les unes les autres).
Il faut distinguer aussi les relations de pouvoir des rapports
de communication qui transmettent une information à travers
une langue, un système de signes ou tout autre médium
symbolique. Sans doute communiquer, c'est toujours une certaine
manière d'agir sur l'autre ou les autres. Mais la production
et la mise en circulation d'éléments signifiants peuvent
bien avoir pour objectif ou pour conséquences des effets
de pouvoir, ceux-ci ne sont pas simplement un aspect de celles-là.
Qu'elles passent ou non par des systèmes de communication,
les relations de pouvoir ont leur spécificité.
« Relations de pouvoir», «rapports de communication»,
«capacités objectives» ne doivent donc pas être
confondus. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'agisse de trois domaines
séparés ; et qu'il y aurait, d'une part, le domaine
des choses, de la technique finalisée, du travail et de la
transformation du réel ; de l'autre, celui des signes, de
la communication, de la réciprocité et de la fabrication
du sens ; enfin, celui de la domination des moyens de contrainte,
de
l'inégalité et de l'action des hommes sur les hommes
1. Il s'agit de trois types de relations qui, de fait, sont toujours
imbriquées les unes dans les autres, se donnant un appui
réciproque et se servant mutuellement d'instrument. La mise
en oeuvre de capacités objectives, dans ses formes les plus
élémentaires, implique des rapports de communication
(qu'il s'agisse d'information préalable, ou de travail partagé) ;
elle est liée aussi à des relations de pouvoir (qu'il
s'agisse de tâches obligatoires, de gestes imposés
par une tradition ou un apprentissage, de subdivisions ou de répartition
plus ou moins obligatoire de travail). Les rapports de communication
impliquent des activités finalisées (ne serait-ce
que la mise en jeu «correcte» des éléments
signifiants) et, sur le seul fait qu'ils modifient le champ informatif
des partenaires, ils induisent des effets de pouvoir. Quant aux
relations de pouvoir elles-mêmes, elles s'exercent pour une
part extrêmement importante à travers la production
et l'échange de signes ; et elles ne sont guère dissociables
non plus des activités finalisées, qu'il s'agisse
de celles qui permettent d'exercer ce pouvoir (comme les techniques
de dressage, les procédés de domination, les manières
d'obtenir l'obéissance) ou de celles qui font appel pour
se déployer à des relations de pouvoir (ainsi dans
la division du travail et la hiérarchie des tâches).
Bien sûr, la coordination entre ces trois types de relations
n'est ni uniforme ni constante. Il n'y a pas dans une société
donnée un type général d'équilibre entre
les activités finalisées, les systèmes de communication
et les relations de pouvoir. Il y a plutôt diverses formes,
divers lieux, diverses circonstances ou occasions où ces
interrelations s'établissent sur un modèle spécifique.
Mais il y a aussi des «blocs» dans lesquels l'ajustement
des capacités, les réseaux de communication et les
relations de pouvoir constituent des systèmes réglés
et concertés. Soit, par exemple, une institution scolaire :
son aménagement spatial, le règlement méticuleux
qui en régit la vie intérieure, les différentes
activités qui y sont organisées, les divers personnages
qui y vivent ou s'y rencontrent, avec chacun une fonction, une place,
un visage bien défini ; tout cela constitue un «bloc»
de capacité-communication-pouvoir. L'activité qui
assure l'apprentissage et l'acquisition des aptitudes ou des types
de comportement s'y développe à travers tout un ensemble
de communications réglées (leçons, questions
et réponses, ordres, exhortations, signes codés d'obéissance,
marques différentielles de la «valeur» de chacun
et des niveaux de savoir) et à travers toute une série
de
1. Lorsque Habermas distingue domination, communication
et activité finalisée, il n'y voit pas, je pense,
trois domaines différents, mais trois «transcendantaux».
procédés de pouvoir (clôture, surveillance,
récompense et punition, hiérarchie pyramidale).
Ces blocs où la mise en oeuvre de capacités techniques,
le jeu des communications et les relations de pouvoir sont ajustés
les uns aux autres, selon des formules réfléchies,
constituent ce qu'on peut appeler, en élargissant un peu
le sens du mot, des «disciplines». L'analyse empirique
de certaines disciplines telles qu'elles se sont constituées
historiquement présente pour cela même un certain intérêt.
D'abord, parce que les disciplines montrent selon des schémas
artificiellement clairs et décantés la manière
dont peuvent s'articuler les uns sur les autres les systèmes
de finalité objective, de communications et de pouvoir. Parce
qu'elles montrent aussi différents modèles d'articulations
(tantôt avec prééminence des rapports de pouvoir
et d'obéissance, comme dans les disciplines de type monastique
ou de type pénitentiaire, tantôt avec prééminence
des activités finalisées comme dans les disciplines
d'ateliers ou d'hôpitaux, tantôt avec prééminence
des rapports de communication comme dans les disciplines d'apprentissage ;
tantôt aussi avec une saturation des trois types de relations
comme peut-être dans la discipline militaire, où une
pléthore de signes marque jusqu'à la redondance des
relations de pouvoir serrées et soigneusement calculées
pour procurer un certain nombre d'effets techniques).
Et ce qu'il faut entendre par la disciplinarisation des sociétés,
depuis le XVIIIe siècle en Europe, ce n'est pas bien entendu
que les individus qui en font partie deviennent de plus en plus
obéissants ni qu'elles se mettent toutes à ressembler
à des casernes, à des écoles ou à des
prisons ; mais qu'on y a cherché un ajustement de mieux en
mieux contrôlé - de plus en plus rationnel et économique
- entre les activités productives, les réseaux de
communication et le jeu des relations de pouvoir.
Aborder le thème du pouvoir par une analyse du «comment»,
c'est donc opérer, par rapport à la supposition d'un
pouvoir fondamental, plusieurs déplacements critiques. C'est
se donner pour objet d'analyse des relations de pouvoir, et non
un pouvoir ; des relations de pouvoir qui sont distinctes des capacités
objectives aussi bien que des rapports de communication ; des relations
de pouvoir, enfin, qu'on peut saisir dans la diversité de
leur enchaînement avec ces capacités et ces rapports.
2. En quoi consiste la spécificité des relations
de pouvoir ?
L'exercice du pouvoir n'est pas simplement une relation entre des
«partenaires», individuels ou collectifs ; c'est un mode
d'action de
certains sur certains autres. Ce qui veut dire, bien sûr,
qu'il n'y a pas quelque chose comme le pouvoir, ou du pouvoir qui
existerait globalement, massivement ou à l'état diffus,
concentré ou distribué : il n'y a de pouvoir qu'exercé
par les «uns» sur les «autres» ; le pouvoir
n'existe qu'en acte, même si bien entendu il s'inscrit dans
un champ de possibilité épars s'appuyant sur des structures
permanentes. Cela veut dire aussi que le pouvoir n'est pas de l'ordre
du consentement ; il n'est pas en lui-même renonciation à
une liberté, transfert de droit, pouvoir de tous et de chacun
délégué à quelques-uns (ce qui n'empêche
pas que le consentement puisse être une condition pour que
la relation de pouvoir existe et se maintienne) ; la relation de
pouvoir peut être l'effet d'un consentement antérieur
ou permanent ; elle n'est pas dans sa nature propre la manifestation
d'un consensus.
Est-ce que cela veut dire qu'il faille chercher le caractère
propre aux relations de pouvoir du côté d'une violence
qui en serait la forme primitive, le secret permanent et le recours
dernier - ce qui apparaît en dernier lieu comme sa vérité,
lorsqu'il est contraint de jeter le masque et de se montrer tel
qu'il est ? En fait, ce qui définit une relation de pouvoir,
c'est un mode d'action qui n'agit pas directement et immédiatement
sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action
sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles,
futures ou présentes. Une relation de violence agit sur un
corps, sur des choses : elle force, elle plie, elle brise, elle détruit :
elle referme toutes les possibilités ; elle n'a donc auprès
d'elle d'autre pôle que celui de la passivité ; et si
elle rencontre une résistance, elle n'a d'autre choix que
d'entreprendre de la réduire. Une relation de pouvoir, en
revanche, s'articule sur deux éléments qui lui sont
indispensables pour être justement une relation de pouvoir
que «l'autre» (celui sur lequel elle s'exerce) soit
bien reconnu et maintenu jusqu'au bout comme sujet d'action ; et
que s'ouvre, devant la relation de pouvoir, tout un champ de réponses,
réactions, effets, inventions possibles.
La mise en jeu de relations de pouvoir n'est évidemment
pas plus exclusive de l'usage de la violence que de l'acquisition
des consentements ; aucun exercice de pouvoir ne peut, sans doute,
se passer de l'un ou de l'autre, souvent des deux à la fois.
Mais, s'ils en sont les instruments ou les effets, ils n'en constituent
pas le principe ou la nature. L'exercice du pouvoir peut bien susciter
autant d'acceptation qu'on voudra : il peut accumuler les morts et
s'abriter derrière toutes les menaces qu'il peut imaginer.
Il n'est pas en lui-même une violence qui saurait parfois
se cacher, ou un consentement qui,
implicitement, se reconduirait. Il est un ensemble d'actions sur
des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité
où vient s'inscrire le comportement de sujets agissants :
il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus
difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins
probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ;
mais il est bien toujours une manière d'agir sur un ou sur
des sujets agissants, et ce tant qu'ils agissent ou qu'ils sont
susceptibles d'agir. Une action sur des actions.
Le terme de «conduite» avec son équivoque même
est peut-être l'un de ceux qui permettent le mieux de saisir
ce qu'il y a de spécifique dans les relations de pouvoir.
La «conduite» est à la fois l'acte de «mener»
les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins
stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus
ou moins ouvert de possibilités. L'exercice du pouvoir consiste
à «conduire des conduites» et à aménager
la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de l'ordre
de l'affrontement entre deux adversaires, ou de l'engagement de
l'un à l'égard de l'autre, que de l'ordre du «gouvernement»
. Il faut laisser à ce mot la signification très large
qu'il avait au XVIe siècle. Il ne se référait
pas seulement à des structures politiques et à la
gestion des États ; mais il désignait la manière
de diriger la conduite d'individus ou de groupes : gouvernement des
enfants, des âmes, des communautés, des familles, des
malades. Il ne recouvrait pas simplement des formes instituées
et légitimes d'assujettissement politique ou économique ;
mais des modes d'action plus ou moins réfléchis et
calculés, mais tous destinés à agir sur les
possibilités d'action d'autres individus. Gouverner, en ce
sens, c'est structurer le champ d'action éventuel des autres.
Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à
chercher du côté de la violence et de la lutte, ni
du côté du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent
en être tout au plus que des instruments) : mais du côté
de ce mode d'action singulier - ni guerrier ni juridique - qui est
le gouvernement.
Quand on définit l'exercice du pouvoir comme un mode d'action
sur les actions des autres, quand on les caractérise par
le «gouvernement» des hommes les uns par les autres
- au sens le plus étendu de ce mot -, on y inclut un élément
important : celui de la liberté. Le pouvoir ne s'exerce que
sur des «sujets libres», et en tant qu'ils sont «libres»
- entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui
ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs
conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement
peuvent prendre place. Là où les déterminations
sont saturées, il n'y a pas de relation de pouvoir : l'esclavage
n'est pas un
rapport de pouvoir lorsque l'homme est aux fers (il s'agit alors
d'un rapport physique de contrainte), mais justement lorsqu'il peut
se déplacer et à la limite s'échapper. Il n'y
a donc pas un face-à-face de pouvoir et de liberté,
avec entre eux un rapport d'exclusion (partout où le pouvoir
s'exerce, la liberté disparaît) ; mais un jeu beaucoup
plus complexe : dans ce jeu la liberté va bien apparaître
comme condition d'existence du pouvoir (à la fois son préalable,
puisqu'il faut qu'il y ait de la liberté pour que le pouvoir
s'exerce, et aussi son support permanent puisque, si elle se dérobait
entièrement au pouvoir qui s'exerce sur elle, celui-ci disparaîtrait
du fait même et devrait se trouver un substitut dans la coercition
pure et simple de la violence) ; mais elle apparaît aussi comme
ce qui ne pourra que s'opposer à un exercice du pouvoir qui
tend en fin de compte à la déterminer entièrement.
La relation de pouvoir et l'insoumission de la liberté ne
peuvent donc être séparées. Le problème
central du pouvoir n'est pas celui de la « servitude volontaire»
(comment pouvons-nous désirer être esclaves ?) : au cœur
de la relation de pouvoir, la «provoquant» sans cesse,
il y a la rétivité du vouloir et l'intransitivité
de la liberté. Plutôt que d'un «antagonisme»
essentiel, il vaudrait mieux parler d'un «agonisme»
- d'un rapport qui est à la fois d'incitation réciproque
et de lutte ; moins d'une opposition terme à terme qui les
bloque l'un en face de l'autre que d'une provocation permanente.
3. Comment analyser la relation de pouvoir ?
On peut - je veux dire : il est parfaitement légitime de
l'analyser dans des institutions bien déterminées ;
celles-ci constituant un observatoire privilégié pour
les saisir, diversifiées, concentrées, mises en ordre
et portées, semble-t-il, à leur plus haut point d'efficacité ;
c'est là, en première approximation, qu'on peut s'attendre
à voir apparaître la forme et la logique de leurs mécanismes
élémentaires. Pourtant, l'analyse des relations de
pouvoir dans des espaces institutionnels fermés présente
un certain nombre d'inconvénients. D'abord, le fait qu'une
part importante des mécanismes mis en oeuvre par une institution
sont destinés à assurer sa propre conservation amène
le risque de déchiffrer, surtout dans les relations de pouvoir
« intra-institutionnelles », des fonctions essentiellement
reproductrices. En second lieu, on s'expose, en analysant les relations
de pouvoir à partir des institutions, à chercher dans
celles-ci l'explication et l'origine de celles-là, c'est-à-dire
en somme à expliquer le pouvoir par le pouvoir. Enfin, dans
la mesure où les institutions agissent essentiellement par
la mise en jeu de deux éléments : des
règles (explicites ou silencieuses) et un appareil, au risque
de donner à l'un et à l'autre un privilège
exagéré dans la relation de pouvoir, et donc à
ne voir en celles-ci que des modulations de la loi et de la coercition.
Il ne s'agit pas de nier l'importance des institutions dans l'aménagement
des relations de pouvoir. Mais de suggérer qu'il faut plutôt
analyser les institutions à partir des relations de pouvoir
et non l'inverse ; et que le point d'ancrage fondamental de celles-ci,
même si elles prennent corps et se cristallisent dans une
institution, est à chercher en deçà.
Reparlons de la définition selon laquelle l'exercice du
pouvoir serait une manière pour les uns de structurer le
champ d'action possible des autres. Ce qui serait ainsi le propre
d'une relation de pouvoir, c'est qu'elle serait un mode d'action
sur des actions. C'est-à-dire que les relations de pouvoir
s'enracinent loin dans le nexus social ; et qu'elles ne reconstituent
pas au-dessus de la « société» une structure
supplémentaire et dont on pourrait peut-être rêver
l'effacement radical. Vivre en société, c'est, de
toute façon, vivre de manière qu'il soit possible
d'agir sur l'action les uns des autres. Une société
« sans relations de pouvoir » ne peut être qu'une
abstraction. Ce qui, soit dit en passant, rend politiquement d'autant
plus nécessaire l'analyse de ce qu'elles sont dans une société
donnée, de leur formation historique, de ce qui les rend
solides ou fragiles, des conditions qui sont nécessaires
pour transformer les unes, abolir les autres. Car dire qu'il ne
peut pas y avoir de société sans relation de pouvoir
ne veut dire ni que celles qui sont données sont nécessaires,
ni que de toute façon le pouvoir constitue au coeur des sociétés
une fatalité incontournable ; mais que l'analyse, l'élaboration,
la remise en question des relations de pouvoir, et de l' «agonisme»
entre relations de pouvoir et intransitivité de la liberté,
sont une tâche politique incessante ; et que c'est même
cela la tâche politique inhérente à toute existence
sociale.
Concrètement, l'analyse des relations de pouvoir exige qu'on
établisse un certain nombre de points.
1) Le système des différenciations qui permettent
d'agir sur l'action des autres : différences juridiques ou
traditionnelles de statut et de privilèges ; différences
économiques dans l'appropriation des richesses et des biens ;
différences de place dans les processus de production ; différences
linguistiques ou culturelles ; différences dans le savoir-faire
et les compétences, etc. Toute relation de pouvoir met en
oeuvre des différenciations qui sont pour elle à la
fois des conditions et des effets.
2) Le type d'objectifs poursuivis par ceux qui agissent sur l'action
des autres : maintien de privilèges, accumulation de profits,
mise en oeuvre d'autorité statutaire, exercice d'une fonction
ou d'un métier.
3) Les modalités instrumentales : selon que le pouvoir est
exercé par la menace des armes, par les effets de la parole,
à travers des disparités économiques, par des
mécanismes plus ou moins complexes de contrôle, par
des systèmes de surveillance, avec ou sans archives, selon
des règles explicites ou non, permanentes ou modifiables,
avec ou sans dispositifs matériels, etc.
4) Les former d'institutionnalisation : celles-ci peuvent mêler
des dispositions traditionnelles, des structures juridiques, des
phénomènes d'habitude ou de mode (comme on le voit
dans les relations de pouvoir qui traversent l'institution familiale) ;
elles peuvent aussi prendre l'allure d'un dispositif fermé
sur lui-même avec ses lieux spécifiques, ses règlements
propres, ses structures hiérarchiques soigneusement dessinées,
et une relative autonomie fonctionnelle (ainsi dans les institutions
scolaires ou militaires) ; elles peuvent aussi former des systèmes
très complexes dotés d'appareils multiples, comme
dans le cas de l'État qui a pour fonction de constituer l'enveloppe
générale, l'instance de contrôle global, le
principe de régulation et, dans une certaine mesure aussi,
de distribution de toutes les relations de pouvoir dans un ensemble
social donné.
5) Les degrés de rationalisation :
car la mise en jeu des relations de pouvoir comme action sur un
champ de possibilité peut être plus ou moins élaborée
en fonction de l'efficacité des instruments et de la certitude
du résultat (raffinements technologiques plus ou moins grands
dans l'exercice du pouvoir) ou encore en fonction du coût
éventuel (qu'il s'agisse du «coût» économique
des moyens mis en oeuvre, ou du coût «réactionnel»
constitué par les résistances rencontrées).
L'exercice du pouvoir n'est pas un fait brut, une donnée
institutionnelle, ni une structure qui se maintient ou se brise :
il s'élabore, se transforme, s'organise, se dote de procédures
plus ou moins ajustées.
On voit pourquoi l'analyse des relations de pouvoir dans une société
ne peut pas se ramener à l'étude d'une série
d'institutions, pas même à l'étude de toutes
celles qui mériteraient le nom de «politique».
Les relations de pouvoir s'enracinent dans l'ensemble du réseau
social. Cela ne veut pas dire pourtant qu'il y a un principe de
pouvoir premier et fondamental qui domine jusqu'au moindre élément
de la société ; mais que, à partir de cette
possibilité d'action sur l'action des autres qui est coextension
à toute relation sociale, des formes multiples de disparité
individuelle, d'objectifs, d'instrumentations
données sur nous et aux autres, d'institutionnalisation
plus ou moins sectorielle ou globale, d'organisation plus ou moins
réfléchie définissent des formes différentes
de pouvoir. Les formes et les lieux de «gouvernement»
des hommes les uns par les autres sont multiples dans une société ;
ils se superposent, s'entrecroisent, se limitent et s'annulent parfois,
se renforcent dans d'autres cas. Que l'État dans les sociétés
contemporaines ne soit pas simplement l'une des formes ou l'un des
lieux - fût-il le plus important - d'exercice du pouvoir,
mais que d'une certaine façon tous les autres types de relation
de pouvoir se réfèrent à lui, c'est un fait
certain. Mais ce n'est pas parce que chacun dérive de lui.
C'est plutôt parce qu'il s'est produit une étatisation
continue des relations de pouvoir (bien qu'elle n'ait pas pris la
même forme dans l'ordre pédagogique, judiciaire, économique,
familial). En se référant au sens cette fois restreint
du mot «gouvernement», on pourrait dire que les relations
de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées,
c'est-à-dire élaborées, rationalisées
et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions
étatiques.
4. Relations de pouvoir et rapports stratégiques.
Le mot de stratégie est employé couramment en trois
sens. D'abord, pour désigner le choix des moyens employés
pour parvenir à une fin ; il s'agit de la rationalité
mise en oeuvre pour atteindre un objectif. Pour désigner
la manière dont un partenaire, dans un jeu donné,
agit en fonction de ce qu'il pense devoir être l'action des
autres, et de ce qu'il estime que les autres penseront être
la sienne ; en somme, la manière dont on essaie d'avoir prise
sur l'autre. Enfin, pour désigner l'ensemble des procédés
utilisés dans un affrontement pour priver l'adversaire de
ses moyens de combat et le réduire à renoncer à
la lutte ; il s'agit alors des moyens destinés à obtenir
la victoire. Ces trois significations se rejoignent dans les situations
d'affrontement -guerre ou jeu - où l'objectif est d'agir
sur un adversaire de telle manière que la lutte soit pour
lui impossible. La stratégie se définit alors par
le choix des solutions «gagnantes». Mais il faut garder
à l'esprit qu'il s'agit là d'un type bien particulier
de situation ; et qu'il en est d'autres où il faut maintenir
la distinction entre les différents sens du mot stratégie.
En se référant au premier sens indiqué, on
peut appeler «stratégie de pouvoir» l'ensemble
des moyens mis en oeuvre pour faire fonctionner ou pour maintenir
un dispositif de pouvoir. On peut aussi parler de stratégie
propre à des relations de pouvoir dans la mesure où
celles-ci constituent des modes d'action sur l'action
possible, éventuelle, supposée des autres. On peut
donc déchiffrer en termes de «stratégies»
les mécanismes mis en oeuvre dans les relations de pouvoir.
Mais le point le plus important, c'est évidemment le rapport
entre relations de pouvoir et stratégies d'affrontement.
Car s'il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et
comme condition permanente de leur existence, il y a une «insoumission»
et des libertés essentiellement rétives, il n'y a
pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire
ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir
implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie
de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se superposer,
à perdre leur spécificité et finalement à
se confondre. Elles constituent l'une pour l'autre une sorte de
limite permanente, de point de renversement possible. Un rapport
d'affrontement rencontre son terme, son moment final (et la victoire
d'un des deux adversaires) lorsqu'au jeu des réactions antagonistes
viennent se substituer les mécanismes stables par lesquels
l'un peut conduire de manière assez constante et avec suffisamment
de certitude la conduite des autres ; pour un rapport d'affrontement,
dès lors qu'il n'est pas lutte à mort, la fixation
d'un rapport de pouvoir constitue un point de mire - à la
fois son accomplissement et sa propre mise en suspens. Et en retour,
pour une relation de pouvoir, la stratégie de lutte constitue
elle aussi une frontière : celle où l'induction calculée
des conduites chez les autres ne peut plus aller au-delà
de la réplique à leur propre action. Comme il ne saurait
y avoir de relations de pouvoir sans points d'insoumission qui par
définition lui échappent, toute intensification, toute
extension des rapports de pouvoir pour les soumettre ne peuvent
que conduire aux limites de l'exercice du pouvoir ; celui-ci rencontre
alors sa butée soit dans un type d'action qui réduit
l'autre à l'impuissance totale (une «victoire»
sur l'adversaire se substitue à l'exercice du pouvoir), soit
dans un retournement de ceux qu'on gouverne et leur transformation
en adversaires. En somme, toute stratégie d'affrontement
rêve de devenir rapport de pouvoir ; et tout rapport de pouvoir
penche, aussi bien s'il suit sa propre ligne de développement
que s'il se heurte à des résistances frontales, à
devenir stratégie gagnante.
En fait, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte,
il y a appel réciproque, enchaînement indéfini
et renversement perpétuel. À chaque instant le rapport
de pouvoir peut devenir, et sur certains points devient, un affrontement
entre des adversaires. À chaque instant aussi les relations
d'adversité, dans une société, donnent lieu
à la mise en oeuvre de mécanismes de pouvoir. Instabilité
donc qui fait que les mêmes processus, les mêmes événements
et les mêmes
transformations peuvent se déchiffrer aussi bien à
l'intérieur d'une histoire des luttes que dans celle des
relations et des dispositifs de pouvoir. Ce ne seront ni les mêmes
éléments significatifs, ni les mêmes enchaînements,
ni les mêmes types d'intelligibilité qui apparaîtront,
bien que ce soit au même tissu historique qu'ils se réfèrent
et bien que chacune des deux analyses doive renvoyer à l'autre.
Et c'est justement l'interférence des deux lectures qui fait
apparaître ces phénomènes fondamentaux de «domination»
que présente l'histoire d'une grande partie des sociétés
humaines. La domination, c'est une structure globale de pouvoir
dont on peut trouver parfois les significations et les conséquences
jusque dans la trame la plus ténue de la société ;
mais c'est en même temps une situation stratégique
plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement
à longue portée historique entre des adversaires.
Il peut bien arriver qu'un fait de domination ne soit que la transcription
d'un des mécanismes de pouvoir d'un rapport d'affrontement
et de ses conséquences (une structure politique dérivant
d'une invasion) ; il se peut aussi qu'un rapport de lutte entre deux
adversaires soit l'effet du développement des relations de
pouvoir avec les conflits et les clivages qu'il entraîne.
Mais ce qui fait de la domination d'un groupe, d'une caste ou d'une
classe, et des résistances ou des révoltes auxquelles
elle se heurte, un phénomène central dans l'histoire
des sociétés, c'est qu'elles manifestent, sous une
forme globale et massive, à l'échelle du corps social
tout entier, l'enclenchement des relations de pouvoir sur les rapports
stratégiques, et leurs effets d'entraînement réciproque.
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