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Origine : http://classiques.uqac.ca/contemporains/brodeur_jean_paul/alternatives_a_la_prison/alternatives_a_la_prison.pdf
http://www.erudit.org/revue/crimino/1993/v26/n1/017328ar.pdf
Un article publié dans la revue Criminologie, vol. 26, no
1, 1993, pp. 13-34.
Numéro intitulé : “Michel Foucault et la (post)modernité”.
Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal.
1 Cette conférence-entrevue, a été présentée
par Michel Foucault à l'Université de Montréal,
le 15 mars 1976, à partir de questions préparées
par les organisateurs de cette conférence. Cette activité
s'est déroulée dans le cadre d'une semaine sur tes
droits des détenus. La présentation verbale de Michel
Foucault a été enregistrée sur ruban et retranscrite
après son départ, avec sa permission.
"Prisons : la chute des murs ?" conférence
à l’Université de Montréal,
1976 (extraits)
par Michel Foucault publié dans Vacarme 29
automne 2004
"Prisons
: la chute des murs ?" conférence à
l’Université de Montréal,
1976 (extraits)
par Michel Foucault publié dans Vacarme
29 automne 2004
Points de vue (sur les alternatives à la prison) Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°177
«Points de vue», Photo, nos 24-25, été-automne
1976, p. 94. (Extrait de la conférence donnée le 29
mars 1976 à l'université de Montréal, dans
le cadre de la Semaine du prisonnier, sur le sujet des alternatives
à la prison.)
Points de vue (sur les alternatives à la prison) Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°177
La transcription a été déposée par
les organisateurs de cette conférence dans un classeur de
l'université de Montréal, où nous t'avons retrouvée
il y a peu de temps. Ce texte n'a donc pas été revu
par Michel Foucault lui-même, mais par Jean-Paul Brodeur.
Nous avons tenté dans toute ta mesure du possible de respecter
ta lettre de la transcription originale et de conserver le style
oral et animé de la présentation. La très grande
majorité des corrections ont eu pour objet le rétablissement
de la ponctuation, la suppression des répétitions
de mots dans la même phrase et des changements - peu fréquents
- dans l'ordre des mots. En effet, le discours oral a ceci de particulier
qu'il place les compléments d'objet en début de phrase,
avant le verbe. Le discours écrit répugne parfois
à ces inversions, qui rendent la phrase inintelligible lorsqu'elles
s'accumulent.
Le lecteur du discours écrit ne dispose pas, comme l'auditeur
d'une conférence, des inflexions de voix du conférencier
pour scander la phrase et l'interpréter selon son sens. En
aucun cas, n'avons-nous ajouté une phrase, un membre de phrase
ou même un mot.
Inutile de vous dire que je suis content d'être ici : mais
inutile en même temps de vous dire comment je suis embarrassé
- j'ai été embarrassé lorsqu'on m'a appris
qu'il fallait que je parle des alternatives à la prison et
que j'en parle dans le cadre d'une semaine qui était consacrée
à la faillite de la prison.
J'étais embarrassé pour deux raisons : d'abord à
cause de ce problème de l'alternative, et ensuite à
cause de ce problème de la faillite.
Alternative à la prison ; quand on me parle de ça,
j'ai immédiatement une réaction enfantine. Je me fais
l'impression d'un enfant de 7 ans à qui l'on dit : «
Écoute, puisque de toute façon tu vas être puni,
qu'est-ce que tu préfères, le fouet ou être
privé de dessert ? » Il me semble que la question de
l'alternative à la prison est typiquement de ce genre. Question
fausse ou en tout cas question partielle, puisqu'il s'agit en somme
de dire aux gens : « Écoutez. Voilà :
En admettant le régime actuel de la pénalité,
en admettant que vous êtes punis par telle personne ou telle
chose, comment pensez-vous que ce système de pénalité
doit être mis en oeuvre ? Est-ce qu'il sera mieux mis en oeuvre
par la prison ou par un autre type de punition ? » Si bien
que je crois qu'à la question de l'alternative à la
prison, il faut répondre par un premier scrupule, par un
premier doute ou par un premier éclat de rire, comme vous
voudrez ; et si nous ne voulions pas être punis par ceux-là,
ou pour ces raisons-là... et si nous ne voulions pas être
punis du tout ? Et si, après tout, nous n'étions pas
capables de savoir réellement ce que veut dire punir ?
Est-ce que cette chose qu'est la punition et qui, pendant des siècles,
des millénaires peut-être, a paru à peu près
évidente à la civilisation occidentale, est-ce que
cette notion même de punition vous paraît maintenant
aussi évidente que cela ? Qu'est-ce que cela veut dire, d'être
puni ? Est-ce que vraiment il faut être puni ?
C'est la première raison pour laquelle j'étais un
peu embarrassé quand on m'a dit qu'il fallait que je parle
des alternatives à ta prison.
Et puis j'étais embarrassé à l'idée
qu'il fallait que j'en parle dans le cadre d'une semaine qui était
consacrée à la faillite de la prison, parce que, et
ça va peut-être vous paraître un peu paradoxal,
moi, je n'ai pas du tout l'impression que la prison a fait faillite.
J'ai l'impression qu'elle a parfaitement réussi.
Alors je voudrais d'abord un petit peu vous parler de ce problème
de l'alternative - alternative à la prison. Je voudrais commencer
par prendre comme point de repère un exemple ou une série
d'exemples, qui peuvent passer à l'heure actuelle comme des
tentatives de recherche d'une alternative à la prison, si
vous voulez.
Je vais prendre d'abord l'exemple suédois : en 1965, la
Suède s'est dotée d'une nouvelle législation
pénale et la première sanction de cette législation,
le premier effet, ça a été la création,
ou en tout cas un programme de création, de sept grands établissement
pénitentiaires, sept grands établissements tout à
fait perfectionnés, avec à la fois toute la méticulosité
nécessaire et toute l'indulgence aussi que l'on avait apprise.
De ces sept établissements, un certain nombre ont été
créés : le premier, le plus important, c'était
celui de Kemela, sorte de grand édifice pénal, réalisation
à l'état pur du panoptique de Bentham, en quelque
sorte le rêve enchanté de la pénalité
classique.
La prison de Kemela s'est ouverte, je crois, en 67 on 68 ; en 1971
il se passe dans cette prison merveilleuse, ce qui se passe dans
toutes les pitons, c'est-à-dire, primo, une grande évasion
de groupe et, deuxièmement, les gens qui se sont ainsi évadés
recommencent aussitôt leur vie de délinquant.
Si l'on admet que la prison sert à deux choses : premièrement
à assurer de façon sûre et continue la détention
des individus, vous voyez bien que l'évasion de Kemela prouvait
à l'évidence que l'appareil n'était pas au
point. Deuxièmement, le fait que, à peine échappés
de cette prison si merveilleusement modèle, ils aient récidivé,
prouvait à l'évidence que la fonction corrective de
la prison, l'objectif d'amendement qu'on nous propose à la
détention, avait lui aussi échoué.
Alors que signifie une prison aussi parfaite, s'il n'y a ni sécurité
ni amendement ?
Les Suédois en ont immédiatement pris conscience,
ou ombrage, comme vous voudrez, et, en 1973, les voilà qui
ont justement essayé de définir un programme alternatif
à ces prisons, à ces prisons classiques.
Programme alternatif qui consistait en quoi ? En établissements,
en un sens fort différent de la prison : petit établissements
de 40 à 60 personnes au maximum, dans lesquels les individus
étaient tenus à l'obligation du travail certes, mais
un travail qui n'était pas du tout du type de travail pénal,
c'est-à-dire vous savez, ce travail bête, stupide,
inintéressant, abrutissant, humiliant, non payé, etc.
Non, c'était du vrai travail, un vrai travail, réel,
utile, payé selon les normes du travail extérieur,
travail si vous voulez vous insérer dans la réalité
économique du pays.
C'était des établissements aussi qui cherchaient
à établir le maximum de contact entre les individus
et le monde extérieur - essentiellement contact avec la famille,
avec l'entourage habituel - au lieu de chercher, comme dans les
prisons traditionnelles, à les rompre ; dans ces établissements,
on prévoit un certain nombre de chambres, une sorte de petit
hôtel, de pension de famille pour l'entourage des détenus
; leur famille, leur maîtresse éventuellement, viendraient
les voir, avec des chambres communes d'ailleurs, pour que les détenus
puissent faire l'amour avec leur femme ou leur maîtresse.
Dans ces prisons également, non seulement la gestion du
côté, si vous voulez, purement financier, non seulement
dis-je, l'intendance de la prison mais le programme, le programme
pénitentiaire lui-même est discuté, entre l'administration
d'une part et puis des conseils de prisonniers qui participent à
l'élaboration du régime pénal, général
et commun à tous les prisonniers et éventuellement
individuel, qu'il faut appliquer à chacun d'entre eux.
Enfin, dans ces prisons nouveau modèle, ou plutôt
dans ces établissements alternatifs à la prison, on
multiplie les permissions de sortie, et non plus simplement comme
récompense pour bonne conduite, mais comme moyen de réinsertion.
Je vous ai présenté cet exemple. J'aurais pu vous
citer l'exemple allemand, c'est-à-dire des établissements
qui ont été développés depuis 1970,
des établissements généraux de détention
de type classique, et autour desquels on a cherché à
établir des institutions de type non exactement carcéral,
établissements de transition et de formation professionnelle,
centres sociaux et thérapeutiques comme celui de Buren, par
exemple, avec des plans d'exécution pénitentiaires
individualisés pour chaque détenu, des fermes, des
établissements foyers ruraux pour les jeunes délinquants.
J'aurais pu vous citer également le programme qui est celui
de ce groupe dit d'anti-criminologie de Versel, Vanest, Ringelheim
en Belgique, qui propose également des institutions de ce
type, en particulier des établissements qui fonctionnent
avec une participation directe du public, du public qui doit non
seulement veiller à l'administration générale
de la maison. mais également prendre en charge une sorte
de jugement permanent, de consultation permanente sur tes progrès
des détenus et la possibilité pour eux d'avoir un
travail, d'être admis en semi-liberté, d'être
admis en liberté définitive, etc.
Dans tous ces établissements qui se présentent donc
comme alternatifs à l'ancienne prison, de quoi s'agit-il
? Eh bien ! il me semble qu'en fait ces établissements, beaucoup
plus que des alternatives à la prison, sont des sortes de
tentatives pour essayer de faire assumer par des mécanismes,
par des établissements, par des institutions qui sont différents
de la prison.., de faire assumer quoi ?
Eh bien ! au fond, tout simplement des fonctions qui ont été
jusque- là les fonctions de la prison elle-même. Essentiellement,
on peut dire les choses de la manière suivante : dans toutes
ces nouvelles pratiques, l'opération pénale que l'on
cherche est une opération qui est centrée sur le travail
; c'est-à-dire que l'on conserve, on essaie simplement de
perfectionner la vieille idée, aussi vieille que le XIXe
siècle ou le XVIIIe siècle, on essaie de conserver
cette idée, que c'est le travail qui a en lui-même
une fonction essentielle dans la transformation du prisonnier et
dans l'accomplissement de la paix.
Ça serait le travail qui serait susceptible de prévenir
de la manière la plus sûre les infractions. Ça
serait le travail qui serait capable, mieux que tout autre chose,
de punir le plus réellement. Ça serait le travail
qui constituerait la vraie rétribution sociale du crime.
Ça serait le travail qui serait capable, mieux que tout autre
chose, de corriger l'infracteur. Autrement dit, le travail, c'est
la réplique essentielle, fondamentale, à l'infraction.
Cette idée, c'est une idée qui est à la fois
classique et relativement nouvelle. Relativement nouvelle dans la
mesure où c'est au XVIIIe siècle, à la fin
du XVIIIe siècle, qu'on a eu la curieuse idée de dire
qu'à une infraction il fallait répondre par autre
chose que, par exemple, la mort, ou le supplice, ou l'amende ou
l'exil. Qu'il fallait répondre à l'infraction par
un certain travail obligatoire et contraignant, apposé à
l'individu. Idée nouvelle à cette époque-là,
mais idée qui depuis ce moment-là est devenue parfaitement
classique, qui a d'ailleurs parfaitement échoué chaque
fois qu'on a voulu l'appliquer. Mais toute la prison, toute l'organisation,
tout le fonctionnement de la prison depuis le début du XIXe
siècle a toujours été centré autour
de ce problème du travail, autour de cette idée, en
tout cas, que le travail, c'est la réplique essentielle et
majeure à l'infraction. Or vous voyez que cette idée,
vous la retrouvez exactement identique à elle-même
dans les établissements alternatifs à la prison ;
certes, on emploie d'autres moyens ; il ne s'agit pas exactement
du même travail, il n'est pas inséré exactement
de la même façon dans la réalité économique
de la société, mais c'est finalement toujours le travail
comme réplique majeure à l'infraction que vous retrouvez
dans les établissements alternatifs à la prison et
dans l'ancienne prison.
Deuxièmement, je crois également qu'on voit fonctionner
dans ces établissements alternatifs 'a la prison le principe
que j'appellerai le principe de refamilialisation, c'est-à-dire
que vous retrouvez toujours mis en oeuvre selon d'autres moyens,
mais toujours mise en oeuvre, l'idée que la famille, c'est
l'instrument essentiel de ta prévention et de la correction
de la criminalité. Au XIXe siècle, on avait déjà
cette idée ; on dirait maintenant qu'on employait de très
curieux moyens pour refamilialiser le détenu, puisqu'on chargeait
essentiellement, ou bien des aumôniers, ou bien des visiteurs
de prisons, ou bien des philanthropes, on les chargeait donc par
leur sermons, par leurs exhortations, par leurs bons exemples, etc.
d'assurer cette refamilialisation.
Refamilialisation par conséquent abstraite, fictive, etc.,
mais c'était elle tout de même qui était un
des fils directeurs du travail pénal tel qu'on le voyait
fonctionner, tel qu'on le faisait fonctionner au XIXe siècle.
Et c'est si vrai d'ailleurs que, lorsqu'on a commencé à
établir des maisons de détention pour les jeunes gens,
comme à Méprès, par exemple, en France, ça
se passait en 1840, le principe de refamilialisation a été
appliqué avec plus de rigueur encore que dans les autres
prisons.
On a essayé de constituer des sortes de familles plus ou
moins artificielles autour des enfants. Ensuite, on a relayé
ça par des placements familiaux. De toute façon, pendant
tout le XIXe siècle, on a toujours considéré
que la famille était un des agents fondamentaux de la légalité,
de la vie légale ou du retour à la vie légale.
Or cette idée que la famille doit être un agent de
légalité, cette idée vous la retrouverez telle
quelle, mise en oeuvre simplement par d'autres moyens, dans les
établissements alternatifs à la prison.
Enfin, dans les établissements contemporains, on cherche
à faire participer les détenus eux-mêmes, les
conseils de détenus, etc. à l'élaboration du
programme pénal. Je crois que ce qu'on fait, c'est au fond
de rechercher à faire participer l'individu puni aux mécanismes
mêmes de sa punition. L'idéal, ce serait que l'individu
puni, soit individuellement, soit collectivement, accepte lui-même,
sous la forme du conseil, la procédure de châtiment
qu'on lui applique.
Et si on lui donne une part de décision dans cette définition
de la peine, dans cette administration de la peine qu'il doit subir,
si on lui donne une certaine part de décision, c'est bien
précisément pour qu'il l'accepte, c'est bien précisément
pour qu'il la fasse fonctionner lui-même ; il faut qu'il devienne
le gestionnaire de sa propre punition.
Or ceci est un vieux principe également, qui était
le principe de l'amendement, tel qu'ont essayé de le faire
fonctionner les pénalistes du XIXe siècle. Pour eux,
un individu commençait à s'amender lorsqu'il était
capable d'accepter sa propre punition, lorsqu'il était capable
de prendre en charge sa propre culpabilité.
La mise en oeuvre de cette idée à cette époque-là,
surtout vers les années 1840-1850, on la cherchait plutôt
du côté de l'isolement du détenu, de la vie
cellulaire qui était censée l'amener au recueillement
et à la réflexion. Maintenant, ce n'est plus du côté
de la cellule, mais du côté du conseil de décision
que l'on cherche et que l'on cherche tou- jours le même objectif,
c'est-à-dire l'autopunition comme principe de la correction.
L'autopunition comme principe de la correction, la famille comme
agent de la correction, et comme agent de la légalité,
le travail comme instrument essentiel de la pénalité
: ces 3 grands mécanismes qui ont caractérisé
le fonctionnement de la prison tout au long du XIXe siècle,
vous les voyez fonctionner maintenant, encore et plus que jamais
dans les établissements dits alternatifs à la prison.
De toute façon, ce sont les vieilles fonctions carcérales
que l'on essaie maintenant de faire fonctionner à partir
d'établissements qui ne ressemblent plus exactement à
la prison.
En un sens, on peut dire que la mise en question de la prison,
sa démolition partielle, l'ouverture de certains pans de
mur dans la prison, on peut dire que tout ceci libère jusqu'à
un certain point le délinquant de l'enfermement strict, complet,
exhaustif auquel il était voué dans les prisons du
XlXe siècle.
On libère jusqu'à un certain point le délinquant,
mais je dirais qu'on libère autre chose en même temps
que lui ; on libère peut-être quelque chose de plus
que lui, on libère des fonctions carcérales. Les fonctions
carcérales de resocialisation par le travail, par la famille
et par l'auto-culpabilisation, cette resocialisation, elle est au
fond maintenant non plus localisée seulement dans le lieu
fermé de la prison, mais, par ces établissements relativement
ouverts, on essaie de répandre, de diffuser ces vieilles
fonctions dans le corps social tout entier.
On dirait que ces établissements, qu'on cherche à
définir en Suède, en Allemagne, en Belgique, en Hollande,
sont de type nouveau...
Mais ces établissements ne sont peut-être pas les
vraies alternatives, en tout cas les seules alternatives à
la prison que l'on a conçues.
Il y en a d'autres, en effet, dans la mesure où et, de plus
en plus c'est vrai - on cherche une forme de pénalité
qui ne passerait pas par la mise en institution des individus ;
qui ne les placerait, par conséquent, pas exactement, ni
dans l'institution de détention classique, ni dans une maison
de détention disons moderne, améliorée, alternative
à la prison.
Cette punition, ce système punitif, qui ne passeraient pas
par des établissements de détention, plus ou moins
ouverts, ou plus ou moins fermés... eh bien ! il y en a mille
exemples. Ça a commencé relativement tôt avec,
si vous voulez, la généralisation de la pratique du
sursis, sursis simple ou sursis avec mise à l'épreuve...
Beaucoup plus récemment, dans ces dernières années,
ça a été la suppression des peines de courte
durée, ces suppressions que vous voyez dans des pays comme
la Pologne, où, je crois, on a supprimé toutes les
punitions inférieures à 3 mois ; vous trouverez en
Allemagne la suppression des punitions inférieures à
un mois ; vous trouvez également le projet, et jusqu'à
un certain point, en Hollande, la mise en application d'un système
de punition où le régime des amendes serait à
la fois étendu, mais en même temps assoupli et rendu
plus supportable, moins injuste en particulier au regard des différences
de statut économique ; vous avez aussi des tentatives de
chercher une alternative à la prison dans la suppression
d'un certain nombre de droits, comme par exemple le droit de conduire,
la suppression du permis de conduire, la possibilité de se
déplacer, etc. Alternative à la prison, aussi, par
l'imposition d'un certain travail, mais qui se ferait en milieu
ouvert, et qui ne supposerait absolument pas l'enfermement, même
partiel, d'un individu.
Bon, tout ça indique qu'en effet on cherche à punir
l'individu autrement que par cette espèce de prise de corps
qui se fait dans une maison de détention ; qu'il s'agisse
d'une maison classique ou qu'il s'agisse d'une maison améliorée,
ou d'une maison alternative à la prison.
Mais je crois que, de toute façon, même dans ces formes
plus réellement alternatives à la prison dont je viens
de vous parler, il faut vous faire remarquer aussitôt un certain
nombre de choses. D'abord que, bien sûr, elles sont encore,
et vraisemblablement elles ne peuvent être, d'une extension
relativement limitée ; il faut faire remarquer aussi que,
pour beaucoup d'entre elles, comme par exemple le sursis, ou comme
la détention partielle à mi-temps, c'est essentiellement
une manière de retarder la prison, de différer le
moment où le sujet y va, ou c'est en quelque sorte une manière
de diluer le temps de prison sur toute une phase d'existence, et
qu'en somme ce n'est pas réellement un autre système
qui ne passerait pas par la détention. Et puis, et c'est
là surtout le point essentiel, je crois qu'au fond ces nouvelles
méthodes par lesquelles on essaie de punir des individus
sans les mettre dans des prisons, ces nouvelles manières
sont, elles aussi, une certaine manière de relancer, de mieux
assurer en quelque sorte, les vieilles mêmes fonctions carcérales
dont je vous parlais tout à l'heure.
Imposer une dette à un individu, lui supprimer un certain
nombre de libertés, comme celle de se déplacer, c'est
encore une fois une certaine manière de le fixer, de l'immobiliser,
de le rendre dépendant, de l'épingler à une
obligation de travail, une obligation de production, ou une obligation
de vie de famille... c'est surtout, enfin, autant de manières
de diffuser hors de la prison des fonctions de surveillance, qui
vont maintenant s'exercer non plus simplement sur l'individu enfermé
dans sa cellule ou enfermé dans sa prison, mais qui vont
se répandre sur l'individu dans sa vie apparemment libre.
Un individu en probation, eh bien ! c'est un individu qui est surveillé
dans la plénitude ou dans la continuité de sa vie
quotidienne, en tout cas dans ses rapports constants avec sa famille,
avec son métier, avec ses fréquentations ; c'est un
contrôle qui va s'exercer sur son salaire, sur la manière
dont il utilise ce salaire, dont il gère son budget ; surveillance
sur son habitat également. Bon.
Les formes de pouvoir qui étaient propres à la prison,
eh bien ! tout ce système alternatif à la vieille
détention, toutes ces formes alternatives, elles ont pour
fonction de diffuser, au fond, ces formes de pouvoir, de les diffuser
comme une forme de tissu cancéreux, au-delà des murs
mêmes de la prison.
C'est un véritable sur-pouvoir pénal, ou un sur-pouvoir
carcéral, qui est en train de se développer, dans
la mesure même où l'institution prison, elle, est en
train de diminuer. Le château tombe, mais les fonctions sociales.
les fonctions de surveillance, les fonctions de contrôle,
les fonctions de resocialisation qui étaient censées
être assurées par l'institution-prison, on cherche
maintenant à les faire assurer par d'autres mécanismes.
Alors, bien sûr, il ne faut pas dire immédiatement
: c'est bien pire, on est en train de nous préparer, avec
ces soi-disant alternatives à la prison, quelque chose qui
sera bien pire que la prison.
Ce n'est pas pire sans doute, mais je crois qu'il faut bien garder
à l'esprit qu'il n'y a rien là qui soit véritablement
alternatif par rapport à un système d'incarcération.
Il s'agit bien plutôt de la démultiplication des vieilles
fonctions carcérales, que la prison avait essayé d'assurer
d'une manière brutale et frustre et qu'on essaie maintenant
de faire fonctionner d'une manière beaucoup plus souple,
beaucoup plus libre, mais aussi de manière beaucoup plus
étendue. Il s'agit toujours de variations sur te même
thème, de variations sur le même air ; sur la même
petite chanson, qui est la pénalité de détention
: quelqu'un a commis une illégalité, quelqu'un a commis
une infraction, eh bien ! on va s'emparer de son corps, on va le
prendre en charge plus ou moins totalement, on va le mettre sous
surveillance constante, on va travailler ce corps, on va lui prescrire
des schémas de comportement, on va le soutenir perpétuellement
par des instances de contrôle, de jugement, de rotation, d'appréciation.
Tout ceci, eh bien ! c'est te vieux fond des procédés
punitifs du XIXe siècle, que vous voyez maintenant assuré
sous une nouvelle forme, formes qui ne sont pas alternatives à
la prison, mais dont je dirais qu'elles sont itératives par
rapport à la prison. Ce sont des formes de répétition
de la prison, des formes de diffusion de la prison, et non pas des
formes qui sont censées la remplacer.
Et alors, maintenant, je voudrais poser le problème : il
n'en reste pas moins que l'institution de prison est en train, actuellement,
de subir, je ne dirais pas de toutes parts, mais sur un très
large front, de subir un certain nombre de critiques, de mises en
question, qui sont vraisemblablement appelées à prendre
de plus en plus de diffusion.
La question que je voudrais poser maintenant est celle-ci : de
deux choses, quelle est celle que l'on doit dire ? On peut d'abord
dire ceci :
la prison apparemment disparaît, mais puisque l'essentiel
des fonctions qu'elle était censée assurer sont prises
en charge maintenant par de nouveaux mécanismes, au fond
ça ne changerait rien. Faudrait-il plutôt dire ceci
: la prison ayant disparu, eh bien ! les fonctions carcérales,
qui maintenant se diffusent en dehors de ses murs, ces fonctions
carcérales, ne vont-elles pas tout de même, petit à
petit, rentrer en régression, privées qu'elles sont
de leur point d'appui ; est-ce qu'elles ne vont pas disparaître
? Autrement dit, est-ce que l'organe ne commence pas par disparaître,
et puis finalement la fonction elle aussi s'éteindra ?
Quel sens politique faut-il donner au fait qu'actuellement, non
seulement, disons dans les milieux dits d'opposition, mais également
dans les conseils des différents gouvernements, dans les
décisions prises par les différents États,
la prison est effectivement mise en question ?
Ce début de recherche d'une alternative à la prison,
est-ce que c'est la disparition, et de la prison pour bientôt,
et des fonctions de la prison pour plus tard ?
Ou bien est-ce que c'est exactement la reconduction des mêmes
mécanismes pénaux essentiels ?
C'est cette question-là que je voudrais maintenant aborder
; et je crois que pour l'aborder, eh bien ! il faut d'abord répondre
à une première interrogation : au fond, la prison,
la prison sous forme consistante, la prison compacte, la prison
avec ses murs, la prison avec ses cellules, la prison avec son régime
disciplinaire, etc., à quoi servirait cette institution ?
En quoi est-ce qu'elle était utile ? Qu'est-ce qui se passait
au fond ? Qu'est-ce qui s'est passé pour que la prison, inventée
comme moyen pénal à la fin du XVIIIe siècle,
ait subsisté pendant 200 ans, et subsiste encore maintenant
malgré les innombrables critiques qu'on a pu en faire ; et
qu'on a pu en faire non pas simplement depuis ces dernières
années, mais depuis la naissance même de la prison,
puisque, pratiquement, il n'y avait pas 20 ans que les prisons avaient
été institutionnalisées comme grand moyen de
punition, les prisons n'avaient pas été plus tôt
inscrites dans les codes pénaux européens que déjà
on en faisait une critique radicale, qui était à peu
près celle que l'on trouve formulée maintenant ? À
quoi servirait donc la prison ?
Je crois qu'il faut répondre à cette question, si
l'on veut voir, ce que peut signifier, actuellement, ce mouvement
de recherche d'une mesure alternative à la prison.
Eh bien ! je voudrais commencer par formuler une espèce
d'hypothèse, d'hypothèse-paradoxe, parce que, à
la différence de l'hypothèse véritablement
scientifique, je ne suis pas sûr qu'elle puisse être
vérifiée avec des arguments parfaitement « complets
». Je pense que c'est une hypothèse de travail, je
pense que c'est une hypothèse politique, disons, si vous
voulez, que c'est un jeu stratégique dont il faudrait bien
voir jusqu'où elle peut nous entraîner.
Cette hypothèse, c'est celle-ci. La question serait donc
celle-ci :
est-ce qu'une politique pénale - c'est-à-dire d'une
façon générale, la définition d'un certain
nombre de délits et d'infractions, les règles de procédure
par lesquelles on entend réagir à ces infractions,
et les punitions que l'on prévoit pour elles - bref ! est-ce
qu'une politique pénale dans les différentes sociétés,
a bien effectivement pour fonction, comme elle le prétend,
comme on le dit, de supprimer les infractions ?
Est-ce qu'au fond, une politique pénale, un code des règles
de procédure, des mécanismes de punition, est-ce que
tout cet appareil judiciaire, apparemment destiné à
réprimer les infractions, est-ce qu'il n'est pas en fait,
destiné à organiser les illégalismes ? À
les différencier, à établir entre eux une sorte
de hiérarchie, de manière à en tolérer
certains, à en punir d'autres, à en punir certains
d'une manière, à punir les autres d'une autre manière
?
Est-ce que la machinerie pénale n'a pas pour fonction, plutôt
que de viser à l'extinction des illégalismes, de viser
au contraire à leur contrôle, à leur maintien
dans un certain état d'équilibre, qui serait économiquement
utile et politiquement fécond ? Est-ce qu'en un mot la politique
pénale ne doit pas être comprise comme une certaine
manière de gérer les illégalismes ?
Ou encore : la pénalité, est-ce que c'est vraiment
une guerre menée contre les infractions ? Est-ce que ce n'est
pas simplement une certaine économie concertée des
infractions ?
Que le système pénal ne soit pas véritablement,
malgré les ordres qu'il se donne, un appareil de répression
des délits, mais un mécanisme de gestion, d'intensification
différentielle, de diffusion des illégalismes, de
contrôle et de distribution de ces différents illégalismes,
eh bien ! je crois qu'on pourrait en trouver la preuve, tout simplement,
dans le fonctionnement même de la prison.
On a bien souvent étudié les institutions carcérales,
on a bien décrit les aménagements architecturaux,
les règlements méticuleux des prisons, etc. Tout ceci
a été défini. On a aussi souvent pleuré
sur la misère physique et morale de ceux qui séjournent
dans les prisons.
On l'a fait, on a eu bien fait de le faire, c'est entendu. Seulement,
je crois qu'il faudrait étudier - et je ne suis pas sûr
que ça a été fait systématiquement,
ou d'une manière très probante - il faudrait, dis-je,
étudier aussi la quantité et toutes les formes d'illégalismes
que la prison suscite. Bien mieux, il faudrait étudier tous
les illégalismes qui sont nécessaires au fonctionnement
de la prison. La prison, au fond, c'est un foyer permanent d'illégalismes
intenses.
Parmi toutes les institutions qui produisent des illégalismes,
qui produisent des infractions, la prison est à coup sûr
la plus efficace et la plus féconde. La prison comme foyer
d'illégalismes, eh bien ! on en aurait 1000 preuves. D'abord
bien sûr, celles qu'on connaît, c'est-à-dire
que, de la prison, on sort toujours plus délinquant qu'on
était. La prison voue ceux qu'elle a recrutés à
un illégalisme, qui, en général, les suivra
toute leur vie : par les effets de désinsertion sociale,
par l'existence, là où ça existe en effet,
du casier judiciaire, par la formation de groupes de délinquants,
etc.
Tout ça c'est connu. Mais je crois qu'il faut souligner
aussi, que le fonctionnement interne de la prison n'est possible,
que par tout un jeu, à la fois multiple et complexe, d'illégalismes.
II faut rappeler que les règlements intérieurs des
prisons, sont toujours absolument contraires aux lois fondamentales
qui garantissent, dans le reste de la société, les
droits de l'homme. L'espace de la prison est une formidable exception
du droit et à la loi. La prison, c'est un lieu de violence
physique et sexuelle qui est exercée sur les détenus,
par les détenus eux-mêmes et par les gardiens. C'est
un lieu de carences alimentaires et c'est un lieu de frustrations
sexuelles contraignantes. La prison, c'est aussi, on le sait bien,
un lieu de trafic incessant, et bien sûr illégal, entre
les détenus, mais aussi entre les détenus et les gardiens,
entre les gardiens et le monde extérieur : trafics qui sont
d'ailleurs absolument indispensables à la survie des détenus
qui, sans ces trafics, n'arriveraient pas à s'en sortir,
à survivre, parfois même physiquement au sens strict
du terme. Indispensables aussi à la survie des gardiens qui
ne supporteraient pas leur situation et leur traitement, s'ils n'avaient
pas ce surplus que constitue le trafic illégal permanent,
qui passe par les murs de la prison. La prison, c'est également
un lieu où l'administration pratique quotidiennement l'illégalisme.
Elle le pratique quotidiennement, cet illégalisme, ne serait-ce
que pour couvrir aux yeux de la justice et de l'administration supérieure,
d'une part, et à ceux de l'opinion en général,
de l'autre, tous les illégalismes qui se produisent à
l'intérieur même de la prison.
Bon, on pourrait ajouter encore que la prison, c'est un lieu dont
la police se sert pour recruter son petit personnel, ses indicateurs,
ses hommes de main, éventuellement ses tueurs et ses maîtres-chanteurs.
Bref, chaque fois que la police a besoin de basses oeuvres, où
va-t-elle trouver ceux qui seront plus susceptibles de lui rendre
ce service ?
Bien sûr, dans les prisons.
Les illégalismes, qui foisonnent autour de la prison, sont
sans doute plus nombreux qui dans n'importe quelle autre institution.
Tout ceci est connu, Je m'excuse de revenir sur ces truismes, mais
je crois qu'il est regrettable que les sociologues, qui s'intéressent
tellement au fonctionnement des institutions, n'aient pas cherché
à faire en quelque sorte le diagramme de tout le réseau
d'illégalismes qui entretient la vie d'une prison, qui lui
permet effectivement de fonctionner, les illégalismes qui
passent par la prison, mais qui permettent aussi à la prison
de fonctionner.
Il n'y a pas eu je crois de ces études systématiques,
simplement des descriptions. Je vous renvoie, pour ceux qui ne le
connaîtrait pas, à ce livre américain de Bruce
Jackson, dont le titre en anglais est In the Life, et qui vient
d'être traduit en français sous le titre En prison,
je crois, et qui est fait d'interviews de détenus, de détenus
du Texas en général, et qui raconte par le menu, comment
se passe la vie en prison.
Et en particulier, il y a sur le rôle de la sexualité,
sur le rôle des infractions sexuelles, des illégalismes
ou des violences sexuelles, des pages qui sont absolument éblouissantes,
et qui montrent comment tout ne peut fonctionner en prison que dans
la mesure où tout est illégal.
Je ne sais pas si les criminologues peuvent établir quelque
chose qui serait, en quelque sorte, le taux spécifique d'illégalismes,
propre à chaque institution. Il me semble qu'on devrait pouvoir
chercher ça, et voir par exemple quel est le taux d'illégalismes
qui est nécessaire pour qu'une école fonctionne, pour
qu'une banque fonctionne, pour que l'administration des impôts
fonctionne.
Chaque institution a son taux d'illégalismes nécessaire
et suffisant pour exister. Mais je suis bien sûr que le taux
d'illégalismes nécessaire pour que la prison fonctionne
et existe, ce taux d'illégalismes est certainement le taux
le plus élevé qui soit dans le tableau idéal
des illégalismes fonctionnels.
La prison, c'est l'illégalisme institutionnalisé.
Il ne faut jamais, par conséquent, oublier qu'au coeur de
l'appareil de justice que l'occident s'est donné sous prétexte
de réprimer les illégalités, il ne faut jamais
oublier qu'au coeur de cet appareil de justice, destiné h
faire respecter la loi, il y a une machinerie qui fonctionne à
l'illégalisme permanent.
La prison, c'est la chambre noire de la légalité.
C'est la camera obscura de la légalité.
Eh bien ! comment se fait-il qu'une société comme
la nôtre, qui se soit donné un appareil à la
fois si solennel et si perfectionné pour faire respecter
sa loi, comment se fait-il qu'elle ait placé au centre de
cet appareil un petit mécanisme qui ne fonctionne qu'à
l'illégalité et qui ne fabrique que de l'infraction,
que des illégalités, que de l'illégalisme ?
Eh bien ! je crois qu'il y a en fait beaucoup de raisons pour que
les choses se passent ainsi. Je crois qu'il y en a une, tout de
même, qui est peut-être la plus importante. Ce serait
celle-ci : il ne faut pas oublier qu'avant que la prison n'existe,
c'est-à-dire avant qu'on n'ait choisi cette bizarre petite
machinerie pour faire respecter la loi par l'illégalisme,
avant donc que cette petite machinerie n'ait été inventée,
a la fin du XVlIIe siècle, sous l'ancien régime, les
mailles du système pénal, au fond, étaient
des mailles larges. L'illégalisme était une sorte
de fonction constante et générale dans la société.
À la fois par impuissance du pouvoir, et aussi parce que
l'illégalisme était indispensable, au fond, à
une société qui était économiquement
en voie de mutation.
Entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle,
les grandes mutations constitutives du capitalisme sont en grande
partie passées par des canaux qui étaient ceux de
l'illégalité, par rapport aux institutions du régime
et de la société. La contrebande, la piraterie maritime,
tout un jeu d'évasions fiscales, tout un jeu d'exactions
fiscales aussi, ont été des voies par lesquelles le
capitalisme a pu se développer. Dans cette mesure-là,
on peut dire que la tolérance, la tolérance collective
de la société tout entière à ses propres
illégalismes était une des conditions, non seulement
de survie de cette société, mais de son développement.
Et d'ailleurs, les classes sociales elles-mêmes entraient
en rivalité, mais très souvent aussi en complicité,
autour de ces illégalismes. La contrebande, par exemple,
qui permettait à toute une couche des classes populaires
de vivre, cette contrebande, elle servait non seulement à
ces classes populaires, mais également à la bourgeoisie
; et la bourgeoisie n'a jamais rien fait au XVIIIe siècle,
au XVIIe siècle déjà, pour réprimer
la contrebande, populaire sur le sel, le tabac, etc. L'illégalisme
était un des chemins, à la fois de la vie politique
et du développement économique. Or, lorsque la bourgeoisie
est parvenue, non pas exactement au pouvoir au XIXe siècle
- elle l'avait depuis longtemps -, mais lorsqu'elle est arrivée
à organiser son propre pouvoir, à se donner une technique
de pouvoir qui était homogène et cohérente
avec la société industrielle, il est évident
que cette tolérance générale à l'illégalisme,
cette tolérance générale ne pouvait plus être
acceptée.
Bien sûr, la bourgeoisie a continué elle aussi, comme
toute société, à fonctionner à l'illégalité.
Elle s'est aménagé toute une série d'illégalismes
qui lui sont profitables et qui concernent les impôts, les
droits des sociétés, etc. bref, tous les grands trafics
du capitalisme passent bien par une illégalité.
Mais si la bourgeoisie est parfaitement tolérante à
son propre illégalisme, en revanche, les illégalismes
populaires, qui lui avaient tant servi au XVIIe siècle et
au XVIIIe siècle, ces illégalismes, maintenant, à
partir du XIXe siècle, ont cessé d'être tolérables.
Et du coup, elle a cherché à réprimer et à
contrôler ces illégalismes populaires, qui étaient
devenus intolérables du point de vue économique, et
qui étaient intolérables également pour des
raisons politiques.
Au point de vue économique, en effet, à partir du
moment où s'est développée une bourgeoisie
capitaliste qui mettait entre les mains des ouvriers et des masses
d'ouvriers des machines, des outils, des matières premières,
etc., toute contrebande, tout déprédation, tout petit
vol minuscule finissaient par prendre, par cumul, des proportions
qui devenaient économiquement intolérables ou dangereuses.
La moralité de l'ouvrier était absolument indispensable,
dès lors qu'on avait une organisation économique de
type industriel. La Révolution, et tous les troubles populaires
qui, de la fin du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe,
ont fait trembler l'Europe, ces mouvements politiques rendaient
aussi nécessaire le contrôle serré de tous les
illégalismes populaires.
Par conséquent, la bourgeoisie a eu besoin d'une mécanique
pénale qui soit telle que la vieille tolérance, caractéristique
de l'ancien régime à l'égard des illégalismes,
cette tolérance disparaisse.
Et parmi les moyens qui ont été utilisés pour
faire pression sur ces illégalismes populaires, pour les
réduire, pour les coder et les ramener à la légalité,
eh bien, il y en a un certain nombre de moyens, et l'un des moyens,
ça a été précisément l'organisation
d'une certaine forme en quelque sorte privilégiée
d'illégalisme, ça a été en quelque sorte
la constitution d'une frange d'individus voués de façon
définitive à un illégalisme professionnel,
qu'on peut appeler en gros la délinquance.
En effet, avec un secteur marginal dans la population voué
définitivement à la délinquance, on se donnait
un formidable instrument de pouvoir. D'abord, à partir du
moment où l'illégalisme est en quelque sorte professionnalisé,
repris en charge par une frange déterminée de la population,
on peut bien sûr le surveiller beaucoup plus facilement que
lorsqu'il est diffusé à travers tout le corps social.
Deuxièmement, dans la mesure où ce groupe d'illégalistes
professionnels existe en luimême, il entre en conflit avec
la masse de la population, qui est évidemment la première
victime des activités illégalistes du groupe. Le conflit
entre les délinquants, d'une part, et la masse de la population
a été un objectif perpétuellement poursuivi
par le pouvoir depuis de XlXe siècle. L'existence, d'autre
part, de ce groupe de délinquants, à l'égard
duquel la population ne peut pas ne pas avoir des réactions
d'hostilité, va rendre beaucoup plus acceptable, beaucoup
plus tolérable la présence permanente de la police
au milieu même de la population.
L'appel à la peur, sans cesse relancée par la littérature
policière, par les journaux, parles films maintenant, l'appel
à la peur du délinquant toute la formidable mythologie
apparemment glorifiante, mais en fait apeurante, cette énorme
mythologie que l'on a bâtie autour du personnage du délinquant,
autour du grand criminel - a rendu en quelque sorte naturelle, a
naturalisé la présence de la police au milieu de la
population.
La police, dont il ne faut pas oublier que c'est une invention
également récente, et il faut bien dire, puisque je
suis français, donc chauvin, que c'est à la France
que l'on doit la belle instauration de la police, qui a été
imitée par tous les pays du monde, à la fin du XVIIIe
siècle et au début du XIXe. Enfin, ce groupe de délinquants
ainsi constitué et ainsi professionnalisé, il est
utilisable par le pouvoir, il est utilisable à beaucoup de
fins. Il est utilisable pour des tâches de surveillance.
C'est parmi ces délinquants qu'on va recruter les indicateurs,
les espions, etc. Il est utilisable aussi pour tout un ensemble
d'illégalismes profitables à la classe au pouvoir.
Les trafics illégaux que la bourgeoisie ne veut pas faire
elle-même, eh bien ! elle les fera faire tout naturellement
par ses délinquants. Donc, vous voyez qu'en effet beaucoup
de profits économiques, beaucoup de profits politiques, et
surtout la canalisation et le codage serré de la délinquance
ont trouvé leur instrument dans la constitution d'une délinquance
professionnelle.
Il s'agissait donc de recruter des délinquants, il s'agissait
d'épingler des gens à la profession et au statut de
délinquant ; et quel était le moyen pour recruter
les délinquants, pour les maintenir dans la délinquance,
et pour continuer à les surveiller indéfiniment dans
leur activité de délinquants ? Eh bien, cet instrument,
c'est bien entendu la prison.
La prison, ça a été une fabrique de délinquants
; la fabrication de la délinquance par la prison, ce n'est
pas un échec de la prison, c'est sa réussite, puisqu'elle
était faite pour ça. La prison permet la récidive,
elle assure la constitution d'un groupe de délinquants bien
professionnalisé et bien fermé sur lui-même.
Par le jeu du casier judiciaire, des mesures de surveillance, par
la présence des indicateurs dans le milieu des délinquants,
par la connaissance détaillée que la prison permet
sur ce milieu. Vous voyez que cette institution de la prison permet
de garder le contrôle sur les illégalismes ; en excluant
par ces effets toute réinsertion sociale, elle assure que
les délinquants resteront délinquants, et que, d'autre
part, ils demeureront, puisqu'ils sont délinquants, sous
le contrôle de la police et, si l'on veut, à sa disposition.
La prison, ce n'est donc pas l'instrument que le droit pénal
s'est donné pour lutter contre les illégalismes ;
la prison, elle a été un instrument pour réaménager
te champ des illégalismes, pour redistribuer l'économie
des illégalismes, pour produire une certaine forme d'illégalisme
professionnel, la délinquance, qui allait d'une part peser
sur les illégalismes populaires et les réduire, et,
d'autre part, servir d'instrument à l'illégalisme
de la classe au pouvoir. La prison n'est donc pas un inhibiteur
de délinquance ou d'illégalisme, c'est un redistributeur
d'illégalisme. Et il suffirait, pour confirmer cela, de citer
un ou deux exemples.
Prenez, par exemple, le rôle de la délinquance au
XIX siècle et jusqu'à ces toutes dernières
années, le rôle de la délinquance dans les profits
sur la sexualité. La sexualité, c'est finalement un
besoin qu'il devrait être en quelque sorte facile de satisfaite
sans avoir à payer d'une manière ou d'une autre une
redevance à un système quelconque de profit. Or, l'organisation
méticuleuse, dans toutes les sociétés bourgeoises
du XlXe siècle, d'un système de prostitution, a permis
de prélever sur le plaisir sexuel des quantités d'argent
absolument fabuleuses, et dont on n'a commencé à faire
le bilan qu'au cours de ces toutes dernières années.
Même actuellement, dans un pays comme la France, où
la prostitution a tout de même perdu de son importance relative
par rapport à ce qu'elle était au XIXe siècle,
la prostitution constitue encore un des plus gros chiffres d'affaires
que l'on puisse établir, que l'on puisse mesurer. Au XIXe
siècle, il est certain que, proportionnellement, le profit
prélevé sur le plaisir sexuel des gens par le biais
de la prostitution a dû être absolument colossal. Or
quels sont les employés, quels sont les préposés
au prélèvement et à la surveillance de ces
profits sur la sexualité ?
Bien entendu, le milieu délinquant :
proxénètes, maquereaux, hôteliers, etc. qui
chacun à sa manière, canalisent, vers d'ailleurs des
institutions financières parfaitement honorables, canalisent
un profit qu'il est inavouable de prélever tous les soirs
sur le plaisir des gens.
La délinquance, ça a été, d'une façon
très manifeste, un des instruments dont la bourgeoisie s'est
servie pour prélever un profit illégal sur une sexualité
que l'on avait rendue à cet effet illégale, et par
l'intermédiaire de gens qui étaient des délinquants,
c'est-à-dire de gens voués professionnellement à
l'illégalisme.
On pourrait dire la même chose à propos de l'utilisation
des délinquants au XIXe siècle dans la lutte anti-ouvrière
et dans la lutte antisyndicale.
Les briseurs de grèves, les agents provocateurs, les éléments
de noyautage des syndicats, ils ont été traditionnellement,
pendant tout le XIXI siècle, recrutés parmi les délinquants
et il ne faudrait pas faire une analyse bien profonde d'un phénomène
comme la Mafia, par exemple, dans les pays d'Amérique du
Nord, pour voir que la délinquance continue à jouer
ce rôle économico-politique qu'on lui avait donné
au XIXC siècle.
Et si la Mafia se recrute dans des voies, des chemins qui ne sont
pas absolument ceux de la délinquance traditionnelle, avant
toutefois que la Mafia n'existe - et dans les pays où la
Mafia n'existe pas -, où va-t-on trouver cette main-d’oeuvre
pour ces trafics illégalistes ? Eh bien, on va la trouver
essentiellement dans la délinquance. Donc, vous voyez, je
crois, que la raison pour laquelle la prison a été
si importante et pendant si longtemps, la raison pour laquelle,
malgré toutes les critiques et toutes les objections qu'on
a pu faire à la prison dès le début du XIXe
siècle, elle a subsisté si longtemps, la raison, c'est
qu'elle avait en réalité une importance, un rôle
politique et économique évident.
Alors, maintenant, il reste une question à poser, et je
terminerai avec elle, c'est celle-ci : on peut montrer, je crois,
comment et pourquoi la prison est utile, comment et pourquoi, en
tout cas, elle l'a été.
Or, nous voyons maintenant, et ceci venant d'horizons différents,
nous voyons que la prison est effectivement en butte à un
certain nombre de critiques et que, jusqu'à un certain point
au moins, elle est en train d'entrer en régression. De quoi
s'agit-il dans ce phénomène ? Est-ce que c'est simplement
une illusion et qu'en fait les grands mécanismes de la prison
vont rester en place, et par conséquent que la délinquance
va continuer à fonctionner comme elle a fonctionné
jusque là ? Ou est-ce que, effectivement, la prison perd
de son utilité et de son rôle ?
Je crois qu'un premier fait doit être bien présent
à l'esprit. Il est vrai que la prison commence à entrer
en régression, non seulement sous l'effet de critiques externes
venant de milieux qui peuvent être plus ou moins de gauche
ou plus ou moins mus par une philanthropie quelconque ; je crois
que si la prison entre en régression et si les gouvernements
acceptent que la prison entre en régression, c'est qu'au
fond le besoin en délinquants a diminué au cours des
années dernières. Le pouvoir n'a plus besoin de délinquants
comme il pouvait en avoir besoin jusque là. En particulier,
on éprouve de moins en moins le besoin urgent d'empêcher
tous ces petits illégalismes qui étaient si intolérables
à la société du XlXe siècle, tous ces
petits illégalismes mineurs comme, par exemple, était
le vol. Autrefois, il fallait terroriser les gens devant le moindre
vol. Mais maintenant, on sait pratiquer des espèces de contrôles
globaux, on cherche à maintenir le vol dans un certain nombre
de limites tolérables, on sait calculer ce qu'est le coût
de la lutte contre le vol, et ce que coûterait le vol s'il
était toléré, on sait donc établir le
point optimum entre une surveillance qui empêchera le vol
de franchir une certaine limite, et puis une tolérance qui
permet au vol de se déployer dans les limites qui sont économiquement,
moralement, et aussi politiquement favorables.
La manière dont on contrôle le vol dans les grands
magasins, la manière dont on est assuré contre le
vol, les mesures qui sont prises contre les chèques sans
provision, ce qui se passe à propos des fraudes à
la maladie, des fraudes aux assurances sociales, etc. prouvent bien
qu'on a parfaitement calculé, aux instances administratives
ou étatiques, ce qu'est le coût de l'illégalisme,
quelles sont les formes d'illégalisme que l'on peut parfaitement
tolérer et quelles sont celles qu'il faut au contraire pourchasser.
Par conséquent, l'idée d'une suppression radicale,
individuelle, ponctuelle des illégalismes populaires est
maintenant une idée que l'on considère comme politiquement
dépassée et économiquement absurde. Les petits
illégalismes font partie maintenant des risques sociaux acceptables.
Deuxièmement, je crois que la délinquance, l'existence
en tout cas d'un milieu délinquant, a perdu beaucoup de son
utilité économique et politique. Prenez, par exemple,
ce qui se passe à propos de la sexualité dont je parlais
tout à l'heure. Le profit sur la sexualité était
prélevé autrefois par la prostitution. Vous savez
bien maintenant qu'un a trouvé d'autre moyens, et bien plus
efficaces, de prélever des profits sur la sexualité
: la vente des produits pour la contraception, les thérapies
sexuelles, la sexologie, la psycho-pathologie sexuelle, la psychanalyse,
la pornographie, toutes ces institutions sont des manières
beaucoup plus efficaces et, il faut bien le dire, beaucoup plus
amusantes de prélever de l'argent sur la sexualité
que l'ennuyeuse prostitution.
On pourrait dire également ceci : maintenant les grands
trafics internationaux, les grands trafics d'armes, de drogue, les
grands trafics sur les monnaies, échappent de plus en plus
à la compétence d'un milieu de délinquants
traditionnels, qui étaient sans doute de braves garçons,
mais qui n'étaient sans doute pas capables, formés
qu'ils étaient à la prison, de devenir les grands
trafiquants internationaux dont on a besoin maintenant. Main-d’oeuvre
trop artisanale, main-d’oeuvre trop maladroite, main-d’oeuvre
trop marquée aussi.
Ce sont les grands capitalistes eux-mêmes qui se chargent
de gérer ces grands illégalismes. Dans cette mesure-là,
aussi, on peut dire que la délinquance a perdu et ne cesse
de perdre de plus en plus de son efficacité et de son intérêt
politico-économique. C'est pourquoi, sans doute, la critique
que l'on fait actuellement de cette vieille institution séculaire
de la prison, cette critique qui est tout aussi séculaire
que la prison, eh bien pour la première fois, elle commence
à mordre réellement.
Ces fameuses solutions alternatives à la prison dont je
vous parlais tout à l'heure, il ne faut pas s'étonner
qu'on les ait inventées maintenant.
Ce n'est pas sous les coups de boutoir d'une philanthropie nouvelle,
ce n'est pas à la lumière d'une criminologie récente
que l'on commence maintenant à accepter parfaitement de démolir
les murs des prisons, ou en tout cas de les abaisser de façon
notable. Si pour la première fois la prison est entamée,
ce n'est pas parce que, pour la première fois, on a reconnu
ses inconvénients, mais c'est parce que, pour la première
fois, ses avantages commencent à s'effacer. C'est que maintenant
on n'a plus besoin d'usines à fabriquer des délinquants
; mais, en revanche, on a de plus en plus besoin, à mesure
même justement que le contrôle par la délinquance
professionnalisée perd de son efficacité, de relayer
ces contrôles par d'autres, qui sont des contrôles plus
subtils, qui sont des contrôles plus fins ; et c'est le contrôle
par le savoir, c'est le contrôle par la psychologie, la psycho-pathologie,
la psychologie sociale, la psychiatrie, la psychiatrie sociale,
la criminologie, etc.
Ce sont ces contrôles-là qui vont assurer, bien plus
efficacement que cet instrument finalement grossier qu'était
le couple prison-délinquance, c'est tout cela, donc, qui
va assurer les contrôles sociaux. Autrement dit, l'utilité
économico-politique de la délinquance disparaît.
On n'a plus besoin de fabriquer des délinquants, on n'a
donc plus besoin d'avoir des prisons, qui sont des machines à
illégalismes et des machines à propager et à
contrôler les illégalismes. Mais, en revanche, on a
besoin d'instruments de contrôle qui vont se substituer au
couple prison-délinquance, on a besoin d'un nouveau couple,
d'une nouvelle paire, qui ne va plus être la prison et la
délinquance, qui va être le contrôle et les anormaux,
les contrôles portant sur les individus déviants, c'est
cela qui va, avec une tout autre extension, bien sûr, et une
tout autre efficacité, assurer le vieux rôle de la
prison et de la délinquance.
Eh bien ! de tout ceci, qu'est-ce qu'on peut conclure ? Je ne conclurai
point par des propositions, puisque, vous voyez, je ne crois pas
à la faillite de la prison, je crois à sa réussite,
sa réussite totale jusqu'au point que nous connaissons maintenant,
celui où on n'a plus besoin de délinquants ; et elle
n'est pas mise en faillite, elle est simplement mise en liquidation
normale puisqu'on n'a plus besoin de ses profits.
Et, d'autre part, il n'y a pas d'alternatives à la prison,
ou plutôt les alternatives qu'on propose à la prison
sont précisément des manières de faire assurer
par d'autres et sur une échelle de population beaucoup plus
large les vieilles fonctions que l'on demandait au couple rustique
et archaïque. « prison et délinquance ».
Ceci étant dit sur l'alternative à la prison et sur
la faillite de la prison, qu'est-ce qu'on peut dire pratiquement
? Je terminerai sur deux ou trois considérations qui sont
proprement tactiques. Je dirai ceci : premièrement, faire
régresser la prison, diminuer le nombre des prisons, modifier
le fonctionnement des prisons, dénoncer tous les illégalismes
qui peuvent s'y produire... ce n'est pas mal, c'est même bien,
c'est même nécessaire.
Mais qu'on se le dise bien, cette dénonciation de la prison,
cette entreprise pour faire régresser la prison, ou lui trouver
comme on dit des alternatives, ce n'est en soi ni révolutionnaire,
ni contestataire, ni même progressiste. À la limite
ce n'est peut-être même pas gênant à long
terme pour notre système, dans la mesure où, de moins
en moins, elle a besoin de délinquants, et que, par conséquent,
de moins en moins elle a besoin de prisons.
Deuxièmement, il faut, je pense, aller plus loin. Faire
régresser la prison, ce n'est donc ni révolutionnaire
ni peut-être même progressiste ; ça peut être,
si on n'y prend pas garde, une certaine manière de faire
fonctionner en quelque sorte à l'état libre les fonctions
carcérales qui s'étaient jusque là exercées
à l'intérieur même de la prison, et qui risquent
maintenant d'être libérées elles-mêmes
de la prison et reprises en charge par les instances multiples de
contrôle, de surveillance, de normalisation, de resocialisation.
Une critique de la prison, la recherche d'une alternative à
la prison, qui ne se méfierait pas. de la manière
la plus scrupuleuse, de cette rediffusion des mécanismes
propres à la prison, de sa rediffusion à l'échelle
du corps social, serait une entreprise politiquement nocive.
Troisièmement, la question de la prison ne peut donc pas
se résoudre, et ne peut même pas se poser, dans les
termes de la simple théorie pénale. Elle ne peut pas
se poser non plus dans tes seuls termes de la psychologie ou de
la sociologie du crime. On ne peut la poser. la question de la prison,
et de son rôle, et de sa disparition possible, que dans les
termes d'une économie et d'une politique, si vous voulez,
d'une économie politique des illégalismes.
Les questions qu'il faut poser au pouvoir ne sont pas : est-ce
que oui ou non vous allez cesser de faire fonctionner des vilaines
prisons, qui nous font tant de mal à l'âme ? - quand
nous ne sommes pas prisonniers et qu'elles ne nous font pas mal
au corps. Il faut dire au pouvoir : arrêtez vos bavardages
sur la loi, arrêtez vos soi-disant efforts pour faire respecter
la loi, dites-nous plutôt un peu ce que vous faites avec les
illégalismes ? Le vrai problème est : quelles sont
les différences que vous, les gens au pouvoir, vous établissez
entre les différents illégalismes ? Comment vous traitez
les vôtres et comment vous traitez ceux des autres ? À
quoi vous faites servir les différents illégalismes
que vous gérez ? Quels profits vous tirez de ceux-ci et de
ceux-là ?
Ce sont ces questions-là, ces questions sur l'économie
générale des illégalismes, qu'il faut poser
au pouvoir, mais comme, bien sûr, il ne faut pas espérer
qu'il réponde, ce sont ces questions-là qu'il faut
essayer d'analyser. Et toute mise en question de la loi pénale,
toute mise en question de la pénalité qui ne tiendra
pas compte de ce gigantesque contexte économico-politique
qu'est le fonctionnement des illégalismes dans une société,
sera nécessairement une manière abstraite de poser
la question.
Et, finalement, si l'on veut bien reprendre la chanson, peut-être
trop entendue : pas de réforme de la prison sans la recherche
d'une nouvelle société, eh bien ! je dirais que, s'il
faut en effet imaginer une autre société pour imaginer
une autre façon de punir, je crois que, dans ce rêve
que l'on doit faire d'une autre société, ce qui est
essentiel, ce n'est pas d'imaginer un mode de punition qui serait
particulièrement doux, acceptable ou efficace ; il faut imaginer
d'abord quelque chose de préalable, et quelque chose qu'il
est saris doute beaucoup plus difficile d'inventer, mais qu'il faut
chercher, en dépit de tous les exemples désastreux
que l'on peut avoir sous les yeux, à droite et à gauche,
dans tous les sens du mot droite et gauche, en dépit donc
de cela, la question qu'il faut se poser, c'est ceci : est-ce qu'on
peut effectivement concevoir une société dans laquelle
le pouvoir n'ait pas besoin d'illégalismes ?
Le problème, ce n'est pas l'amour des gens pour l'illégalité,
le problème c'est : le besoin que le pouvoir peut avoir de
posséder les illégalismes, de contrôler ces
illégalismes, et d'exercer son pouvoir à travers ces
illégalismes. Que cette utilisation des illégalismes
se fasse par la prison ou se fasse par le « Goulag »,
je crois que de toute façon le problème est là
: peut-il y avoir un pouvoir qui n'aime pas l'illégalisme
?
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