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Origine : http://www.vacarme.org/article1382.html
Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance
du contrôle social ?
Une entrevue avec Michel Foucault
Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance
du contrôle social ?
Une entrevue avec Michel Foucault
Points de vue (sur les alternatives à la prison) Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°177
«Points de vue», Photo, nos 24-25, été-automne
1976, p. 94. (Extrait de la conférence donnée le 29
mars 1976 à l'université de Montréal, dans
le cadre de la Semaine du prisonnier, sur le sujet des alternatives
à la prison.)
Points de vue (sur les alternatives à la prison) Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°177
« Inutile de vous dire que je suis content d’être
ici ; mais inutile en même temps de vous dire combien je suis
embarrassé - j’ai été embarrassé
- lorsqu’on m’a appris qu’il fallait que je parle
des alternatives à la prison et que j’en parle dans
le cadre d’une semaine qui était consacrée à
la faillite de la prison. J’étais embarrassé
pour deux raisons : d’abord à cause du problème
de l’alternative, et ensuite à cause de ce problème
de faillite.
Alternatives à la prison : quand on me parle de ça,
j’ai immédiatement une réaction enfantine. Je
me fais l’impression d’un enfant de sept ans à
qui on dit : « Écoute, puisque de toutes façons
tu vas être puni, qu’est-ce que tu préfères,
le fouet, ou être privé de dessert ? » Je crois
qu’à la question de l’alternative à la
prison, il faut répondre par un premier scrupule, par un
premier doute ou par un premier éclat de rire, comme vous
voudrez ; et si nous ne voulions pas être punis du tout ?
Et si après tout nous n’étions pas capables
de savoir réellement ce que veut dire punir ?
(...)
Dans tous ces établissements qui se présentent comme
alternatifs à l’ancienne prison, de quoi s’agit-il
? Eh bien ! Il me semble qu’en fait ces établissements,
beaucoup plus que des alternatives à la prison, sont des
sortes de tentatives pour essayer de faire assumer par des mécanismes,
par des établissements, par des institutions qui sont différents
de la prison... de faire assumer quoi ? Eh bien ! Au fond, tout
simplement des fonctions qui ont été jusque-là
les fonctions de la prison elle-même. Essentiellement, on
peut dire les choses de la manière suivante : dans toutes
ces nouvelles pratiques, l’opération pénale
que l’on cherche est une opération qui est centrée
sur le travail ; c’est-à-dire que l’on conserve,
on essaie simplement de perfectionner la vieille idée, aussi
vieille que le XIXème siècle ou le XVIIIème
siècle, que c’est le travail qui a en lui-même
une fonction essentielle dans la transformation du prisonnier et
dans l’accomplissement de la peine.
(...)
Deuxièmement, je crois également qu’on voit
fonctionner dans ces établissements alternatifs à
la prison le principe que j’appellerais le principe de refamiliarisation,
c’est-à-dire que vous retrouverez, toujours mise en
oeuvre selon d’autres moyens, mais toujours mise en oeuvre,
l’idée que la famille, c’est l’instrument
essentiel de la prévention et de la correction de la criminalité.
(...)
Enfin, dans les établissements contemporains, on cherche
à faire participer les détenus eux-mêmes, les
conseils de détenus, etc. à l’élaboration
du programme pénal. Je crois que ce qu’on fait, c’est
au fond de rechercher à faire participer l’individu
puni aux mécanismes mêmes de sa punition. L’idéal,
ce serait que l’individu puni, soit individuellement, soit
collectivement, accepte lui-même, sous la forme du conseil,
la procédure de châtiment qu’on lui applique.
Et si on lui donne une part de décision dans cette définition
de la peine, dans cette administration de la peine qu’il doit
subir, si on lui donne une certaine part de décision, c’est
bien précisément pour qu’il l’accepte,
c’est bien précisément pour qu’il la fasse
fonctionner lui-même ; il faut qu’il devienne le gestionnaire
de sa propre punition.
(...)
On libère jusqu’à un certain point le délinquant,
mais je dirais qu’on libère autre chose en même
temps que lui ; on libère peut-être quelque chose de
plus que lui, on libère des fonctions carcérales.
Les fonctions carcérales de socialisation par le travail,
par la famille et par l’auto-culpabilisation, cette resocialisation,
elle est au fond maintenant non plus localisée seulement
dans le lieu fermé de la prison, mais par ces établissements
relativement ouverts ; on essaie de répandre, de diffuser
ces vieilles fonctions dans le corps social tout entier. En un sens,
on peut dire que la mise en question de la prison, sa démolition
partielle, l’ouverture de certains pans de mur dans la prison,
on peut dire que tout ceci libère jusqu’à un
certain point le délinquant de l’enfermement strict,
complet, exhaustif auquel il était voué dans les prisons
du XIXème siècle.
(...)
Imposer une dette à un individu, lui supprimer un certain
nombre de libertés, comme celle de se déplacer, c’est
encore une fois une certaine manière de le fixer, de l’immobiliser,
de le rendre dépendant, de l’épingler à
une obligation de travail, une obligation de production, ou une
obligation de vie en famille... C’est surtout, enfin, autant
de manières de diffuser hors de la prison des fonctions de
surveillance, qui vont maintenant s’exercer non plus simplement
sur l’individu enfermé dans sa cellule ou enfermé
dans sa prison, mais qui vont se répandre sur l’individu
dans sa vie apparemment libre. Un individu en probation, eh bien
! c’est un individu qui est surveillé dans la plénitude
ou la continuité de sa vie quotidienne, en tout cas dans
ses rapports constants avec sa famille, avec son métier,
avec ses fréquentations ; c’est un contrôle qui
va s’exercer sur son salaire, sur la manière dont il
utilise ce salaire, dont il gère son budget ; surveillance
sur son habitat également. Bon.
Les formes de pouvoir qui étaient propres à la prison,
eh bien : tout ce système alternatif à la vieille
détention, toutes ces formes alternatives, elles ont pour
fonction de diffuser, au fond, ces formes de pouvoir, de les diffuser
comme une forme de tissu cancéreux, au-delà des murs
mêmes de la prison.
(...)
La question que je voudrais poser maintenant est celle-ci : de
deux choses, quelle est celle que l’on doit dire ? On peut
d’abord dire ceci : la prison apparemment disparaît,
mais puisque l’essentiel des fonctions qu’elle était
censée assurer sont prises en charge maintenant par de nouveaux
mécanismes, au fond ça ne changerait rien. Faudrait-il
plutôt dire ceci : la prison ayant disparu, eh bien ! les
fonctions carcérales, qui maintenant se diffusent en dehors
de ses murs, ces fonctions carcérales, ne vont-elles pas
tout de même, petit à petit, rentrer en régression,
privées qu’elles sont de leur point d’appui ;
est-ce qu’elles ne vont pas disparaître ? Autrement
dit, est-ce que l’organe ne commence pas par disparaître,
et puis finalement la fonction elle aussi s’éteindra
?
(...)
Je crois qu’il faut répondre à cette question
si l’on veut voir ce que peut signifier, actuellement, ce
mouvement de recherche d’une mesure alternative à la
prison.
Eh bien ! je voudrais commencer par formuler une espèce
d’hypothèse, d’hypothèse paradoxe, parce
que, à la différence de l’hypothèse véritablement
scientifique, je ne suis pas sûr qu’elle puisse être
vérifiée avec des arguments parfaitement « complets
». Je pense que c’est une hypothèse de travail,
je pense que c’est une hypothèse politique, disons,
si vous voulez, que c’est un jeu stratégique, dont
il faudrait bien voir jusqu’où elle peut nous entraîner.
Cette hypothèse, c’est celle-ci. La question serait
donc celle-ci : est-ce qu’une politique pénale (...)
a bien effectivement fonction, comme elle le prétend, comme
on le dit, de supprimer les infractions ?
(...)
Parmi toutes les institutions qui produisent des illégalismes,
qui produisent des infractions, la prison est à coup sûr
la plus efficace et la plus féconde. La prison comme foyer
d’illégalismes, eh bien ! on en aurait mille preuves.
D’abord, bien sûr, celles qu’on connaît,
c’est-à-dire que, de la prison, on sort toujours plus
délinquant qu’on n’était. La prison voue
ceux qu’elle a recrutés à un illégalisme,
qui, en général, les suivra toute leur vie : par les
effets de désinsertion sociale, par l’existence, là
où ça existe en effet, du casier judiciaire, par la
formation de groupes de délinquants, etc. Tout ça,
c’est connu. Mais je crois qu’il faut souligner aussi,
que le fonctionnement interne de la prison n’est possible
que par tout un jeu, à la fois multiple et complexe, d’illégalismes.
Il faut rappeler que les règlements intérieurs des
prisons sont toujours absolument contraires aux lois fondamentales
qui garantissent, dans le reste de la société, les
droits de l’homme. L’espace de la prison est une formidable
exception du droit et à la loi.
(...)
La prison, c’est l’illégalisme institutionnalisé.
Il ne faut jamais, par conséquent, oublier qu’au coeur
de l’appareil de justice que l’Occident s’est
donné sous prétexte de réprimer les illégalités,
il ne faut jamais oublier qu’au coeur de cet appareil de justice,
destiné à faire respecter la loi, il y a une machinerie
qui fonctionne à l’illégalisme permanent. La
prison, c’est la chambre noire de la légalité.
C’est la camera obscura de la légalité. Eh bien
! Comment se fait-il que dans une société comme la
nôtre, qui se soit donné un appareil à la fois
si solennel et si perfectionné pour faire respecter sa loi,
comment se fait-il qu’elle ait placé au centre de cet
appareil un petit mécanisme qui ne fonctionne qu’à
l’illégalité et qui ne fabrique que de l’infraction,
que des illégalités, que de l’illégalisme
?
Eh bien : je crois qu’il y a en fait beaucoup de raisons
pour que les choses se passent ainsi. Je crois qu’il y en
a une, tout de même, qui est peut-être la plus importante.
Ce serait celle-ci : il ne faut pas oublier qu’avant que la
prison n’existe, c’est-à-dire avant qu’on
n’ait choisi cette bizarre petite machinerie pour faire respecter
la loi par l’illégalisme, avant donc que cette petite
machinerie n’ait été inventée, à
la fin du XVIIIème siècle, sous l’Ancien régime,
les mailles du système pénal, au fond, étaient
des mailles larges. L’illégalisme était une
sorte de fonction générale et constante dans la société.
À la fois par impuissance du pouvoir, et aussi parce que
l’illégalisme était indispensable, au fond,
à une société qui était économiquement
en voie de mutation. Entre le XVIème siècle et la
fin du XVIIIème siècle, les grandes mutations constitutives
du capitalisme sont en grande partie passées par des canaux
qui étaient ceux de l’illégalité, par
rapport aux institutions du régime et de la société.
La contrebande, la piraterie maritime, tout un jeu d’évasions
fiscales, tout un jeu d’extractions fiscales, aussi, ont été
des voies par lesquelles le capitalisme a pu se développer.
Dans cette mesure-là, on peut dire que la tolérance,
la tolérance collective de la société tout
entière à ses propres illégalismes, était
une des conditions, non seulement de survie de cette société,
mais aussi de son développement. Et d’ailleurs, les
classes sociales elles-mêmes entraient en rivalité,
mais très souvent aussi en complicité, autour de ces
illégalismes. La contrebande, par exemple, qui permettait
à toute une couche des classes populaires de vivre, cette
contrebande, elle servait non seulement à ces classes populaires,
mais également à la bourgeoisie ; et la bourgeoisie
n’a jamais rien fait au XVIIIème siècle, au
XVIIème siècle déjà, pour réprimer
la contrebande populaire sur le sel, le tabac, etc. L’illégalisme
était un des chemins, à la fois de la vie politique
et du développement économique. Or, lorsque la bourgeoisie
est parvenue, non pas exactement au pouvoir au XIXème siècle
- elle l’avait déjà depuis longtemps -, mais
lorsqu’elle est arrivée à organiser son propre
pouvoir, à se donner une technique de pouvoir qui était
homogène et cohérente avec la société
industrielle, il est évident que cette tolérance générale
à l’illégalisme, cette tolérance ne pouvait
plus être acceptée.
(...)
Je crois qu’un fait doit bien être présent à
l’esprit. Il est vrai que la prison commence à entrer
en régression, non seulement sous l’effet de critiques
externes venant de milieux qui peuvent être plus ou moins
de gauche ou plus ou moins mus par une philanthropie quelconque
; je crois que si la prison est en régression et si les gouvernements
acceptent que la prison entre en régression, c’est
qu’au fond le besoin en délinquants a diminué
au cours des dernières années. Le pouvoir n’a
plus besoin de délinquants comme il pouvait en avoir jusque-là.
En particulier, on éprouve de moins en moins le besoin urgent
d’empêcher tous ces petits illégalismes qui étaient
si intolérables à la société du XIXème
siècle, tous ces petits illégalismes mineurs comme,
par exemple, était le vol. Autrefois, il fallait terroriser
les gens devant le moindre vol. Mais maintenant on sait pratiquer
des espèces de contrôles globaux, on cherche à
maintenir le vol dans un certain nombre de limites tolérables,
on sait calculer ce qu’est le coût de la lutte contre
le vol, et ce que coûterait le vol s’il était
toléré, on sait donc établir le point optimum
entre une surveillance qui empêchera le vol de franchir une
certaine limite, et puis une tolérance qui permet au vol
de se déployer dans les limites qui sont économiquement,
moralement, et aussi politiquement favorables.
(...)
Deuxièmement, je crois que la délinquance, l’existence
en tout cas d’un milieu délinquant, a perdu beaucoup
de son utilité économique et politique. Prenez, par
exemple, ce qui se passe à propos de la sexualité
dont je parlais tout à l’heure. Le profit sur la sexualité
était prélevé autrefois par la prostitution.
Vous savez bien maintenant qu’on a trouvé d’autres
moyens, et bien plus efficaces, de prélever les profits sur
la sexualité : la vente des produits pour la contraception,
les thérapies sexuelles, la sexologie, la psychopathologie
sexuelle, la psychanalyse, la pornographie, toutes ces institutions
sont des manières beaucoup plus efficaces et, il faut bien
le dire, beaucoup plus amusantes de prélever de l’argent
sur la sexualité que l’ennuyeuse prostitution.
(...)
Ces fameuses solutions alternatives à la prison dont je
vous parlais tout à l’heure, il ne faut pas s’étonner
qu’on les ait inventées maintenant. Ce n’est
pas sous les coups de boutoir d’une philanthropie nouvelle,
ce n’est pas à la lumière d’une criminologie
récente que l’on commence maintenant à accepter
parfaitement de démolir les murs des prisons, ou en tout
cas de les abaisser de façon notable. Si pour la première
fois la prison est entamée, ce n’est pas parce que,
pour la première fois, on a reconnu ses inconvénients,
mais c’est parce que, pour la première fois, ses avantages
commencent à s’effacer. C’est que maintenant
on n’a plus besoin d’usines à fabriquer des délinquants
; mais, en revanche, on a de plus en plus besoin, à mesure
même justement que le contrôle par la délinquance
professionnalisée perd de son efficacité, de relayer
ces contrôles par d’autres, qui sont des contrôles
plus subtils, qui sont ces contrôles plus fins ; et c’est
le contrôle par le savoir, c’est le contrôle par
la psychologie, la psychopathologie, la psychologie sociale, la
psychiatrie, la psychiatrie sociale, la criminologie, etc.
Eh bien ! de tout ceci, qu’est-ce qu’on peut en conclure
? Je ne concluerai point par des propositions, puisque, vous voyez,
je ne crois pas à la faillite de la prison, je crois à
sa réussite, sa réussite totale jusqu’au point
que nous connaissons maintenant, celui où on n’a plus
besoin de délinquants ; et elle n’est pas mise en faillite,
elle est simplement mise en liquidation normale puisqu’on
n’a plus besoin de ses profits. Et, d’autre part, il
n’y a pas d’alternatives à la prison, ou plutôt
les alternatives qu’on propose à la prison sont précisément
des manières de faire assurer par d’autres et sur une
échelle de population beaucoup plus large les vieilles fonctions
que l’on demandait au couple rustique et archaïque, «
prison et délinquance ».
Ceci étant dit sur l’alternative à la prison
et sur la faillite de la prison, qu’est-ce qu’on peut
dire pratiquement ? Je terminerai sur deux ou trois considérations
qui sont proprement tactiques. Je dirai ceci : premièrement,
faire régresser la prison, diminuer le nombre des prisons,
modifier le fonctionnement des prisons, dénoncer tous les
illégalismes qui peuvent s’y produire... ce n’est
pas mal, c’est même bien, c’est même nécessaire.
Mais qu’on se le dise bien, cette dénonciation de la
prison, cette entreprise pour faire régresser la prison,
ou lui trouver comme on dit des alternatives, ce n’est ni
en soi révolutionnaire, ni contestataire, ni même progressiste.
À la limite, ce n’est peut-être même pas
gênant à long terme pour notre système, dans
la mesure où, de moins en moins, elle a besoin de délinquants,
et que, par conséquent, de moins en moins elle a besoin de
prisons.
Deuxièmement, il faut, je pense, aller plus loin. Faire
régresser la prison, ce n’est donc ni révolutionnaire,
ni peut-être même progressiste ; ça peut être,
si on n’y prend pas garde, une certaine manière de
faire fonctionner en quelque sorte à l’état
libre les fonctions carcérales qui étaient jusque
là exercées à l’intérieur même
de la prison, et qui risquent maintenant d’être libérées
elles-mêmes de la prison et reprises en charge par les instances
multiples de contrôle, de surveillance, de normalisation,
de resocialisation. Une critique de la prison, la recherche d’une
alternative à la prison qui ne se méfieraient pas,
de la manière la plus scrupuleuse, de cette rediffusion des
mécanismes propres à la prison, de sa rediffusion
à l’échelle du corps social, serait une entreprise
politiquement nocive.
Troisièmement, la question de la prison ne peut donc pas
se résoudre, et ne peut même pas se poser, dans les
termes de la simple théorie pénale. Elle ne peut pas
se poser non plus dans les seuls termes de la psychologie ou de
la sociologie du crime. On ne peut la poser, la question de la prison,
et de son rôle, et de sa disparition possible, que dans les
termes d’une économie et d’une politique, si
vous voulez, d’une économie politique des illégalismes.
Les questions qu’il faut poser au pouvoir ne sont pas : est-ce
que oui ou non vous allez cesser de faire fonctionner des vilaines
prisons, qui nous font tant de mal à l’âme ?
- quand nous ne sommes pas prisonniers et qu’elles ne nous
font pas mal au corps. Il faut dire au pouvoir : arrêtez vos
bavardages sur la loi, arrêtez vos soi-disant efforts pour
faire respecter la loi, dites-nous plutôt un peu ce que vous
faites avec les illégalismes. Le vrai problème est
: quelles sont les différences que vous, les gens au pouvoir,
vous établissez entre les différents illégalismes
? Comment vous traitez les vôtres et comment vous traitez
ceux des autres ? À quoi vous faites servir les différents
illégalismes que vous gérez ? Quels profits vous tirez
de ceux-ci et de ceux-là ?
(...)
Et, finalement, si l’on veut bien reprendre la chanson, peut-être
trop entendue : pas de réforme de la prison sans la recherche
d’une nouvelle société, eh bien ! je dirais
que, s’il faut en effet imaginer une autre société
pour imaginer une nouvelle façon de punir, je crois que,
dans ce rêve que l’on doit faire d’une autre société,
ce qui est essentiel, ce n’est pas d’imaginer un mode
de punition qui serait particulièrement doux, acceptable
ou efficace ; il faut imaginer d’abord quelque chose de préalable,
et quelque chose qu’il est sans doute beaucoup plus difficile
d’inventer, mais qu’il faut chercher, en dépit
de tous les exemples désastreux que l’on peut avoir
sous les yeux, à droite et à gauche, dans tous sens
du mot droite et gauche, en dépit donc de cela, la question
qu’il faut se poser, c’est ceci : est-ce qu’on
peut effectivement concevoir une société dans laquelle
le pouvoir n’ait pas besoin d’illégalismes ?
Le problème, ce n’est pas l’amour des gens pour
l’illégalité, le problème c’est
: le besoin que le pouvoir peut avoir de posséder les illégalismes,
de contrôler ces illégalismes, et d’exercer son
pouvoir à travers ces illégalismes. Que cette utilisation
des illégalismes se fasse par la prison ou se fasse par le
« Goulag », je crois que de toutes façons le
problème est là : peut-il y avoir un pouvoir qui n’aime
pas l’illégalisme ? »
***************
La transcription intégrale de cette conférence-entrevue,
donnée à l’université de Montréal
le 15 mars 1976, a été publiée dans Criminologie,
vol. 36, n° 1, p. 13-35, sous son titre original : « Alternatives
à la prison. Diffusion ou décroissance du contrôle
social ». Merci à la rédaction de la revue de
nous en autoriser la republication.
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