Malaise dans la civilisation, également nommé Malaise dans la culture,
date de 1929, mais l’actualité de ses analyses s’impose toujours,
à la fois quant à l’analogie entre le double développement de l’individu
et de la civilisation, et quant aux rapports d’implication entre l’individu
et la civilisation.
C’est par la question du Surmoi que nous l’aborderons, mais pour nous
rendre compte que c’est l’appareil psychique tel qu’élaboré par la deuxième
topique qui est ici en cause. Il faut entendre civilisation et culture
comme ce “ renoncement exigé par la société au nom de son idéal
culturel ” ou la “ domination de la nature ” en tant
qu’“ œuvre civilisatrice ” (p. 30), et les modalités
particulières à tels moments de l’histoire, de ce renoncement et de
cette domination.
Freud nous apprend en effet que “ la communauté développe elle
aussi un Surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle ”,
nous apprenant comment “ le Surmoi de la communauté civilisée,
tout comme le Surmoi individuel, émet des exigences idéales sévères ”
(p. 102). “ Surmoi collectif ” / “ Surmoi individuel ”
donnent à penser que l’individu subirait, sans toujours la possibilité
de les discerner, la double pression du processus de la civilisation,
et celle du Surmoi collectif dans ses expressions singulières.
Au-delà de la question de la conservation totale ou non du passé, qui
était déjà sujet de conflit entre Jung et Freud, à propos de “ l’Inconscient
collectif ”, “ il semble certain ”, dit Freud, “ que
nous ne nous sentons point à l’aise dans notre civilisation actuelle,
mais il est très difficile de juger si, et à quel point, les hommes
de jadis se sont sentis plus heureux, et alors d’apprécier le rôle joué
par les conditions de leur civilisation ” (p. 31).
Que Freud mette en garde contre “ l’analyse la plus pénétrante
de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire
pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ” (p. 106),
ne change rien à l’affaire. Au risque de se proposer lui-même comme
Surmoi, du moins comme auxiliaire du Surmoi collectif, Freud et la psychanalyse
sont souvent appelés en renfort, ou plutôt au secours d’un monde en
dérive. Un monde dans lequel, certaines expressions identitaires, dans
leur brutalité notamment, prennent l’allure du rapport à la Loi :
en l’occurrence sous l’angle de son absence (absence de Père, démission
des Pères, non-accès au Surmoi, absence de Tiers…). A moins que ce ne
soit sous l’angle du “ retour du refoulé ”, autre modalité
de rappel de ce qui peut se dissimuler de passé derrière le présent.
En tout état de cause se pose la question de la transmission des histoires
collectives, et des identifications des individus à ces histoires ou
à travers elles. Dans les rapports complexes et contradictoires, du
Même et de l’Autre, de la tradition et du changement.
Ici ou là, on entend dans d’autres discours “ la mort des idéologies ”,
voire “ la mort de l’idéologie ”, à l’instar de “ la
mort de Dieu ” des philosophes. Avec l’impérieuse urgence nostalgique
de les réhabiliter : dès que l’on parle de pédophilie, d’inceste,
d’homosexualité, de la place des femmes, du droit des enfants, de violences
des jeunes, ou de génocides ethniques, etc.
Or n’oublions pas que l’on convoque, ou invoque souvent Freud et la
psychanalyse par ailleurs, pour l’indispensable “ meurtre du Père ”.
Souhait de mort ? Peur ? Constat ? Débats sur les limites
du permis et du défendu, débats sur les “ frontières ”, donc
sur le dedans et le dehors ? Et l’on se rappelle que le développement
individuel situe le rapport au Surmoi dans un mouvement d’appropriation
et d’intériorisation. Dans une dialectique de l’avoir et de l’être qui
fait passer l’héritage, du devoir et de la sommation d’être, au droit
et du droit au désir. En d’autres termes, une certaine obsession pour
la normalité et pour le développement linéaire met l’accent sur l’accès
ou le non-accès à l’Œdipe, au Surmoi, au principe de réalité, etc. Ceux-ci
conçus comme abandon de positions infantiles, le conflit Ça / Surmoi
se résolvant au bénéfice du Surmoi, extérieur d’abord, intériorisé ensuite,
à l’image, dit Freud, du Surmoi des parents. Cette optique met en équivalence
le Surmoi individuel et le Surmoi collectif (interdits, lois du Père,
Tiers séparateur, menace et angoisse de castration…). Mieux, le Surmoi
(collectif) dessine pour tous un schéma univoque et uniformisant de
développement et tente de prendre possession d’une intériorité. Normal,
normalisé, normalisateur, voilà le Surmoi ! Sur-le-Moi, le dominant !
La démarche structurale, posant d’emblée la conception de l’appareil
psychique en trois instances, dans des dynamiques spécifiques aux histoires
et expériences singulières, ouvre la voie aux revendications et aux
exigences du droit à la diversité et à la différence, donc au conflit
interne, aux contradictions. Ici, le Surmoi individuel devient le rapport
complexe de chacun au Surmoi collectif, non pas dans leurs expressions
historiques mais comme procès de civilisation, ouvrant la perspective
à ce que Lacan nommera le Symbolique. L’accent ne porte plus sur le
censeur — “ la loi du Père ”, si mal nommée dans des contextes
de restructuration des figures parentales, mais répondant à cet imaginaire
“ du besoin impérieux d’une autorité à admirer, devant qui plier ”
(Moïse…, p. 165) —, mais sur le Garant : garantir à
chacune des trois instances comme à chaque sujet humain, comme aux collectivités
humaines, leur droit à l’existence et à la cohabitation, sans en dénier
la dimension conflictuelle, voire tragique.
Comment comprendre dès lors la “ division interne du Sujet ”
dont parlait Lacan, et le Moi freudien, “ pauvre créature soumise
à une triple servitude, et vivant de ce fait sous la menace d’un triple
danger : le monde extérieur, la libido du ça et la sévérité du
surmoi ” (Essais) ? Freud s’oblige à admettre “ l’existence
d’un niveau dans le moi, d’une différenciation à l’intérieur du moi,
qu’il convient de nommer Idéal du moi ou Surmoi ”. Mieux, posant
une sorte d’équivalence entre Idéal du moi et Surmoi, tout en faisant
du premier “ l’héritier du complexe d’Œdipe ”, il conclut
que “ par son édification, le moi a assuré son emprise sur le complexe
d’Œdipe et, en même temps, il s’est lui-même soumis au ça ”.
Dans la dialectique du dedans et du dehors, c’est désormais le Moi
qui devient “ le représentant du monde extérieur, de la réalité ”,
pendant que le Surmoi se fait “ le mandataire du monde intérieur,
du ça ”.
Freud a établi des rapports d’héritage entre l’idéal du Moi et le Surmoi
(précurseur et héritier). Rappelons simplement combien les prises de
position sur le Moi et sa “ force ” ont partagé ou départagé
les théoriciens et praticiens sur leurs conceptions de la psychanalyse,
et donc du monde.
Toujours est-il que la “ triple servitude ” et le “ niveau
de différenciation dans le Moi ” rencontrent chez Freud la reconnaissance
que “ chaque individu fait partie de plusieurs collectivités, présente
les identifications les plus variées, est orienté par ses attaches dans
des directions multiples et a construit son Idéal du moi d’après les
modèles les plus divers ” (Essais, p. 154). Dès lors,
si Freud fait de la psychanalyse “ un procédé qui facilite au moi
la conquête progressive du ça ”, lequel “ représente le rôle
de l’hérédité ” pendant que le Surmoi renverrait à la “ tradition ”,
ne convient-il pas de rechercher dans la dialectique de l’idéal du moi
et du Surmoi le procès du développement individuel et collectif ?
Hérédité et tradition ne renvoient plus à des contenus à perpétuer,
à redupliquer, à conserver comme des reliques et des tombes, mais au
procès de la passation de relais, à la perpétuelle re-création, à la
nécessité de faire exister comme nouveau ce qui a déjà été, c’est-à-dire
articuler continuité et discontinuité : autoreprésentation et autoproduction
légitimant, dans le travail de mémoire, donc de deuil, les figures de
l’hérédité et de la tradition. Le Surmoi, comme héritier de l’idéal
du moi, lui-même héritier du complexe d’Œdipe, ne serait plus dans le
seul renoncement, “ en faveur de l’idéal collectif incarné par
le chef ” comme dans ces foules bruyantes qu’évoque Freud (Essais,
p. 154). Mais plutôt cette instance, “ à l’intérieur du Moi,
qui observe, critique et interdit ”, mais qui, “ à côté d’un
déplaisir inévitable, assure aussi un gain en plaisir, une sorte de
satisfaction compensatrice ” grâce à laquelle “ le Moi se
sent exalté et considère comme un acte méritoire son renoncement à la
pulsion ” (Moïse, p. 174).
Lorsque Freud écrit “ Idéal du moi ou Surmoi ”, il parle
de la part de l’Idéal dans le Surmoi, comme “ l’instance sublimante ”
lacanienne, revendiquant la primauté sur “ l’instance refoulante ”.
En d’autres termes, le Surmoi, loin de prononcer la seule sentence (“ La
loi est la Loi ”), doit se rendre aimable, désirable pour
le Sujet qui s’y reconnaîtra.
Le légitime interpelle là le légal, le procès interpelle les lois, comme
dans cette question humaine fondamentale : “ Qui donc t’a
fait Roi ? ”. Et c’est sans doute par là que “ la mort
de l’idéologie ” ou “ la mort du Père ”, loin de se faire
discours surmoïque archaïque de nostalgie des origines, font symptômes.
“ Le Roi est nu ”, pourrait-on dire ! C’est un peu ce
que Claude Lefort, à propos de l’idéologie, nomme “ les rapports
de l’homme et de l’histoire à ce qui, par principe, est hors de ses
prises ”. Comprenons-le, dans un parler lacanien, comme “ l’écart
entre l’être et le discours ”. Claude Lefort parle du lien impensable
de la loi et de l’énonciation, de la dépendance de la parole vis-à-vis
de la loi, et de la division sociale et la temporalité, comme deux aspects
de la même institution (Enc.U., p. 1279).
Résumons l’actualité mondiale du Malaise dans la civilisation.
A côté des problématiques qui appellent compulsivement et cycliquement
à la référence à la Loi, il est significatif que les mêmes débats ou
d’autres appellent à la refondation du social, donc interpellent le
processus de civilisation, donc d’humanisation. Sur le plan clinique,
cette refondation comme appel, non au Surmoi mais à la médiation et
l’Ethique, ne répond pas seulement au minimum d’exigence de neutralité :
elle recommanderait surtout de donner la primauté à la clinique d’observation
et de compréhension des problématiques de l’Autre, sur la clinique d’interprétation
et ses risques transférentiels de surmoïsation arbitraire.
Le Surmoi, ou de la
légitimitéJean-Baptiste Fotso-Djemo
Le lien d'origine de ce texte : http://www.chez.com/apertura/Fotso-Djemo.htm
Les liens des textes du Congrès ayant pour thème le Surmoi
de "Aptura" http://www.chez.com/apertura/Texte.html