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«Michel Foucault, an Interview : Sex, Power and the Politics
of Identity» («Michel Foucault, une interview : sexe,
pouvoir et la politique de l'identité» ; entretien
avec B. Gallagher et A. Wilson, Toronto, juin 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert),
The Advocate, no 400, 7 août 1984, pp. 26-30 et 58.
Cet entretien était destiné à la revue canadienne
Body Politic.
Dits Ecrits Tome IV texte n°358
- Vous suggérez dans vos livres que la libération
sexuelle n'est pas tant la mise au jour de vérités
secrètes concernant soi-même ou son désir qu'un
élément du processus de définition et de construction
du désir. Quelles sont les implications pratiques de cette
distinction ?
- Ce que j'ai voulu dire, c'est que, à mon avis, le mouvement
homosexuel a plus besoin aujourd'hui d'un art de vivre que d'une
science ou d'une connaissance scientifique (ou pseudo-scientifique)
de ce qu'est la sexualité. La sexualité fait partie
de nos conduites. Elle fait partie de la liberté dont nous
jouissons dans ce monde. La sexualité est quelque chose que
nous créons nous-mêmes -elle est notre propre création,
bien plus qu'elle n'est la découverte d'un aspect secret
de notre désir. Nous devons comprendre qu'avec nos désirs,
à travers eux, s'instaurent de nouvelles formes de rapports,
de nouvelles formes d'amour et de nouvelles formes de création.
Le sexe n'est pas une fatalité ; il est une possibilité
d'accéder à une vie créatrice.
- C'est, au fond, la conclusion à laquelle vous aboutissez
lorsque vous dites que nous devrions essayer de devenir gays, et
non nous contenter de réaffirmer notre identité de
gays.
- Oui, c'est cela. Nous n'avons pas à découvrir que
nous sommes homosexuels.
- Ni à découvrir ce que cela veut dire ?
- Exactement. Nous devons plutôt créer un mode de
vie gay. Un devenir gay.
- Et c'est quelque chose qui est sans limites ?
- Oui, bien sûr. Lorsqu'on examine les différentes
manières dont les gens ont éprouvé leur liberté
sexuelle -la manière dont ils ont créé leurs
oeuvres d'art -, force est de constater que la sexualité,
telle que nous la connaissons aujourd'hui, est devenue l'une des
sources les plus productives de notre société et de
notre être. Je pense, quant à moi, que nous devrions
comprendre la sexualité dans l'autre sens : le monde considère
que la sexualité constitue le secret de la vie culturelle
créatrice ; elle est plutôt un processus qui s'inscrit
dans la nécessité, pour nous aujourd'hui, de créer
une nouvelle vie culturelle sous couvert de nos choix sexuels.
- En pratique, l'une des conséquences de cette tentative
de mise au jour du secret est que le mouvement homosexuel n'est
pas allé plus loin que la revendication de droits civiques
ou humains ayant trait à la sexualité. Ce qui veut
dire que la libération sexuelle en est restée au niveau
d'une exigence de tolérance sexuelle.
- Oui, mais c'est un aspect qu'il faut soutenir. Il est important,
d'abord, pour un individu, d'avoir la possibilité -et le
droit -de choisir sa sexualité. Les droits de l'individu
concernant la sexualité sont importants, et il est bien des
endroits encore où ils ne sont pas respectés. Il ne
faut pas considérer ces problèmes comme réglés,
à l'heure actuelle. Il est tout à fait exact qu'il
y a eu un véritable processus de libération au début
des années soixante-dix. Ce processus fut très bénéfique,
tant en ce qui concerne la situation qu'en ce qui concerne les mentalités,
mais la situation ne s'est pas définitivement stabilisée.
Nous devons encore, je pense, faire un pas en avant. Et je crois
que l'un des facteurs de cette stabilisation sera la création
de nouvelles formes de vie, de rapports, d'amitiés, dans
la société, l'art, la culture, de nouvelles formes
qui s'instaureront à travers nos choix sexuels, éthiques
et politiques. Nous devons non seulement nous défendre, mais
aussi nous affirmer, et nous affirmer non seulement en tant qu'identité,
mais en tant que force créatrice.
- Bien des choses, dans ce que vous dites, rappellent, par exemple,
les tentatives du mouvement féministe, qui voulait créer
son propre langage et sa propre culture.
- Oui, mais je ne suis pas sûr que nous devrions créer
notre propre culture. Nous devons créer une culture. Nous
devons réaliser des créations culturelles, Mais là,
nous nous heurtons au problème de l'identité. J'ignore
ce que nous ferions pour produire ces créations, et j'ignore
quelles formes ces créations prendraient. Par exemple, je
ne suis pas du tout sûr que la meilleure forme de création
littéraire que l'on puisse attendre des homosexuels soit
les romans homosexuels.
- En fait, nous n'accepterions même pas de dire cela. Ce
serait se fonder sur un essentialisme que nous devons, précisément,
éviter.
- C'est vrai. Qu'entend-on, par exemple, par «peinture gay»
? Et pourtant je suis sûr qu'à partir de nos choix
sexuels, à partir de nos choix éthiques nous pouvons
créer quelque chose qui aura un certain rapport avec l'homosexualité.
Mais ce quelque chose ne doit pas être une traduction de l'homosexualité
dans le domaine de la musique, de la peinture -que sais-je encore
? -, car je ne pense pas que cela soit possible.
- Comment voyez-vous l'extraordinaire prolifération, depuis
ces dix ou quinze dernières années, des pratiques
homosexuelles masculines, la sensualisation, si vous préférez,
de certaines parties jusqu'alors négligées du corps
et l'expression de nouveaux désirs ? Je pense, bien sûr,
aux caractéristiques les plus frappantes de ce que nous appelons
les films ghetto-pornos, les clubs de S/M ou de fistfucking. Est-ce
là une simple extension, dans une autre sphère, de
la prolifération générale des discours sexuels
depuis le XIXe siècle, ou bien s'agit-il de développements
d'un autre type, propres au contexte historique actuel ?
- En fait, ce dont nous voulons parler ici, ce sont précisément,
je pense, des innovations qu'impliquent ces pratiques. Considérons,
par exemple, la «sous-culture S/M», pour reprendre une
expression chère à notre amie Gayle Rubin *. Je ne
pense pas que ce mouvement de pratiques sexuelles ait quoi que ce
soit à voir avec la mise au jour ou la découverte
de tendances sado-masochistes profondément enfouies dans
notre inconscient. Je pense que le S/M est beaucoup plus que cela
; c'est la création réelle de nouvelles possibilités
de plaisir, que l'on n'avait pas imaginées auparavant. L'idée
que le S/M est lié à une violence profonde, que sa
pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner
libre cours à l'agression est une idée stupide.
* Rubin (G.), «The Leather Menace : Comments on Politics
and S/M.», in Samois (éd.), Coming to Power. Writings
and Graphics on Lesbian S/M., Berkeley, 1981, p. 195.
Nous savons très bien que ce que ces gens font n'est pas
agressif ; qu'ils inventent de nouvelles possibilités de
plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps -
en érotisant ce corps. Je pense que nous avons là
une sorte de création, d'entreprise créatrice, dont
l'une des principales caractéristiques est ce que j'appelle
la désexualisation du plaisir. L'idée que le plaisir
physique provient toujours du plaisir sexuel et l'idée que
le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela,
je pense, c'est vraiment quelque chose de faux. Ce que les pratiques
S/M nous montrent, c'est que nous pouvons produire du plaisir à
partir d'objets très étranges, en utilisant certaines
parties bizarres de notre corps, dans des situations très
inhabituelles, etc.
- L'assimilation du plaisir au sexe est donc dépassée.
- C'est exactement cela. La possibilité d'utiliser notre
corps comme la source possible d'une multitude de plaisirs est quelque
chose de très important. Si l'on considère, par exemple,
la construction traditionnelle du plaisir, on constate que les plaisirs
physiques, ou plaisirs de la chair, sont toujours la boisson, la
nourriture et le sexe. Et c'est là, semble-t-il, que se limite
notre compréhension du corps, des plaisirs. Ce qui me frustre,
par exemple, c'est que l'on envisage toujours le problème
des drogues exclusivement en termes de liberté et d'interdit.
Je pense que les drogues doivent devenir un élément
de notre culture.
- En tant que source de plaisir ?
- En tant que source de plaisir. Nous devons étudier les
drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer
de bonnes drogues -susceptibles de produire un plaisir très
intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l'égard
de la drogue un puritanisme qui implique que l'on est soit pour,
soit contre -est une attitude erronée. Les drogues font maintenant
partie de notre culture. De même qu'il y a de la bonne et
de la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues,
Et donc, pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes «contre»
la musique, nous ne pouvons dire que nous sommes «contre»
les drogues.
- Le but est de tester le plaisir et ses possibilités.
- Oui. Le plaisir aussi doit faire partie de notre culture. Il
est très intéressant de remarquer, par exemple, que,
depuis des siècles, les gens en général -mais
aussi les médecins, les psychiatres et même les mouvements
de libération -ont toujours parlé de désir,
et jamais de plaisir. «Nous devons libérer notre désir»,
disent-ils. Non ! Nous devons créer des plaisirs nouveaux.
Alors peut-être le désir suivra-t-il.
- Est-il significatif que certaines identités se constituent
autour des nouvelles pratiques sexuelles telles que le S / M ? Ces
identités favorisent l'exploration de ces pratiques ; elles
contribuent aussi à défendre le droit de l'individu
à s'y adonner. Mais ne restreignent-elles pas aussi les possibilités
de l'individu ?
- Eh bien, si l'identité n'est qu'un jeu, si elle n'est
qu'un procédé pour favoriser des rapports, des rapports
sociaux et des rapports de plaisir sexuel qui créeront de
nouvelles amitiés, alors elle est utile. Mais si l'identité
devient le problème majeur de l'existence sexuelle, si les
gens pensent qu'ils doivent «dévoiler» leur «identité
propre» et que cette identité doit devenir la loi,
le principe, le code de leur existence ; si la question qu'ils posent
perpétuellement est : «Cette chose est-elle conforme
à mon identité ?», alors je pense qu'ils feront
retour à une sorte d'éthique très proche de
la virilité hétérosexuelle traditionnelle.
Si nous devons nous situer par rapport à la question de l'identité,
ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques.
Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes
ne sont pas des rapports d'identité ; ils doivent être
plutôt des rapports de différenciation, de création,
d'innovation. C'est très fastidieux d'être toujours
le même. Nous ne devons pas exclure l'identité si c'est
par le biais de cette identité que les gens trouvent leur
plaisir, mais nous ne devons pas considérer cette identité
comme une règle éthique universelle.
- Mais, jusqu'à présent, l'identité sexuelle
a été très utile politiquement.
- Oui, elle a été très utile, mais c'est une
identité qui nous limite et je pense que nous avons (et pouvons
avoir) le droit d'être libres.
- Nous voulons que certaines de nos pratiques sexuelles soient
des pratiques de résistance, au sens politique et social.
Comment la chose est-elle possible, cependant, puisque la stimulation
du plaisir peut servir à exercer un contrôle ? Pouvons-nous
être sûrs qu'il n'y aura pas d'exploitation de ces nouveaux
plaisirs -je pense à la manière dont la publicité
utilise la stimulation du plaisir comme instrument de contrôle
social ?
- On ne peut jamais être sûr qu'il n'y aura pas d'exploitation.
En fait, on peut être sûr qu'il y en aura une, et que
tout ce qui a été créé ou acquis, tout
le terrain qui a été gagné sera, à un
moment ou à un autre, utilisé de cette manière.
Il en va ainsi de la vie, de la lutte, de l'histoire des hommes.
Et je ne pense pas que ce soit une objection à tous ces mouvements
ou à toutes ces situations. Mais vous avez tout à
fait raison de souligner qu'il nous faut être prudents et
conscients du fait que nous devons passer à autre chose,
avoir aussi d'autres besoins. Le ghetto S/M de San Francisco est
un bon exemple d'une communauté qui a fait l'expérience
du plaisir et qui s'est constitué une identité autour
de ce plaisir. Cette ghettoïsation, cette identification, cette
procédure d'exclusion, etc., toutes ces choses ont aussi
produit des effets en retour. Je n'ose pas utiliser le mot de «dialectique»,
mais on n'est pas très loin de cela.
- Vous écrivez que le pouvoir n'est pas seulement une force
négative, mais aussi une force productive ; que le pouvoir
est toujours là ; que là où il y a du pouvoir,
il y a de la résistance, et que la résistance n'est
jamais dans une position d'extériorité vis-à-vis
du pouvoir. S'il en est ainsi, comment pouvons-nous aboutir à
une autre conclusion que celle qui consiste à dire que nous
sommes toujours piégés à l'intérieur
de ce rapport, un rapport auquel nous ne pouvons pas, d'une certaine
manière, échapper ?
- En fait, je ne pense pas que le mot «piégés»
soit le mot juste. Il s'agit d'une lutte, mais ce que je veux dire,
lorsque je parle de rapports de pouvoir, c'est que nous sommes,
les uns par rapport aux autres, dans une situation stratégique.
Parce que nous sommes homosexuels, par exemple, nous sommes en lutte
avec le gouvernement et le gouvernement est en lutte avec nous.
Lorsque nous avons affaire au gouvernement, la lutte, bien sûr,
n'est pas symétrique, la situation de pouvoir n'est pas la
même, mais nous participons ensemble à cette lutte.
L'un de nous prend le dessus sur l'autre, et le prolongement de
cette situation peut déterminer la conduite à tenir,
influencer la conduite, ou la non-conduite, de l'autre. Nous ne
sommes donc pas piégés. Or nous sommes toujours dans
ce genre de situation. Ce qui veut dire que nous avons toujours
la possibilité de changer la situation, que cette possibilité
existe toujours. Nous ne pouvons pas nous mettre en dehors de la
situation, et nulle part nous ne sommes libres de tout rapport de
pouvoir. Mais nous pouvons toujours transformer la situation. Je
n'ai donc pas voulu dire que nous étions toujours piégés,
mais, au contraire, que nous sommes toujours libres. Enfin, bref,
qu'il y a toujours la possibilité de transformer les choses.
- La résistance, c'est donc à l'intérieur
de cette dynamique que l'on peut la puiser ?
- Oui. Voyez-vous, s'il n'y avait pas de résistance, il
n'y aurait pas de rapports de pouvoir. Parce que tout serait simplement
une question d'obéissance. Dès l'instant où
l'individu est en situation de ne pas faire ce qu'il veut, il doit
utiliser des rapports de pouvoir. La résistance vient donc
en premier, et elle reste supérieure à toutes les
forces du processus ; elle oblige, sous son effet, les rapports
de pouvoir à changer. Je considère donc que le terme
de «résistance» est le mot le plus important,
le mot-clef de cette dynamique.
- Politiquement parlant, l'élément le plus important,
peut-être, lorsqu'on examine le pouvoir, est le fait que,
selon certaines conceptions antérieures, «résister»
voulait dire simplement dire non. C'est seulement en termes de négation
que l'on a conceptualisé la résistance, Telle que
vous la comprenez, cependant, la résistance n'est pas uniquement
une négation : elle est un processus de création ;
créer et recréer, transformer la situation, participer
activement au processus, c'est cela résister,
- Oui, c'est ainsi que je définirais les choses. Dire non
constitue la forme minimale de résistance. Mais naturellement,
à certains moments, c'est très important. Il faut
dire non et faire de ce non une forme de résistance décisive.
- Cela soulève la question de savoir de quelle manière,
et dans quelle mesure, un sujet -ou une subjectivité -dominés
peuvent créer leur propre discours. Dans l'analyse traditionnelle
du pouvoir, l'élément omniprésent sur lequel
se fonde l'analyse est le discours dominant, les réactions
à ce discours, ou à l'intérieur de ce discours,
n'étant que les éléments subsidiaires. Cependant,
si par «résistance» au sein des rapports de pouvoir
nous entendons plus qu'une simple négation, ne peut-on pas
dire que certaines pratiques -le S / M lesbien, par exemple -sont
en fait la manière dont des sujets dominés formulent
leur propre langage ?
- En fait, voyez-vous, je pense que la résistance est un
élément de ce rapport stratégique en quoi consiste
le pouvoir. La résistance prend toujours appui, en réalité,
sur la situation qu'elle combat. Dans le mouvement homosexuel, par
exemple, la définition médicale de l'homosexualité
a constitué un outil très important pour combattre
l'oppression dont était victime l'homosexualité à
la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Cette médicalisation,
qui était un moyen d'oppression, a toujours été
aussi un instrument de résistance, puisque les gens pouvaient
dire : «Si nous sommes malades, alors pourquoi nous condamnez-vous,
pourquoi nous méprisez-vous ?», etc. Bien sûr,
ce discours nous paraît aujourd'hui assez naïf, mais,
à l'époque, il était très important.
Je dirais aussi qu'en ce qui concerne le mouvement lesbien, le
fait, à mon avis, que les femmes ont été, pendant
des siècles et des siècles, isolées dans la
société, frustrées, méprisées
de bien des manières leur a donné une véritable
possibilité de constituer une société, de créer
un certain type de rapport social entre elles, en dehors d'un monde
dominé par les hommes. Le livre de Lillian Faderman, Surpassing
the Love of Men, est, à cet égard, tout à fait
intéressant *. Il soulève une question : celle de
savoir quel type d'expérience émotionnelle, quel type
de rapports étaient possibles dans un monde où les
femmes n'avaient aucun pouvoir social, légal ou politique.
Et Faderman affirme que les femmes ont utilisé cet isolement
et cette absence de pouvoir.
- Si la résistance est le processus qui consiste à
s'affranchir des pratiques discursives, il semblerait que le S/M
lesbien soit l'une des pratiques qui, à première vue,
peuvent le plus légitimement se déclarer pratiques
de résistance. Dans quelle mesure ces pratiques et ces identités
peuvent-elles être perçues comme une contestation du
discours dominant ?
- Ce qui me semble intéressant, en ce qui concerne le S/M
lesbien, c'est qu'il permet de se débarrasser d'un certain
nombre de stéréotypes de la féminité
qui ont été utilisés dans le mouvement lesbien
-une stratégie que le mouvement lesbien avait élaborée
dans le passé. Cette stratégie se fondait sur l'oppression
dont étaient victimes les lesbiennes, et le mouvement l'utilisait
pour lutter contre cette oppression. Mais il est possible qu'aujourd'hui
ces outils, ces armes soient dépassés. Il est clair
que le S/M lesbien essaie de se débarrasser de tous les vieux
stéréotypes de la féminité, des attitudes
de rejet des hommes, etc.
- Selon vous, que pouvons-nous apprendre concernant le pouvoir
-et du reste aussi, le plaisir -de la pratique du S/M qui est, au
fond, l'érotisation explicite du pouvoir ?
- On peut dire que le S/M est l'érotisation du pouvoir,
l'érotisation de rapports stratégiques. Ce qui me
frappe dans le SIM, c'est la manière dont il diffère
du pouvoir social. Le pouvoir se caractérise par le fait
qu'il constitue un rapport stratégique qui s'est stabilisé
dans des institutions. Au sein des rapports de pouvoir, la mobilité
est donc limitée, et certaines forteresses sont très
très difficiles à faire tomber parce qu'elles ont
été institutionnalisées, parce que leur influence
est sensible dans les cours de justice, dans les codes. Cela signifie
que les rapports stratégiques entre les individus se caractérisent
par la rigidité.
* Faderman (1.), Surpassing the Love of Men, New York, William
Morrow, 1981.
A cet égard, le jeu S/M est très intéressant
parce que, bien qu'étant un rapport stratégique, il
est toujours fluide. Il y a des rôles, bien entendu, mais
chacun sait très bien que ces rôles peuvent être
inversés. Parfois, lorsque le jeu commence, l'un est le maître,
l'autre l'esclave et, à la fin, celui qui était l'esclave
est devenu le maître. Ou même lorsque les rôles
sont stables, les protagonistes savent très bien qu'il s'agit
toujours d'un jeu : soit les règles sont transgressées,
soit il y a un accord, explicite ou tacite, qui définit certaines
frontières. Ce jeu stratégique est très intéressant
en tant que source de plaisir physique. Mais je ne dirais pas qu'il
constitue une reproduction, à l'intérieur de la relation
érotique, de la structure du pouvoir. C'est une mise en scène
des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable
de procurer un plaisir sexuel ou physique.
- En quoi ce jeu stratégique est-il différent dans
la sexualité et dans les rapports de pouvoir ?
- La pratique du S/M débouche sur la création du
plaisir, et il y a une identité qui va avec cette création.
C'est la raison pour laquelle le S/M est vraiment une sous-culture.
C'est un processus d'invention. Le S/M est l'utilisation d'un rapport
stratégique comme source de plaisir (de plaisir physique).
Ce n'est pas la première fois que des gens utilisent les
rapports stratégiques comme source de plaisir. Il y avait,
au Moyen Âge, par exemple, la tradition de l'amour courtois,
avec le troubadour, la manière dont s'instauraient les rapports
amoureux entre la dame et son amant, etc. Il s'agissait, là
aussi, d'un jeu stratégique. Ce jeu, on le retrouve même,
aujourd'hui, entre les garçons et les filles qui vont danser
le samedi soir. Ils mettent en scène des rapports stratégiques.
Ce qui est intéressant, c'est que, dans la vie hétérosexuelle,
ces rapports stratégiques précèdent le sexe.
Ils existent à seule fin d'obtenir le sexe. Dans le SIM,
en revanche, les rapports stratégiques font partie du sexe,
comme une convention de plaisir à l'intérieur d'une
situation particulière.
Dans un cas, les rapports stratégiques sont des rapports
purement sociaux, et c'est l'être social qui est concerné
; tandis que, dans l'autre cas, c'est le corps qui est impliqué.
Et c'est ce transfert des rapports stratégiques, qui passent
du rituel de cour au plan sexuel, qui est particulièrement
intéressant.
- Dans une interview que vous avez accordée, il y a un an
ou deux, au magazine Gai Pied, vous avez dit que ce qui dérange
le plus les gens dans les relations homosexuelles, ce n'est pas
tant l'acte sexuel lui-même que la perspective de voir des
relations affectives se développer en dehors des cadres normatifs
*, Les liens et les amitiés qui se nouent sont imprévisibles.
* Voir supra, texte no293. De l'amitié comme mode de vie
http://1libertaire.free.fr/MFoucault174.html
Pensez-vous que ce qui effraie les gens soit le potentiel inconnu
dont sont porteuses les relations homosexuelles, ou diriez-vous
que ces relations sont perçues comme une menace directe à
l'encontre des institutions sociales ?
- S'il est une chose qui m'intéresse aujourd'hui, c'est
le problème de l'amitié. Au cours des siècles
qui ont suivi l'Antiquité, l'amitié a constitué
un rapport social très important : un rapport social à
l'intérieur duquel les individus disposaient d'une certaine
liberté, d'un certain type de choix (limité, bien
entendu), et qui leur permettait aussi de vivre des rapports affectifs
très intenses. L'amitié avait aussi des implications
économiques et sociales -l'individu était tenu d'aider
ses amis, etc. Je pense que, au XVIe et au XVIIe siècle,
on voit disparaître ce genre d'amitiés, du moins dans
la société masculine. Et l'amitié commence
à devenir autre chose. À partir du XVIe siècle,
on trouve des textes qui critiquent explicitement l'amitié,
qu'ils considèrent comme quelque chose de dangereux.
L'armée, la bureaucratie, l'administration, les universités,
les écoles, etc. -au sens qu'ont ces mots aujourd'hui -ne
peuvent pas fonctionner avec des amitiés aussi intenses.
Je pense qu'on peut voir dans toutes ces institutions un effort
considérable pour diminuer ou minimiser les rapports affectifs.
C'est le cas, en particulier, dans les écoles. Lorsqu'on
a inauguré les établissements secondaires, qui accueillaient
des centaines de jeunes garçons, l'un des problèmes
a été de savoir comment on pouvait les empêcher
non seulement d'avoir des rapports sexuels, bien sûr, mais
aussi de contracter des amitiés. Sur ce thème de l'amitié,
on peut étudier, par exemple, la stratégie des institutions
jésuites -les jésuites ayant fort bien compris qu'il
leur était impossible de supprimer l'amitié. Ils ont
donc essayé à la fois d'utiliser le rôle que
jouaient le sexe, l'amour, l'amitié, et de le limiter. Nous
devrions maintenant, je pense, après avoir étudié
l'histoire de la sexualité, essayer de comprendre l'histoire
de l'amitié, ou des amitiés. C'est une histoire extrêmement
intéressante.
Et l'une de mes hypothèses -je suis sûr qu'elle se
vérifierait si nous entreprenions cette tâche -est
que l'homosexualité (par quoi j'entends l'existence de rapports
sexuels entre les hommes) est devenue un problème à
partir du XVIIIe siècle. Nous la voyons devenir un problème
avec la police, le système juridique. Et je pense que si
elle devient un problème, un problème social, à
cette époque-là, c'est parce que l'amitié a
disparu, Tant que l'amitié a représenté quelque
chose d'important, tant qu'elle a été socialement
acceptée, personne ne s'est aperçu que les hommes
avaient, entre eux, des rapports sexuels. On ne pouvait pas dire
non plus qu'ils n'en avaient pas, mais simplement, cela n'avait
pas d'importance. Cela n'avait aucune implication sociale, la chose
était culturellement acceptée. Qu'ils fassent l'amour
ou qu'ils s'embrassent n'avait aucune importance. Absolument aucune.
Une fois l'amitié disparue en tant que rapport culturellement
accepté, la question s'est posée : «Mais que
fabriquent donc les hommes ensemble ?» Et c'est à ce
'moment-là que le problème est apparu. Et, de nos
jours, lorsque les hommes font l'amour ou ont des rapports sexuels,
cela est perçu comme un problème. Je suis sûr,
en fait, d'avoir raison : la disparition de l'amitié en tant
que rapport social et le fait que l'homosexualité ait été
déclarée problème social, politique et médical
font partie du même processus.
- Si la chose importante, aujourd'hui, est d'explorer à
nouveau les possibilités de l'amitié, il faut remarquer
que, dans une large mesure, toutes les institutions sociales sont
faites pour favoriser les amitiés et les structures hétérosexuelles,
au mépris des amitiés et des structures homosexuelles.
La vraie tâche n'est-elle pas d'instaurer de nouveaux rapports
sociaux, de nouveaux modèles de valeurs, de nouvelles structures
familiales, etc. ? Toutes les structures et les institutions qui
vont de pair avec la monogamie et la famille traditionnelle sont
l'une des choses auxquelles les homosexuels n'ont pas facilement
accès. Quels types d'institutions devons-nous commencer à
instaurer, afin non seulement de nous défendre, mais aussi
de créer de nouvelles formes sociales qui constitueront une
véritable solution de rechange ?
- Quelles institutions ? Je n'en ai pas d'idée précise.
Je pense, bien sûr, qu'il serait tout à fait contradictoire
d'appliquer à cette fin et à ce type d'amitié
le modèle de la vie familiale, ou les institutions qui vont
de pair avec la famille. Mais il est vrai que, puisque certains
des rapports qui existent dans la société sont des
formes protégées de vie familiale, on constate que
certaines variantes qui, elles, ne sont pas protégées,
sont à la fois souvent plus riches, plus intéressantes
et plus créatives que ces rapports. Mais, naturellement,
elles sont aussi beaucoup plus fragiles et vulnérables. La
question de savoir quels types d'institutions nous devons créer
est une question capitale, mais je ne peux pas y apporter de réponse.
Notre tâche, je crois, est d'essayer d'élaborer une
solution.
- Dans quelle mesure voulons-nous, ou avons-nous besoin, que le
projet de libération des homosexuels soit un projet qui,
loin de se contenter de proposer un parcours, prétend ouvrir
de nouvelles avenues ? En d'autres termes, votre conception de la
politique sexuelle refuse-t-elle la nécessité d'un
programme pour préconiser l'expérimentation de nouveaux
types de rapports ?
- Je pense que l'un des grands constats que nous avons faits, depuis
la dernière guerre, est celui de l'échec de tous les
programmes sociaux et politiques. Nous nous sommes aperçus
que les choses ne se produisaient jamais telles que les programmes
politiques nous les décrivent ; et que les programmes politiques
ont toujours, ou presque toujours, conduit soit à des abus,
soit à une domination politique de la part d'un bloc, qu'il
s'agisse des techniciens, des bureaucrates ou autres. Mais l'une
des réalisations des années soixante et soixante-dix,
que je considère comme une réalisation bénéfique,
est que certains modèles institutionnels ont été
expérimentés sans programme. Sans programme ne veut
pas dire aveuglément -en étant aveugle à la
pensée. En France, par exemple, on a beaucoup, ces derniers
temps, critiqué le fait que les différents mouvements
politiques en faveur de la liberté sexuelle, des prisons,
de l'écologie, etc., n'avaient pas de programme. Mais, à
mon avis, ne pas avoir de programme peut être à la
fois très utile, très original et très créatif,
si cela ne veut pas dire ne pas avoir de réflexion véritable
sur ce qui se passe ou ne pas se soucier de ce qui est impossible.
Depuis le XIXe siècle, les grandes institutions politiques
et les grands partis politiques ont confisqué le processus
de la création politique ; je veux dire par là qu'ils
ont essayé de donner à la création politique
la forme d'un programme politique afin de s'emparer du pouvoir.
Je pense qu'il faut préserver ce qui s'est produit dans les
années soixante et au début des années soixante-dix.
L'une des choses qu'il faut préserver, à mon avis,
est l'existence, en dehors des grands partis politiques, et en dehors
du programme normal ou ordinaire, d'une certaine forme d'innovation
politique, de création politique et d'expérimentation
politique. C'est un fait que la vie quotidienne des gens a changé
entre le début des années soixante et maintenant,
et ma propre vie en témoigne certainement. Ce changement,
à l'évidence, nous ne le devons pas aux partis politiques,
mais à de nombreux mouvements. Ces mouvements sociaux ont
vraiment transformé nos vies, notre mentalité et nos
attitudes, ainsi que les attitudes et la mentalité d'autres
gens -des gens qui n'appartenaient pas à ces mouvements.
Et c'est là quelque chose de très important et de
très positif. Je le répète, ce ne sont pas
les vieilles organisations politiques traditionnelles et normales
qui ont permis cet examen.
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