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Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome IV texte n°358

«Michel Foucault, an Interview : Sex, Power and the Politics of Identity» («Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité» ; entretien avec B. Gallagher et A. Wilson, Toronto, juin 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert), The Advocate, no 400, 7 août 1984, pp. 26-30 et 58.
Cet entretien était destiné à la revue canadienne Body Politic.

Dits Ecrits Tome IV texte n°358


- Vous suggérez dans vos livres que la libération sexuelle n'est pas tant la mise au jour de vérités secrètes concernant soi-même ou son désir qu'un élément du processus de définition et de construction du désir. Quelles sont les implications pratiques de cette distinction ?

- Ce que j'ai voulu dire, c'est que, à mon avis, le mouvement homosexuel a plus besoin aujourd'hui d'un art de vivre que d'une science ou d'une connaissance scientifique (ou pseudo-scientifique) de ce qu'est la sexualité. La sexualité fait partie de nos conduites. Elle fait partie de la liberté dont nous jouissons dans ce monde. La sexualité est quelque chose que nous créons nous-mêmes -elle est notre propre création, bien plus qu'elle n'est la découverte d'un aspect secret de notre désir. Nous devons comprendre qu'avec nos désirs, à travers eux, s'instaurent de nouvelles formes de rapports, de nouvelles formes d'amour et de nouvelles formes de création. Le sexe n'est pas une fatalité ; il est une possibilité d'accéder à une vie créatrice.

- C'est, au fond, la conclusion à laquelle vous aboutissez lorsque vous dites que nous devrions essayer de devenir gays, et non nous contenter de réaffirmer notre identité de gays.

- Oui, c'est cela. Nous n'avons pas à découvrir que nous sommes homosexuels.

- Ni à découvrir ce que cela veut dire ?

- Exactement. Nous devons plutôt créer un mode de vie gay. Un devenir gay.

- Et c'est quelque chose qui est sans limites ?

- Oui, bien sûr. Lorsqu'on examine les différentes manières dont les gens ont éprouvé leur liberté sexuelle -la manière dont ils ont créé leurs oeuvres d'art -, force est de constater que la sexualité, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est devenue l'une des sources les plus productives de notre société et de notre être. Je pense, quant à moi, que nous devrions comprendre la sexualité dans l'autre sens : le monde considère que la sexualité constitue le secret de la vie culturelle créatrice ; elle est plutôt un processus qui s'inscrit dans la nécessité, pour nous aujourd'hui, de créer une nouvelle vie culturelle sous couvert de nos choix sexuels.

- En pratique, l'une des conséquences de cette tentative de mise au jour du secret est que le mouvement homosexuel n'est pas allé plus loin que la revendication de droits civiques ou humains ayant trait à la sexualité. Ce qui veut dire que la libération sexuelle en est restée au niveau d'une exigence de tolérance sexuelle.

- Oui, mais c'est un aspect qu'il faut soutenir. Il est important, d'abord, pour un individu, d'avoir la possibilité -et le droit -de choisir sa sexualité. Les droits de l'individu concernant la sexualité sont importants, et il est bien des endroits encore où ils ne sont pas respectés. Il ne faut pas considérer ces problèmes comme réglés, à l'heure actuelle. Il est tout à fait exact qu'il y a eu un véritable processus de libération au début des années soixante-dix. Ce processus fut très bénéfique, tant en ce qui concerne la situation qu'en ce qui concerne les mentalités, mais la situation ne s'est pas définitivement stabilisée. Nous devons encore, je pense, faire un pas en avant. Et je crois que l'un des facteurs de cette stabilisation sera la création de nouvelles formes de vie, de rapports, d'amitiés, dans la société, l'art, la culture, de nouvelles formes qui s'instaureront à travers nos choix sexuels, éthiques et politiques. Nous devons non seulement nous défendre, mais aussi nous affirmer, et nous affirmer non seulement en tant qu'identité, mais en tant que force créatrice.

- Bien des choses, dans ce que vous dites, rappellent, par exemple, les tentatives du mouvement féministe, qui voulait créer son propre langage et sa propre culture.

- Oui, mais je ne suis pas sûr que nous devrions créer notre propre culture. Nous devons créer une culture. Nous devons réaliser des créations culturelles, Mais là, nous nous heurtons au problème de l'identité. J'ignore ce que nous ferions pour produire ces créations, et j'ignore quelles formes ces créations prendraient. Par exemple, je ne suis pas du tout sûr que la meilleure forme de création littéraire que l'on puisse attendre des homosexuels soit les romans homosexuels.

- En fait, nous n'accepterions même pas de dire cela. Ce serait se fonder sur un essentialisme que nous devons, précisément, éviter.

- C'est vrai. Qu'entend-on, par exemple, par «peinture gay» ? Et pourtant je suis sûr qu'à partir de nos choix sexuels, à partir de nos choix éthiques nous pouvons créer quelque chose qui aura un certain rapport avec l'homosexualité. Mais ce quelque chose ne doit pas être une traduction de l'homosexualité dans le domaine de la musique, de la peinture -que sais-je encore ? -, car je ne pense pas que cela soit possible.

- Comment voyez-vous l'extraordinaire prolifération, depuis ces dix ou quinze dernières années, des pratiques homosexuelles masculines, la sensualisation, si vous préférez, de certaines parties jusqu'alors négligées du corps et l'expression de nouveaux désirs ? Je pense, bien sûr, aux caractéristiques les plus frappantes de ce que nous appelons les films ghetto-pornos, les clubs de S/M ou de fistfucking. Est-ce là une simple extension, dans une autre sphère, de la prolifération générale des discours sexuels depuis le XIXe siècle, ou bien s'agit-il de développements d'un autre type, propres au contexte historique actuel ?

- En fait, ce dont nous voulons parler ici, ce sont précisément, je pense, des innovations qu'impliquent ces pratiques. Considérons, par exemple, la «sous-culture S/M», pour reprendre une expression chère à notre amie Gayle Rubin *. Je ne pense pas que ce mouvement de pratiques sexuelles ait quoi que ce soit à voir avec la mise au jour ou la découverte de tendances sado-masochistes profondément enfouies dans notre inconscient. Je pense que le S/M est beaucoup plus que cela ; c'est la création réelle de nouvelles possibilités de plaisir, que l'on n'avait pas imaginées auparavant. L'idée que le S/M est lié à une violence profonde, que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à l'agression est une idée stupide.

* Rubin (G.), «The Leather Menace : Comments on Politics and S/M.», in Samois (éd.), Coming to Power. Writings and Graphics on Lesbian S/M., Berkeley, 1981, p. 195.

Nous savons très bien que ce que ces gens font n'est pas agressif ; qu'ils inventent de nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps - en érotisant ce corps. Je pense que nous avons là une sorte de création, d'entreprise créatrice, dont l'une des principales caractéristiques est ce que j'appelle la désexualisation du plaisir. L'idée que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l'idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c'est vraiment quelque chose de faux. Ce que les pratiques S/M nous montrent, c'est que nous pouvons produire du plaisir à partir d'objets très étranges, en utilisant certaines parties bizarres de notre corps, dans des situations très inhabituelles, etc.

- L'assimilation du plaisir au sexe est donc dépassée.

- C'est exactement cela. La possibilité d'utiliser notre corps comme la source possible d'une multitude de plaisirs est quelque chose de très important. Si l'on considère, par exemple, la construction traditionnelle du plaisir, on constate que les plaisirs physiques, ou plaisirs de la chair, sont toujours la boisson, la nourriture et le sexe. Et c'est là, semble-t-il, que se limite notre compréhension du corps, des plaisirs. Ce qui me frustre, par exemple, c'est que l'on envisage toujours le problème des drogues exclusivement en termes de liberté et d'interdit. Je pense que les drogues doivent devenir un élément de notre culture.

- En tant que source de plaisir ?

- En tant que source de plaisir. Nous devons étudier les drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues -susceptibles de produire un plaisir très intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l'égard de la drogue un puritanisme qui implique que l'on est soit pour, soit contre -est une attitude erronée. Les drogues font maintenant partie de notre culture. De même qu'il y a de la bonne et de la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues, Et donc, pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes «contre» la musique, nous ne pouvons dire que nous sommes «contre» les drogues.

- Le but est de tester le plaisir et ses possibilités.

- Oui. Le plaisir aussi doit faire partie de notre culture. Il est très intéressant de remarquer, par exemple, que, depuis des siècles, les gens en général -mais aussi les médecins, les psychiatres et même les mouvements de libération -ont toujours parlé de désir, et jamais de plaisir. «Nous devons libérer notre désir», disent-ils. Non ! Nous devons créer des plaisirs nouveaux. Alors peut-être le désir suivra-t-il.

- Est-il significatif que certaines identités se constituent autour des nouvelles pratiques sexuelles telles que le S / M ? Ces identités favorisent l'exploration de ces pratiques ; elles contribuent aussi à défendre le droit de l'individu à s'y adonner. Mais ne restreignent-elles pas aussi les possibilités de l'individu ?

- Eh bien, si l'identité n'est qu'un jeu, si elle n'est qu'un procédé pour favoriser des rapports, des rapports sociaux et des rapports de plaisir sexuel qui créeront de nouvelles amitiés, alors elle est utile. Mais si l'identité devient le problème majeur de l'existence sexuelle, si les gens pensent qu'ils doivent «dévoiler» leur «identité propre» et que cette identité doit devenir la loi, le principe, le code de leur existence ; si la question qu'ils posent perpétuellement est : «Cette chose est-elle conforme à mon identité ?», alors je pense qu'ils feront retour à une sorte d'éthique très proche de la virilité hétérosexuelle traditionnelle. Si nous devons nous situer par rapport à la question de l'identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d'identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d'innovation. C'est très fastidieux d'être toujours le même. Nous ne devons pas exclure l'identité si c'est par le biais de cette identité que les gens trouvent leur plaisir, mais nous ne devons pas considérer cette identité comme une règle éthique universelle.

- Mais, jusqu'à présent, l'identité sexuelle a été très utile politiquement.

- Oui, elle a été très utile, mais c'est une identité qui nous limite et je pense que nous avons (et pouvons avoir) le droit d'être libres.

- Nous voulons que certaines de nos pratiques sexuelles soient des pratiques de résistance, au sens politique et social. Comment la chose est-elle possible, cependant, puisque la stimulation du plaisir peut servir à exercer un contrôle ? Pouvons-nous être sûrs qu'il n'y aura pas d'exploitation de ces nouveaux plaisirs -je pense à la manière dont la publicité utilise la stimulation du plaisir comme instrument de contrôle social ?

- On ne peut jamais être sûr qu'il n'y aura pas d'exploitation. En fait, on peut être sûr qu'il y en aura une, et que tout ce qui a été créé ou acquis, tout le terrain qui a été gagné sera, à un moment ou à un autre, utilisé de cette manière. Il en va ainsi de la vie, de la lutte, de l'histoire des hommes. Et je ne pense pas que ce soit une objection à tous ces mouvements ou à toutes ces situations. Mais vous avez tout à fait raison de souligner qu'il nous faut être prudents et conscients du fait que nous devons passer à autre chose, avoir aussi d'autres besoins. Le ghetto S/M de San Francisco est un bon exemple d'une communauté qui a fait l'expérience du plaisir et qui s'est constitué une identité autour de ce plaisir. Cette ghettoïsation, cette identification, cette procédure d'exclusion, etc., toutes ces choses ont aussi produit des effets en retour. Je n'ose pas utiliser le mot de «dialectique», mais on n'est pas très loin de cela.

- Vous écrivez que le pouvoir n'est pas seulement une force négative, mais aussi une force productive ; que le pouvoir est toujours là ; que là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance, et que la résistance n'est jamais dans une position d'extériorité vis-à-vis du pouvoir. S'il en est ainsi, comment pouvons-nous aboutir à une autre conclusion que celle qui consiste à dire que nous sommes toujours piégés à l'intérieur de ce rapport, un rapport auquel nous ne pouvons pas, d'une certaine manière, échapper ?

- En fait, je ne pense pas que le mot «piégés» soit le mot juste. Il s'agit d'une lutte, mais ce que je veux dire, lorsque je parle de rapports de pouvoir, c'est que nous sommes, les uns par rapport aux autres, dans une situation stratégique. Parce que nous sommes homosexuels, par exemple, nous sommes en lutte avec le gouvernement et le gouvernement est en lutte avec nous. Lorsque nous avons affaire au gouvernement, la lutte, bien sûr, n'est pas symétrique, la situation de pouvoir n'est pas la même, mais nous participons ensemble à cette lutte. L'un de nous prend le dessus sur l'autre, et le prolongement de cette situation peut déterminer la conduite à tenir, influencer la conduite, ou la non-conduite, de l'autre. Nous ne sommes donc pas piégés. Or nous sommes toujours dans ce genre de situation. Ce qui veut dire que nous avons toujours la possibilité de changer la situation, que cette possibilité existe toujours. Nous ne pouvons pas nous mettre en dehors de la situation, et nulle part nous ne sommes libres de tout rapport de pouvoir. Mais nous pouvons toujours transformer la situation. Je n'ai donc pas voulu dire que nous étions toujours piégés, mais, au contraire, que nous sommes toujours libres. Enfin, bref, qu'il y a toujours la possibilité de transformer les choses.

- La résistance, c'est donc à l'intérieur de cette dynamique que l'on peut la puiser ?

- Oui. Voyez-vous, s'il n'y avait pas de résistance, il n'y aurait pas de rapports de pouvoir. Parce que tout serait simplement une question d'obéissance. Dès l'instant où l'individu est en situation de ne pas faire ce qu'il veut, il doit utiliser des rapports de pouvoir. La résistance vient donc en premier, et elle reste supérieure à toutes les forces du processus ; elle oblige, sous son effet, les rapports de pouvoir à changer. Je considère donc que le terme de «résistance» est le mot le plus important, le mot-clef de cette dynamique.

- Politiquement parlant, l'élément le plus important, peut-être, lorsqu'on examine le pouvoir, est le fait que, selon certaines conceptions antérieures, «résister» voulait dire simplement dire non. C'est seulement en termes de négation que l'on a conceptualisé la résistance, Telle que vous la comprenez, cependant, la résistance n'est pas uniquement une négation : elle est un processus de création ; créer et recréer, transformer la situation, participer activement au processus, c'est cela résister,

- Oui, c'est ainsi que je définirais les choses. Dire non constitue la forme minimale de résistance. Mais naturellement, à certains moments, c'est très important. Il faut dire non et faire de ce non une forme de résistance décisive.

- Cela soulève la question de savoir de quelle manière, et dans quelle mesure, un sujet -ou une subjectivité -dominés peuvent créer leur propre discours. Dans l'analyse traditionnelle du pouvoir, l'élément omniprésent sur lequel se fonde l'analyse est le discours dominant, les réactions à ce discours, ou à l'intérieur de ce discours, n'étant que les éléments subsidiaires. Cependant, si par «résistance» au sein des rapports de pouvoir nous entendons plus qu'une simple négation, ne peut-on pas dire que certaines pratiques -le S / M lesbien, par exemple -sont en fait la manière dont des sujets dominés formulent leur propre langage ?

- En fait, voyez-vous, je pense que la résistance est un élément de ce rapport stratégique en quoi consiste le pouvoir. La résistance prend toujours appui, en réalité, sur la situation qu'elle combat. Dans le mouvement homosexuel, par exemple, la définition médicale de l'homosexualité a constitué un outil très important pour combattre l'oppression dont était victime l'homosexualité à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Cette médicalisation, qui était un moyen d'oppression, a toujours été aussi un instrument de résistance, puisque les gens pouvaient dire : «Si nous sommes malades, alors pourquoi nous condamnez-vous, pourquoi nous méprisez-vous ?», etc. Bien sûr, ce discours nous paraît aujourd'hui assez naïf, mais, à l'époque, il était très important.

Je dirais aussi qu'en ce qui concerne le mouvement lesbien, le fait, à mon avis, que les femmes ont été, pendant des siècles et des siècles, isolées dans la société, frustrées, méprisées de bien des manières leur a donné une véritable possibilité de constituer une société, de créer un certain type de rapport social entre elles, en dehors d'un monde dominé par les hommes. Le livre de Lillian Faderman, Surpassing the Love of Men, est, à cet égard, tout à fait intéressant *. Il soulève une question : celle de savoir quel type d'expérience émotionnelle, quel type de rapports étaient possibles dans un monde où les femmes n'avaient aucun pouvoir social, légal ou politique. Et Faderman affirme que les femmes ont utilisé cet isolement et cette absence de pouvoir.

- Si la résistance est le processus qui consiste à s'affranchir des pratiques discursives, il semblerait que le S/M lesbien soit l'une des pratiques qui, à première vue, peuvent le plus légitimement se déclarer pratiques de résistance. Dans quelle mesure ces pratiques et ces identités peuvent-elles être perçues comme une contestation du discours dominant ?

- Ce qui me semble intéressant, en ce qui concerne le S/M lesbien, c'est qu'il permet de se débarrasser d'un certain nombre de stéréotypes de la féminité qui ont été utilisés dans le mouvement lesbien -une stratégie que le mouvement lesbien avait élaborée dans le passé. Cette stratégie se fondait sur l'oppression dont étaient victimes les lesbiennes, et le mouvement l'utilisait pour lutter contre cette oppression. Mais il est possible qu'aujourd'hui ces outils, ces armes soient dépassés. Il est clair que le S/M lesbien essaie de se débarrasser de tous les vieux stéréotypes de la féminité, des attitudes de rejet des hommes, etc.

- Selon vous, que pouvons-nous apprendre concernant le pouvoir -et du reste aussi, le plaisir -de la pratique du S/M qui est, au fond, l'érotisation explicite du pouvoir ?

- On peut dire que le S/M est l'érotisation du pouvoir, l'érotisation de rapports stratégiques. Ce qui me frappe dans le SIM, c'est la manière dont il diffère du pouvoir social. Le pouvoir se caractérise par le fait qu'il constitue un rapport stratégique qui s'est stabilisé dans des institutions. Au sein des rapports de pouvoir, la mobilité est donc limitée, et certaines forteresses sont très très difficiles à faire tomber parce qu'elles ont été institutionnalisées, parce que leur influence est sensible dans les cours de justice, dans les codes. Cela signifie que les rapports stratégiques entre les individus se caractérisent par la rigidité.

* Faderman (1.), Surpassing the Love of Men, New York, William Morrow, 1981.

A cet égard, le jeu S/M est très intéressant parce que, bien qu'étant un rapport stratégique, il est toujours fluide. Il y a des rôles, bien entendu, mais chacun sait très bien que ces rôles peuvent être inversés. Parfois, lorsque le jeu commence, l'un est le maître, l'autre l'esclave et, à la fin, celui qui était l'esclave est devenu le maître. Ou même lorsque les rôles sont stables, les protagonistes savent très bien qu'il s'agit toujours d'un jeu : soit les règles sont transgressées, soit il y a un accord, explicite ou tacite, qui définit certaines frontières. Ce jeu stratégique est très intéressant en tant que source de plaisir physique. Mais je ne dirais pas qu'il constitue une reproduction, à l'intérieur de la relation érotique, de la structure du pouvoir. C'est une mise en scène des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique.

- En quoi ce jeu stratégique est-il différent dans la sexualité et dans les rapports de pouvoir ?

- La pratique du S/M débouche sur la création du plaisir, et il y a une identité qui va avec cette création. C'est la raison pour laquelle le S/M est vraiment une sous-culture. C'est un processus d'invention. Le S/M est l'utilisation d'un rapport stratégique comme source de plaisir (de plaisir physique). Ce n'est pas la première fois que des gens utilisent les rapports stratégiques comme source de plaisir. Il y avait, au Moyen Âge, par exemple, la tradition de l'amour courtois, avec le troubadour, la manière dont s'instauraient les rapports amoureux entre la dame et son amant, etc. Il s'agissait, là aussi, d'un jeu stratégique. Ce jeu, on le retrouve même, aujourd'hui, entre les garçons et les filles qui vont danser le samedi soir. Ils mettent en scène des rapports stratégiques. Ce qui est intéressant, c'est que, dans la vie hétérosexuelle, ces rapports stratégiques précèdent le sexe. Ils existent à seule fin d'obtenir le sexe. Dans le SIM, en revanche, les rapports stratégiques font partie du sexe, comme une convention de plaisir à l'intérieur d'une situation particulière.

Dans un cas, les rapports stratégiques sont des rapports purement sociaux, et c'est l'être social qui est concerné ; tandis que, dans l'autre cas, c'est le corps qui est impliqué. Et c'est ce transfert des rapports stratégiques, qui passent du rituel de cour au plan sexuel, qui est particulièrement intéressant.

- Dans une interview que vous avez accordée, il y a un an ou deux, au magazine Gai Pied, vous avez dit que ce qui dérange le plus les gens dans les relations homosexuelles, ce n'est pas tant l'acte sexuel lui-même que la perspective de voir des relations affectives se développer en dehors des cadres normatifs *, Les liens et les amitiés qui se nouent sont imprévisibles.

* Voir supra, texte no293. De l'amitié comme mode de vie http://1libertaire.free.fr/MFoucault174.html

Pensez-vous que ce qui effraie les gens soit le potentiel inconnu dont sont porteuses les relations homosexuelles, ou diriez-vous que ces relations sont perçues comme une menace directe à l'encontre des institutions sociales ?

- S'il est une chose qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le problème de l'amitié. Au cours des siècles qui ont suivi l'Antiquité, l'amitié a constitué un rapport social très important : un rapport social à l'intérieur duquel les individus disposaient d'une certaine liberté, d'un certain type de choix (limité, bien entendu), et qui leur permettait aussi de vivre des rapports affectifs très intenses. L'amitié avait aussi des implications économiques et sociales -l'individu était tenu d'aider ses amis, etc. Je pense que, au XVIe et au XVIIe siècle, on voit disparaître ce genre d'amitiés, du moins dans la société masculine. Et l'amitié commence à devenir autre chose. À partir du XVIe siècle, on trouve des textes qui critiquent explicitement l'amitié, qu'ils considèrent comme quelque chose de dangereux.

L'armée, la bureaucratie, l'administration, les universités, les écoles, etc. -au sens qu'ont ces mots aujourd'hui -ne peuvent pas fonctionner avec des amitiés aussi intenses. Je pense qu'on peut voir dans toutes ces institutions un effort considérable pour diminuer ou minimiser les rapports affectifs. C'est le cas, en particulier, dans les écoles. Lorsqu'on a inauguré les établissements secondaires, qui accueillaient des centaines de jeunes garçons, l'un des problèmes a été de savoir comment on pouvait les empêcher non seulement d'avoir des rapports sexuels, bien sûr, mais aussi de contracter des amitiés. Sur ce thème de l'amitié, on peut étudier, par exemple, la stratégie des institutions jésuites -les jésuites ayant fort bien compris qu'il leur était impossible de supprimer l'amitié. Ils ont donc essayé à la fois d'utiliser le rôle que jouaient le sexe, l'amour, l'amitié, et de le limiter. Nous devrions maintenant, je pense, après avoir étudié l'histoire de la sexualité, essayer de comprendre l'histoire de l'amitié, ou des amitiés. C'est une histoire extrêmement intéressante.

Et l'une de mes hypothèses -je suis sûr qu'elle se vérifierait si nous entreprenions cette tâche -est que l'homosexualité (par quoi j'entends l'existence de rapports sexuels entre les hommes) est devenue un problème à partir du XVIIIe siècle. Nous la voyons devenir un problème avec la police, le système juridique. Et je pense que si elle devient un problème, un problème social, à cette époque-là, c'est parce que l'amitié a disparu, Tant que l'amitié a représenté quelque chose d'important, tant qu'elle a été socialement acceptée, personne ne s'est aperçu que les hommes avaient, entre eux, des rapports sexuels. On ne pouvait pas dire non plus qu'ils n'en avaient pas, mais simplement, cela n'avait pas d'importance. Cela n'avait aucune implication sociale, la chose était culturellement acceptée. Qu'ils fassent l'amour ou qu'ils s'embrassent n'avait aucune importance. Absolument aucune. Une fois l'amitié disparue en tant que rapport culturellement accepté, la question s'est posée : «Mais que fabriquent donc les hommes ensemble ?» Et c'est à ce 'moment-là que le problème est apparu. Et, de nos jours, lorsque les hommes font l'amour ou ont des rapports sexuels, cela est perçu comme un problème. Je suis sûr, en fait, d'avoir raison : la disparition de l'amitié en tant que rapport social et le fait que l'homosexualité ait été déclarée problème social, politique et médical font partie du même processus.

- Si la chose importante, aujourd'hui, est d'explorer à nouveau les possibilités de l'amitié, il faut remarquer que, dans une large mesure, toutes les institutions sociales sont faites pour favoriser les amitiés et les structures hétérosexuelles, au mépris des amitiés et des structures homosexuelles. La vraie tâche n'est-elle pas d'instaurer de nouveaux rapports sociaux, de nouveaux modèles de valeurs, de nouvelles structures familiales, etc. ? Toutes les structures et les institutions qui vont de pair avec la monogamie et la famille traditionnelle sont l'une des choses auxquelles les homosexuels n'ont pas facilement accès. Quels types d'institutions devons-nous commencer à instaurer, afin non seulement de nous défendre, mais aussi de créer de nouvelles formes sociales qui constitueront une véritable solution de rechange ?

- Quelles institutions ? Je n'en ai pas d'idée précise. Je pense, bien sûr, qu'il serait tout à fait contradictoire d'appliquer à cette fin et à ce type d'amitié le modèle de la vie familiale, ou les institutions qui vont de pair avec la famille. Mais il est vrai que, puisque certains des rapports qui existent dans la société sont des formes protégées de vie familiale, on constate que certaines variantes qui, elles, ne sont pas protégées, sont à la fois souvent plus riches, plus intéressantes et plus créatives que ces rapports. Mais, naturellement, elles sont aussi beaucoup plus fragiles et vulnérables. La question de savoir quels types d'institutions nous devons créer est une question capitale, mais je ne peux pas y apporter de réponse. Notre tâche, je crois, est d'essayer d'élaborer une solution.

- Dans quelle mesure voulons-nous, ou avons-nous besoin, que le projet de libération des homosexuels soit un projet qui, loin de se contenter de proposer un parcours, prétend ouvrir de nouvelles avenues ? En d'autres termes, votre conception de la politique sexuelle refuse-t-elle la nécessité d'un programme pour préconiser l'expérimentation de nouveaux types de rapports ?

- Je pense que l'un des grands constats que nous avons faits, depuis la dernière guerre, est celui de l'échec de tous les programmes sociaux et politiques. Nous nous sommes aperçus que les choses ne se produisaient jamais telles que les programmes politiques nous les décrivent ; et que les programmes politiques ont toujours, ou presque toujours, conduit soit à des abus, soit à une domination politique de la part d'un bloc, qu'il s'agisse des techniciens, des bureaucrates ou autres. Mais l'une des réalisations des années soixante et soixante-dix, que je considère comme une réalisation bénéfique, est que certains modèles institutionnels ont été expérimentés sans programme. Sans programme ne veut pas dire aveuglément -en étant aveugle à la pensée. En France, par exemple, on a beaucoup, ces derniers temps, critiqué le fait que les différents mouvements politiques en faveur de la liberté sexuelle, des prisons, de l'écologie, etc., n'avaient pas de programme. Mais, à mon avis, ne pas avoir de programme peut être à la fois très utile, très original et très créatif, si cela ne veut pas dire ne pas avoir de réflexion véritable sur ce qui se passe ou ne pas se soucier de ce qui est impossible.

Depuis le XIXe siècle, les grandes institutions politiques et les grands partis politiques ont confisqué le processus de la création politique ; je veux dire par là qu'ils ont essayé de donner à la création politique la forme d'un programme politique afin de s'emparer du pouvoir. Je pense qu'il faut préserver ce qui s'est produit dans les années soixante et au début des années soixante-dix. L'une des choses qu'il faut préserver, à mon avis, est l'existence, en dehors des grands partis politiques, et en dehors du programme normal ou ordinaire, d'une certaine forme d'innovation politique, de création politique et d'expérimentation politique. C'est un fait que la vie quotidienne des gens a changé entre le début des années soixante et maintenant, et ma propre vie en témoigne certainement. Ce changement, à l'évidence, nous ne le devons pas aux partis politiques, mais à de nombreux mouvements. Ces mouvements sociaux ont vraiment transformé nos vies, notre mentalité et nos attitudes, ainsi que les attitudes et la mentalité d'autres gens -des gens qui n'appartenaient pas à ces mouvements. Et c'est là quelque chose de très important et de très positif. Je le répète, ce ne sont pas les vieilles organisations politiques traditionnelles et normales qui ont permis cet examen.