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«De l'amitié comme mode de vie» (entretien avec
R. de Ceccaty, J. Danet et J. Le Bitoux), Gai Pied, no 25, avril 1981,
pp. 38-39.
Dits et Ecrits tome IV texte n°293
Dès qu'un programme se présente, il fait loi, c'est
une interdiction d'inventer. ... / ... Le programme doit être
vide.
- Vous êtes quinquagénaire. Vous êtes lecteur
du journal, il existe depuis deux ans. Est-ce que pour vous l'ensemble
de ses discours est une chose positive ?
- Que le journal existe, c'est quelque chose de positif et d'important.
À votre journal, ce que je pouvais demander, c'est que je
n'aie pas en le lisant à me poser la question de mon âge.
Or la lecture me force à me la poser ; et je n'ai pas été
très content de la manière dont j'ai été
amené à le faire. Tout simplement je n'y avais pas
de place.
- Peut-être est-ce le problème de la classe d'âge
de ceux qui y collaborent et de ceux qui le lisent : une majorité
entre vingt-cinq et trente-cinq ans.
- Bien sûr. Plus il est écrit par des gens jeunes,
plus il concerne des gens jeunes. Mais le problème n'est
pas de faire place à une classe d'âge à côté
d'une autre, mais de savoir ce qu'on peut faire par rapport à
la quasi-identification de l'homosexualité et de l'amour
entre jeunes.
Autre chose dont il faut se défier, c'est la tendance à
ramener la question de l'homosexualité au problème
du «Qui suis-je ? Quel est le secret de mon désir ?»
. Peut-être vaudrait-il mieux se demander
«Quelles relations peuvent être, à travers l'homosexualité,
établies, inventées, multipliées, modulées
?» Le problème n'est pas de découvrir en soi
la vérité de son sexe, mais c'est plutôt d'user
désormais de sa sexualité pour arriver à des
multiplicités de relations. Et c'est sans doute là
la vraie raison pour laquelle l'homosexualité n'est pas une
forme de désir mais quelque chose de désirable. Nous
avons donc à nous acharner à devenir homosexuels et
non pas à nous obstiner à reconnaître que nous
le sommes. Ce vers quoi vont les développements du problème
de l'homosexualité, c'est le problème de l'amitié.
– Le pensiez-vous à vingt ans, ou l'avez-vous découvert
au fil des année. années ?
- Aussi loin que je me souvienne, avoir envie de garçons,
c'était avoir envie de relations avec des garçons.
Ça a été pour moi toujours quelque chose d'important.
Non pas forcément sous la forme du couple, mais comme une
question d'existence : comment est-il possible pour des hommes d'être
ensemble ? de vivre ensemble, de partager leur temps, leurs repas,
leur chambre, leurs loisirs, leurs chagrins, leur savoir, leurs
confidences ? Qu'est-ce que c'est que ça, être entre
hommes, «à nu» hors de relations institutionnelles,
de famille, de profession, de camaraderie obligée ? C'est
un désir, une inquiétude, un désir-inquiétude
qui existe chez beaucoup de gens.
- Est-ce qu'on peut dire que le rapport au désir et au plaisir,
et à la relation qu'on peut avoir, soit dépendant
de son âge ?
- Oui, très profondément. Entre un homme et une femme
plus jeune, l'institution facilite les différences d'âge
; elle l'accepte et la fait fonctionner. Deux hommes d'âge
notablement différent, quel code auront-ils pour communiquer
? Ils sont l'un en face de l'autre sans arme, sans mots convenus,
sans rien qui les rassure sur le sens du mouvement qui les porte
l'un vers l'autre. Ils ont à inventer de A à Z une
relation encore sans forme, et qui est l'amitié : c'est-à-dire
la somme de toutes les choses à travers lesquelles, l'un
à l'autre, on peut se faire plaisir.
C'est l'une des concessions que l'on fait aux autres que de ne
présenter l'homosexualité que sous la forme d'un plaisir
immédiat, de deux jeunes garçons se rencontrant dans
la rue, se séduisant d'un regard, se mettant la main aux
fesses et s'envoyant en l'air dans le quart d'heure. On a là
une espèce d'image proprette de l'homosexualité, qui
perd toute virtualité d'inquiétude pour deux raisons
: elle répond à un canon rassurant de la beauté,
et elle annule tout ce qu'il peut y avoir d'inquiétant dans
l'affection, la tendresse, l'amitié, la fidélité,
la camaraderie, le compagnonnage, auxquels une société
un peu ratissée ne peut pas donner de place sans craindre
que ne se forment des alliances, que ne se nouent des lignes de
force imprévues. Je pense que c'est cela qui rend «troublante»
l'homosexualité : le mode de vie homosexuel beaucoup plus
que l'acte sexuel lui-même. Imaginer un acte sexuel qui n'est
pas conforme à la loi ou à la nature, ce n'est pas
ça qui inquiète les gens. Mais que des individus commencent
à s'aimer, voilà le problème. L'institution
est prise à contre-pied ; des intensités affectives
la traversent, à la fois elles la font tenir et la perturbent
: regardez l'armée, l'amour entre hommes y est sans cesse
appelé et honni. Les codes institutionnels ne peuvent valider
ces relations aux intensités multiples, aux couleurs variables,
aux mouvements imperceptibles, aux formes qui changent. Ces relations
qui font court-circuit et qui introduisent l'amour là où
il devrait y avoir la loi, la règle ou l'habitude.
- Vous diriez tout à l'heure : « Plutôt que
de pleurer sut des plaisirs fanés m'intéresse ce que
nous pouvons faire de nous-mêmes.» Pourriez-vous préciser
?
- L'ascétisme comme renonciation au plaisir a mauvaise réputation.
Mais l'ascèse est autre chose : c'est le travail que l'on
fait soi-même sur soi-même pour se transformer ou pour
faire apparaître ce soi qu'heureusement on n'atteint jamais.
Est-ce que ce ne serait pas ça notre problème aujourd'hui
? Congé a été donné à l'ascétisme.
À nous d'avancer dans une ascèse homosexuelle qui
nous ferait travailler sur nous-mêmes et inventer, je ne dis
pas découvrir, une manière d'être encore improbable.
- Cela veut-il dire qu'un garçon homosexuel devrait être
très prudent par rapport à l'imagerie homosexuelle
et travailler à autre chose ?
- Ce à quoi nous devons travailler, me semble-t-il, ce n'est
pas tellement à libérer nos désirs, mais à
nous rendre nous-mêmes infiniment plus susceptibles de plaisirs.
Il faut et il faut faire échapper aux deux formules toutes
faites de la pure rencontre sexuelle et de la fusion amoureuse des
identités.
- Est-ce qu'on peut voir des prémices de constructions relationnelles
fortes aux États-Unis, en tout cas dans les villes où
le problème de la misère sexuelle semble réglé
?
- Ce qui me paraît certain, c'est qu'aux États-Unis,
même si le fond de misère sexuelle existe encore, l'intérêt
pour l'amitié est devenu très important : on n'entre
pas simplement en relation pour pouvoir arriver jusqu'à la
consommation sexuelle, qui se fait très facilement, mais
ce vers quoi les gens sont polarisés, c'est l'amitié.
Comment arriver, à travers les pratiques sexuelles, à
un système relationnel ? Est-ce qu'il est possible de créer
un mode de vie homosexuel ?
Cette notion de mode de vie me paraît importante. Est-ce
qu'il n'y aurait pas à introduire une diversification autre
que celle qui est due aux classes sociales, aux différences
de profession, aux niveaux culturels, une diversification qui serait
aussi une forme de relation, et qui serait le «mode de vie»
? Un mode de vie peut se partager entre des individus d'âge,
de statut, d'activité sociale différents. Il peut
donner lieu à des relations intenses qui ne ressemblent à
aucune de celles qui sont institutionnalisées et il me semble
qu'un mode de vie peut donner lieu à une culture, et à
une éthique. Être gay, c'est, je crois, non pas s'identifier
aux traits psychologiques et aux masques visibles de l'homosexuel,
mais chercher à définir et à développer
un mode de vie.
- N'est-ce pas une mythologie que de dire : «Nous voilà
peut-être dans les prémices d'une socialisation entre
des êtres qui est inter-classes, inter-âges, inter-nations»
?
- Oui, grand mythe que celui de dire : il n'y aura plus de différence
entre l'homosexualité et l'hétérosexualité.
Je pense d'ailleurs que c'est l'une des raisons pour lesquelles
l'homosexualité fait problème actuellement. Or l'affirmation
qu'être homosexuel, c'est être un homme et qu'on s'aime,
cette recherche d'un mode de vie va à l'encontre de cette
idéologie des mouvements de libération sexuelle des
années soixante. C'est en ce sens-là que les «clones»
moustachus ont une signification. C'est une façon de répondre
: «Ne craignez rien, plus on sera libérés, moins
on aimera les femmes, moins on se fondra dans cette polysexualité
où il n'y a plus de différence entre les uns et les
autres.» Et ce n'est pas du tout l'idée d'une grande
fusion communautaire.
L'homosexualité est une occasion historique de rouvrir des
virtualités relationnelles et affectives, non pas tellement
par les qualités intrinsèques de l'homosexuel, mais
parce que la position de celui-ci «en biais», en quelque
sorte, les lignes diagonales qu'il peut tracer dans le tissu social
permettent de faire apparaître ces virtualités.
- Les femmes pourront objecter : « Qu'est-ce que les hommes
entre eux y gagnent par rapport aux relations possibles entre un
homme et une femme, ou un rapport entre deux femmes ?»
- Il y a un livre qui vient de paraître aux États-Unis
sur les amitiés entre femmes *. Il est très bien documenté
à partir de témoignages de relations d'affection et
de passion entre femmes. Dans la préface, l'auteur dit qu'elle
était partie de l'idée de détecter des relations
homosexuelles et elle s'est aperçue non seulement que ces
relations n'étaient pas toujours présentes mais que
c'était inintéressant de savoir si on pouvait appeler
cela homosexualité ou non. Et que, en laissant la relation
se déployer telle qu'elle apparaît dans les mots et
les gestes, apparaissent d'autres choses très essentielles
: des amours, des affections denses, merveilleuses, ensoleillées
ou bien très tristes, très noires. Ce livre montre
aussi à quel point le corps de la femme a joué un
grand rôle, et les contacts entre les corps féminins
: une femme coiffe une autre femme, elle l'aide à se farder,
à s'habiller. Les femmes avaient droit au corps des autres
femmes : se tenir par la taille, s'embrasser. Le corps de l'homme
était interdit à l'homme, de façon plus drastique.
S'il est vrai que la vie entre femmes était tolérée,
c'est seulement dans certaines périodes et
depuis le XIXe siècle que la vie entre hommes non seulement
fut tolérée, mais rigoureusement obligatoire : tout
simplement pendant les guerres.
* Faderman (L.), Surpassing the Love of Men, New York, William
Morrow, 1980.
Également dans les camps de prisonniers. Vous aviez des
soldats, des jeunes officiers qui ont passé là des
mois, des années ensemble. Pendant la guerre de 14, les hommes
vivaient complètement ensemble, les uns sur les autres, et,
pour eux, ce n'était pas rien du tout dans la mesure où
la mort était là et où finalement te dévouement
de l'un à l'autre, le service rendu étaient sanctionnés
par un jeu de la vie et de la mort. En dehors de quelques propos
sur la camaraderie, la fraternité d'âme, de quelques
témoignages très parcellaires, que sait-on de ces
tornades affectives, des tempêtes de cœur qu'il y a pu
y avoir dans ces moments-là ? Et on peut se demander ce qui
a fait que, dans ces guerres absurdes, grotesques, ces massacres
infernaux, les gens ont malgré tout tenu. Par un tissu affectif,
sans doute. Je ne veux pas dire que c'était parce qu'ils
étaient amoureux les uns des autres qu'ils continuaient à
se battre. Mais l'honneur, le courage, ne pas perdre la face, le
sacrifice, sortir de la tranchée avec le copain, devant le
copain, cela impliquait une trame affective très intense.
Ce n'est pas pour dire : «Ah, voilà l'homosexualité
!» Je déteste ce genre de raisonnement. Mais on a sans
doute là l'une des conditions, pas la seule, qui a permis
cette vie infernale où des types, pendant des semaines, pataugeaient
dans la boue, les cadavres, la merde, crevaient de faim, étaient
soûlés le matin à l'assaut.
Je voudrais dire enfin que quelque chose de réfléchi
et de volontaire comme une publication devrait rendre possible une
culture homosexuelle, c'est-à-dire des instruments pour des
relations polymorphes, variées, individuellement modulées.
Mais l'idée d'un programme et de propositions est dangereuse.
Dès qu'un programme se présente, il fait loi, c'est
une interdiction d'inventer.
Il devrait y avoir une inventivité propre à une situation
comme la nôtre et à cette envie que les Américains
appellent coming out, c'est-à-dire se manifester.
Le programme doit être vide.
Il faut creuser pour montrer comment les choses ont été
historiquement contingentes, pour telle ou telle raison intelligible
mais non nécessaire. Il faut faire apparaître l'intelligible
sur le fond de vacuité et nier une nécessité,
et penser que ce qui existe est loin de remplir tous les espaces
possibles. Faire un vrai défi incontournable de la question
: à quoi peut-on jouer, et comment inventer un jeu ?
- Merci, Michel Foucault.
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