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70 dans l'édition et la littérature selon l'Encyclopédia
Universalis".
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FEMME
Le féminisme des années 1970 dans l'édition et la littérature
On peut dater de l'année 1970 une transformation irréversible du rapport
des femmes à la littérature. Jusqu'alors l'opinion commune considérait
les femmes artistes comme des exceptions. On s'intéressait parfois aux
"images de la femme" dans l'histoire des textes littéraires, mais on ignorait
presque totalement la pratique des femmes écrivains. Femme image ou reflet
d'un désir masculin, voilà ce que le féminisme de la seconde moitié du
XXe siècle aura violemment contesté, sous une forme ou sous une autre,
au moment même où, dans un système économico-politique qu'il faudrait
qualifier plutôt à présent"d'antisexuel" que de "mâle", les médias,
la publicité, l'organisation du travail et de la production mettent plus
que jamais peut-être en circulation l'objet d'échange et de commerce "femme".
Si bien que l'on se trouve devant le paradoxe suivant : on ne peut
parler correctement des textes féminins sans prendre pour point de départ
le nouveau féminisme, alors qu'il n'est pas sûr que ce dernier ne soit
pas lui-même rapidement devenu l'objet d'un commerce particulièrement
lucratif (réel ou symbolique), notamment dans l'édition.
Vers 1970, le nouveau mouvement féministe, né principalement aux États-Unis
(au Women's Rights Movement réformiste des années soixante succède en
1968 le Women's Liberation Movement, beaucoup plus radical), n'expose
plus seulement, comme les rassemblements précédents, des objectifs de
lutte contre l'inégalité des sexes, mais s'efforce aussi d'affirmer et
de représenter la "différence féminine", différence, disent les féministes,
de sexualité, de perception du corps, d'expérience et de langage ,
si bien que la question culturelle se trouve d'emblée au centre du mouvement.
Le nouveau féminisme produit ses propres écrivains et ses propres artistes,
dont l'art se définit en fonction d'un a priori féministe, comme Kate
Millett ou Adrienne Rich, aux États-Unis, Monique Wittig, Xavière Gauthier
ou Hélène Cixous, en France. Il affirme par ailleurs la nécessité de réévaluer
les pratiques féminines, traditionnellement mineures : journaux intimes,
broderies, couture, cuisine, etc. Le mouvement réactualise enfin les grandes
oeuvres féminines et en permet une relecture qui prenne en compte le point
de vue spécifique d'après lequel elles ont été réalisées : c'est
le cas, par exemple, de l'oeuvre de Virginia Woolf, ou même, dans une
certaine mesure, en France, de celle de Gertrude Stein. Le "féminin" dans
la culture n'apparaît ainsi plus seulement comme une fonction négative
mais aussi comme un élément dynamique, voire novateur.
1 L'édition féministe
Parmi les causes (entrée massive des femmes dans le monde du travail,
débats publics et lois nouvelles sur l'avortement, la contraception, l'égalité
des droits civiques et sociaux, etc.) qui ont fait de la question féminine
un sujet d'actualité de grande ampleur, l'apparition d'une "édition féministe",
consacrée exclusivement aux interventions des femmes, est loin d'être
négligeable. Cette édition féministe rend en effet possible un regroupement
de textes féminins, crée un foisonnement extrêmement important et ressuscite
certainesoeuvres (par exemple, des romans américains du XIXe siècle
tels que The Awakening , de Kate Chopin, ou Ethan Frome ,
d'Edith Wharton ; en Italie, Una donna , de Sibilla Alleramo,
etc.). Elle a enfin incité les maisons d'édition traditionnelles à ouvrir
à leur tour des collections réservées aux femmes. Il en a résulté depuis
1974 environ une prolifération tout à fait extraordinaire de textes écrits
ou prononcés par des femmes, dans des domaines aussi différents que l'ethnologie
ou la poésie, le témoignage ou le pamphlet, etc.
Issue du mouvement féministe, cette édition révèle la réussite des femmes
à se faire entendre. Cela commence aux États-Unis : aux innombrables
pamphlets des premières années du Women's Lib succèdent vers 1969 les
journaux, remplacés ou secondés vers 1972 par les revues, les magazines,
etc., puis pris en charge vers 1973 par les maisons d'édition, avec les
livres, dont la publication devient de plus en plus large. La présentation,
la mise en pages, les contenus des journaux initiaux (It Ain't Me Babe ,
Of Our Backs , Every Woman ...) indiquaient déjà
l'orientation principale des publications féministes futures : plus
que de littérature, ou même de journalisme, il s'agit de prises de parole
et de témoignages.
En France, les options sont parfois différentes, ou même hostiles au féminisme
américain. C'est ainsi que les éditions Des femmes ont refusé le terme
de "féminisme" comme sujet à des emplois suspects ou trop limités et ont
créé, à partir du groupe Psychanalyse et politique, ce qu'elles appellent
le Mouvement des femmes. On retrouve néanmoins dans l'édition française
les grands traits de l'édition féministe américaine. Des titres comme
Dire nos sexualités (Xavière Gauthier), Parole de femme
(Annie Leclerc), L cause (titre d'une revue), La Ventriloque
(Claude Pujade-Renaud), Les Mots pour le dire (Marie Cardinal),
Les Parleuses (Xavière Gauthier et Marguerite Duras), Les
Doigts du figuier , Parole (Jeanne Hyvrard), etc.,
indiquent assez comment, pour les femmes françaises aussi, la première
fonction de l'écriture est de permettre la communication, l'explosion
d'une parole enfin libérée du silence ou d'un "bavardage" rendu à ses
droits. L'accent est mis sur les caractères "spontané", "direct", prosaïque,
ordinaire de cette parole : les femmes écrivent pour parler, simplement,
à la première personne, entre elles ou pour se faire entendre d'un destinataire
absent. Leurs écrits sont des confessions, proches en cela des journaux
intimes qu'elles tenaient avant que n'existe une édition féministe (et
qui accèdent parfois eux-mêmes à la publication, tel ce recueil américain
d'extraits de diaries of women édité par Mary Jane Moffat
et Charlotte Painter). La répétition, de livre en livre, de témoignages
et d'expériences identiques, presque interchangeables, l'importance du
facteur quantitatif, l'accent mis sur l'expérience quotidienne (dans le
film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman , le spectateur assiste
de bout en bout aux activités ménagères de Jeanne), la dominante "gynécologique"
(récits de grossesses, d'avortements, etc.) sont autant d'éléments
qui contribuent à créer une sorte d'"effet de foule", d'un genre très
nouveau. L'édition féministe nous montre, en effet, ce que nous n'avions
jamais vu ; ces "couloirs obscurs de l'histoire" aurait dit Virginia
Woolf, où une foule, constituée non plus d'hommes au travail mais de femmes,
s'occupe à traiter, dans l'anonymat, les problèmes individuels ou familiaux
de la vie quotidienne. Il arrive que ces récits consolident la tradition,
comme L'histoire est un tricot , d'Annie Leclerc, mais ils
parviennent aussi parfois, plus positivement, à interroger cette "identité
anonyme" des femmes à laquelle sont consacrées depuis longtemps les grandes
œuvres féminines. Certains de ces textes nés du nouveau féminisme présentent
néanmoins le danger de la confusion de l'oral et de l'écrit, de l'usage
non critique d'une "langue de femme" (mais une telle langue est-elle possible ?)
et du recours, d'un narcissisme souvent naïf, à un "je" qui semble signifier
une adéquation parfaite du sujet à lui-même.
2. Contre-culture
Les premiers livres publiés ont été pour la plupart, en particulier
aux États-Unis, des ouvrages théoriques, le mouvement féministe étant
d'abord un rassemblement politique et idéologique. Qu'il s'agisse de rééditions
des grands classiques de l'analyse féministe (essentiellement, Le Deuxième
Sexe , de Simone de Beauvoir, The Feminine Mystique
[La Femme mystifiée ], de Betty Friedan, ou encore, sur un
autre plan, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État ,
de Engels) ou d'études nouvelles dont la réputation a grandi très vite
(Sexual Politics [La Politique du mâle ], de
Kate Millett ; The Dialectic of Sex [La Dialectique
du sexe], de Shulamith Firestone ; The Female Eunuch
[La Femme eunuque ], de Germaine Greer ; et aussi en
Angleterre, Psychoanalysis and Feminism [Psychanalyse
et féminisme ], de Juliet Mitchell ; en Italie, Dalla
Parte delle Bambine [Du côté des petites filles ],
d'Elena Gianini Belotti, etc.), ou encore d'anthologies regroupant des
interventions variées de femmes (par exemple, le recueil américain de
Robin Morgan, Sisterhood Is Powerful ) et révélant par là,
de manière tangible, l'existence du "mouvement" comme tel (cf. en
France, des numéros spéciaux de revues republiés en livres comme Les
femmes s'entêtent ou des recueils de textes étrangers comme
Écrits , Voix d'Italie ), ces textes doivent nous
être présents à l'esprit, si nous voulons être en mesure de lire dans
leur histoire les fictions féministes qu'ils ont précédées.
Malgré des différences sensibles d'analyse ou d'option, ils finissent
tous par constituer une contre-culture.
La phrase célèbre écrite par Simone de Beauvoir dès 1949 dans Le Deuxième
Sexe : "On ne naît pas femme, on le devient" indique sans
doute le point central de toute théorie féministe. Le livre d'Elena Gianini
Belotti, Du côté des petites filles , analysant les conditions
répressives de l'éducation des filles, va dans le même sens. De là découlent,
schématiquement, deux tendances de l'analyse féministe : d'une part,
celle qui accorde aux phénomènes socio-historiques la première place et
demande, comme le déclaraient en novembre 1977 les femmes de la revue
Questions féministes , le droit pour les femmes aussi "au
neutre [à la définition non sexuée], au général" ; et, d'autre part,
celle, dominante au moins sur le plan des publications, qui, tout en tenant
compte constamment de l'histoire de l'oppression des femmes, met en avant
dans une thématique de la différence quelque chose qui serait comme une
"nature féminine". Mais dans tous les cas l'écriture féministe est amenée,
de manière plus ou moins principale, à mettre en lumière un aspect de
la condition faite aux femmes, et à dénoncer les expériences négatives
de viol, d'exclusion ou d'oppression. Celles-ci ne constituent pas, néanmoins,
le sujet unique de l'écriture, qui fait aussi écho à une attitude globalement
et explicitement théorique du féminisme comme critique et analyse du "patriarcat".
De ce point de vue, le livre de Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto
(Society for Cutting Up Men, c'est-à-dire Société pour la castration des
hommes.)
(Ce texte est disponible sur cette page SCUM
Manifesto),
a marqué en son temps (1968-1971), sous la forme du scandale, l'histoire
du mouvement : l'auteur, qui était au même moment en prison pour
avoir agressé l'artiste Andy Warhol, proposait pour dénouement d'une fiction
délirante où les femmes devenaient les "maîtres du monde" l'assassinat
de tous les hommes. Dans la théorie, c'est le patriarcat comme entité
politique et idéologique qui est mis en question. Aux États-Unis toujours,
des livres comme celui de Kate Millett (La Politique du mâle )
s'attachent à décrire les modes de répression sexuelle et culturelle à
l'égard de la femme, tels qu'on peut les repérer dans la littérature "masculine",
en analysant les principes d'un "pouvoir mâle". Les féministes américaines
ont encore créé, dans la plupart des universités, des women's studies ,
où sont étudiés les schémas littéraires dominants, ainsi que des revues
de critique littéraire et culturelle (telle la revue Signs à
Chicago). Si, enfin, l'essai-fiction de Virginia Woolf intitulé Trois
Guinées (1938) a rencontré un succès tel qu'il a été traduit
et publié à nouveau dans la plupart des pays où existe une édition féministe,
c'est parce qu'il met violemment en procès un ordre patriarcal qui conduit
à la guerre et au fascisme et interdit aux femmes les possibilités matérielles
et symboliques d'accéder à la culture.
L'unité des différentes tendances du féminisme réside dans l'affirmation
constante de ce point de vue critique, c'est-à-dire différent. À cet égard,
l'évolution du mouvement est à peu près partout identique. D'une manière
générale, on constate vers 1974 un déplacement des préoccupations sociopolitiques
vers des objectifs plutôt culturels ; c'est le cas très nettement
en France, avec les éditions Des femmes. L'Italie, où le féminisme demeure
assez "violent", fait un peu exception. Dans tous les cas, le phénomène
de mondialisation de l'édition féministe aboutit à la constitution d'un
nouveau champ culturel construit sur un principe de sororité (sisterhood ,
sorellanza , etc.) qui fait que tous les grands livres du
féminisme, qu'il s'agisse d'essais ou de fictions, sont traduits dans
presque toutes les langues.
La revue belge Les Cahiers du G.R.I.F. présente dans un de
ses numéros intitulé "Créer" un exposé assez clair de l'analyse féministe
de la question culturelle. C'est la notion même de création qui s'y trouve
critiquée : "On peut se demander [...] si la hantise de la création
[...] ne relève pas de la conception propre de l'Occident industriel,
qui consiste à définir l'homme par sa capacité de produire des objets."
Cette condamnation de l'objet ( et donc notamment de
l'"objet d'art" ) est un élément fondamental des réalisations féministes,
en particulier dans le domaine de la littérature. Le mot même de littérature
apparaît comme suspect, et on lui préfère celui d'écriture, qui met l'accent
sur une pratique et semble éloigner le danger fétichiste dénoncé dans
la culture dominante. Les textes féministes rechercheront les caractères
de l'"éphémère", du "non-art" : inachèvement, refus de la "phrase",
et souvent de tout travail de formalisation esthétique, réévaluation de
la communication aux dépens du "langage poétique". Il s'appliqueront surtout
à privilégier un rapport direct de l'écriture au corps , comme
on peut le voir par exemple dans Le Corps lesbien de Monique
Wittig : tout dans ce livre, la présentation, la mise en page, la
typographie, semble fait pour produire l'illusion d'une identité absolue
du livre et du corps . Par analogie avec la notion
de "négritude", Simone de Beauvoir avait posé celle de "féminitude" :
elle voulait désigner par là un ensemble de qualités acquises dans l'oppression.
C'est bien ainsi qu'il faut envisager la contre-esthétique de l'écriture
féministe, et c'est pourquoi on peut aussi parler à son propos de contre-culture.
Ce faisant, on prend également en compte un "sous-développement" tendanciel
des textes féminins.
Bien que dans un "féminisme" de type américain et un "mouvement" de type
français, les axes de l'élaboration théorique soient les mêmes (Marx et
Freud, repris et critiqués dans une pensée féministe), les analyses, et
leurs conséquences sur les productions littéraires, sont assez radicalement
différentes. La tendance américaine impose en effet une théorie principalement
négative (critique universitaire du patriarcat) et privilégie les expériences
de révolte et d'engagement. Les textes de fiction qui en résultent sont
en majorité des poèmes, qui retranscrivent directement un lyrisme oral
de revendication ou d'amour (telle l'oeuvre d'Adrienne Rich) ou des romans
de style classique rapportant des situations d'oppression ou des relations
sentimentales (par exemple, Sita , de Kate Millett). Dans
l'ensemble, la langue proprement dite n'est pas remise en
question, à la différence du mouvement des femmes en France, pour lequel
"le rapport au corps et aux images maternelles" reste principal, produisant
une réévaluation non seulement des contenus du discours "phallocentriste",
mais de la langue elle-même, dans le jeu de ses signifiants et de ses
hiatus esthétiques – s'il est vrai que "la fonction maternelle est
liée au processus pré-oedipien et, par cela même, à la réalisation esthétique"
(Julia Kristeva). C'est dire que le mouvement français est solidaire de
la culture contre laquelle il pose une contre-culture qui serait de l'ordre
du refoulé.
3. Héroïnes
"Ont-elles jamais existé, ces fabuleuses nations de jeunes filles, ces
démons montés, galopant dans tous les coins du monde en faisant gicler
de tous côtés glace et sable doré ?..." se demande Helen Diner dans
Mothers and Amazons : The First Feminine History of Culture .
Le féminisme tend en effet à inventer une histoire mythique des femmes,
puisque, comme le notait Virginia Woolf, "nous ne savons rien d'elles,
excepté leur nom, la date de leur mariage, le nombre d'enfants qu'elles
ont portés". Sans parler des féministes célèbres de l'histoire (Mary Westmacott,
Flora Tristan, Louise Michel, Alexandra Kollontaï...) dont les écrits,
romanesques ou théoriques, sont réédités, toute femme dont le nom est
demeuré, pour une raison ou pour une autre, dans notre culture, peut faire
figure d'héroïne : par exemple, Anna O, la "première hystérique"
de Freud, symbole d'une parole différente, formulée non pas sur le mode
d'un discours, mais au lieu même du corps (par les symptômes) ; ou
encore, Lou Andréas-Salomé, inspiratrice des premiers psychanalystes et
d'écrivains comme Nietszche ou Rilke, retirée quant à elle dans une expérience
de recherche de l'origine et de la différence des sexes vécue sur son
propre corps ; il y aurait encore Elizabeth Packard et Zelda Fitzgerald,
empêchées toutes deux d'écrire, malgré leur talent, par la vanité d'un
homme, ou Colette et Anaïs Nin, figures d'une expérience littéraire typiquement
féminine. On réédite parfois les œuvres de ces héroïnes. On publie des
biographies et des commentaires de leur vie ou de leurs écrits. On redécouvre
des textes plus ou moins "féministes" qu'elles ont pu écrire, comme ce
recueil de textes d'Anaïs Nin intitulé Être une femme . Les
héroïnes du nouveau féminisme sont aussi des personnages romanesques conçus
par des femmes, telle la "Lol V. Stein" de Marguerite Duras, emblème
de la féminité comme absence, oubli de soi, ou encore ce personnage d'un
roman très populaire de Sylvia Plath, The Bell Jar (La
Cloche de détresse ), que son auteur conduit à la découverte
de son exploitation sexuelle et de son oppression sociale et culturelle.
Enfin, quelques grandes fictions féministes (Trois Guinées ,
Une chambre à soi , de Virginia Woolf, La Cloche de détresse ,
etc.) prennent fonction de textes sacrés. Car, et Virginia Woolf le montre
exemplairement, il ne suffit pas à une femme qui veut écrire de reconnaître
dans sa mémoire un héritage spécifiquement féminin, maternel ("Car nous,
c'est à travers la pensée de nos mères que nous pensons, si nous sommes
femmes..."), il lui faut encore inventer une généalogie nouvelle d'artistes
femmes, une histoire culturelle féminine, un précédent non plus seulement
familial mais social.
Cette nécessité de revendiquer un héritage au moins double (sinon triple,
puisque bien sûr il faudra tenir compte aussi de l'intertexte culturel
au sens large, représenté, par exemple, chez Virginia Woolf par la fascination
pour la bibliothèque paternelle) indique d'ailleurs une des articulations
contradictoires de l'"écriture féminine". Celle-ci est en effet amenée,
de manière explicite ou non, à mettre en scène un rapport de rivalité
entre une tendance "maternelle", tournée vers le don, la dissolution d'identité,
l'anonymat, la ritualité, et une tendance culturelle qui en est dans une
certaine mesure l'antithèse. Comme le dit encore Virginia Woolf, "il est
significatif que, des quatre grandes romancières ( Jane Austen, Emily
Brontë, Charlotte Brontë, George Eliot), aucune n'a eu d'enfants, et deux
sont restées célibataires". La reconstruction d'une histoire des femmes
par le nouveau féminisme est tributaire elle aussi de cette contradiction :
d'un côté, les mères en général sont les héroïnes méconnues des temps
passés, les femmes dont il faut lever l'oppression ; mais, de l'autre,
les héroïnes sont aussi Amazones (comme dans le livre de la féministe
américaine Ti-Grace Atkinson, Odyssée d'une Amazone ) ou sorcières
(voir le groupe américain Witch ou la revue française Sorcières ),
femmes stériles, homosexuelles ou frigides qui ont créé, dans le refus
de la normativité sexuelle et dans la folie, les éléments de leur propre
histoire.
4. Suicidées de la société
« Toute femme née pourvue dun grand don au XVIe siècle
serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé
ses jours dans une chaumière solitaire à lorée
du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte
et faisant lobjet de moqueries... » (Virginia Woolf, Une chambre
à soi .) « Elle parle la langue des marécages. Pourquoi
sétonner quon ne la comprenne pas ? Quelquefois, par
mégarde, le patois. Mais tu ne dois pas. La sorcière au
châle noir éructe... » (Jeanne Hyvrard, Les Prunes
de Cythère .)
Si la « sorcière », déjà louée
au XIXe siècle, dans des termes grandioses, par Michelet, a pu
apparaître aux nouvelles féministes (et tout particulièrement
en littérature) comme un archétype de figure féminine
revendicatrice, cest sans doute par la force de négativité
quelle représente. Personnage dune mythologie noire
opposée aux mythologies « familialistes », nantie dun
pouvoir parallèle au pouvoir social, liée à cette
nature mystérieuse et sans parole que notre idéologie associe
à la féminité, elle rassemble les traits dun
irrationnel où la maternité productive et positive se renverse
en une puissance de mort. Or tel est bien le problème central de
la réflexion féministe contemporaine. En effet, si dans
la fonction maternelle une femme peut ressentir, en tant quindividu,
le risque dun clivage opéré sur son corps et dune
perte didentité, si la maternité ne dit pas le tout
de la féminité, cette dernière sera renvoyée,
par un principe dexclusion, à lespace négatif
de la sorcière : solitaire, mutique, asociale, improductive, repliée
sur une féminité en absence, confrontée à
limage persécutrice de sa propre mère, une telle femme
sera projetée dans un processus de déconstruction de type
psychotique, que souvent lécriture, ce « garde-fou
» (Lara Jefferson, Folle entre les folles ), ne suffira pas à
détourner ou à objectiver.
De ce point de vue, lhistoire dun certain nombre de femmes
écrivains pourrait être racontée comme celle de «
suicidées de la société » (pour reprendre la
formule dArtaud à propos de Van Gogh). Un grand nombre des
meilleurs auteurs féminins du XXe siècle ont en effet vécu
et sont morts dans des conditions tragiques, traversés et détruits
par cette « folie » qui nest jamais quun bord
assigné par le système social. Virginia Woolf, divisée
toute sa vie entre lécriture et la maladie mentale, se noie
dans la rivière proche de sa maison en mars 1941, à lâge
de cinquante-neuf ans. Sylvia Plath, poète (Ariel ) et auteur de
La Cloche de détresse , roman paru en 1963, se suicide un mois
après la sortie de celui-ci, à lâge de trente
ans ; Anna Kavan (Neige , Demeures du sommeil ), Sophie Podolski (Le pays
où tout est permis ), ainsi que Danièle Collobert (Il donc
) mettent aussi fin à leurs jours. Unica Zürn, dessinatrice
et écrivain, auteur de deux très beaux livres, LHomme-Jasmin
et Sombre Printemps , après avoir été internée
à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques, se suicide
le 19 octobre 1970, à lâge de cinquante-quatre ans.
Toutes ces femmes ont expérimenté sur leur propre corps
ces traits de la maladie et de la douleur dont notre société
a fait, depuis la parole de la Bible (« Tu enfanteras dans la douleur
»), un apanage de la féminité. De cette déchirure
physique et mentale, leurs textes ne cessent de rendre compte : LHomme-Jasmin
se présente comme le journal clinique dune malade qui jouit
des images colorées, des rêves, des symboles et des rites
étranges de son délire ; Demeures du sommeil met en scène
lalternance fascinante de la veille et du sommeil, de la douleur
et du rêve peuplé de fantasmes et de fantaisies ; La Cloche
de détresse est le récit de la crise psychique grave qua
subie vers lâge de vingt ans Sylvia Plath elle-même.
On retrouve dans les textes littéraires à proprement parler
féministes, mais cette fois-ci sous une forme le plus souvent idéologique,
cette même représentation de la folie : des femmes comme
Jeanne Hyvrard, Emma Santos, Hélène Cixous, Madeleine Gagnon
revendiquent un droit au délire. « Ils disent quils
vont me guérir. Mais cest pour me normaliser. Ils disent
que je suis folle. Mais cest pour ne pas entendre ma voix »,
explique Jeanne Hyvrard dans Mère la mort ; « La folie me
fait peur et me séduit. La folie me fait danser », raconte
Madeleine Gagnon dans Retailles . Enfin, dune manière plus
générale encore, on peut dire que le discours psychiatrique
ou psychanalytique est une référence systématique
des écrits féministes. Nombreuses sont, par exemple, les
fictions de femmes qui se présentent comme un récit de maladie
mentale, une correspondance avec un psychanalyste, etc. À cet égard,
deux livres ont peut-être plus particulièrement fait date
dans le contexte du féminisme : celui de Lara Jefferson, Folle
entre les folles , et celui de Mary Barnes et Joseph Berke, Mary Barnes,
un voyage à travers la folie . Tous deux retracent le combat authentique
que deux femmes aliénées et internées ont mené,
par les moyens de lart (pour Lara Jefferson, lécriture,
pour Mary Barnes, la peinture), contre leur propre maladie. Associé
à lantipsychiatrie moderne, le féminisme a ainsi permis
la publication de textes traditionnellement privés, relégués
dans les dossiers médicaux, et a par là même contribué
à révéler le lien historique de la féminité
et de la psychose.
5. Le « continent noir »
À propos de la sexualité féminine, Freud emploie
la formule désormais bien connue de « continent noir »
de la psychanalyse. À peu près à la même époque,
un jeune Juif viennois, Otto Weininger, publie un livre raciste, mysogine
et antisémite, Sexe et Caractère , et se suicide quelques
mois plus tard après avoir déclaré à un ami
: « As-tu déjà pensé à ton double ?
et sil arrivait maintenant ! Le double est cet être qui sait
tout de chacun, qui sait même ce que personne jamais navoue
! » Et Freud encore disait : « La pénétration
dans la période pré-dipienne de la petite fille nous
surprend, comme dans un autre domaine, la découverte de la civilisation
minoé-mycénienne derrière celle des Grecs. »
Dans ces trois exemples apparaît la même image : celle dune
étrangeté (sexuelle) de la femme, décrite en termes
de race . Cette étrangeté est aussi proximité violente
dun « double » de soi-même : autre côté,
autre race, métaphore du dehors ou du différent au plus
profond de soi, cette image raciste, qui fait référence
à lorganisation colonialiste des sociétés occidentales,
confond dans la même exclusion la femme et le « colonisé
» (Juif, Noir...). Or cette confusion est revendiquée par
les féministes elles-mêmes, de la même manière
quelles peuvent revendiquer une définition négative
par la « folie ».
Le mouvement américain a ainsi parfois repris à son propre
compte le slogan des Noirs : I am black and I am beautiful ; Simone de
Beauvoir, on la vu, forge le mot de « féminitude »
sur le modèle de « négritude » ; Hélène
Cixous, juive française de mère allemande et originaire
dAfrique du Nord, fait, elle, léloge du « continent
noir » ; dans Les Prunes de Cythère , Jeanne Hyvrard écrit
lhistoire dune colonisation dans les « îles »,
et dédie son livre « au Nègre inconnu ». Les
exemples de ce retour par les féministes modernes à un imaginaire
« africain » ou plus largement dexotisme et de sauvagerie
pourraient être multipliés presque à linfini.
De manière peut-être plus troublante, on le retrouve aussi
avec la même fréquence chez des auteurs qui nont pas
de rapports directs avec le mouvement ou, du moins, avec sa théorie
et ses axes de revendication. Pour Marguerite Duras, lécriture
est ainsi le moyen dun retour aux images de lenfance en Indochine
et dune réflexion sur un passé colonial désormais
clos, où la pauvreté côtoyait la richesse et où
la maladie, la perte de soi, la mort étaient les fondements mêmes
où se relançait la vie des femmes (Un barrage contre le
Pacifique , Le Vice-Consul , India Song ). La question coloniale est encore
centrale chez Doris Lessing qui consacre une partie de son oeuvre principale,
Le Carnet dor , à des scènes rhodésiennes à
travers lesquelles lanalyse politique en termes de lutte des classes
tenue par les personnages masculins apparaît à la fois dérisoire
face à loppression plus tragique des Noirs rhodésiens,
et illusoire du point de vue des personnages féminins. Enfin, on
ne saurait oublier que le premier roman de Virginia Woolf, La Traversée
des apparences (The Voyage Out ), a également pour cadre un pays
tropical et que cest dans la région centrale de la forêt,
vierge comme Virginia, que lhéroïne, Rachel, rencontrera
sa féminité, sa sexualité et, du même coup,
sa destruction et bientôt sa mort.
Si cette métaphore « africaine » est si insistante,
ce nest pas seulement par dénonciation du système
politique colonialiste mais aussi parce que le colonialisme lui-même
est porteur dassociations imaginaires riches en irrationnel. Les
méthodes de colonisation, par exemple, renvoient à des images
de viol ; la justification économique (alimentaire) traite dautre
part le Tiers Monde comme un grand corps maternel nourricier dont les
trésors sont saisis par les colons, alors que lui reste affamé
: images de la mère affamée, de la mère sans mère,
de la fille sans mère (on pense au personnage de la mendiante dans
les romans de Marguerite Duras). Tel est bien le grief féminin
inconscient que le nouveau féminisme met au jour : dans une organisation
symbolique qui privilégie historiquement (au moins depuis linvention
de la figure de la Vierge mère...) le rapport de désir du
fils et de la mère, quen est-il de la fille ? Freud insistait
sur limportance de la phase pré-oedipienne de relation à
la mère chez cette dernière. L« Afrique »
est à la fois la fille et la mère : la fille dépossédée
de laliment, de lamour, nécessaires à sa vie
et à la reconnaissance de soi, et la mère au ventre plein
des trésors merveilleux que la fille revendique (images, couleurs,
sons sauvages, rythmes, etc.). Cest pourquoi on trouvera dans la
plupart des textes féminins sinon un éloge de la nature
comme espace sauvage, miraculeux (par exemple dans La Prisonnière
des Sargasses de Jean Rhys), du moins la tentation dune écriture
au plus près des sensations, des rythmes simples, des euphonies
(Hélène Cixous, Jeanne Hyvrard, Virginia Woolf...), une
écriture « jubilatoire » où souvent le plaisir
de la profération des sons et des mots lemporte sur la narrativité,
comme on peut le voir notamment dans loeuvre de Gertrude Stein.
Lécriture est le plus souvent pour les nouvelles féministes
le moyen dune régression vers des « épousailles
» (Annie Leclerc) avec le corps maternel. De là provient
le déploiement dune thématique du corps quon
retrouve de texte en texte : éloge dune sensualité
diffuse, prégénitale ou polymorphe (Luce Irigaray, Ce sexe
qui nen est pas un ), fétichisme du mot aux dépens
de la phrase, qui indiquerait une articulation de type phallique (Virginia
Woolf jugeait déjà la phrase « masculine » trop
« lourde » pour une femme), définition dune écriture-flux
à limage du sang menstruel (Marie Cardinal, Emma Santos,
Jeanne Hyvrard...) ou, au contraire, dune écriture éclatée,
morcelée, fragmentaire, lapidaire (Agnès Rougier, Danielle
Collobert, voire lAméricaine Joan Didion), hostile aux effets
dunité ou dunicité stigmatisés dans lécriture
masculine, insistance, au total, sur lidée dune multiplicité
spécifiquement féminine.
Le trait peut-être le plus frappant de cette écriture féminine
que le nouveau féminisme des années soixante-dix met en
avant soit dans les textes quil produit, soit dans ceux dont il
permet la redécouverte et la relecture, cest son caractère
à peu près systématiquement autobiographique. Sans
parler des textes féministes, dont on a pu dire quils étaient
souvent très proches de la confession ou du journal, les grands
textes féminins contemporains apparaissent tous, de près
ou de loin, traversés par un projet dautobiographie ou du
moins de biographie écrite (reformulée sur un mode artistique).
En cela, ils appartiennent aussi et sans doute en premier lieu
à la littérature moderne.
Certaines fuient cette biographie écrite, comme Sylvia Plath, qui
compose des poèmes pour reculer le moment du roman, quelle
juge « sale », cruel, trop près de lintimité
des événements vécus. Pourtant, elle rédige
La Cloche de détresse , et son dernier travail aura été
un projet de roman. Dautres, en revanche, ny résistent
pas, comme Unica Zürn ou Anna Kavan rapprochées dangereusement
par lécriture de leurs fantasmes les plus implacables. Doris
Lessing, Marguerite Duras, Gertrude Stein, ou même Colette ou Anaïs
Nin, sy adonnent avec tout leur art. Virginia Woolf y parvient,
après le long détour dune vie et dune oeuvre
: ce sont ses derniers textes, les plus beaux peut-être, regroupés
après sa mort dans un recueil intitulé Instants de vie (Moments
Of Being ).
Lautobiographie conçue par les femmes présente une
qualité spécifique ou, du moins, nouvelle : celle de ne
pas être la construction, par les moyens complexes de lécriture,
dun sujet à peu près unifié, ou aspirant à
lêtre, même dans les plus grandes contradictions, comme
dans les textes contemporains « masculins ». Le sujet dune
oeuvre féminine nexiste pas, nexistera pas. Il se perd,
se multiplie, se diffracte dans les multiples figures, les mouvements
minuscules du quotidien. « Autobiographie de tout le monde »,
ce texte féminin vaut pour une autre vie, dautres vies
bien vite la question même de la « féminité
» ne se pose plus. Cette autobiographie insignifiante, ou plutôt
non inscrite dans une logique de la représentation du sens (quon
lise, par exemple, les absurdités algébriques de Gertrude
Stein, sa manière de construire une poétique des lieux communs
de la communication verbale), trace un parcours durable, mais fragmenté,
accidenté, discontinu, pour des femmes qui rêvent de «
flotter avec les bouts de bois à la surface de la rivière
» (Virginia Woolf).
Les pages d'origine de cet article "Le féminisme des années
70 dans l'édition et la littérature selon l'Encyclopédia
Universalis".
La page 1 http://journee-de-la-femme.com/feminismeselonencyclo1.htm
La page 2 http://journee-de-la-femme.com/feminismeselonencyclo2.htm
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