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  Une planète pleine et sans espace
Par Zigmunt BAUMAN


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Zigmunt BAUMAN a écrit "Le coût humain de la mondialisation", dont une note de lecture est publiée sur ce site
Le coût humain de la mondialisation

Ici, Bauman ne prend pas de précaution pour situer son propos. Entre l'analyse froide et la pensée politique chaude, il n'y a pas ici de démarcation, ce qui est assez gênant.
On peut lire ce document, depuis un point de vue réactionnaire qui se servirait de cette argumentation pour éliminer ou parquer les" indésirables". On peut recevoir ce document depuis un point de vue cynique, si souvent constaté chez nos dirigeants actuels, et en conclure qu'il faut les surveiller, les encadrer, limiter l'assistannat et gérer le problème sans états d'âme.
A partir du même texte, on peut aussi questionner l'organisation de la société capitaliste pour essayer de changer la structure sociale, qui produit des être humains "en trop", «superflus». L'égalité et la justice trouvant là une raison supplémentaire de ne pas accepter la situation actuelle, ce qui est mon propos. D'ailleurs,il me semble que Bauman se place toujours dans le champ de la critique sociale, quand il note la tendance à faire "rechercher des solutions personnelles à des problèmes d'origine sociale". Il remarque également que "la politique doit conserver le sourire, accepter son sort, espérant en vain cacher son impuissance". Tristesse et impuissance étant une des caractéristiques relevée par Malgré Tout sur notre situation.
En conséquence, je propose de lire ce texte en gardant le tête froide, du point de vue analytique et sachant que cette parole peut être utilisée par nos adversaires. Ce qui illustre bien notre situation dans le contexte postmoderne. Il n'y a pas de garanties ni de certitudes absolues. Situer les choses est important. On peut mettre ce texte en rapport avec l'analyse de Philippe Hauser sur la "Biopolitique de l'avenir" , où il est question du " faire vivre " et du " laisser mourir ". Cette distinction permettant de comprendre, depuis le point de vue de l'analyse biopolitique (la politique qui prend toute la vie), la ligne de partage entre les "inclus-es" et les "exclu-es", entre les "avec" et les "sans" au niveau local et au niveau mondial.
"Biopolitique de l'avenir ?"
Texte de Zigmunt BAUMAN

Jadis privilège de quelques régions, la modernité a gagné toute l'humanité. Et les problèmes locaux sont devenus globaux.

L'élimination d'êtres humains devenus «superflus» dans les régions plus développées fut le sens le plus profond de la colonisation et des conquêtes impérialistes.



Commençons par le processus de remplissage de la planète : notre planète est aujourd'hui pleine. Il ne s'agit pas là d'un constat de géographie physique ni même humaine. C'est une proposition sociologique. En termes d'espace physique et d'extension de la cohabitation humaine, la planète est tout sauf pleine. Dire que la planète est pleine, c'est simplement dire qu'il n'y a plus d'espace sans maître, de no man's lands, de territoires qui peuvent être traités comme vides de toute présence humaine, parce qu'ils sont dépourvus d'administration souveraine, et donc ouverts à la colonisation et au peuplement. Pendant une grande partie de l'histoire moderne, ces territoires, aujourd'hui absents pour l'essentiel, ont joué un rôle crucial, le rôle de décharges pour les rebuts et les déchets humains produits en quantités toujours plus grandes dans les parties du monde touchées par le processus de «modernisation».

La production de déchets humains, ou plus exactement d'humains superflus et gaspillés, est un élément inévitable de la modernité, de cette condition sociale qui se caractérise par une modernisation perpétuelle et compulsive, obsessionnelle et addictive. La production de gaspillage est un effet indissociable de la construction de l'ordre (car chaque type d'ordre prive certaines parties de la population existante de sa place légitime, les définissant comme «inutiles», «incompétentes», «inadaptables» ou «indésirables») et du progrès économique qui ne peut se perpétuer sans une dévalorisation des modes qui permettaient jadis, mais plus aujourd'hui, de «gagner sa vie» privant ainsi ceux qui les pratiquent de moyens de subsistance.

Cependant, au cours d'une longue partie de l'histoire moderne, de vastes régions du globe ont échappé, complètement ou partiellement, aux pressions de la modernisation. Face aux secteurs modernisés du globe, ces territoires («prémodernes» «sous-développés» «arriérés») ont eu tendance à être considérés et traités comme des destinations naturelles pour les êtres humains devenus «superflus» dans les régions plus développées du globe, des décharges manifestes pour les déchets humains, le gaspillage de la modernisation. L'élimination de ces déchets produits dans les régions «en voie de modernisation» fut le sens le plus profond de la colonisation et des conquêtes impérialistes, que la limitation du «développement» à une partie de la planète rendit possible et en fait inévitable. Le fait que les processus de modernisation demeurèrent limités au niveau territorial permit à la partie moderne du globe de rechercher et de trouver des solutions extérieures globales à des problèmes intérieurs de surpopulation produits localement.

Cette situation a duré au fur et à mesure tant que le mode moderne d'existence est demeuré le privilège de quelques régions du monde seulement. Aujourd'hui, cependant, la modernité est devenue, comme prévu, une condition universelle ou quasi universelle de l'humanité, et la production de déchets humains s'est généralisée à pratiquement tout le globe. Il n'y a donc plus de débouchés globaux pour les surplus locaux tandis que toutes les régions (y compris les plus fortement modernisées) doivent souffrir les conséquences du triomphe mondial de la modernité : elles se trouvent toutes confrontées à la nécessité de rechercher désespérément des solutions locales à des problèmes produits de façon globale.

En résumé, le remplissage de la planète, phénomène nouveau et sans précédent, représente pour l'essentiel une crise aiguë de l'industrie du traitement des déchets humains qui se trouve à présent manquer de décharges et d'instruments de recyclage, pendant que la production de ces déchets se poursuit sans faiblir et gagne rapidement en volume.

Une autre tendance importante est la fin de l'ère de l'espace. Là encore, une fois de plus, une précaution est nécessaire. La fin de l'ère de l'espace ne signifie pas que l'espace ne compte plus. L'importance de l'espace physique n'évolue guère, mais ce processus est associé à une accentuation brutale de la signification du territoire, de l'endroit, du lieu. En posant le verdict d'une fin de l'ère de l'espace, je veux parler de la nouvelle extraterritorialité du pouvoir et du remplacement de l'engagement territorial par la mobilité comme facteur stratégique décisif dans la lutte pour le pouvoir. Dans la hiérarchie globale qui se fait jour, règnent ceux qui dépendent le moins de l'espace, qui sont les moins attachés à un lieu et les plus libres de se déplacer et de déménager. Dans «l'espace des flux» où s'inscrivent et fonctionnent les pouvoirs globaux, ce sont la vitesse de mouvement et l'aisance à se désengager et à s'échapper, et non la taille des possessions territoriales, qui importent. Le retranchement territorial ralentit le mouvement ou exclut sa possibilité même, il n'est donc plus un atout mais un fardeau et un handicap. L'éventualité de s'attacher à un territoire, de prendre des responsabilités à long terme pour un endroit fixe et immobile, doit être évitée à tout prix, et les acteurs les plus grands et puissants qui comptent véritablement aujourd'hui font tout ce qu'ils peuvent pour l'éviter. Les nouveaux empires ne sont pas de ce monde, ils n'appartiennent pas à la réalité terrestre et géographique, à «l'espace des lieux.»

D'autre part, les lieux ont perdu leur capacité de protection. L'époque des lignes Maginot ou Siegfried est terminée. S'accrocher à un endroit aussi hermétique et fortifié qu'il soit n'est plus une garantie de sécurité. Le pouvoir n'est plus territorial et il ne respecte plus les défenses territoriales. Les frontières sont éminemment perméables. Le pouvoir fluide ne respecte guère les obstacles ; il suinte par les murs aussi épais qu'ils soient, il passe facilement par les milliers de fissures, de fentes et de crevasses, aussi fines soient-elles. Il n'existe aucun mastic capable de boucher les trous et d'arrêter les fuites.

C'est sous ces conditions défavorables que les forces étatiques, coupées du flux global, fixées et immobilisées par leur souveraineté et leurs responsabilités territoriales, doivent rechercher des solutions locales à des problèmes produits au niveau mondial. Ces problèmes sont générés dans «l'espace des flux» mais doivent être abordés et traités dans «l'espace des lieux». La signification nouvelle de l'endroit naît, se nourrit et se consolide perpétuellement de cette nouvelle condition globale.

La troisième tendance dérive des deux autres. Après deux siècles environ de mariage, le pouvoir et la politique, installés joyeusement dans le cadre de l'Etat-nation moderne, semblent se diriger vers le divorce. Les deux partenaires regardent dans des directions opposées : l'un se trouve inconfortable dans le domicile partagé et l'autre est de plus en plus contrarié par les absences prolongées de son partenaire. Le pouvoir n'aime plus les étreintes de la politique et les bras aimants de celle-ci s'ouvrent vainement sur le vide.
Ayant déménagé vers des étages plus élevés, le pouvoir a démoli l'escalier et placé des gardes armés devant l'ascenseur. La politique, abandonnée dans l'appartement, s'est vu interdire l'accès au nouveau domicile du pouvoir qui s'est fait mettre sur liste rouge. Les messages envoyés poste restante ne sont pas certains de toucher leur destinataire et les réponses sont laissées à son entière discrétion. Privée du partenariat du pouvoir, source ancienne de sa force et de sa confiance, la politique doit conserver le sourire, accepter son sort, espérant en vain cacher son impuissance

D'autres résidents de l'ancien foyer du pouvoir et de la politique quittent la maison en foule ; privée de pouvoir, la politique ne peut surveiller efficacement la sortie. D'ailleurs, même si elle en avait les moyens, elle ne le ferait pas : ces résidents querelleurs posent trop de problèmes. La politique de l'Etat ou de la nation serait heureuse de voir la plupart d'entre eux s'installer hors de son domaine. Elle les harcèle et les incite à partir au moyen de stratégies diverses baptisées «dérégulation», «privatisation» ou «principe de subsidiarité». La plupart des fonctions que la politique employait sont à présent concédées aux forces du marché et au domaine nouveau de la «politique de la vie», cette politique qui encourage les citoyens des Etats-nations à rechercher des solutions personnelles à des problèmes d'origine sociale. Le pouvoir est libre de parcourir «l'espace global des flux» sans accorder de reconnaissance autre que formelle aux anciennes formes de contrôle politique tandis que la politique privée de tout pouvoir ne peut qu'observer malheureuse et impuissante ses pitreries. Le mieux qu'elle puisse espérer c'est de s'attirer les bonnes grâces des pouvoirs extraterritoriaux tout en dirigeant les coups vers d'autres souverainetés également territoriales .

Zygmunt Bauman est professeur émérite de sociologie aux universités de Varsovie et de Leeds.
Dernier ouvrage paru : «Modernité et Holocauste» (la Fabrique, 2002).
A paraître à l'automne : «L'Identité en pièces», éditions du Rouergue ­ Jacqueline Chambon, coll. «les Incorrects»
Libération Rebonds lundi 21 juillet 2003

Le lien d'origine : http://www.liberation.com/