"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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"Biopolitique de l'avenir ?"
Philippe Hauser


Ce qu'il y a d'insupportable pour la conscience philosophique post-moderne, (celle qui est affranchie des promesses des grands récits du XIXe siècle), c'est que puisse venir s'étaler, avec une brutalité sans éclat ni brillant, la pire des vérités politiques, à savoir que s'est épuisée l'essence de l'homme comme zôon politikon, que la communauté à laquelle l'homme appartient est une communauté politique sans sujet politique pour la constituer. Avec la disparition de cette catégorie philosophique fondatrice de la réflexion politique occidentale et sans laquelle toute tentative pour penser le politique risque bien aujourd'hui de venir s'échouer, ce sont les fondements mêmes, les principes, sur lesquels reposaient jusqu'à il y a peu l'imaginaire de nos sociétés démocratiques, qui sont ébranlés. Les concepts les plus heuristiques, et au plan pragmatique les plus efficaces de la politique, perdent leur crédit et se révèlent comme pures fictions : le citoyen, le peuple, le contrat, les droits.

La critique de l'humanisme par Heidegger s'en trouve conséquemment bouleversée, voire dépassée. Le problème n'est plus de produire une critique de l'humanisme en raison du fait que cette posture philosophique s'est révélée incapable de dégager l'humanitas de l'homme de son animalitas, pour retrouver une essence de l'homme authentique à laquelle il n'est pas certain que les Grecs de l'époque de Platon aient vraiment cru, mais de dévoiler sous les figures de l'humanisme, en apparence hospitalières, les masques de la domination la plus perfide, perfide en ce sens qu'ils interdisent d'adjoindre à l'oppression la "conscience de l'oppression" (Marx). Le problème ne peut plus être de penser les conditions sous lesquelles une figure plus humaine de l'humain pourrait être produite ou simplement pensée – ce qui semble être le fonds commun de pensées aussi différentes et politiquement ennemies que celles de l'Ecole de Francfort et de Heidegger, quand bien même, à la différence du second, les premiers aient cru à la nécessité de restaurer un "humanisme authentique", croyance que devait guider le pur pathos réactif de l'après Auschwitz et fabriquer, chez Adorno notamment, une conscience ténue du malheur et de la faute – mais de penser les conditions de l'expérience politique réelle dans laquelle ce qui était appelé par la philosophie classique à se surmonter et à se dépasser (l'homme), est pratiquement rabattu vers son animalité la plus nue. Il ne s'agit plus de penser, à travers le prisme humaniste, en quoi l'homme peut devenir plus humain, mais à la lumière de la biopolitique contemporaine, en quoi l'animalisation – mais aussi peut-être la bestialisation - devrait triompher des plus hautes figures de l'humain. Autrement dit, l'analyse politique ne peut plus s'énoncer dans les termes de la promesse, que celle-ci soit politique, d'essence révolutionnaire devant engager toute la collectivité, ou éthique, d'essence réformiste, qui invite pour sauver l'homme et son avenir à formuler de nouveaux impératifs catégoriques qui puissent être fondateurs d'une responsabilité nouvelle, seule à même d'orienter humainement la praxis, mais devrait s'articuler autour d'une stricte analytique du présent, pour laquelle l'avenir équivaut, pour parler à la manière de Kant, comme objet transcendantal. Autrement dit encore, tant qu'on ne s'est pas débarrassé de cette attitude humaniste hautaine par laquelle le philosophe s'affirme comme "maître à penser" ou "fonctionnaire de l'humanité", on se rend aveugle, non à l'imminence de la "catastrophe" qui, en raison même de l'essence du temps et de la nature du pouvoir moderne, est nécessairement dans l'ordre des possibles, mais à ce qu'il y a de réellement catastrophique dans la réalité du présent.

Que les propos d'un Peter Sloterdijk [1] puissent, en Allemagne comme en France, être prétexte à scandale et à affaire, c'est ce qui indique avec une clarté inquiétante l'état de la réflexion en ce tournant de siècle. Passée la tempête structuraliste dont l'immense mérite aura été de nous permettre de nous déprendre, pour quelques instants, du subjectivisme et de ses apories, et en même temps de nous affranchir de l'humanisme politique de droite comme de gauche qui tous deux affirmaient, sous des modalités et par des moyens différents, la réalisation prochaine de l'humain sur terre, les esprits studieux se sont remis au travail, et, oubliant jusqu'à la dimension critique de l'œuvre de ceux auxquels ils réclament pourtant leur part d'héritage, mettent leur talent au service d'un utilitarisme politico-social qui donne à la social-démocratie triomphante son arôme spirituel et son supplément d'âme. Qu'accompagnant le rajeunissement politique des dirigeants de la "Troisième voie", la réflexion philosophique soit elle-même obligée de se rajeunir, c'est-à-dire de se schröderiser, de se blairiser, de se jospiniser, d'abandonner par conséquent cette insupportable tendance continentale à la critique tous azimuts du pouvoir et de ses valets, critique décrétée aujourd'hui sommet de la ringardise, voilà qui peut expliquer non seulement que les pires platitudes infra philosophiques en ses différentes variantes éthiques puissent tenir lieu de pensée, mais surtout que tout ce qui s'affirme avec trop d'assurance comme "critique de l'humanisme" soit désigné à la vindicte publique sous les qualificatifs peu amènes de crypto-fasciste ou de crypto-totalitaire.

L'époque suspectant tous ceux qui voudraient encore s'autoriser de Nietzsche ou d'Heidegger, et d'une manière générale tout ce qui a voulu échapper depuis un siècle à l'humanisme – qu'il fût communiste ou libéral, pour reprendre la distinction opérée par Merleau-Ponty dans Humanisme et Terreur – on aurait pu à l'avance deviner le sort qui serait réservé à Sloterdijk.
Que l'opinion philosophique dominante soit conforme au marché de l'opinion publique, et que de plus en plus le philosophème soit immédiatement déchiffrable par l'opinion publique, voilà qui ne fait que traduire l'immense faculté adaptative de l'humanisme contemporain. Car, misant tout sur l'éducation – l'humaniste est celui qui est éduqué par les humanités – vecteur essentiel de l'humanisation, et chacun pouvant constater l'échec patent de l'éducation sitôt que celle-ci ne s'adresse plus à une élite mais à la masse, il n'est plus d'autre recours, pour ne pas entamer le dogme humaniste, que d'inverser le principe : si l'éduqué ne peut s'élever jusqu'au maître, le maître doit pouvoir s'abaisser au niveau de l'élève. Dans les deux cas, l'objectif de l'égalité – mais une égalité d'apparence, qui ne fait que celer la violence latente du rapport éducateur/éduqué – est atteint, la distinction gommée en apparence, et le credo démocratique égalitaire renforcé.

La faute de Sloterdijk est là : elle est d'avoir rappelé que toute éducation est dressage, et que l'homme, selon le mot de Nietzsche, n'est que "bête démente et triste". [2] Elle est dans son refus de maintenir la fiction homme et ses attributs, de savoir avec trop d'assurance que toute politique, et donc aussi, ou surtout, toute politique de l'éducation, est désormais bio – voire zoo – politique, que le sujet du droit de la pensée moderne s'identifie toujours plus comme "l'animal grégaire" de Nietzsche, que comme "l'homme libre" de la Déclaration des droits, que l'espace public est davantage le maillage des relations de biopouvoir les plus inégalitaires que le lieu transparent et affranchi de tout litige où la discussion doit triompher des conflits.

En un mot, ce qui rend Sloterdijk coupable, c'est d'avoir rappelé ce principe élémentaire mais occulté par l'illusion contractualiste [3], que la politique, ça n'est ni le consensus, ni la paix, mais une sorte de guerre, et que "dans cette perspective, l'humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bonheur de l'humanité". [4] On comprendra que le problème n'est évidemment pas de "choisir" entre le thème du pastorat platonico-nietzschéen ou celui de l'autonomie de la philosophiekantienne, entre l'option biopolitique ou celle, contractualiste, de la démocratie apaisée, et qu'en un mot il n'appartient pas au philosophe de penser l'avenir radieux de la communauté ; car ce serait maintenir l'illusion que nous pouvons choisir, ou que la volonté humaine a encore quelque importance en un monde où il faut bien se demander si le vouloir se laisse encore renvoyer au lieu possible d'un sujet de la volonté (individu ou classe).

Si l'analyse biopolitique dévoile la "finalité sans fin" du pouvoir moderne – d'inspiration libérale - comme pouvoir totalitaire (au sens arendtien où la Loi est intégralement suspendue dans ce face à face du pouvoir et de la "vie nue" des populations et des corps vivants), si rien ne nous autorise à penser que ces formes de gouvernementalité extrêmes sont des accidents de l'histoire que la peur rétrospective devrait désormais empêcher – par on ne sait trop quel sursaut moral des États ou des peuples – force est de constater que l'extraordinaire développement des biosciences et des biotechnologies donne aujourd'hui tout son sens au projet de la biopolitique moderne. L'impératif à double face du "faire vivre, laisser mourir", maxime du pouvoir moderne qui suspend le principe de la souveraineté, nous autorise à entrevoir, pour le siècle à venir, les formes nouvelles que peut prendre la "menace". La dépolitisation de l'animal politique et l'épuisement de son essence, constitutive selon Aristote de la communauté politique comme communauté d'hommes libres, l'animalisation croissante du sujet vivant, dans nos démocraties plus que jamais respectueuses des droits de l'homme, éventuellement sa bestialisation sous les traits du non assimilable, du non intégrable, du non régularisable, tout cela nous permet de spéculer à bon droit sur les formes futures de la biopolitique et les effets de puissance décuplés que sa configuration plus "performante" pourrait produire.

Hans Jonas a sans doute raison lorsqu'il affirme que "le plus grand des pouvoirs s'accouple ( désormais) avec le plus grand vide, la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon". [5] On restera néanmoins sceptique quant à la capacité de tous les nouveaux impératifs catégoriques [6] à combler le "vide éthique" qui rend plus menaçante encore la puissance de la volonté de puissance. Sans doute la philosophie s'arrête-t-elle là : au moment où nous aimerions promettre, mais où nous savons avec une lucidité froide, en elle-même effrayante, que nous ne le pouvons pas.

Selon Foucault, la politique moderne a suivi deux grandes orientations, la première en direction du corps individuel, la seconde dans celle du corps-espèce. D'un côté le corps comme objet à dresser, élever, éduquer et discipliner, de l'autre la population, dont il faut maîtriser le flux, qu'il faut contrôler et surveiller par mille moyens, qu'il faut prendre en charge par "toute une série d'interventions et de contrôles régulateurs". [7] Dressage et régulation sont à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, les deux grands objectifs d'un pouvoir dont Foucault a montré la transformation radicale à l'âge classique. Jusqu'alors, le souverain était l'héritier du droit romain dont il conservait, sous une forme diminuée et atténuée, le "droit de vie et de mort" sur ses sujets. Encore doit-on préciser que ce droit de vie et de mort n'était en fait que "le droit de faire mourir ou de laisser vivre". [8] Le souverain, on le voit, disposait de la vie de ses sujets sous une forme essentiellement négative : en retenant son droit de tuer (ce qui constitue la règle), ou, exceptionnellement, en le faisant jouer. C'est ce type de pouvoir, qui est codé par le droit, dont la forme et la nature sont essentiellement juridiques, qui va disparaître au XVIIIe siècle.

Alors, le pouvoir ne sera plus "droit de prise" : sur les choses, les biens ou les vies. Au contraire, l'analyse de Foucault montre que "le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d'un pouvoir qui gère la vie". [9] Disons que, si "contractualité" il y a, elle se donne à voir dans la limitation de la souveraineté en ce qui concerne l'ensemble des prélèvements, et l'extension rapide des procédures de contrôle des individus et des populations. Le déplacement de la souveraineté du monarque à l'ensemble du corps social a pour condition que ce dernier "puisse assurer sa vie, la maintenir ou la défendre". [10] Dès lors, ce n'est plus le droit qui est au centre de la préoccupation du pouvoir, mais la vie.

Le vitalisme est né en politique bien avant qu'il soit une théorie médicale ou philosophique. On comprend alors pourquoi le médecin et le philosophe seront au XIXe siècle les auxiliaires indispensables d'un pouvoir dont la forme, positive en ce sens qu'il doit faire vivre, faire croître des forces, et en définitive assurer le bien-être au moins minimum de ceux sur qui il s'exerce, est la condition sine qua non du développement du capitalisme.

Si l'on admet que s'est maintenue dans nos sociétés, depuis plus de deux siècles, cette configuration biopolitique, par rapport à laquelle l'analyse juridico-humaniste joue à contre-temps, on doit pouvoir tirer un certain nombre de conséquences :

a / Par rapport à la représentation philosophique classique de l'homme comme zôon politikon, cet être "dont le telos le plus élevé est de vivre dans une polis" [11], l'analyse biopolitique des relations de pouvoir dans les sociétés occidentales modernes donne à l'animalité de l'homme une place inattendue. Pour les Anciens, l'animalité est un donné que doivent transcender la praxis et la lexis. Malgré tous les efforts modernes pour séparer définitivement humanité et animalité, l'enquête généalogique du pouvoir en Occident (ici il faudrait croiser les lectures de Foucault et de Nietzsche) montre que, pour les Modernes, ce qui est donné, ce qui va de soi, c'est la nature politique de l'homme ; au contraire, ce qui est mis en question, qui interpelle et fait problème, qui est objet de savoir et point d'appui pour les stratégies de pouvoir, c'est la nature vivante, à la fois comme corps individuel et comme corps-espèce. C'est en ce sens que Foucault, rompant avec l'évidence moderne de la politique, écrit : "L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question". [12]

Sans doute pour les Anciens la politique a-t-elle, comme l'a remarqué Hannah Arendt, ce caractère de rareté qui en fait chose exceptionnelle, dans toutes les acceptions du terme. Elle est le destin des meilleurs, de ceux qui auront à s'occuper des affaires des autres, de ceux de qui dépend le bonheur de la communauté. Et si l'on songe que la philosophie elle-même n'est sans doute née que de la profonde aspiration à réformer la politique réelle, qu'en son temps Platon jugeait désastreuse, on apercevra mieux encore ce caractère si précieux. Le mot de Finley est juste : l'existence politique est un telos élevé, un but que l'on n'atteint pas sans peine. C'est l'existence politique qui doit permettre aux hommes de devenir meilleurs, de s'élever au plus haut stade de l'humanité, manifestant ainsi ce qu'il y a en eux de divin.

Avec la Modernité, la politique perd ce caractère de rareté et d'exception. Elle a changé d'objectif. Elle ne concerne plus l'élite des citoyens mais toutes les parties du corps social. La Révolution française et la Déclaration des droits sont évidemment le plus bel emblème de cette transformation, par laquelle l'Occident a inventé une nouvelle forme de l'exercice du pouvoir, que nos manuels scolaires d'histoire appellent démocratique. D'exceptionnelle, la politique devient la règle. L'existence politique n'est plus un telos éloigné et sublime, la liberté l'idéal à bâtir, puisque l'égalité des droits est inscrite désormais dans la "nature" même des individus. On comprend alors que, entre parties égales, il ne peut y avoir que contrat, c'est-à-dire association ; et que le but de ce contrat est non seulement de rendre possible l'existence commune de toutes les parties assemblées, mais encore d'assurer, par tous les moyens, la vie du Tout.

Il convient encore d'observer au moins deux choses :

aa /. Il n'y a sans doute pas d'exemple plus frappant dans l'histoire des sociétés humaines, d'un si grand écart entre la manière dont les hommes se racontent la naissance de leur société à travers la fable contractualise d'une part, et, d'autre part, la façon dont ce pouvoir, à l'intérieur de ces sociétés, tend à s'exercer. Le mythe du contrat – que des contemporains de Rousseau, Hume notamment, se sont employés à démonter – n'a d'autre fonction que d'occulter ce qui constitue le fondement même de la politique pour les Anciens, notamment pour Aristote : à savoir que la politique se construit comme opposition des riches et des pauvres, qu'elle est dans son principe même partage entre ce qui a sa part à l'exercice du pouvoir et ce qui ne l'a pas. En ce sens on peut admettre avec Marx que là où il y a eu de la politique, il y a eu aussi "lutte des classes". Aux XVII et XVIIIe siècles, l'idée de contrat – qui doit elle-même accoucher d'autres fictions à l'efficace avérée : le peuple, la nation – c'est l'idée selon laquelle la communauté est communauté d'amis, que le lien politique entre les membres du souverain est un lien d'amitié qui fonde l'unité du corps social comme peuple, dont l'existence se définit dès lors par opposition à ce qui est hors de lui ou autre que lui. Pour les Modernes, la politique – c'est-à-dire la politisation de toutes les parties du corps social, et dans chacune de ces parties de ce qu'il y a de plus intime, i.e. la vie de chaque individu - a été la condition même de la survie de la communauté comme nation. Et malgré tous les appels à l'oubli de la politique, il n'est peut-être pas de société pour laquelle l'injonction à exister, individuellement ou collectivement, comme sujet politique, n'a été plus forte.

ab / Mais dans le même temps, quand s'élaborent les philosophies du contrat et les philosophies de l'histoire qui sont autant d'appels pathétiques à la formation d'un peuple chimérique, les technologies biopolitiques de pouvoir qui se raffinent, viennent épuiser la définition traditionnelle de l'homme comme zôon politikon. Si les sociétés modernes ont besoin de s'inventer un peuple, elles n'ont nul besoin de conserver la catégorie antique du citoyen – quand bien même il faut maintenir cette catégorie dans le discours, et en particulier dans le discours éducatif. Dès lors, le Peuple est moins l'unité organique des citoyens assemblés ou la classe majoritaire dont la conscience de classe s'exprimerait dans la praxis, que la masse informe, qu'il faut élever comme animaux domestiques – comme "animaux prévisibles", dirait Nietzsche – et dresser comme chiens de garde ou chiens de race, chez qui il faut aussi développer l'instinct guerrier et le goût du sang, en lui donnant l'illusion de sa grandeur et de sa puissance (de là tous les sentiments nationalistes qui dominent dans les sociétés du XIXe siècle). Définissant ce qu'il entend sous le terme État, Nietzsche écrit : "Une horde quelconque de bêtes de proie blondes, une race de maîtres et de conquérants, qui, dotée d'une organisation guerrière et ayant la force d'organiser pose sans hésiter ses formidables griffes sur une population peut-être infiniment supérieure en nombre, mais encore inorganisée et errante. Voilà le commencement de l'Etat sur terre : on s'est débarrassé, je pense, de la rêverie qui le faisait commencer par un contrat". [13] En d'autres termes, l'aventure de la politique n'est pas autre chose, selon Nietzsche, que la continuation de la guerre à l'intérieur des "remparts terrifiants" de l'Etat, guerre qui, une fois assurés la puissance et le triomphe des maîtres, doit être régulée de l'intérieur par des techniques de dressage et de domestication, "jusqu'à ce que cette matière première, le peuple, les semi-animaux, ait fini non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par être formée". [14] On le voit : pour Nietzsche, la politique vise le bios, ce qu'il y a en l'individu de matière vivante, d'instinct de vie, pour en maîtriser la puissance, en atténuer les effets possibles. Pour Nietzsche, toute politique est biopolitique en ce sens que "politique" signifie moins la conquête des droits et l'auto-affirmation de la communauté comme communauté d'hommes libres que l'opposition des puissants et des faibles et la domination des forces vives ascendantes sur les forces morbides déclinantes.

b / Nietzsche parle ici des origines. Mais il faut bien entendre que pour ce philosophe qui avait défini la tâche de la pensée comme "diagnostic du présent", l'enquête généalogique est aussi bien analyse des conditions politiques de l'époque qui est sienne. De la même manière, pour Foucault, l'archéologie du pouvoir moderne doit permettre de rendre compte du présent.
Nous faisons l'hypothèse qu'il doit être possible de suivre les analyses de Foucault – l'idée que la biopolitique est fondée depuis deux ou trois siècles sur la double technologie du dressage de l'individu et de la régulation des populations – pour comprendre la configuration du pouvoir dans les sociétés démocratiques hyper-développées du XXe siècle, et, chemin faisant, tirer un certain nombre de conclusions.

L'hypothèse biopolitique peut s'énoncer ainsi : à partir du XVIIIe siècle, "pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique". [15] On peut penser que, peu à peu, à partir du moment où nos sociétés vont accorder une importance exceptionnelle, par le retrait de "l'imminence de la mort" (lorsque la mort ne menace plus directement, par les épidémies, les sociétés européennes), au phénomène de la vie, quand l'impératif du "faire vivre" deviendra l'obsession des Etats-nations qui se (re)constituent dans toute l'Europe du XIXe siècle, le biologique va en quelque sorte absorber le politique, et dissoudre la capacité politique du sujet, individuel et collectif, dans son animalité la plus nue, objet de toutes les sollicitations et de toutes les attentions [16]. Si l'hypothèse foucaldienne est fondée, il faut conclure que, dans cette configuration, le droit ne peut plus s'énoncer comme droit d'avoir des droits, mais comme droit d'être vivant – par opposition à tous ceux à qui ce droit est dénié, qu'ils soient ceux que l'on fait mourir (Juifs et Tziganes sous le nazisme), ou que l'on laisse mourir (les Damnés de la terre des temps présents, sidéens et affamés en Afrique, pauvres et tuberculeux de la Russie de Poutine, inventeurs de nouvelles formes d'habitat : le terrier humain, Peuple tchétchène dont le monde contemple le spectacle sans fin de sa mort lente).D'une certaine manière, ce n'est plus à la politique de dire à l'homme quels sont ses droits, ou quels ils pourraient être, mais au biologique de fixer la norme qui doit dire ce qui peut vivre, et ce qui peut mourir. La norme devient alors le critère d'un "système de valeurs" nouveau, dans lequel les catégories de dignité et d'indignité à la vie sont les seules efficaces.

Le recul de la Loi et l'apparition de la norme comme forme essentielle de la limite a eu et continuera d'avoir des effets aussi incontrôlables qu'effroyables sur la vie des individus et des populations les moins intégrés à la vie sociale normalisée. Si la loi fixe la limite au-delà de laquelle l'individu ne peut se maintenir qu'en acceptant d'exister dans l'illégalité, si, par conséquent c'est la transgression, volontaire ou inconsciente, qui donne à la loi sa densité ontologique, la norme, au contraire, ne tire la culpabilité que du seul fait patent d'exister de telle ou telle manière, d'être ceci plutôt que cela : le Juif est coupable en tant que Juif, le Koulak en tant que Koulak, le Kosovar en tant que Kosovar. La norme ne dit pas ce qu'il faut faire ou ne pas faire, mais ce qu'il faut être ou ne pas être. Elle ne présuppose par conséquent aucun système éthique (au sens traditionnel) qui oriente la faculté judiciaire de la société en réglant l'ordre dans lequel les châtiments doivent être proportionnels aux fautes, puisque l'existence même de ceux qui ne coïncident pas avec la norme suffit à définir la culpabilité.

A partir de là, le problème est moins de savoir jusqu'où s'étend le domaine du permis, et où commence celui de l'interdit, que d'essayer d'entrevoir jusqu'où la puissance possible d'un pouvoir qui fonctionne à la norme peut s'étendre. On dira que nos sociétés sont des sociétés de droit, ce qui devrait nous prémunir des excès ou des dérives d'un tel pouvoir.
On rappellera seulement, pour parer à cette objection, que les États totalitaires, dans lesquels le pouvoir de la norme a été poussé au plus loin de ses possibilités, étaient aussi des sociétés où il y a du droit, et qu'il n'y a, malgré les apparences, pas de sociétés qui légifèrent plus que les sociétés totalitaires.

On ne s'étonnera pas que dans les sociétés normalisatrices dans lesquelles le biopolitique a remplacé le juridico-politique et le souci de faire vivre le corps social celui de définir la puissance de la souveraineté et ses limites, le pouvoir ait eu tant besoin des sciences, biologiques et sociales, pour régler sa propre puissance et définir ce qui entre dans la norme, et ce qui n'y entre pas. La critique historique de la psychologie et de la sociologie, des dérives du darwinisme, a été faite sans qu'il soit besoin d'y revenir ici [17].
Que ces sciences aient accompagné et soutenu la naissance du racisme d'Etat au XIXe siècle ne peut que renforcer l'hypothèse de l'existence d'un savoir-pouvoir biopolitique qui s'est lui-même constitué quand les États ont pris l'objectif de gérer la vie des hommes et des populations, avec les effets redoutables qu'on a pu observer durant tout le XXe siècle.
De Le Bon et Vacher de Lapouge à Carrel, psychologues et médecins s'emploieront à établir la liste de tous les déshérités que les sociétés contemporaines ne peuvent compter que comme "inaptes".

Au début du XXe siècle, un certain Dugard, pourfendant l'égalitarisme de l'Ecole républicaine, définissait trois catégories d'inéducables : les dégénérés, les arriérés ou instables, enfin les élèves limités qui "sans paraître tout à fait anormaux et après avoir même donné des espérances, atteignent vers treize ou quatorze ans le terme de leur évolution progressive, et dont les facultés vont dès lors en se dégradant". [18] Saluant la création par une loi du 15 avril 1909 d'internats spéciaux subventionnés par l'Etat, chargés d'accueillir les enfants les plus "arriérés", il se montre plus inquiet quant à ceux des deux autres catégories : "Que faire de la foule de ces êtres à demi anormaux que l'on retrouve jusque dans l'Enseignement secondaire, et pour qui les programmes n'ont pas été conçus ?" [19] Que faire ? dit Dugard, quand on sait qu'il n'est point de savoir qui puisse transformer le débile "et l'amener à l'humanité normale" ? A cette question, l'histoire s'est chargée d'apporter une réponse.

Il est vrai que, éclairés que nous sommes par un siècle d'eugénisme savamment pratiqué, et jusque dans les régimes les plus policés (le Danemark démocratique par exemple), nos sociétés ont appris à ne plus poser cette si angoissante question du que faire.
Et pourtant, il n'est pas certain que l'actuel développement – hyperbolique - des biosciences et des biotechnologies ne soit pas la réponse masquée à cette question qui continue de tarauder notre idéal de perfection humaine. Disons que, à la question que faire, nous tendons de plus en plus à substituer celle du comment faire. L'exemple des thérapies géniques, et généralement l'idée de manipulations génétiques, illustrent remarquablement la marche d'une société qui, accrochée aux basques de ses médecins bricoleurs de gênes en qui elle confie aujourd'hui tous ses espoirs, définit, avec une insouciance confondante, le modèle de l'humain du siècle à venir, épuré de toute pathologie, non plus prévisible mais prévu, et peut-être avant même sa fécondation. Dans le cas des "enfants bulles", condamnés à vivre en milieu stérile en raison d'un déficit immunitaire très grave, la thérapie génique constitue évidemment un "immense espoir", puisqu'il s'agit de faire vivre ce qui ne devait pas vivre. [20] Il y a là, en apparence au moins, un exemple de biopolitique "positive". L'objectif avoué étant de tordre le cou au hasard biologique, de sorte que l'exceptionnelle monstruosité soit rendue simplement impossible, on peut pourtant se demander si ne se profile pas ici une nouvelle forme d'eugénisme, qui consisterait moins à laisser ou faire mourir les individus non assimilables à une norme, qu'à intervenir dans le processus même de la nature (Arendt) pour que l'être à venir soit conforme à ce que la société a défini comme normal. Demandons-nous seulement si ne s'invente pas sous nos yeux une nouvelle version du partage entre ce qui est digne de vivre et ce qui ne l'est pas, partage dont le critère serait moins le sang ou la race, que, plus prosaïquement, la santé. En tout cas, on peut penser que cette survalorisation du corps sain et de la santé n'est que la réponse nécessaire à plusieurs décennies de biopolitique, et que si les moyens pour répondre au problème de la sélection ont changé – en s'adoucissant considérablement – le problème continue cependant d'être posé dans des termes à peu près identiques. L'Occident n'en a pas fini avec ses microbes et ses bacilles, dont il n'est sans doute pas exagéré de dire que l'éradication au moins partielle a été la condition d'une pacification de la société – mais au prix d'un basculement des sociétés démocratiques dans le totalitarisme. On peut bien voir dans le Docteur Knock la figure peu scrupuleuse du médecin libéral qui profite de la maladie pour asseoir sa fortune. Il représente bien mieux le type même du médecin de l'avenir – c'est-à-dire d'aujourd'hui – dont l'acte thérapeutique ne se conçoit que sous les impératifs de la biopolitique, pour qui l'intérêt propre comme l'intérêt du malade sont dépassés par un intérêt bien supérieur : celui de faire venir la population à l'existence médicale, fût-ce en la rendant malade réellement, et en mettant "tout un canton au lit". [21]

Comment, dès lors, définir la communauté "politique" moderne ? Faut-il la définir comme communauté nationale, et maintenir l'illusion que ce qui, à l'intérieur de ladite communauté, fait lien, c'est, pour parler à la manière de Renan, les ancêtres communs et l'aspiration à une "communauté de destin" ? L'idée d'une communauté dont la légitimité historique serait bâtie sur un "droit du sang" ou un "droit du sol" a-t-elle encore un sens ? Sans doute le discrédit dont souffrent tout autant l'idée de nation et l'idée de citoyen, provient-il du fait que ces notions sont justement périmées et que la conscience politique identitaire classique a disparu pour faire place à une exigence nouvelle des hommes envers l'Etat, à qui il est fait injonction de faire vivre, et ce dans des conditions optimales, c'est-à-dire en bonne santé, à l'abri des vaches folles, des poulets dioxinisés, des rillettes à la listériose, des pollutions marines et des tempêtes intempestives. On pourrait alors définir la communauté biopolitique moderne, à l'intérieur de laquelle les ralliements et les solidarités les plus larges peuvent enfin advenir – en eux-mêmes destructeurs de la lutte des classes - par le fait que, d'ancienne communauté de sang ou de destin qu'elle était, celle-ci s'est transmuée en communauté des êtres vivants (il faut bien lire ici le participe présent, et non l'adjectif).

L'optimisation de la vie grâce aux "progrès" des sciences biomédicales vient légitimer la dislocation des frontières nationales, qui opposaient entre elles, il y a peu, des communautés de sang et d'intérêt, et rassemble désormais ceux que le développement du capitalisme a placés en position de peuples sains, en bonne santé, donc en vainqueurs. Ce qui suppose sans doute une reconstitution de l'ennemi dans notre imaginaire. Le nouveau partage du monde s'organise selon ce critère-là : d'un côté des peuples vivant, toujours mieux, toujours plus, des sociétés qui reculent au plus loin l'échéance de la mort, qui en font une affaire toujours plus privée, dont les technologies se raffinent toujours davantage et rendent plus sévères encore les "conditions d'accès" à la normalité ; de l'autre, des peuples mourant, pour qui la mort est la grande affaire publique – inutile de les localiser – qui en sont encore à soigner paludisme et SIDA à l'aspirine, ou en se remettant à quelque grigri, à l'heure où l'Occident soigne ses malades à coup de multi-thérapies extrêmement coûteuses.

On comprend dès lors tout l'intérêt que les nations riches peuvent entrevoir à dresser entre vivants et mourants un cordeau sanitaire qui doit protéger la vie de ceux qu'il faut faire vivre loin de toute contamination potentielle. On se souviendra en particulier avec quelle angoisse les pays européens accueillirent la nouvelle d'épidémies de fièvres hémorragiques en Afrique, hautement contagieuses, mais moins ravageuses que les guerres et génocides qui ensanglantent régulièrement le continent noir. La récente intervention de l'OTAN au Kosovo a sans doute aussi cette signification-là : non pas celle d'imposer par la force au dernier bastion communiste-nationaliste européen les conditions de la logique libérale mondiale, pas davantage de montrer qui est le maître du Nouvel ordre mondial – comme si les nationalistes panslaves pouvaient encore l'ignorer – mais de rappeler que le mythe du sang et de la race purs n'est plus dans l'ordre des possibles politiques des nations riches qui ont défini le domaine d'inclusion des zones géographiques où il faut coûte que coûte maintenir la vie, qu'il faut inclure par tous les moyens au monde des vivants. Victimes de la biopolitique serbe, qui, selon une logique récurrente expérimentée en Bosnie, avait lié sa propre survie comme nation à l'éradication de l'ennemi considéré comme menace biologique pour l'identité nationale, le peuple kosovar a été « l’heureux » bénéficiaire des effets de la biopolitique européenne qui lie sa survie à l'absence de troubles virtuellement désintégrateurs à l'intérieur du territoire européen. La Tchétchénie ou le Timor, le Kurdistan ou la Sierra Léone, ne peuvent bien sûr prétendre à pareil traitement, puisque leur éloignement géographique les écarte de facto des bénéfices de l'interventionnisme européen ou américain. Là, donc, on peut laisser mourir, sans que nos démocraties s'en offusquent outre mesure. D'autre part, les dispositifs de contrôle doivent évidemment opérer sur un autre plan : du côté de la surveillance des populations, et de leurs déplacements. Le contrôle des "flux" de populations aux frontières des ensembles géopolitiques riches– on parle évidemment des flux pour désigner les pauvres du sud, pas les millions de touristes qui fréquentent annuellement nos musées et visitent Paris en bateau-mouche – et le refoulement de tout ce qui n'est pas décodable par la norme communément acceptée, est évidemment le signe manifeste du grand partage opéré par le biopouvoir : ce qui ne peut pas vivre ici, ce qui donc est condamné à vivre là où éventuellement on ne peut plus vivre, signale simplement que se reconstitue aujourd'hui le camp sous un jour nouveau : excentré, invisible, comme reste de ce qui n'est pas inclus à la société des hommes vivant. S'agit-il de cynisme ? Rien n'est moins sûr. Il faut plutôt admettre – et cela n'a évidemment rien de très prometteur - qu'il est dans la "nature" du biopouvoir d'opérer une sélection rigoureuse entre ce qui présente les signes de la vitalité, et ce qui n'offre à voir que des symptômes morbides. Si l'on songe par ailleurs que les images de la vie et de la santé ne se construisent sans doute qu'en opposition à celles de la mort et de la maladie, si le normal ne peut se dévoiler que sur fond de pathologie, on comprendra qu'il est "vital" pour nos sociétés que se maintienne un domaine – qui concerne la moitié de l'humanité – où la mort rôde et menace.

"Philosopher n'est qu'une autre façon d'avoir peur…" L.- F. Céline.

[1] Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Le Monde des débats, octobre 1999, pp. I-VIII.
[2] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, Gallimard, Coll. Folio, 1985 , p.105.
[3] Sur ce point voir Moses I. Finley, L'Invention de la politique, Flammarion, Coll. Champs, 1985, p. 21.
[4] Le Monde des Débats, octobre 1999, p. V.
[5] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Flammarion, coll. Champs, 1995, p.60.
[6] "Même chez le vieux Kant, écrit Nietzsche, l'impératif catégorique sent la cruauté". Généalogie de la Morale, deuxième dissertation, § 6.
[7] Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 183.
[8] Ibid., p. 178.
[9] Ibid., p. 179.
[10] Ibid.
[11] Moses I. Finley, op.cit., p. 52.
[12] Michel Foucault, op.cit., p. 188.
[13] Nietzsche, op. cit., p. 106.
[14] Ibid.
[15] Michel Foucault, op.cit., p. 187.
[16] Sur la question de la "vie nue", voir le livre de Giorgio Agamben : Homo sacer, Le Seuil, 1997.
[17] On pourra notamment consulter le livre de Pierre-André Taguieff : La couleur et le sang, Doctrines racistes à la française, Editions mille et une nuits, 1998.
[18] M. Dugard, L'évolution contre l'éducation, Hachette, 1910, p. 19.
[19] Ibid., p. 20.
[20] Le Monde, 30 décembre 1999, p. 28.
[21] Jules Romain, Knock, Gallimard, 1924, Acte III, scène IV.


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