<<...Cette fois-ci, pourtant, je viens en tant que Dionysos
victorieux, qui va mettre le monde en vacances...Mais je n'ai pas beaucoup
de temps.>> F.Nietzsche (dans sa dernière lettre folle a Cosima
Wagner).
Utopies Pirates
Au XVIIIe siècle les pirates et les corsaires créèrent un «réseau
d’information» à l’échelle du globe: bien que primitif et
conçu essentiellement pour le commerce, ce réseau fonctionna toutefois
admirablement. Il était constellé d’îles et de caches lointaines
où les bateaux pouvaient s’approvisionner en eau et nourriture et
échanger leur butin contre des produits de luxe ou de première nécessité.
Certaines de ces îles abritaient des «communautés intentionnelles», des
micro-sociétés vivant délibérément hors-la-loi et bien déterminées à le
rester, ne fût-ce que pour une vie brève, mais joyeuse.
Il y a quelques années, j’ai examiné pas mal de documents secondaires
sur la piraterie, dans l’espoir de trouver une étude sur ces enclaves
– mais il semble qu’aucun historien ne les ait trouvées dignes
d’être étudiées (William Burroughs et l’anarchiste britannique
Larry Law en font mention – mais aucune étude systématique n’a
jamais été réalisée). J’en revins donc aux sources premières et
élaborai ma propre théorie. Cet essai en expose certains aspects. J’appelle
ces colonies des «Utopies Pirates».
Récemment Bruce Sterling, un des chefs de file de la littérature Cyberpunk,
a publié un roman situé dans un futur proche. Il est fondé sur l’hypothèse
que le déclin des systèmes politiques génèrera une prolifération décentralisée
de modes de vie expérimentaux: méga-entreprises aux mains des ouvriers,
enclaves indépendantes spécialisées dans le piratage de données, enclaves
socio-démocrates vertes, enclaves Zéro-travail, zones anarchistes libérées,
etc. L’économie de l’information qui supporte cette diversité
est appelée le Réseau; les enclaves sont les Iles en Réseau (et c’est
aussi le titre du livre en anglais: Islands in the Net).
Les Assassins du Moyen Âge fondèrent un «État» qui consistait en un réseau
de vallées de montagnes isolées et de châteaux séparés par des milliers
de kilomètres. Cet État était stratégiquement imprenable, alimenté par
les informations de ses agents secrets, en guerre avec tous les gouvernements,
et son seul objectif était la connaissance. La technologie moderne et
ses satellites espions donnent à ce genre d’autonomie le goût d’un
rêve romantique. Finies les îles pirates! Dans l’avenir, cette même
technologie – libérée de tout contrôle politique – rendrait
possible tout un monde de zones autonomes. Mais pour le moment ce concept
reste de la science-fiction – de la spéculation pure.
Nous qui vivons dans le présent, sommes-nous condamnés à ne jamais vivre
l’autonomie, à ne jamais être, pour un moment, sur une parcelle
de terre qui ait pour seule loi la liberté ? Devons-nous nous contenter
de la nostalgie du passé ou du futur? Devrons-nous attendre que le monde
entier soit libéré du joug politique, pour qu’un seul d’entre
nous puisse revendiquer de connaître la liberté? La logique et le sentiment
condamnent une telle supposition. La raison veut qu’on ne puisse
se battre pour ce qu’on ignore; et le cœur se révolte face
à un univers cruel, au point de faire peser de telles injustices sur notre
seule génération.
Dire : «Je ne serai pas libre tant que tous les humains (ou toutes les
créatures sensibles) ne seront pas libres» revient à nous terrer dans
une espèce de nirvana-stupeur, à abdiquer notre humanité, à nous définir
comme des perdants.
Je crois qu’en extrapolant à partir d’histoires d’«îles
en réseau», futures et passées, nous pourrions mettre en évidence le fait
qu’un certain type d’«enclave libre» est non seulement possible
à notre époque, mais qu’il existe déjà. Toutes mes recherches et
mes spéculations se sont cristallisées autour du concept de «zone autonome
temporaire» (en abrégé TAZ, désormais). En dépit de la force synthétisante
qu’exerce ce concept sur ma propre pensée, n’y voyez rien
de plus qu’un essai (une «tentative»), une suggestion, presque une
fantaisie poétique. Malgré l’enthousiasme ranteresque1 de mon langage,
je n’essaie pas de construire un dogme politique. En fait, je me
suis délibérément interdit de définir la TAZ – je me contente de
tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires. En fin de
compte, la TAZ est quasiment auto-explicite. Si l’expression devenait
courante, elle serait comprise sans difficulté... comprise dans l’action.
En attendant la Révolution
Comment se fait-il que «le monde chaviré» parvient toujours à se redresser?
Pourquoi la réaction suit-elle toujours la révolution, comme les saisons
en Enfer?
Soulèvement, ou sa forme latine insurrectio, sont des mots employés par
les historiens pour qualifier des révolutions manquées – des mouvements
qui ne suivent pas la courbe prévue, la trajectoire approuvée par le consensus:
révolution, réaction, trahison, l’état s’érige plus fort,
et encore plus répressif – la roue tourne, l’histoire recommence
encore et toujours: lourde botte2 éternellement posée sur le visage de
l’humanité.
En ne se conformant pas à la courbe, le sous-lèvement suggère la possibilité
d’un mouvement extérieur et au-delà de la spirale hégélienne de
ce «progrès» qui n’est secrètement rien de plus qu’un cercle
vicieux. Surgo – soulever, lever. Insurgo – se soulever, se
lever. Une opération auto-référentielle. Un bootstrap. Un adieu à cette
malheureuse parodie du cercle karmique, à cette futilité historique révolutionnaire.
Le slogan «Révolution!» est passé de tocsin à toxine, il est devenu un
piège du destin, pseudo-gnostiqueet pernicieux, un cauchemar où nous avons
beau combattre, nous n’échappons jamais au mauvais Éon, à cet État
incube qui fait que, État après État, chaque «paradis» est administré
par encore un nouvel ange de l’enfer.
Si l’Histoire EST le «Temps», comme elle le prétend, alors le soulèvement
est un moment qui surgit de et en dehors du Temps, et viole la «loi» de
l’Histoire. Si l’État EST l’Histoire, comme il le prétend,
alors l’insurrection est le moment interdit, la négation impardonnable
de la dialectique – grimper au mât pour sortir par le trou du toit(3),
une manœuvre de chaman qui s’exécute selon un «angle impossible»
dans notre univers.
L’Histoire dit que la Révolution atteint la «permanence», ou tout
au moins une durée, alors que le soulèvement est «temporaire». Dans ce
sens, le soulèvement est comme une «expérience maximale», en opposition
avec le standard de la conscience ou de l’expérience «ordinaire».
Les soulèvements, comme les festivals, ne peuvent être quotidiens –
sans quoi ils ne seraient pas «non ordinaires». Mais de tels moments donnent
forme et sens à la totalité d’une vie. Le chaman revient –
on ne peut rester sur le toit éternellement – mais les choses ont
changées, des mouvements ou des intégrations ont eu lieu – une différence
s’est faite.
Vous allez dire que ce n’est que le conseil du désespoir. Qu’en
est-il alors du rêve anarchiste, de l’état sans État, de la Commune,
de la zone autonome qui dure, d’une libre société, d’une libre
culture ? Allons-nous abandonner cet espoir pour un quelconque acte gratuit
existentialiste? Le propos n’est pas de changer la conscience mais
de changer le monde.
J’accepte cette juste critique. Je ferai cependant deux commentaires:
premièrement, la révolution n’a jamais abouti à la réalisation de
ce rêve. La vision naît au moment du soulèvement – mais dès que
la «Révolution» triomphe et que l’État revient, le rêve et l’idéal
sont déjà trahis. Je n’ai pas abandonné l’espoir ou même l’attente
d’un changement – mais je me méfie du mot Révolution. Deuxièmement,
même si l’on remplace l’approche révolutionnaire par un concept
d’insurrection s’épanouissant spontanément en culture anarchiste,
notre situation historique particulière n’est pas propice à une
si vaste entreprise. Un choc frontal avec l’État terminal, l’État
de l’information méga-entrepreneurial, l’empire du Spectacle
et de la Simulation, ne produirait absolument rien, si ce n’est
quelques martyres futiles. Ses fusils sont tous pointés sur nous, et nos
pauvres armes ne trouvent pour cible que l’hysteresis, la vacuité
rigide, un Fantôme capable d’étouffer la moindre étincelle dans
ses ectoplasmes d’information, une société de capitulation, réglée
par l’image du Flic et l’œil absorbant de l’écran
de télé.
Bref, nous ne cherchons pas à vendre la TAZ comme une fin exclusive en
soi, qui remplacerait toutes les autres formes d’organisation, de
tactiques et d’objectifs. Nous la recommandons parce qu’elle
peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement
mener à la violence et au martyre. La TAZ est comme une insurrection sans
engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère
une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout,
avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans
le temps ou l’espace. Puisque l’État est davantage concerné
par la Simulation que par la substance, la TAZ peut «occuper» ces zones
clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs pendant
un certain temps. Certaines petites TAZs ont peut-être duré des vies entières,
parce qu’elles passaient inaperçues, comme des enclaves rurales
Hillbillies – parce qu’elles n’ont jamais croisé le
champ du Spectacle, qu’elles ne se sont jamais risquées hors de
cette vie réelle qui reste invisible aux agents de la Simulation.
Babylone prend ses abstractions pour des réalités; la TAZ peut précisément
exister dans cette marge d’erreur. Initier une TAZ peut impliquer
des stratégies de violence et de défense, mais sa plus grande force réside
dans son invisibilité – l’État ne peut pas la reconnaître
parce que l’Histoire n’en a pas de définition. Dès que la
TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle
va disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir
ailleurs, à nouveau invisible puisqu’indéfinissable dans les termes
du Spectacle. A l’heure de l’État omniprésent, tout-puissant
et en même temps lézardé de fissures et de vides, la TAZ est une tactique
parfaite. Et parce qu’elle est un microcosme de ce «rêve anarchiste»
d’une culture libre, elle est, selon moi, la meilleure tactique
pour atteindre cet objectif tout en en expérimentant certains de ses bénéfices
ici et maintenant.
En résumé, le réalisme veut non seulement que nous cessions d’attendre
la «Révolution», mais aussi que nous cessions de tendre vers elle, de
la vouloir. «Soulèvement» – oui, aussi souvent que possible et même
au risque de la violence. Le spasme de l’État Simulé sera «spectaculaire»,
mais dans la plupart des cas, la meilleure et la plus radicale des tactiques
sera de refuser l’engagement dans une violence spectaculaire, de
se retirer de l’aire de la simulation, de disparaître.
La TAZ est un campement d’ontologistes de la guérilla: frappez et
fuyez. Déplacez la tribu entière, même s’il ne s’agit que
de données sur le Réseau. La TAZ doit être capable de se défendre; mais
l’«attaque» et la «défense» devraient, si possible, éviter cette
violence de l’État qui n’a désormais plus de sens. L’attaque
doit porter sur les structures de contrôle, essentiellement sur les idées.
La défense c’est «l’invisibilité» – qui est un art martial
–, et l’«invulnérabilité» – qui est un art occulte dans
les arts martiaux. La «machine de guerre nomade» conquiert sans être remarquée
et se déplace avant que l’on puisse en tracer la carte. En ce qui
concerne l’avenir, seul l’autonome peut planifier, organiser,
créer l’autonomie. C’est une opérationde bootstrap. La première
étape est une sorte de satori – prendre conscience que la TAZ commence
par le simple acte d’en prendre conscience. (Annexe III).
La psychotopologie du Quotidien
Le concept de la TAZ ressort en premier lieu d’une critique de la
Révolution et d’une appréciation de l’Insurrection, que la
Révolution considère d’ailleurs comme «faillite»; mais, pour nous,
le soulèvement représente une possibilité beaucoup plus intéressante,
du point de vue d’une psychologie de la libération, que toutes les
révolutions «réussies» des bourgeois, communistes, fascistes, etc.
La deuxième force motrice de la TAZ provient d’un développement
historique que j’appelle la «fermeture de la carte». La dernière
parcelle de Terre n’appartenant à aucun État-nation fut absorbée
en 1899. Notre siècle est le premier sans terra incognita, sans une frontière.
La nationalité est le principe suprême qui gouverne le monde – pas
un récif des mers du Sud, pas une vallée lointaine, pas même la Lune et
les planètes, ne peut être laissé ouvert. C’est l’apothéose
du «gangstérisme territorial». Pas un seul centimètre carré sur Terre
qui ne soit taxé et policé... en théorie.
La «carte» est une grille politique abstraite, une gigantesque escroquerie
renforcée par un conditionnement du type «carotte au bout du bâton» de
l’État «Expert», jusqu’à ce qu’elle devienne, pour la
plupart d’entre nous, le territoire – l’«Île de la Tortue»
est devenue l’«Amérique». Et pourtant puisque la carte est une abstraction,
elle ne peut pas couvrir la Terre à l’échelle 1:1. Des complexités
fractales de la géographie réelle, elle ne perçoit que des grilles dimensionnelles.
Les immensités cachées dans ses replis échappent à l’arpenteur.
La carte n’est pas exacte; la carte ne peut pas être exacte.
Donc – la Révolution est close, mais l’insurrectionisme est
ouvert. Pour le moment, nous concentrons nos forces sur des «surtensions»
temporaires, en évitant tout démêlé avec les «solutions permanentes».
Mais si la carte est fermée, la zone autonome reste ouverte. Métaphoriquement,
elle émerge de la dimension fractale invisible pour la cartographie du
Contrôle. Ici, nous devrions introduire la notion de psychotopologie (et
topographie) comme «science» alternative à celle de la surveillance et
à la mise en carte étatique, à son «impérialisme psychique». Seule la
psychotopographie peut produire des cartes 1:1 de la réalité, car seul
l’esprit humain maîtrise la complexité nécessaire à sa modélisation.
Mais une carte 1:1, virtuellement identique au territoire, ne peut pas
contrôler celui-ci. Elle ne peut que suggérer, au sens d’indiquer,
certaines de ses caractéristiques. Nous recherchons des «espaces» (géographiques,
sociaux-culturels, imaginaires) capables de s’épanouir en zones
autonomes – et des espaces-temps durant lesquels ces zones sont
relativement ouvertes, soit du fait de la négligence de l’État,
soit qu’elles aient échappé aux arpenteurs ou pour quelqu’autre
raison encore. La psychotopologie est l’art du sourcier des TAZs
potentielles.
Cependant la clôture de la Révolution et de la carte du monde n’est
que la source négative de la TAZ. Il reste beaucoup à dire de ses inspirations
positives. La réaction seule ne peut fournir l’énergie requise pour
qu’une TAZ se «manifeste». Le soulèvement doit aussi être pour quelque
chose.
1. Tout d’abord, on peut parler d’une anthropologie naturelle
de la TAZ. La famille nucléaire est l’unité de base de la société
de consensus, mais pas celle de la TAZ. («Familles! – je vous hais!
...possessions jalouses du bonheur!» A. Gide). La famille nucléaire, avec
ses «misères œdipiennes», est une invention Néolithique, en réponse
à la pénurie et à la hiérarchie imposée par la «révolution agraire». Le
modèle Paléolithique est à la fois plus primaire et plus radical: la bande.
La bande typique de chasseurs/cueilleurs, nomade ou semi-nomade, compte
environ une cinquantaine d’individus. Dans les sociétés tribales
plus importantes, la structure de la bande se traduit par des clans à
l’intérieur de la tribu, ou par des regroupements tels que les sociétés
secrètes ou initiatiques, les sociétés de chasse ou de combat, les sociétés
d’hommes ou de femmes, les «républiques d’enfants» etc. Alors
que la famille nucléaire est issue de la pénurie (d’où son avarice),
la bande est issue de l’abondance – d’où sa prodigalité.
La famille est fermée par la génétique, par la possession par l’homme
de la femme et des enfants, par la totalité hiérarchique de la société
agraire/ industrielle. La bande est ouverte – certes pas à tous
mais, par affinités électives, aux initiés liés par le pacte d’amour.
La bande n’appartient pas à une hiérarchie plus grande, mais fait
plutôt partie d’une structure horizontale de coutumes, de famille
élargie, d’alliance et de contrat, d’affinités spirituelles
etc. (la société Amérindienne a préservé certains de ces aspects jusqu’à
aujourd’hui).
Dans notre société de Simulation post-spectaculaire plusieurs forces sont
à l’œuvre – dans l’ombre – pour faire disparaître
la famille nucléaire et réinstaurer la bande. Les ruptures dans la structure
du Travail se ressentent dans la «stabilité» brisée de l’unité-famille
et de l’unité-foyer. La «bande» aujourd’hui inclut les amis,
les ex-conjoint(e)s et amants, les gens rencontrés dans les différents
boulots et fêtes, des groupes d’affinité, des réseaux d’intérêts
spécialisés, de correspondances, etc. La famille nucléaire devient toujours
plus évidemment un piège, un abîme culturel, une implosion névrotique
secrète d’atomes en fission; et la contre-stratégie évidente émerge
spontanément: la redécouverte quasi inconsciente de la bande, plus archaïque
et cependant plus post-industrielle.
2. La TAZ en tant que festival. Stephen Pearl Andrews proposa, comme image
de la société anarchiste (Annexe III), le dîner où toute structure d’autorité
se dissout dans la convivialité et la célébration. Ici nous pourrions
également évoquer le concept des sens comme base du devenir social de
Fourier – le «touchrut» et la «gastrosophie» – ainsi que son
ode aux implications négligées du goût et de l’odorat. Les anciens
concepts de jubilé et de saturnales se fondent sur l’intuition que
certains événements échappent au «temps profane», à l’Arpenteur
de l’État et de l’Histoire. Ces jours de fête occupaient littéralement
des vides dans le calendrier, des intervalles intercalaires. Au Moyen
Âge, près d’un tiers de l’année était férié, et il se pourrait
que les luttes contre la réforme du calendrier aient moins tenu aux «onze
jours perdus» qu’à l’idée que la science impériale conspirait
à la disparition de ces espaces où la liberté du peuple avait trouvé refuge
– un coup d’état, un formatage de l’année, une saisie
du temps lui-même, transformant le cosmos organique en un univers réglé
comme une montre. La mort du festival.
Ceux qui participent à l’insurrection notent invariablement son
caractère festif, même au beau milieu de la lutte armée, du danger et
du risque. Le soulèvement est comme une saturnale détachée de son intervalle
intercalaire (ou qui a été forcée de le faire) et qui est désormais libre
de surgir n’importe où et n’importe quand. Libérée du temps
et du lieu, elle flaire cependant la maturité des événements, elle est
en résonance avec le genius loci ; la science de la psychotopologie indique
les «flux de forces» et les «points de puissance» (pour emprunter des
métaphores occultistes) qui permettent de localiser la TAZ spatio-temporellement,
ou du moins aident à définir sa relation au temps et à l’espace.
Les médias nous invitent à «venir célébrer les moments de notre vie» dans
cette pseudo-unification de la marchandise et du spectacle, ce fameux
non-événement de la pure représentation. En réponse à cette obscénité,
nous disposons, d’une part de l’éventail du refus (illustré
par les Situationnistes, John Zerzan, Bob Black et alii), d’autre
part de l’émergence d’une culture de la fête, à l’écart
et même ignorée des organisateurs auto-proclamés de nos loisirs. «Se battre
pour le droit à la fête» n’est pas une parodie de la lutte radicale,
mais une nouvelle manifestation de celle-ci, en accord avec une époque
qui offre la télé et les téléphones comme moyens «de tendre la main et
de toucher» d’autres êtres humains, comme moyens d’«Être Là
!».
Pearl Andrews avait raison: le dîner est déjà «le germe d’une société
nouvelle en formation dans la coquille de l’ancienne» (Préambule
IWW) (4). Le «rassemblement tribal» des années soixante, le conclave forestier
d’éco-saboteurs, le Beltane idyllique des néo-païens, les conférences
anarchistes, les cercles gays... les fêtes des années vingt à Harlem,
les clubs, les banquets, les pique-niques libertaires du bon vieux temps
– sont déjà, d’une certaine manière, des «zones libérées»,
des TAZs potentielles. Qu’elle soit accessible à quelques amis,
comme le dîner, ou à des milliers de célébrants, comme un Be-in, la fête
est toujours «ouverte» parce qu’elle n’est pas «ordonnée»;
elle peut être planifiée, mais si rien ne se passe, elle échoue. La spontanéité
est un élément crucial.
L’essence de la fête c’est le face-à-face: un groupe d’humains
mettent en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels –
soit pour bien manger, trinquer, danser, converser – tous les arts
de la vie, y compris le plaisir érotique; soit pour créer une œuvre
commune, ou rechercher la béatitude même – bref, une «union des
égoïstes» (comme l’a définie Stirner) sous sa forme la plus simple
– ou encore, selon les termes de Kropotkine, la pulsion biologique
de base pour l’«entraide mutuelle». (Il faudrait aussi mentionner
ici «l’économie de l’excès» de Bataille et sa théorie d’une
culture de potlatch.)
3. Le concept de nomadisme psychique (ou, comme nous l’appelons
par plaisanterie, «cosmopolitisme sans racine») est vital dans la formation
de la TAZ. Certains aspects de ce phénomène ont été discutés par Deleuze
et Guattari dans Nomadology and the War Machine, par Lyotard dans Driftworks
et par différents auteurs dans le numéro «Oasis» de la revue Semiotext(e).
Nous préférons ici le terme de «nomadisme psychique» à ceux de «nomadisme
urbain», de «nomadologie» ou de «driftwork» etc., dans le simple but de
relier toutes ces notions en un seul ensemble flou à étudier à la lumière
de l’émergence de la TAZ.
«La mort de Dieu» et, d’une certaine façon, le dé-centrage du projet
«Européen» tout entier, a ouvert une vision du monde post-idéologique,
multi-perspectives, capable de se déplacer «sans racine» de la philosophie
au mythe tribal, des sciences naturelles au Taoïsme – capable de
voir, pour la première fois, comme à travers les yeux d’un insecte
doré, où chaque facette reflète un tout autre monde.
Mais cette vision a un prix: devoir habiter une époque où la vitesse et
le «fétichisme de la marchandise» ont créé une fausse unité tyrannique
qui tend à brouiller toute individualité et toute diversité culturelle,
pour qu’«un endroit en vale un autre». Ce paradoxe crée des «gitans»,
des voyageurs psychiques poussés par le désir et la curiosité, des errants
à la loyauté superficielle (en fait déloyaux envers le «Projet Européen»
qui a perdu son charme et sa vitalité); détachés de tout temps et tout
lieu, à la recherche de la diversité et de l’aventure... Cette description
englobe non seulement toutes les classes d’artistes et d’intellectuels,
mais aussi les travailleur émigrés, les réfugiés, les SDFs, les touristes,
la culture des Rainbow Voyagers et du mobile-home, ou ceux qui «voyagent»
à travers le Net et qui ne quittent peut-être jamais leur chambre (ou
ceux qui, comme Thoreau, «ont beaucoup voyagé – en Concord» (5));
elle inclut finalement «tout le monde», nous tous, vivant avec nos autos,
nos vacances, nos télés, nos bouquins, nos films, nos téléphones, nos
boulots et nos styles de vies qui changent, nos religions, nos régimes,
etc.
Le nomadisme psychique en tant que tactique, ce que Deleuze et Guattari
appelaient métaphoriquement «la machine de guerre», déplace le paradoxe
d’un mode passif à un mode actif, voire même «violent». Les râles
et l’agonie de Dieu sur son lit de mort durent depuis si longtemps
– sous la forme du Capitalisme, du Fascisme et du Communisme par
exemple – que les commandos post-bakounistes-post-nietzschéens et
les apaches (les «ennemis» au sens littéral) du vieux Consensus doivent
continuer à pratiquer massivement la «destruction créatrice». Ces nomades
adeptes de la razzia, sont des corsaires, des virus; ils ont à la fois
un besoin et un désir de TAZs, de campements de tentes noires sous les
étoiles du désert, d’interzones, d’oasis fortifiées cachées
le long des routes secrètes des caravanes, de pans de jungle «libérés»,
de lieux où l’on ne va pas, de marchés noirs et de bazars underground.
Ces nomades tracent leur route grâce à d’étranges étoiles qui pourraient
être des amas lumineux de données dans le Cyberspace ou peut-être des
hallucinations. Prenez une carte du territoire, superposez le tracé des
changements politiques, posez là-dessus une carte du Net – et plus
particulièrement du contre-Net avec son emphase sur les flux d’information
et les logistiques clandestines – et enfin, par-dessus, la carte
à l’échelle 1:1 de l’imagination créatrice, de l’esthétique
et des valeurs. La grille ainsi obtenue prend vie, animée de tourbillons
et d’afflux d’énergie, de coagulations de lumière, de passages
secrets, de surprises.
Le Net et le Web
L’autre facteur contribuant à l’émergence de la TAZ est si
vaste et si ambigu, qu’il nécessite un chapitre à lui seul.
Nous avons parlé du Net, qui peut être défini comme la totalité des transferts
d’information et de communication. Certains de ces transferts sont
privilégiés et limités à quelques élites, ce qui donne au Net un aspect
hiérarchique. D’autres transactions sont ouvertes à tous, et le
Net a aussi un aspect horizontal, non hiérarchique. Les données de L’Armée
et de la Sécurité sont d’accès restreint, tout comme les informations
bancaires, boursières et autres. Mais dans l’ensemble, le téléphone,
le courrier, les bases de données publiques etc. sont accessibles à tous.
Ainsi à l’intérieur même du Net émerge une sorte de contre-Net,
que nous appellerons le Web (comme si le Net était un filet de pêche,
et le Web des toiles d’araignées tissées dans les interstices et
les failles du Net). En général nous utiliserons le terme Web pour désigner
la structure d’échange d’information horizontale et ouverte,
le réseau non hiérarchique; et nous réserverons le terme de contre-Net
pour parler de l’usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage
de données et autres formes de parasitage. Net, Web et contre-Net relèvent
du même modèle global, ils se confondent en d’innombrables points.
Les termes choisis ne visent pas à définir des zones particulières mais
à suggérer des tendances.
(Digression : avant de condamner le Web ou le contre-Net pour son «parasitisme»,
qui ne constituera jamais une vraie force révolutionnaire, demandez-vous
ce que signifie la «production» à l’Âge de la Simulation. Quelle
est la «classe productive»? Peut-être serez-vous forcés d’admettre
que ces termes ont perdu leur signification.Les réponses sont en tout
cas si complexes, que la TAZ a tendance à les ignorer toutes pour ne retenir
que ce qu’elle peut utiliser. «La Culture est notre Nature», et
nous sommes les chasseurs/cueilleurs du monde de la TechnoCom.)
Les formes actuelles du Web non officiel, sont, on doit le supposer, encore
assez primitives: fanzines marginaux, BBSs, logiciels pirates, hacking
et piratage téléphonique, une certaine influence sur la presse et la radio,
quasiment aucune sur les autres grands médias – pas de station-télé,
pas de satellite, pas de câble ou de fibre optique etc. Pourtant le Net
est en lui-même un nouveau modèle de relations évolutives entre les sujets
– les «utilisateurs» – et les objets – «les données».
De McLuhan à Virilio, on a exploré avec exhaustivité la nature de ces
relations. Cela prendrait des pages et des pages pour «démontrer» ce qu’aujourd’hui
«chacun sait». Au lieu de remâcher tout cela, je préfère me demander en
quoi ces relations évolutives suggèrent des modes d’implémentation
pour la TAZ.
La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l’espace.
Toutefois, elle doit être aussi clairement «localisée» sur le Web, qui
est d’une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et
non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ,
mais il lui permet également d’exister; sommairement parlant, on
peut dire que la TAZ «existe» aussi bien dans le «monde réel» que dans
l’«espace d’information». Le Web compresse le temps –
les données – en un «espace» infinitésimal. Nous avons remarqué
que le caractère temporaire de la TAZ la prive des avantages de la liberté,
laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais
le Web offre une sorte de substitut; dès son commencement, il peut «informer»
la TAZ par des données «subtilisées» qui représentent d’importante
quantités de temps et d’espace compactés.
Compte tenu de son évolution et de nos désirs du sensualité et de «face-à-face»,
nous devons considérer le Web avant tout comme un support, un système
capable de véhiculer de l’information d’une TAZ à l’autre,
de la défendre en la rendant «invisible», voire de lui donnert de quoi
mordre si nécessaire. Mais plus encore, si la TAZ est un campement nomade,
alors le Web est le pourvoyeur des chants épiques, des généalogies et
des légendes de la tribu; il a en mémoire les routes secrètes des caravanes
et les chemins d’embuscade qui assurent la fluidité de l’économie
tribale; il contient même certaines des routes à suivre et certains rêves
qui seront vécus comme autant de signes et d’augures.
L’existence du Web ne dépend d’aucune technologie informatique.
Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les «liens téléphoniques»
suffisent déjà au développement d’un travail d’information
en réseau. La clé n’est pas le niveau ou la nouveauté technologique,
mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure. Néanmoins
le concept même du Net implique l’utilisation d’ordinateurs.
Dans l’imaginaire de la science-fiction, le Net aspire à la condition
de Cyberspace (comme dans Tron ou Le Neuromancien) et à la pseudo-télépathie
de la «réalité virtuelle». En bon fan du Cyberpunk, je suis convaincu
que le «Reality hacking (6) » jouera un rôle majeur dans la création des
TAZs. Comme Gibson et Sterling, je ne pense pas que le Net officiel parviendra
un jour à interrompre le Web ou le contre-Net. Le piratage de données,
les transmissions non autorisées et le libre-flux de l’information
ne peuvent être arrêtés. (En fait la théorie du chaos, telle que je la
comprends, prédit l’impossibilité de tout Système de Contrôle universel.)
Indépendamment de toute spéculation sur l’avenir, nous devons nous
confronter à de sérieuses questions concernant le Web et la technologie
qu’il implique. La TAZ veut avant tout éviter la médiation. Elle
expérimente son existence dans l’immédiat. L’essence même
de l’affaire est «poitrine-contre-poitrine», comme disent les soufis,
ou «face-à-face». Mais... MAIS : l’essence même du Web est la médiation.
Les machines sont nos ambassadeurs – la chair n’est plus de
mise, sauf comme terminal, avec toutes les connotations sinistres du terme.
La TAZ pourrait peut-être trouver son propre espace en intégrant deux
attitudes apparemment contradictoires à l’égard de la Haute Technologie
et de son apothéose, le Net: (1) ce que nous pourrions appeler la position
Fifth Estate/Néo-paléolithique/Post-situ/ Ultra-Verte, qui se définit
elle-même comme un argument luddite (7) contre la médiation et contre
le Net; et (2) les utopistes Cyberpunk, les futuro-libertaires, les Reality
Hackers et leurs alliés, qui voient le Net comme une avancée dans l’évolution
et croient que tout éventuel effet nuisible de la médiation peut être
dépassé – du moins, une fois les moyens de production libérés.
La TAZ est en accord avec les hackers puisqu’elle veut devenir –
en partie – par le Net, et même par la médiation du Net. Mais elle
est également proche des Verts puisqu’elle entend préserver une
intense conscience du soi comme corps et n’éprouve que révulsion
pour la Cybergnose, cette tentative de transcendance du corps par l’instantanéité
et la simulation. La TAZ tend à voir cette dichotomie Techno/anti-Techno
comme trompeuse, comme la plupart des dichotomies, où les oppositions
apparentes s’avèrent être des falsifications ou même des hallucinations
sémantiques. Ceci pour dire que la TAZ veut vivre dans ce monde, et non
dans l’idée de quelqu’autre monde visionnaire, né d’une
fausse unification (tout vert OU tout métal) qui n’est peut être
qu’un autre rêve jamais réalisé (ou comme disait Alice: «Confiture
hier, confiture demain, mais jamais confiture aujourd’hui.»).
La TAZ est «utopique» dans le sens où elle croit en une intensification
du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration
du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai
sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La TAZ est quelque part.
Elle existe à l’intersection de nombreuses forces, comme quelque
point de puissance païen à la jonction de mystérieuses lignes de forces,
visibles pour l’adepte dans des fragments apparemment disjoints
de terrain, de paysage, des flux d’air et d’eau, des animaux.
Aujourd’hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps
et l’espace. Certaines n’existent qu’à «l’intérieur»
du Web, bien qu’elles croisent aussi des lieux et des temps réels.
Certaines sont peut-être «non ordinaires», en ce sens qu’il n’existe
aucune convention permettant de les quantifier. Il serait sans doute plus
aisé de les étudier à la lumière de la science du chaos qu’à celle
de la sociologie, des statistiques, de l’économie etc. Les modèles
de forces qui génèrent la TAZ ont quelque chose de commun avec ces «attracteurs
étranges» du chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions.
Par nature, la TAZ se saisit de tous les moyens disponibles pour se réaliser
– elle naîtra aussi bien dans une grotte que dans une Cité de l’Espace
L5 – mais par-dessus tout, elle vivra, maintenant, ou dès que possible,
sous quelque forme suspecte ou délabrée, spontanément, sans égard pour
l’idéologie ou même l’anti-idéologie. Elle utilisera l’ordinateur
parce que l’ordinateur existe, mais elle se servira aussi de pouvoirs
qui sont si éloignés de l’aliénation ou de la simulation qu’ils
lui garantissent un certain paléolitisme psychique, un esprit chamanique
primordial qui «infectera» le Net lui-même (le vrai sens du Cyberpunk
tel que je le comprends). Parce que la TAZ est une intensification, un
surplus, un excès, un potlatch, la vie passée à vivre plutôt qu’à
simplement survivre (ce shibboleth pleurnichant des années quatre-vingt),
elle ne peut être définie ni par la Technologie ni par l’anti-Technologie.
Comme quiconque méprise l’ordre établi, elle se contredit elle-même,
parce qu’elle veut être, à tout prix, même au détriment de la «perfection»,
de l’immobilité du final.
Dans l’Équation de Mandelbrot et sa traduction infographique, nous
voyons – dans un univers fractal – des cartes qui sont contenues
et en fait cachés dans d’autres cartes, qui sont elles-mêmes cachées
dans des cartes, qui sont dans des cartes etc. jusqu’aux limites
de la puissance de calcul. A quoi sert donc cette carte qui, dans un sens,
est à l’échelle de la dimension fractale? Que peut-on en faire,
si ce n’est admirer son élégance psychédélique?
Si nous devions imaginer une carte de l’information – une
projection cartographique de la totalité du Net – nous devrions
y inclure les marques du chaos, celles qui sont déjà visibles, par exemple,
dans les opérations de calcul parallèle complexe, les télécommunications,
les transferts d’«argent électronique», les virus, la guérilla du
hacking etc.
La représentation topographique de ces «zones» de chaos serait similaire
à l’Équation de Mandelbrot, contenues ou cachées dans la carte comme
les «péninsules» et qui semblent y «disparaître». Cette «écriture» –
dont une partie se volatilise et une partie s’auto-efface –
est le processus même qui compromet déjà le Net; incomplet, ultimement
non contrôlable. Autrement dit, l’équation de Mandelbrot, ou quelque
chose de semblable, pourrait s’avérer utile au «complot» (8) pour
l’émergence du contre-Net comme processus chaotique, pour une «évolution
créatrice» selon le terme de Prigogine. A défaut d’autre chose,
l’équation de Mandelbrot est une métaphore pour le «mapping» de
l’interface de la TAZ et du Net comme disparition de l’information.
Toute «catastrophe» à l’intérieur du Net est un nœud de pouvoir
pour le Web et le contre-Net. Le Net souffrira du chaos, tandis que le
Web pourrait s’en nourrir.
Soit par le simple piratage de données, soit par un développement plus
complexe du rapport réel au chaos, le hacker du Web, le cybernéticien
de la TAZ, trouveront le moyen de tirer avantage des perturbations, des
ruptures ou des crashs du Net (histoire de produire de l’information
à partir de «l’entropie»). En tant que bricoleur, nécrophage de
fragments d’information, contrebandier, maître-chanteur, peut-être
même cyber-terroriste, le pirate de la TAZ œuvrera à l’évolution
de connections fractales clandestines. Ces connections, et l’information
différente qui circule entre et parmi elles, formeront des «dérivations
de pouvoir» servant l’émergence de la TAZ elle-même – tout
comme on doit voler de l’électricité au monopole de l’énergie
pour éclairer une maison abandonnée, occupée par des squatters.
Le Web va donc parasiter le Net, afin de produire des situations favorables
à la TAZ – mais nous pourrions également concevoir cette stratégie
comme une tentative de construction d’un Net alternatif, «libre»,
qui ne soit plus parasitaire et qui servira de base à une «nouvelle société
émergeant de la coquille de l’ancienne». Pratiquement, le Contre-Net
et la TAZ peuvent être considérés comme des fins en soi – mais,
théoriquement, ils peuvent aussi être perçus comme des formes de lutte
pour une réalité différente.
Ceci étant dit, admettons que l’ordinateur suscite quelques inquiétudes,
quelques questions toujours sans réponse, en particulier en ce qui concerne
l’Ordinateur Personnel [PC].
L’histoire des réseaux informatiques, des BBSs et des diverses expérimentations
de la démocratie électronique a été, jusqu’à maintenant, essentiellement
celle du hobbisme. Bien des anarchistes et des libertaires ont une foi
profonde dans le PC comme arme de libération et d’auto-libération
– mais n’ont pas de gains réels à montrer, pas de liberté
palpable.
J’éprouve peu d’intérêt pour une hypothétique classe entrepreneuriale
émergente de traiteurs de textes-et-données indépendants, bientôt capable
de développer une vaste industrie des chaumières ou de réaliser à la pièce
des boulots merdeux pour des corporations et des bureaucraties variées.
Qui plus est, il n’est pas nécessaire d’être devin pour prédire
que cette «classe» développera sa sous-classe – une sorte de lumpen
yuppetariat : des femmes au foyer, par exemple, qui alimenteront leur
famille avec des «revenus secondaires» en transformant leur foyer en atelier
électronique, petites dictatures du Travail où le «patron» est un réseau
informatique.
Je ne suis pas davantage impressionné par le type d’information
et de services proposés par les réseaux «radicaux» actuels. Il existe
quelque part, nous dit-on, une «économie de l’information». Peut-être.
Mais l’information échangée dans ces BBSs «alternatifs», semble
se limiter à du techno-blabla. Est-ce une économie? Ou plutôt un passe-temps
pour enthousiastes? D’accord, les PCs ont engendré une autre «révolution
de l’imprimerie», d’accord, les réseaux marginaux évoluent,
d’accord, je peux désormais tenir six conversations téléphoniques
en même temps; mais quelle différence cela fait-il dans ma vie de tous
les jours?
Franchement, j’avais déjà accès à un tas de données pour enrichir
mes perceptions, que ce soit par les livres, les films, la télé, le théâtre,
le téléphone, la Poste, des états de conscience altérés etc. Ai-je vraiment
besoin d’un PC pour en obtenir encore plus? Vous m’offrez
de l’information secrète ? OK... c’est tentant, mais alors
je demande des secrets merveilleux et pas simplement des numéros rouges
ou le trivial des politiciens et des flics. Je veux surtout que l’ordinateur
m’offre des informations liées aux biens véritables – aux
«bonnes choses de la vie», comme le dit le Préambule IWW. Et puisque j’accuse
ici les hackers et les BBSers de rester dans un flou intellectuel, je
dois moi-même descendre des nuages baroques de la Théorie et de la Critique
et expliquer ce que j’entends par «biens véritables».
Disons que pour des raisons à la fois politiques et personnelles, je désire
une bonne nourriture, meilleure que celle que je peux obtenir du Capitalisme,
non polluée, encore bénie d’arômes forts et naturels. Et pour compliquer
le jeu, imaginons que la nourriture que je désire ardemment soit illégale
– par exemple du lait non pasteurisé ou encore ce fruit cubain exquis,
le mamey, qui ne peut pas être importé frais aux États-Unis parce que
sa graine est hallucinogène (du moins c’est ce qu’on m’a
dit). Je ne suis pas fermier. Disons que je suis importateur de parfums
et d’aphrodisiaques rares, et affinons le jeu en supposant que la
plus grande partie de mon stock est également illégal. Ou disons que je
veuille simplement échanger mes services en traitement de texte contre
quelques navets organiques, mais que je refuse de faire le rapport de
mes transactions au fisc (comme la loi m’y oblige, croyez-le ou
non!). Ou encore que je souhaite rencontrer d’autres êtres humains
pour des pratiques consensuelles, mais illégales, de plaisir mutuel (il
y a eu quelques tentatives, mais tous les BBSs pornos durs ont été neutralisés
– à quoi sert un underground avec une sécurité nulle ?). En bref,
supposons que j’en ai plein le dos de la pure information, du fantôme
dans la machine. Selon vous, les ordinateurs devraient déjà être capables
d’assouvir mes désirs de nourriture, de drogue, de sexe, d’évasion
fiscale. Soit! Mais alors pourquoi est-ce que ça ne se produit pas?
La TAZ a été, est et sera, avec ou sans ordinateur. Mais le fait qu’elle
atteigne son plein potentiel est moins une question de combustion spontanée
qu’un phénomène d’«Iles sur le Net». Le Net, ou plutôt le
contre-Net, contient la promesse d’une TAZ intégrale, un plus qui
augmentera son potentiel, un «saut quantique» (bizarre comme cette expression
a fini par signifier un grand saut) dans la complexité et le sens. La
TAZ doit maintenant exister à l’intérieur d’un monde d’espace
pur, le monde des sens. Liminaire, évanescente même, la TAZ doit combiner
information et désir pour mener à bien son aventure (son «à-venir»), pour
s’emplir jusqu’aux frontières de sa destinée, se saturer de
son propre devenir.
L’Ecole Néo-paléolithique a peut-être raison lorsqu’elle affirme
que toute forme d’aliénation et de médiation doit être détruite
ou abandonnée avant que nos buts ne soient atteints – ou encore,
il se peut que la véritable anarchie ne se réalisera que dans l’Espace,
comme l’affirment certains futuro-libertaires. Mais la TAZ ne se
soucie guère du «a été» ou du «sera». Elle s’intéresse aux résultats
– raids réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une
vie plus intense et plus abondante. Si l’ordinateur n’est
pas utilisable pour ce projet, alors il devra être rejeté. Pourtant, mon
intuition me dit que le contre-Net est déjà en gestation, qu’il
existe peut-être déjà – mais je ne peux pas le prouver. J’ai
fondé la théorie de la TAZ en grande partie sur cette intuition. Bien
sûr le Web implique aussi des réseaux d’échange non-informatisés
comme le samizdat, le marché noir etc. – mais le vrai potentiel
de la mise en réseau non hiérarchique de l’information désigne l’ordinateur
comme l’outil par excellence. Maintenant j’attends que les
hackers me prouvent que j’ai raison, que mon intuition est bonne.
Alors où sont mes navets?
«Partis pour Croatan»
Nous n’avons aucune envie de définir la TAZ ou d’élaborer
des dogmes sur la manière dont elle doit être créée. Nous nous contentons
de dire qu’elle a été, qu’elle sera et qu’elle est en
devenir. Il serait alors plus intéressant et plus utile d’examiner
quelques TAZs passées et présentes, et d’envisager ses manifestations
futures; en évoquant quelques prototypes, nous pourrions être à même d’apprécier
l’étendue possible de l’ensemble, et d’apercevoir éventuellement
un «archétype». Abandonnant toute tentative d’encyclopédisme, nous
adopterons une technique d’éparpillement, une mosaïque d’aperçus,
en commençant tout à fait arbitrairement avec le XVIe-XVIIe siècle et
la colonisation du Nouveau Monde.
L’ouverture du «nouveau» monde fut conçue d’emblée comme une
opération occulte. Le mage John Dee, conseiller spirituel d’Elizabeth
I, semble avoir inventé le concept d’«impérialisme magique», et
avoir contaminé de fait une génération entière. Halkyut et Raleigh tombèrent
sous son charme, et Raleigh usa de ses contacts avec «l’Ecole de
la Nuit» – une cabbale de penseurs avancés, d’aristocrates
et d’adeptes – pour pousser la cause de l’exploration,
de la colonisation et de la cartographie. La Tempête de Shakespeare était
une pièce de propagande pour la nouvelle idéologie et la Colonie Roanoke
fut sa première vitrine expérimentale.
La vision alchimiste du Nouveau Monde associa celui-ci à la materia primera
ou hylè, à l’«état de Nature», à l’innocence et au tout-est-possible
(«Virgin-ia»), un chaos que l’adepte transmuerait en «or», c’est-à-dire
en perfection spirituelle aussi bien qu’en abondance matérielle.
Mais cette vision alchimiste relève également d’une fascination
actuelle pour l’originel, une sympathie rampante, un sentiment d’envie
pour sa forme sans-forme, et qui prend pour cible le symbole de «l’Indien»:
«L’Homme» à l’état de nature, non corrompu par le «gouvernement».
Caliban, l’Homme Sauvage, est comme un virus qui habite la machine
même de l’Impérialisme Occulte. Les humains forêt/animaux sont investis
d’emblée du pouvoir magique du marginal, du méprisé et de l’exclu.
D’un côté Caliban est laid, et la Nature est une «étendue sauvage
hurlante». De l’autre, Caliban est noble et sans chaînes et la Nature
est un Eden. Cette fracture dans la conscience européenne précède la dichotomie
Romantique/Classique; elle s’est enracinée dans la Haute Magie de
la Renaissance. La découverte de l’Amérique (l’Eldorado, la
Fontaine de Jouvence) l’a cristallisée, et elle a pris forme dans
les schémas réels de la colonisation.
À l’école primaire on a appris aux Américains que les premières
colonies de Roanoke avaient échoué ; les colons disparurent, ne laissant
derrière eux que ce message cryptique: «Partis pour Croatan». Des récits
ultérieurs d’«indiens-aux-yeux-gris» furent classés légendes. Les
textes laissent supposer que ce qui se passa véritablement, c’est
que les indiens massacrèrent les colons sans défense. Pourtant «Croatan»
n’était pas un Eldorado, mais le nom d’une tribu voisine d’indiens
amicaux. Apparemment la colonie fut simplement déplacée de la côte vers
le Grand Marécage Lugubre, et absorbée par cette tribu. Les indiens-aux-yeux-gris
étaient réels – ils sont toujours là et s’appellent toujours
les Croatans.
Ainsi – la toute première colonie du Nouveau Monde choisit de renoncer
à son contrat avec Prospero (Dee/Raleigh/l’Empire) et de suivre
Caliban chez l’Homme Sauvage. Ils désertèrent. Ils devinrent «Indiens»,
«s’indigènèrent», ils préférèrent le chaos aux effroyables misères
de la servitude, aux ploutocrates et intellectuels de Londres.
Là où se trouvait jadis l’«Île de la Tortue», l’Amérique venait
au monde, et Croatan resta enfouie dans sa psychè collective. Par-delà
la frontière, l’état de nature (i.e. l’absence d’État)
prévalut – et dans la conscience du colon, l’option de l’étendue
sauvage était toujours latente, la tentation de laisser tomber l’église,
le travail de la ferme, l’instruction, les impôts – tous les
fardeaux de la civilisation – et de «partir pour Croatan» d’une
manière ou d’une autre. En outre, quand en Angleterre la révolution
fut trahie, tout d’abord par Cromwell, puis par la Restauration,
des vagues de Protestants radicaux s’enfuirent ou furent déportés
vers le Nouveau Monde (qui était devenu une prison, un lieu d’exil).
Antinomiens, Familistes, Quakers fripons, Levellers, Diggers, Ranters
furent alors lâchés dans l’ombre occulte de l’étendue sauvage
et se précipitèrent pour l’embrasser.
Anne Hutchinson et ses amis n’étaient que les plus connus des Antinomiens
(c’est-à-dire les plus élevés socialement) – ayant eu la mauvaise
chance d’être impliqués dans la politique de la Colonie de la Baie
– mais il est clair qu’il y eut une aile beaucoup plus radicale
du mouvement. Les incidents relatés par Hawthorne dans The Maypole of
Merry Mount sont rigoureusement historiques; apparemment les extrémistes
avaient décidé d’un commun accord de renoncer au Christianisme et
de se convertir au paganisme. S’ils étaient parvenus à s’unir
avec leurs alliés indiens, il en aurait résulté une religion syncrétique
Antinomienne/ Celtique/Algonquine, une sorte de Santeria nord-américaine
du dix-septième siècle.
Sous les administrations plus lâches et plus corrompues des Caraïbes,
où les intérêts des rivaux européens avaient laissé de nombreuses îles
désertes ou délaissées, les sectaristes purent mieux prospérer. La Barbade
et la Jamaïque en particulier ont dû être peuplées par de nombreux extrémistes,
et je crois que les influences des Levellers et des Ranters ont contribué
à l’«utopie» Boucanière sur l’île de la Tortue. Là, pour la
première fois, grâce à Œxmelin, nous sommes en mesure d’étudier
en profondeur une proto-TAZ du Nouveau Monde réussie. Fuyant les terribles
«avantages» de l’Impérialisme comme l’esclavage, la servitude,
le racisme et l’intolérance, les tortures du travail forcé et la
mort vivante dans les plantations, les Boucaniers adoptèrent le mode de
vie indien, se marièrent avec les Caribéens, acceptèrent les Noirs et
les Espagnols comme égaux, rejetèrent toute nationalité, élirent leurs
capitaines démocratiquement, et retournèrent à l’«état de Nature».
Après s’être déclarés «en guerre avec le monde entier», ils partirent
piller; leurs contrats mutuels, appelés «Articles», étaient si égalitaires
que chaque membre recevait une part entière, et le capitaine pas plus
d’une-un-quart ou une-et-demie. Le fouet et les punitions étaient
interdits, les querelles étaient réglées par vote ou par duel d’honneur.
Il est tout simplement erroné de la part de certains historiens de stigmatiser
les pirates comme de simples brigands des mers ou même des proto-capitalistes.
En un sens, c’étaient des «bandits sociaux», bien que leurs communautés
de base ne soient pas des sociétés paysannes traditionnelles, mais des
«utopies» créées ex nihilo sur des terres inconnues, des enclaves de liberté
totale occupant des espaces vides sur la carte. Après la chute de l’île
de la Tortue, l’idéal boucanier resta vivant pendant tout «l’Âge
d’Or» de la Piraterie (1660-1720 environ) et aboutit, par exemple,
au peuplement de Belise qui avait été fondée par les Boucaniers. Puis,
quand la scène se déplaça à Madagascar – une île qui n’avait
pas encore été annexée par un pouvoir impérial et qui n’était gérée
que par un ensemble informel de rois natifs (des chefs) désireux de s’allier
aux pirates – l’Utopie Pirate atteignit sa plus haute forme.
Le récit que fait Defoe du Capitaine Misson et de la fondation de Libertalia,
est peut-être – comme le disent certains historiens – un canular
littéraire destiné à faire la propagande des théories radicales Whig (les
libéraux anglais), mais il était imbriqué dans L’Histoire générale
des plus fameux Pyrates (1724-1728), qui est en grande partie toujours
considérée comme véridique et précise. En outre, l’histoire du Capitaine
Misson ne fut pas critiquée à la parution du livre, alors que beaucoup
d’anciens membres des équipages de Madagascar étaient encore vivants.
Il semble que ceux-ci y aient cru, sans aucun doute parce qu’ils
avaient connu des enclaves pirates très semblables à Libertalia. Une fois
de plus, des esclaves libérés, des natifs, et même des ennemis traditionnels
comme les Portugais, avaient été invités à s’unir en toute égalité.
(Libérer les bateaux d’esclaves était une préoccupation majeure.)
La terre était gérée en commun, les représentants élus pour de courtes
durées, le butin partagé ; la doctrine de la liberté était prêchée bien
plus radicalement que celle du Sens Commun.
Libertalia espéra durer, et Misson mourut en la défendant (9). Mais la
plupart des utopies pirates étaient faites pour être temporaires; en fait
les vraies «républiques» corsaires étaient leurs vaisseaux voguant sous
la loi des Articles. Les enclaves terrestres n’avaient pas de loi
du tout. Exemple classique, Nassau aux Bahamas, un village balnéaire de
cabanes et de tentes, dédié au vin, aux femmes (et probablement aux garçons
aussi, si l’on en juge par ce qu’écrit Birge dans Sodomie
et Piraterie), aux chansons (les pirates étaient très amateurs de musique
et avaient l’habitude de louer des groupes de musiciens pour des
croisières entières), et aux pires excès; il disparut en l’espace
d’une nuit lorsque la flotte britannique apparut dans la Baie. Barbe
Noire et «Calico Jack» Rackham et sa bande de femmes-pirates partirent
vers des rivages plus sauvages et de pires destins, tandis que d’autres
acceptèrent le Pardon et se réformèrent. Mais la tradition des Boucaniers
subsista à Madagascar, où les enfants sang-mêlés des pirates constituèrent
leurs propres royaumes, et dans les Caraïbes, où les esclaves en fuite
et les groupes mixtes noir/blanc/ rouge prospérèrent dans les montagnes
et l’arrière-pays, sous le nom de «Maroons». Quand Zora Neale Hurston
visita la Jamaïque dans les années vingt (voir son livre Dis à mon cheval),
la communauté maroon avait gardé un certain degré d’autonomie et
quelques vieux usages populaires. Les Maroons du Surinam quant à eux,
pratiquent encore le «paganisme» africain.
Au cours du dix-huitième siècle, l’Amérique du Nord produisit également
quelques «communautés tri-raciales isolées», en marge de la société. (Ce
terme «clinique» fut inventé par le Mouvement Eugéniste, qui réalisa les
premières études scientifiques sur ces communautés. Malheureusement ladite
«science» ne fit que servir d’alibi à la haine des pauvres et des
«bâtards», et la «solution au problème» fut généralement la stérilisation
forcée.) Les noyaux était toujours constitués d’esclaves et de paysans
en fuite, de «criminels» (c’est-à-dire les plus pauvres), de «prostituées»
(c’est-à-dire les femmes blanches mariées à des non blancs), et
de membres des différentes tribus natives. Parfois, dans certains cas,
comme chez les Seminoles et les Cherokees, la structure tribale traditionnelle
absorba les nouveaux arrivants; en d’autres cas, de nouvelles tribus
étaient constituées. Ainsi les Maroons du Grand Marais Lugubre, qui vécurent
pendant les dix-huitième et dix-neuvième siècles, adoptaient les esclaves
évadés et fonctionnaient comme des étapes sur l’Underground Railway
(les circuits d’évasion des esclaves), servant de centre religieux
et idéologique pour les rebelles. La religion était le HooDoo, un mélange
d’éléments africains, indigènes et chrétiens, et selon l’historien
H. Leaming-Bey, les aînés de la foi et les chefs Maroons du Grand Marais
étaient connus comme «The Seven Finger High Glister».
Les Ramapaughs du nord du New Jersey (incorrectement connus sous le nom
de «Jackson Whites») ont, eux aussi, une généalogie romantique et archétypique:
esclaves libérés des soldats hollandais, clans divers du Delaware et de
l’Algonquin, habituelles «prostituées», «Hessiens» (une appellation
pour les mercenaires britaniques égarés, les déserteurs Loyalistes etc.),
et bandes locales de bandits sociaux comme celle de Claudius Smith.
Certains groupes se réclament d’une origine africano-islamique:
les Moors du Delaware et les Ben Ishmael, qui émigrèrent du Kentucky en
Ohio au milieu du dix-huitième siècle. Les Ishmaels pratiquaient la polygamie,
ne buvaient jamais d’alcool, gagnaient leur vie comme ménestrels,
se mariaient avec des indiens et adoptaient leurs coutumes et ils étaient
si enclins au nomadisme qu’ils mettaient des roues à leurs maisons.
Leur migration annuelle passait par des villes frontières nommées Mecca
ou encore Medina. Au dix-neuvième siècle certains d’entre eux épousèrent
les idéaux anarchistes et furent la cible des Eugénistes lors d’un
pogrom particulièrement pervers de sauvetage-par-extermination. Quelques-unes
des toutes premières lois eugénistes furent passées en leur honneur. Ils
«disparurent» en tant que tribu dans les années vingt, mais allèrent probablement
gonfler les rangs des premières sectes «Islamistes Noires» et du «Moorish
Science Temple».
J’ai moi-même grandi avec les légendes des «Kallikaks» du New Jersey
Pine Barrens (et bien sûr avec Lovecraft, un raciste fanatique, fasciné
par les communautés isolées). Ces légendes s’avèrent être la mémoire
populaire des calomnies eugénistes; depuis leur quartier général de Vineland
(New Jersey), ils ont entrepris les «réformes» habituelles contre «le
mélange des gènes» et «la faiblesse d’esprit» dans les Barrens (en
publiant entre autres des photographies des Kallikaks, grossièrement et
visiblement retouchées où ils ressemblaient à des monstres dégénérés).
Les «communautés isolées» – du moins celles qui ont préservé leur
identité jusqu’au vingtième siècle – refusent constamment
d’être absorbées par la culture dominante ou par la «sous-culture»
noire, au sein de laquelle les sociologues modernes préfèrent les ranger.
Dans les années soixante-dix, inspirés par la renaissance des Natifs Américains,
un certain nombre de groupes – parmi lesquels les Moors et les Ramapaughs
– s’adressèrent au Bureau des Affaires Indiennes (BIA) pour
être reconnus comme tribus indiennes. Ils reçurent le soutien des activistes
indigènes mais se virent refuser la reconnaissance officielle. Après tout,
s’ils avaient obtenu gain de cause, leur victoire aurait pu établir
un précédent dangereux pour les marginaux de toutes sortes, des «Peyotistes
blancs» et autres Hippies aux nationalistes noirs, ariens, anarchistes
et libertaires – une «réserve» pour tout le monde et pour n’importe
qui! Le «Projet Européen» ne peut pas reconnaître l’existence de
l’Homme Sauvage – le chaos vert reste une trop grande menace
pour le rêve impérial d’ordre.
Les Moors et les Ramapaughs rejetèrent essentiellement l’explication
«diachronique» ou historique de leur origine au profit d’une identité
«synchronique» fondée sur le «mythe» de l’adoption indienne. Autrement
dit, ils s’auto-proclamèrent «Indiens». Si tous ceux qui veulent
«être indien» pouvaient ainsi s’auto-proclamer indien, imaginez
quel départ pour Croatan ce serait. Cette vieille ombre occulte hante
encore les restes de nos forêts (qui, soit dit en passant, se sont largement
accrues dans le Nord-Est depuis les XVIII-XIXe siècles, alors que de vastes
étendues de terre cultivée sont retournées à la broussaille. Sur son lit
de mort, Thoreau rêvait du retour de «... Indiens... forêts » (10) : le
retour du réprimé).
Les Moors et les Ramapaughs avaient évidemment des raisons bien concrètes
pour se vouloir indiens – après tout ils avaient des ancêtres indiens
– mais si nous considérions leur auto-proclamation en termes aussi
bien «mythiques» qu’historiques nous en apprendrions davantage sur
notre quête de la TAZ. Il existe dans les sociétés tribales ce que les
anthropologistes appellent le mannenbunden : en changeant de forme, en
s’incarnant dans le totem animal (loups garou, chamans jaguar, hommes
léopard, sorcières chat etc.), les sociétés totémiques se vouèrent à une
identification avec la Nature. Dans le contexte général d’une société
coloniale (comme le souligne Taussig dans Chamanisme, Colonialisme et
Homme Sauvage), le pouvoir de changer de forme est partie prenante de
la culture indigène – ainsi la partie la plus réprimée de la société
acquiert un pouvoir paradoxal fondé sur le mythe d’un pouvoir occulte,
à la fois redouté et désiré par les colonisateurs. Bien sûr les indiens
ont réellement une certaine connaissance occulte; mais, parce que l’Empire
perçoit cette culture indienne comme une sorte d’«état sauvage spirituel»,
les indiens en sont arrivés à croire de plus en plus consciemment à ce
rôle. Même s’ils sont marginalisés, la Marge acquiert une aura magique.
Avant l’homme blanc, ils n’étaient que de simples tribus d’individus
– ils sont maintenant les «gardiens de la Nature», les habitants
de l’«état de Nature». Finalement le colonisateur lui-même est séduit
par ce «mythe». Chaque fois qu’un Américain veut être en marge de
la société ou revenir à la terre, il «devient indien». Les démocrates
radicaux du Massachusetts (descendants spirituels des Protestants radicaux)
qui organisèrent la Partie de Thé et crurent réellement que les gouvernements
pourraient être abolis (toute la région de Berkshire s’auto-proclama
«état de Nature»!), se déguisèrent en «Mohawks». De cette façon, les colonisateurs
qui se trouvèrent soudain en marge de la mère patrie, adoptèrent le rôle
des indiens marginaux, cherchant ainsi (d’une certaine façon) à
s’approprier leur pouvoir occulte, leur rayonnement mythique. Des
Hommes des Montagnes aux Scouts, le rêve de «devenir indien» s’inscrit
en filigrane dans l’histoire, la culture et la conscience américaines.
Cette hypothèse est également confortée par l’imagerie sexuelle
associée aux groupes «tri-raciaux». Les «natifs» sont bien sûr toujours
immoraux, mais les renégats raciaux et les marginaux sont carrément des
pervers-polymorphes. Les Boucaniers étaient des sodomites, les Maroons
et les Hommes des Montagnes des dégénérés, les «Jukes and Kallikaks» pratiquaient
la fornication et l’inceste (entraînant des mutations telle que
la polydactilie), les enfants couraient nus et se masturbaient ouvertement
etc. Retourner à un «état de Nature» semble paradoxalement autoriser la
pratique de tout acte «non naturel», du moins si l’on en croit les
Puritains et les Eugénistes. Et comme dans les sociétés répressives racistes
et moralistes beaucoup de gens désirent précisément ces actes licencieux,
ils projettent leurs désirs sur les marginalisés, et se convainquent ainsi
eux-mêmes qu’ils restent purs et civilisés. De fait, certaines communautés
marginalisées rejettent effectivement la moralité du consensus –
chez les pirates c’est certain! – et réalisent sans aucun
doute les désirs réfoulés de la civilisation. (Ne le feriez-vous pas?)
Devenir «sauvage» est toujours un acte érotique, un acte de nudité.
Avant de quitter le thème des «tri-raciaux isolés», j’aimerais rappeler
l’enthousiasme de Nietzsche pour le «mélange des races». Impressionné
par la vigueur et la beauté des cultures hybrides, il proposa le mélange
des gènes, non seulement comme une solution au problème de race, mais
aussi comme le principe d’une nouvelle humanité, libérée du chauvinisme
ethnique et national – sans doute fut-il un précurseur du «nomadisme
psychique». Le rêve de Nietzsche semble toujours aussi éloigné de nous
qu’il le fut de lui. Le chauvinisme règne toujours. Les cultures
mélangées restent submergées. Mais les zones autonomes des Boucaniers
et des Maroons, des Ishmaels et des Moors, des Ramapaughs et des «Kallikaks»,
ou plutôt leurs histoires respectives, rsont révélatrices de ce que Nietzsche
aurait pu appeler la «Volonté du Puissance comme Disparition». Une idée
à laquelle il nous faut revenir.
La Musique comme Principe d’organisation.
Entre-temps, tournons-nous vers l’histoire de l’anarchisme
classique à la lumière du concept de la TAZ.
Avant la «fermeture de la carte du monde», une grande énergie anti-autoritaire
a été investie dans des communes «sécessionnistes» comme celle des Modern
Times, Phalanstères et autres. Il est intéressant de noter que certaines
d’entre elles n’étaient pas destinées à durer «toujours»,
mais seulement tant que le projet s’avérerait satisfaisant. Selon
les standards Socialistes/Utopiques, ces expériences «échouèrent», et
de fait nous savons peu de choses les concernant.
Quand il devint impossible de fuir au-delà des frontières, l’ère
des Communes urbaines révolutionnaires commença en Europe. Les Communes
de Paris, Lyon et Marseille ne survécurent pas assez longtemps pour endosser
un caractère permanent, et on se demande si elles en eurent même jamais
l’intention. De notre point de vue, l’élément essentiel de
fascination est l’esprit de ces Communes. Pendant et après cette
période, les anarchistes adoptèrent la pratique du nomadisme révolutionnaire,
passant de soulèvement en soulèvement, veillant à garder vivante en eux
l’intensité spirituelle expérimentée au moment de l’insurrection.
En fait, certains anarchistes du courant stirnerien/nietzschéen en vinrent
à considérer cette activité comme une fin en soi, une manière de toujours
occuper une zone autonome, l’interzone qui s’ouvre au beau
milieu ou dans le sillage d’une guerre ou d’une révolution
(voir la «zone» de Pynchon dans L’Arc en ciel de la Gravité). Ils
déclarèrent qu’ils seraient les premiers à se retourner contre toute
révolution socialiste réussie. Sauf anarchie universelle, ils n’avaient
aucune intention de s’arrêter. Ils accueillirent avec enthousiasme
les Soviets libres de la Russie de 1917, qui correspondaient à leur objectif.
Mais dès que les bolcheviques trahirent la Révolution, les anarchistes
individualistes furent les premiers à reprendre le sentier de la guerre.
Après Cronstadt, bien sûr, tous les anarchistes condamnèrent l’«Union
Soviétique» (une contradiction dans les termes) et partirent à la recherche
de nouvelles insurrections.
L’Ukraine de Makhno et l’Espagne anarchiste étaient conçues
pour durer, et malgré les exigences d’une guerre continuelle, elles
furent, dans une certaine mesure, des réussites: non qu’elles durèrent
«longtemps», mais elles furent organisées avec succès et, sans agression
extérieure, elles auraient pu se maintenir. Des expériences de l’entre-deux-guerres,
je retiendrais plutôt la folle République de Fiume, beaucoup moins connue
et qui n’était pas conçue pour durer.
Gabriele D’Annunzio, poète Décadent, artiste, musicien, esthète,
coureur de jupons, pionnier casse-cou de l’aéronautique, sorcier,
génie et goujat, émergea de la Première Guerre Mondiale en héros, avec
une petite armée à ses ordres: les «Arditi». En manque d’aventure,
il décida de prendre la ville de Fiume à la Yougoslavie et de la donner
à l’Italie. Après une cérémonie nécrophage au cimetière de Venise
en compagnie de sa maîtresse, il partit conquérir Fiume et y parvint sans
difficulté particulière. Mais l’Italie refusa son offre généreuse,
et le Premier Ministre le traita de fou.
Vexé, D’Annunzio décida de déclarer l’indépendance et de voir
combien de temps il pouvait tenir. Avec un ami anarchiste, il rédigea
la Constitution, qui instaurait la musique comme principe central de l’État.
La Marine (constituée de déserteurs et de marins unionistes anarchistes
milanais) prit le nom d’Uscochi, d’après le nom des pirates
disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et dépouillèrent
les navires vénitiens et ottomans. Les Uscochi modernes réussirent quelques
coups fumants: de riches navires marchands italiens offrirent soudain
un avenir à la République: de l’argent dans les coffres! Artistes,
bohémiens, aventuriers, anarchistes (D’Annunzio correspondait avec
Malatesta), fugitifs et réfugiés apatrides, homosexuels, dandys militaires
(l’uniforme – plus tard récupéré par les SS – était
noir, orné du crâne et des os croisés pirates), et réformateurs excentriques
de toute tendance (y compris Bouddhistes, théosophistes et Védantistes)
arrivèrent en foule à Fiume. La fête ne s’arrêtait jamais. Chaque
matin d’Annunzio lisait des poèmes et des manifestes depuis son
balcon; chaque soir avait lieu un concert, puis des feux d’artifice.
C’était toute l’activité du gouvernement. Dix huit mois plus
tard, quand le vin et l’argent vinrent à manquer et que la flotte
italienne se montra enfin et balança quelques obus sur le Palais Municipal,
personne n’eut l’énergie de résister.
D’Annunzio, comme bon nombre d’anarchistes italiens, vira
ensuite au fascisme – en fait Mussolini (l’ex-syndicaliste)
séduisit lui-même le poète. Quand D’Annunzio comprit son erreur,
il était trop tard. Bien que déjà vieux et malade, le Duce le fit assassiner
– jeter de son balcon – et en fit un «martyr». Bien que Fiume
n’ait pas le sérieux de l’Ukraine libre ou de Barcelone, elle
nous en apprend probablement plus sur certains aspects de notre recherche.
C’était, d’une certaine manière, la dernière des utopies pirates
(ou le seul exemple moderne) – et peut-être même la toute première
TAZ moderne.
Je crois que si l’on compare Fiume avec le soulèvement de Paris
en 1968 (ou les insurrections urbaines italiennes du début des années
soixante-dix), ou encore avec les communautés de la contre-culture américaine
et leurs influences anarcho-Nouvelle Gauche, on peut relever quelques
similitudes: l’importance de la théorie esthétique (voir les Situationnistes)
et ce que l’on pourrait appeler «les économies pirates» –
vivre bien sur le surplus de la surproduction sociale –, jusqu’à
la popularité des uniformes militaires bigarrés et la musique comme facteur
social révolutionnaire; enfin un air finalement commun d’impermanence,
une capacité à bouger, à changer de forme, à se re-localiser dans d’autres
universités, d’autres montagnes, des ghettos, des usines, des maisons,
des fermes abandonnées, ou même dans d’autres niveaux de réalité.
Personne n’essayait d’imposer encore la énième Dictature Révolutionnaire,
ni à Fiume, ni à Paris, ni à Millbrook. Soit le monde changerait, soit
il ne changerait pas. En attendant continuons à bouger et à vivre intensément.
En 1919, le Soviet de Munich (ou la République du Conseil), présenta quelques-uns
des aspects de la TAZ, même si – comme la plupart des révolutions
– ses buts avoués n’étaient pas exactement «temporaires».
La participation de Gustave Landauer – comme Ministre de la Culture
– de Silvio Gesell – Ministre de l’Economie –
et de quelques autres socialistes anti-autoritaires et libertaires extrémistes,
comme les poètes et dramaturges Ernst Toller et Ret Marut (le romancier
B. Traven), conféra au Soviet un net parfum d’anarchie. Landauer,
qui avait passé des années dans l’isolement – pour travailler
sur sa grande synthèse de Nietzsche, Proudhon, Kropotkine, Stirner, Meister
Eckardt, les mystiques radicaux et les volk-philosophes romantiques –
savait depuis le début que le Soviet était voué à l’échec; il espérait
simplement qu’il durerait assez longtemps pour être compris. Kurt
Eisner, le fondateur martyr du Soviet, croyait littéralement que les poètes
et la poésie devaient être à la base de la révolution. On élabora des
plans pour consacrer une bonne partie de la Bavière à une expérience d’économie
anarcho-socialiste et de communauté. Landauer fit des propositions pour
un système d’Ecole Libre et de Théâtre du Peuple. Le soutien au
Soviet resta confiné aux travailleurs les plus pauvres, aux banlieues
bohémiennes de Munich et à des groupes comme les WanderVogel (le mouvement
néo-romantique de la jeunesse), les juifs radicaux (comme Buber), les
Expressionistes et autres marginaux.
C’est pourquoi les historiens le considèrent comme une «République
de Comptoir» et minimisent sa signification en lui opposant celle des
participations Marxiste et Spartakiste aux révolutions allemandes de l’après-guerre.
Dépassé par les Communistes, et finalement assassiné par des soldats diligentés
par la société occulte/ fasciste Thule, Landauer mérite qu’on se
souvienne de lui comme d’un saint. Pourtant même les anarchistes
d’aujourd’hui ont tendance à ne pas le comprendre et le condamnent
pour s’être «vendu» à un «gouvernement socialiste». Si le Soviet
avait duré ne serait ce qu’une année, on pleurerait au souvenir
de sa beauté – mais avant même que les premières fleurs de ce Printemps
ne soient fanées, le Geist et l’âme de la poésie avaient été écrasés,
et nous avons oublié. Imaginez le bonheur de respirer l’air d’une
ville où le Ministre de la Culture vient d’annoncer que les écoliers
vont bientôt étudier les œuvres de Walt Whitman. «Ah! for a time
machine...»
La Volonté du Puissance comme Disparition
Foucault, Baudrillard et consors ont longuement discuté des différents
modes de «disparition». Je voudrais suggérer ici que la TAZ est dans un
certain sens une tactique de la disparition.
Quand les Théoriciens parlent de la disparition du Social, ils expriment
d’une part l’impossibilité d’une «Révolution Sociale»,
et d’autre part l’impossibilité de «l’État» –
l’abîme du pouvoir, la fin du discours du pouvoir. La question anarchiste
dans ce cas devrait être: pourquoi se soucier d’affronter un «pouvoir»
qui a perdu toute signification et qui n’est plus que pure Simulation?
De tels affrontements ne produiront que d’horribles et dangereux
spasmes de violence de la part des têtes pleines de merde-en-guise-de-cerveau
qui ont hérité des clés de toutes les armureries et toutes les prisons.
(Peut-être n’est-ce qu’une grossière incompréhension américaine
de la sublime et subtile Théorie Franco-Germanique. Si c’est le
cas, tant pis; qui a dit qu’il fallait comprendre une idée pour
s’en servir?)
Telle que je la comprends, la disparition semble être une option radicale
tout à fait logique pour notre époque et nullement un désastre ou une
mort du projet radical. Contrairement à l’interprétation nihiliste
morbide de la Théorie Franco-Germanique, j’entends miner celle-ci
pour l’exploiter à des fins stratégiques au service d’une
«révolution de la vie quotidienne» de tous les instants: une lutte que
rien ne peut arrêter, pas même l’ultime échec de la révolution politique
ou sociale, parce que rien, hormis la fin du monde, ne peut mettre fin
à la vie quotidienne, ni à nos aspirations aux bonnes choses, au Merveilleux.
Comme le disait Nietzsche, si le monde pouvait finir, logiquement il l’aurait
déjà fait; s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne
finit pas. Ou selon la formule d’un soufi, peu importe le nombre
de pintes de vin interdit que nous buvons, nous emmènerons notre soif
furieuse dans l’éternité.
Zerzan et Black ont tous deux noté quelques «éléments du Refus» (selon
le terme de Zerzan), qui apparaissent d’une certaine manière comme
les symptômes d’une culture radicale de la disparition, en partie
inconscients mais en partie conscients, et qui influencent bien plus les
gens qu’aucune idée gauchiste ou anarchiste. Ces gestes vont contre
les institutions et sont, en ce sens, «négatifs», mais tout geste négatif
suggère aussi une tactique «positive» pour remplacer plutôt que simplement
refuser l’institution honnie.
Par exemple, le geste négatif contre la mise à l’école est «l’analphabétisme
volontaire». Etant donné que je ne partage pas la vénération libérale
pour l’alphabétisation, au nom de l’amélioration sociale,
je ne peux pas vraiment m’associer aux cris de consternation que
l’on entend partout à ce sujet: j’ai de la sympathie pour
les enfants qui refusent les livres et les ordures qu’ils contiennent.
Cependant, il y a des alternatives positives qui ont recours à cette même
énergie de la disparition. L’école à la maison et l’apprentissage
de l’artisanat, comme l’absentéisme scolaire, ont pour effet
d’échapper à la prison de l’école. Le piratage informatique
est une autre forme d’«éducation» assez proche de l’«invisibilité».
Contre la politique, un geste négatif de masse consiste tout simplement
à ne pas voter. L’«apathie» (c’est-à-dire le sain ennui du
Spectacle éculé), éloigne la moitié de la nation des urnes; l’anarchie
n’a jamais obtenu autant! (Pas plus qu’elle n’avait
à voir avec l’échec du dernier Recensement). Là encore, il y a des
parallèles positives: le «réseautage» comme alternative à la politique
est pratiqué à bien des niveaux de la société, et l’organisation
non hiérarchique a atteint une grande popularité, même en dehors du mouvement
anarchiste, simplement parce que ça marche. (ACT UP et Earth First ! en
sont deux exemples. Les Alcooliques Anonymes en est un autre, aussi bizarre
que cela puisse paraître.)
Le refus du Travail peut prendre la forme de l’absentéisme, de l’ivresse
sur le lieu de travail, du sabotage, et de la pure inattention –
mais il peut aussi faire naître de nouveaux modes de rébellion: davantage
d’auto-emploi, la participation à l’économie «noire» et au
lavoro nero, les magouilles des chômeurs et autre options illégales, culture
d’herbe etc. – autant d’activités plus ou moins «invisibles»
comparées aux tactiques traditionnelles d’affrontement de la gauche,
comme la grève générale.
Refus de l’Eglise ? Eh bien, «l’acte négatif» ici consiste
probablement à... regarder la télévision. Mais les alternatives positives
incluent toutes sortes de formes non autoritaires de spiritualité, du
Christianisme «sans église» au néo-paganisme. L’Amérique marginale
regorge de ce que j’aime bien appeler des «Religions libres» –
autant de petits cultes auto-créés, mi-sérieux/mi-délirants, influencés
par des courants tels que le Discordianisme et l’anarcho-Taoïsme
– qui proposent une «quatrième voie en pleine croissance», échappant
aux églises traditionnelles, aux bigots télévangélistes et au consumérisme
froid du New Age. On peut également dire que le principal refus de l’orthodoxie,
consiste à créer des «moralités privées» au sens nietzschéen: la spiritualité
des «esprits libres».
Le refus négatif du Foyer est «le sans-logisme», que nombre de ceux qui
ne souhaitent pas être contraints à la nomadologie perçoivent comme une
forme d’exclusion. Mais le «sans-logisme» peut, d’une certaine
manière, être une vertu, une aventure – c’est du moins ainsi
qu’il est perçu par l’énorme mouvement international des squatters,
nos routards modernes.
Le refus négatif de la Famille est évidemment le divorce, ou autre symptôme
de «rupture». L’alternative positive naît de la prise de conscience
que la vie peut être plus heureuse sans la famille nucléaire; à partir
de là s’épanouissent des centaines de fleurs – du parent unique
au mariage de groupe et au groupe d’affinité érotique. Le «Projet
Européen» mène un combat d’arrière-garde pour défendre la «Famille»
– la misère œdipienne est au centre du Contrôle. Les alternatives
existent – mais elles doivent rester cachées, en particulier depuis
la Guerre contre le Sexe des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Où est le refus de l’Art ? «L’acte négatif» ne réside pas
dans le nihilisme stupide de la «Grève de l’Art(11)», ou dans la
dégradation d’une peinture célèbre – il se trouve dans l’ennui
quasi universel qui gagne tout le monde à la simple mention du mot. En
quoi consisterait l’«acte positif»? Est-il possible d’imaginer
une esthétique qui n’engage pas, qui se dégage elle-même de l’Histoire
et même du Marché? ou au moins qui tende vers cela? Qui voudrait remplacer
la représentation par la présence ? Comment la présence peut-elle se faire
ressentir dans (ou à travers) la représentation?
«La linguistique du Chaos» révèle une présence qui échappe continuellement
à toutes les prescriptions du langage et des systèmes de sens; une présence
élusive, évanescente, latîf («subtile», un terme de l’alchimie soufie)
– l’Attracteur Étrange autour duquel les mèmes s’accumulent,
chaotiquement, en nouveaux ordonnancements spontanés. Nous avons ici une
esthétique du territoire-frontière entre le chaos et l’ordre, la
marge, la zone de «catastrophe» où la panne du système équivaut à une
soudaine illumination (Annexe 1).
La disparition de l’artiste EST, en termes situationnistes, «la
suppression et la réalisation de l’art». Mais d’où disparaissons-nous?
Est-ce que jamais on nous verra et on nous entendra à nouveau? Nous partons
pour Croatan – quel est notre destin? Tous nos arts sont un mot
d’adieu à l’histoire – «Partis pour Croatan» –
mais où est Croatan, et que ferons-nous là-bas?
En premier lieu nous ne parlons pas ici de disparaître littéralement du
monde et de son avenir: pas de retour dans le temps vers une «société
de loisir originel» paléolithique, pas d’utopie éternelle, pas de
retraite dans les montagnes, pas d’île; pas non plus d’utopie
post-Révolutionnaire – et plus probablement pas de Révolution du
tout! – pas de disparition volontaire (VONU)(12), pas de Stations
Spatiales anarchistes – nous n’acceptons pas non plus la «disparition
baudrillardienne» dans le silence d’une hyperconformité ironique.
Je n’ai rien contre les Rimbauds qui fuient l’Art pour quelque
possible Abyssinie. Mais on ne peut pas construire une esthétique, même
de la disparition, sur le simple acte de ne jamais revenir. En affirmant
que nous ne sommes pas une avant-garde, et qu’il n’y a pas
d’avant-garde, nous avons écrit notre «Partis pour Croatan» –
la question qui se pose alors est: comment envisager la «vie quotidienne»
à Croatan? surtout si nous ne savons pas si Croatan existe dans le Temps
(à l’Âge de Pierre ou de la Post-Révolution) ou dans l’Espace,
en tant qu’utopie, ville oubliée du Midwest, ou Abyssinie? Où et
pour quand est le monde de la créativité sans médiation? S’il peut
exister, il existe réellement – mais peut-être seulement comme une
sorte de réalité alternative que nous n’aurions pas encore appris
à percevoir. Où chercherions-nous les graines de cet autre monde –
les mauvaises herbes qui lézardent nos trottoirs? Quels sont les indices,
les bonnes directions? Le doigt pointé vers la lune?
Je crois, ou du moins j’aimerais dire que la seule solution à la
«suppression et à la réalisation» de l’Art réside dans l’émergence
de la TAZ. Je rejetterais fermement la critique selon laquelle la TAZ
n’est «rien d’autre qu’une œuvre d’art»,
même si elle en a quelques-uns des atours. Je suggère que la TAZ est le
seul «temps» et le seul «espace» où l’art peut exister, pour le
pur plaisir du jeu créatif, et comme une réelle contribution aux forces
qui permettent à la TAZ de s’agréger et de se manifester.
Dans le Monde de l’Art, l’Art est devenu une marchandise;
mais plus profondément encore, il y a le problème de la re-présentation
elle-même et le refus de toute médiation. Dans la TAZ, l’art-marchandise
est tout simplement impossible; il sera au contraire une condition de
vie. La médiation est plus difficile à dépasser, mais la suppression des
barrières entre artistes et «utilisateurs» d’art tendra vers une
situation où (comme l’a décrit A. K. Coomaraswamy) «l’artiste
n’est pas une personne particulière, mais toute personne est un
artiste particulier».
En résumé : la disparition n’est pas nécessairement une «catastrophe»
– excepté au sens mathématique d’un «soudain changement topologique».
Tous les gestes positifs énumérés ici semblent impliquer différents degrés
d’invisibilité et non le traditionnel affrontement révolutionnaire.
La «Nouvelle Gauche» n’a jamais vraiment cru en sa propre existence
avant de se voir aux infos du soir. A l’opposé, la Nouvelle Autonomie
infiltrera les médias ou les subvertira de l’intérieur – sans
quoi elle ne sera jamais «vue» du tout. La TAZ existe non seulement au-delà
du Contrôle, mais par-delà la définition, au-delà de l’acte asservissant
de voir et de nommer, par-delà la compréhension de l’État, par-delà
l’aptitude de l’État à voir.
Des trous-à-rats dans la Babylone de l’Information
La tactique radicale consciente de la TAZ émergera sous certaines conditions:
1. La libération psychologique. C’est-à-dire que nous devons réaliser
(rendre réels) les moments et les espaces où la liberté est non seulement
possible mais actuelle. Nous devons savoir de quelles façons nous sommes
opprimés, et aussi de quelles façons nous nous auto-réprimons, ou nous
nous prenons au piège d’un fantasme dont les idées nous oppriment.
Le TRAVAIL, par exemple est une source de misère bien plus actuelle pour
la plupart d’entre nous, que la politique législative. L’aliénation
est beaucoup plus dangereuse que de vieilles idéologies surannées, édentées
et mourantes. S’accrocher mentalement à des «idéaux» – qui
s’avèrent n’être en fait que de pures projections de notre
ressentiment et de notre impression d’être des victimes –
ne fera jamais avancer notre projet. La TAZ n’est pas le présage
d’une quelconque Utopie Sociale toujours à venir, à laquelle nous
devons sacrifier nos vies pour que les enfants de nos enfants puissent
respirer un peu d’air libre. La TAZ doit être la scène de notre
autonomie présente, mais elle ne peut exister qu’à la condition
que nous nous reconnaissions déjà comme des êtres libres.
2. Le contre-Net doit s’étendre. A l’heure actuelle, il est
plus une abstraction qu’une réalité. L’échange d’information
des fanzines et des BBSs fait partie du travail de base nécessaire de
la TAZ, mais une faible part de cette information a trait aux biens concrets
ou aux services utiles à la vie autonome. Nous ne vivons pas dans le Cyberspace;
en rêver serait tomber dans la CyberGnose, dans la fausse transcendance
du corps. La TAZ est un espace physique: nous y sommes ou nous n’y
sommes pas. Tous les sens doivent être impliqués. D’une certaine
manière, le Web est un sens nouveau, mais il doit s’ajouter aux
autres – on ne doit pas, comme dans une piètre parodie de transe
mystique, éliminer les autres. La totale réalisation du complexe-TAZ serait
impossible sans le Web. Mais le Web n’est pas une fin en soi. C’est
une arme.
3. L’appareil du Contrôle – «l’État» – doit (ou
c’est ce que nous devons croire) continuer simultanément à se déliter
et se pétrifier, il doit suivre son cours actuel où une rigidité hystérique
vient de plus en plus masquer un vide, un abîme du pouvoir. A mesure que
le pouvoir «disparaît», notre volonté de pouvoir doit être la disparition.
Quant à savoir si la TAZ doit être envisagée «simplement» comme une œuvre
d’art, nous en avons déjà discuté. Mais, demanderez-vous aussi,
n’est-ce qu’un pauvre trou à rats dans la Babylone de l’Information,
ou plutôt un labyrinthe de tunnels de plus en plus interconnectés, et
uniquement voué à l’impasse économique d’un parasitisme pirate?
Je répondrai que je préfère être un rat dans le mur qu’un rat dans
une cage – mais j’insisterai aussi sur le fait que la TAZ
transcende ces catégories.
Un monde dans lequel la TAZ réussirait à prendre racine ressemblerait
au monde imaginé par P. M. dans son roman bolo’bolo(13). La TAZ
est peut-être une «proto-bolo ». Et pour autant que la TAZ existe maintenant,
elle est beaucoup plus que la négativité mondaine ou que la marginalité
de la contre-culture. Nous avons souligné l’aspect festif de l’instant
non Contrôlé qui adhère en auto-organisation spontanée, mais brève. C’est
une «épiphanie» – une expérience forte aussi bien au niveau social
qu’individuel.
La libération se réalise dans la lutte – c’est l’essence
de la «victoire sur soi» de Nietzsche. Cette thèse peut également prendre
pour signe son idée de l’errance. C’est le concept précurseur
de la dérive, au sens situationniste et de la définition de Lyotard du
travail de dérive. Nous pouvons apercevoir une géographie complètement
nouvelle, une sorte de carte de pèlerinage sur laquelle on a remplacé
les lieux saints par des expériences maximales et des TAZs: une science
réelle de la psychotopographie, que l’on pourrait peut-être appeler
«géo-autonomie» ou «anarchomancie».
La TAZ implique une certaine sauvagerie, une évolution du domestique au
sauvage, un «retour» qui est aussi un pas en avant. Elle implique également
un «yoga» du chaos, un projet d’organisation plus «raffinée» (de
la conscience ou simplement de la vie), que l’on approche en «surfant
la vague du chaos», du dynamisme complexe. La TAZ est un art de vivre
en perpétuel essor, sauvage mais doux – un séducteur, pas un violeur,
un contrebandier plutôt qu’un pirate sanguinaire, un danseur et
pas un eschatologiste.
Admettons que nous ayons participé à des fêtes où, l’espace d’une
nuit, une république de désirs gratifiés a été atteinte. Ne devrions-nous
pas admettre que la politique de cette nuit a pour nous plus de force
et de réalité que celle du gouvernement américain tout entier? Quelques-unes
des «fêtes» que nous avons citées ont duré deux ou trois années. Est-ce
quelque chose qui mérite d’être imaginé, qui mérite qu’on
se batte pour elle? Etudions l’invisibilité, le nomadisme psychique,
travaillons avec le Web – qui sait ce que nous atteindrons?
Equinoxe du Printemps 1990
Annexe I– La linguistique du chaos
Pas encore une science mais une proposition: que certains problèmes linguistiques
puissent être résolus en considérant le langage comme un système dynamique
complexe, un «champ chaotique».
Parmi toutes les réponses à la linguistique de Saussure, nous en retiendrons
deux : la première, «l’antilinguistique», dont la piste, dans la
période moderne, suit le départ de Rimbaud pour l’Abyssinie, Nietzsche
– «je crains que nous ne nous libérions jamais de Dieu, tant que
nous continuerons de croire à la grammaire» –, dada, «la Carte n’est
pas le territoire» de Korzybski, les cut-ups de Burroughs et «la traversée
dans la Chambre Grise», ou encore Zerzan attaquant le langage lui-même
comme représentation et comme médiation.
La seconde, la linguistique de Chomsky avec sa croyance en une «grammaire
universelle» et ses diagrammes-arbres, qui constitue (je le crois) une
tentative de sauvetage du langage par la découverte de ses «invariants
cachés». Assez similaire à la tentative de certains scientifiques voulant
«sauver» la physique de l’«irrationalité» de la mécanique quantique.
On aurait attendu Chomsky l’anarchiste du côté des nihilistes, mais
en fait sa belle théorie a plus de choses en commun avec Platon ou avec
le soufisme. La métaphysique traditionnelle décrit le langage comme une
pure lumière brillant à travers le verre coloré des archétypes; Chomsky
parle de grammaires «innées». Les mots sont des feuilles, les phrases
des branches, les langues maternelles des membres, les familles de langage
des troncs, et les racines sont au «paradis»… ou dans l’ADN.
J’appelle ça de l’«hermétalinguistique» – hermétique
et métaphysique. Il me semble que le nihilisme (ou la «Heavy-métalinguistique»
en hommage à Burroughs) ait conduit le langage dans une impasse et l’ait
dangereusement exposé à l’«impossible» (un tour de force, mais un
tour de force déprimant). Chomsky, lui, tient jusqu’au bout la promesse
et l’espoir d’une révélation de dernière minute, ce qui me
paraît tout aussi difficile à accepter. Moi aussi j’aimerais bien
«sauver» le langage, mais sans avoir recours à un quelconque «esprit»,
à une prétendue règle divine, à une martingale universelle.
Mais revenons à Saussure et à ses notes, publiées à titre posthume, sur
les anagrammes dans la poésie latine: nous y trouvons quelques allusions
à un processus échappant, d’une certaine manière, à la dynamique
signe/signifié. Saussure s’est trouvé confronté à la suggestion
d’une sorte de métalinguistique qui se produit à l’intérieur
du langage, et non pas issue d’un impératif catégorique imposé de
l’extérieur. Dès que le langage se met à jouer, comme dans les poèmes
acrostiches qu’il a étudiés, il entre en résonance – une résonance
dont la complexité s’auto-amplifie. Saussure a tenté de quantifier
les anagrammes, mais ses statistiques lui échappaient (comme si quelque
équation non linéaire intervenait). Il voyait des anagrammes partout,
même dans la prose latine, et commençait à se demander s’il n’avait
pas des hallucinations – ou si les anagrammes relevaient d’un
processus conscient naturel de la parole. Il abandonna le projet.
Je me pose la question: si ces données étaient digérées par un ordinateur,
parviendrions-nous à modéliser le langage en terme de systèmes dynamiques
complexes? Alors les grammaires ne seraient pas innées, mais émergeraient
du chaos comme des «ordres supérieurs» évoluant spontanément – au
sens de l’«évolution créatrice» de Prygogine. Les grammaires pourraient
être des «attracteurs étranges», comme le motif caché qui est la «cause»
de l’anagramme – des motifs qui sont réels mais n’ayant
d’«existence» que par la manifestation de sous-motifs. Si le sens
est insaisissable, c’est peut-être parce que la conscience elle-même,
et donc le langage, est fractale.
Je trouve cette théorie bien plus anarchiste que l’antilinguistique
ou la conception de Chomsky. Elle suggère que le langage dépasse la représentation
et la médiation, non parce qu’il est inné, mais parce qu’il
est chaos. Elle suggère que toutes les expériences dadaïstes (Feyerabend
qualifiait son école d’épistémologie scientifique d’«anarchiste-dada»),
la poésie sonore, le geste, les cut-ups, les langages d’animaux
etc. – tout cela concourrait non pas à découvrir ou à détruire le
sens, mais à le créer. Le nihilisme désigne obscurément un langage créant
«arbitrairement» du sens. La linguistique approuve joyeusement, mais ajoute
que le langage peut dépasser le langage, que du déclin et de la confusion
tyrannique de la sémantique, il peut créer de la liberté.
Annexe II : Hédonisme appliqué
La Bande à Bonnot était végétarienne, et ne buvait que de l’eau.
Ils eurent une mauvaise (quoique pittoresque) fin. La consommation des
légumes et de l’eau, qui sont en soi d’excellentes choses
– du pur zen – ne devraient pas être un martyre mais une épiphanie.
Le déni de soi comme praxis radicale, l’impulsion de Leveller, un
goût d’obscurité millénariste – et ce courant dans la Gauche
refleurit historiquement, comme le fondamentalisme néo-puritain et les
réactions moralisantes de notre décade. La Nouvelle Ascèse, qu’elle
soit pratiquée par des dingues de la santé anorexiques, des sociologues-policiers
aux lèvres pincées, des nihilistes-centre-ville bon chic-bon genre, des
baptistes fascistes fait maison, des torpilles socialistes, des Républicains
anti-drogue… a dans tous les cas le même moteur : le ressentiment.
Pour affronter l’anesthésie persiflante contemporaine, nous érigerons
une galerie de prédécesseurs, des héros qui continuent la lutte contre
la mauvaise conscience mais qui savent encore faire la fête, une équipe
génétique géniale, une catégorie rare et difficile à définir, des grands
esprits, pas seulement à la recherche de la Vérité, mais de la vérité
du plaisir, sérieux mais sachant boire, que leur heureuse disposition
ne rendent pas paresseux mais aigus, brillants mais pas tourmentés. Imaginez
un Nietzsche avec une bonne digestion. Pas les Épicuriens tièdes ou les
Sybarites bouffis. Une sorte d’hédonisme spirituel, un actuel Chemin
des Plaisirs, une vision de la bonne vie, à la fois noble et possible,
enracinée dans la magnifique sur-abondance de la réalité.
Shaykh Abu Sa’id de Khorassan
Charles Fourier
Brillat-Savarin
Rabelais
Abu Nuwas
Abu Khan III
Raoul Vaneigem
Oscar Wilde
Omar Khayyam
Sir Richard Burton
Emma Goldman
ajoutez les vôtres ...
Annexe III AUTRES CITATIONS
1. Et pour nous, Il a prévu le travail
de chômeur perpétuel.
Après tout, s’Il avait voulu que nous travaillions,
Il n’aurait pas créé ce vin.
Avec une outre pleine, monsieur,
Vous précipiteriez-vous pour faire de l’économie?
Jalaloddin Rumi, Diwan-e Shams
*
2. Ici, avec une miche de pain sous la Branche, une bouteille de vin,
un livre de poésie – et Toi à mes côtés, chantant dans la Nature,
– Et la Nature qui est maintenant un Paradis.
Ah! mon aimée, remplis ma coupe qui libère l’aujourd’hui des
douleurs passées et des craintes futures – Demain?Oui, demain je
pourrais être moi-même avec les sept mille ans d’hier.
Ah! mon Amour, puissions-nous conspirer toi et moi avec le Magicien pour
capturer tout cet Ordre triste des choses, sans pourtant le détruire –
et le refaire alors selon le Désir du Cœur!
Omar FitzGerald
*
3. «L’histoire, le matérialisme, le monisme, le positivisme, et
tous les mots en «ismes» de ce monde sont des outils vieux et rouillés
dont je n’ai plus besoin et auquel je ne prête plus attention. Mon
principe c’est la vie, ma fin c’est la mort. Je veux vivre
ma vie intensément pour embrasser ma vie tragiquement. Vous attendez la
révolution? La mienne a commencé il y a longtemps! Quand vous serez prêts
(Mon Dieu, quelle attente sans fin!) je ferai volontiers un bout de chemin
avec vous. Mais quand vous vous arrêterez, je continuerai ma voie folle
et triomphale vers la grande et sublime conquête du néant! Toute société
que vous bâtirez aura ses limites. Et en dehors des limites de toute société,
les clochards héroïques et turbulents erreront, avec leurs pensées vierges
et sauvages – eux qui ne peuvent vivre sans concevoir de toujours
nouveaux et terribles éclatements de rébellion! Je serai parmi eux! Et
après moi, comme avant moi, il y aura ceux qui disent à leurs frères:
«Tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que vers vos Dieux ou vos idoles.
Découvrez ce qui se cache en vous-mêmes; ramenez-le à la lumière; montrez-vous!»
Parce que toute personne qui, cherchant dans sa propre intériorité, extrait
ce qui y était caché mystérieusement, est une ombre qui éclipse toute
forme de société pouvant exister sous le soleil! Toutes les sociétés tremblent
quand l’aristocratie méprisante des clochards, les inaccessibles,
les uniques, les maîtres de l’idéal et les conquérants du néant,
avance résolument. Avancez donc iconoclastes! En avant! "Déjà le ciel
menaçant devient noir et silencieux!"»
Renzo Novatore, Arcola Janvier 1920.
*
4.La tirade du Capitaine Bellamy
Daniel Defoe, sous le nom de plume de Capitaine Charles Johnson, écrivit
ce qui devait devenir le premier texte de référence historique sur les
pirates: «Histoire générale des pillages et des crimes de Pyrates les
plus fameux». Selon Patrick Pringle, dans Jolly Roger, le recrutement
des pirates se faisait surtout parmi les sans-emploi, les esclaves et
les criminels déportés. En haute mer, ils mirent le cap sur un nivellement
immédiat des inégalités de classe. Defoe raconte qu’un pirate nommé
Capitaine Bellamy tint ce discours au capitaine d’un navire marchand
qu’il avait capturé. Le capitaine venait de décliner son invitation
à se joindre aux pirates.
« — Je regrette bien qu’ils ne vous rendent pas votre chaloupe,
car je déteste faire du tort à quelqu’un quand ce n’est pas
mon avantage. Maudite chaloupe, nous devons la couler, et vous devez en
avoir besoin. Quoique vous soyez un sale fouineur, comme tous ceux qui
acceptent d’être gouvernés par des lois faites par les riches pour
assurer leur propre sécurité, car ces petits peureux n’ont pas le
courage de défendre autrement ce qu’ils ont acquis par friponnerie;
mais soyez tous maudits: maudits soit cette bande de fieffés fripons,
et vous, le paquet de têtes-molles au cœur de femmelette, qui les
servez. Ils nous dénigrent, les escrocs nous dénigrent, alors qu’il
n’y a qu’une différence, ils volent les pauvres sous couvert
de la loi, alors que nous volons les riches sous la seule protection de
notre courage. Ne voyez-vous pas que vous feriez mieux d’être l’un
des nôtres, plutôt que de tourner autour de ces vilains pour du travail?
Quand le capitaine répondit que sa conscience ne le laisserait pas briser
les lois de Dieu et de l’homme, le pirate Bellamy reprit:
— Vous êtes un coquin à la conscience diabolique, je suis un prince
libre, et j’ai autant d’autorité pour faire la guerre dans
le monde entier que celui qui a une flotte de cent vaisseaux à la mer
et une armée de cent mille hommes sur le terrain. Voilà ce que me dit
ma conscience. Mais à quoi bon discuter avec des pantins pleurnichards
qui permettent à leurs supérieurs de les jeter par-dessus bord à coups
de pieds au cul, selon leur bon plaisir.»
*
5.Le Diner
«La plus haute forme de la société humaine dans l’ordre social existant
se trouve dans les salons. Dans les réunions élégantes et raffinées des
classes aristocratiques il n’y a pas d’interférence impertinente
de la législation. L’Individualité de chacun est pleinement admise.
Les relations, alors, sont parfaitement libres. La conversation est continue,
brillante et variée. Les groupes se forment par attraction. Ils se défont
continuellement et se reforment par l’opération de la même influence
subtile et omniprésente. La déférence mutuelle s’insinue dans toutes
les classes, et la plus parfaite harmonie, jamais atteinte dans les relations
humaines complexes, se réalise précisément dans des circonstances que
les Législateurs et les Politiciens redoutent comme les conditions d’une
anarchie et confusion inévitables. S’il y a des lois d’étiquette,
ce ne sont que des suggestions de principe, acceptées et appréciées par
chaque individu selon son propre esprit. Dans tout progrès futur de l’humanité,
avec tous les innombrables éléments de développement que l’on voit
actuellement, est-il concevable que la société en général, dans toutes
ses relations, ne puisse atteindre un niveau de perfection aussi élevé,
déjà atteint par certaines parties de la société, dans certaines situations
particulières? Imaginons que les relations de salon soient régulées par
des législations spécifiques. Fixons par décret le temps de parole entre
chaque homme et chaque femme; régulons précisément la position dans laquelle
chacun devra s’asseoir ou se tenir debout; les sujets autorisés,
le ton de parole et les gestes d’accompagnement avec lesquels chaque
sujet serait traité, seraient définis soigneusement, tout cela sous le
prétexte d’empêcher le désordre et de protéger les droits et privilèges
de chacun; pourrait-on concevoir quelque chose de mieux calculé et de
plus certain pour transformer les relations sociales en un esclavage intolérable
et une confusion sans espoir?»
S. Pearl Andrews, La Science de la Société
NOTES
(1). Ranterish ... Les Ranters étaient une secte de protestants
radicaux au XVIIe siècle, connus pour parler dans des langues étranges
quand ils étaient possédés par le saint-esprit.
(2). Jackboot ... Le jackboot est la botte que portaient les soldats
nazis. En anglais le mot est devenu synonyme de fascisme et de dictature.
(3). Up the pole & out the smokehole ...Référence au chamanisme,
surtout sibérien, où le chaman dans un état d’extase grimpe le mât
de bois qui sert de support central à la maison et sort sur le toit par
le trou de la cheminée. Symboliquement c’est la façon de monter
vers le monde des esprits.
(4).IWW... The Industrials Workers of the World, union anarcho-syndicaliste,
dont la constitution est un classique de la littérature révolutionnaire.
(5) Concord .H.D.Thoreau (1817-1862) est né et mort à Concord, Massachusetts.
(6). Reality Hacking , Reality hacker...Le hacker est celui qui
rentre illégalement dans les réseaux informatiques pour y prendre des
données, les détruire, ou plus généralement pour accéder à l’information.
Le terme peut aussi signifier un bricoleur inspiré des télécoms ou de
l’informatique. Le Reality Hacking pousse cette idée plus
loin en l’appliquant à la réalité elle-même.
(7). Luddite : Mouvement éphémère (1811-1816) des ouvriers anglais
qui s’attaquèrent aux machines de l’industrie textile, et
qui ne reconnaissaient comme Roi qu’un certain Ned Lud qui en 1779,
avait détruit deux métiers à tisser. Lord Byron les défendit au Parlement
et composa une ballade à leur gloire.Le terme, devenu synonyme d’«opposants
au progrès», a été appliqué aux anti-nucléaristes et plus récemment aux
anti-technologistes. Les Luddites avaient, en fait, une position beaucoup
plus complexe et ne détruisaient que les machines produisant du travail
de moindre qualité et s’opposaient à la montée d’une classe
de petits exploitants.
(8). Complot ...En anglais «plotting» signifie tracer une route
sur une carte, mais aussi comploter.
(9).Capitain Misson... Dans un texte intitulé «Misère du lecteur
de TAZ», en réponse à un article (très critique) de John Zerzan, Hakim
Bey revient sur certains détails de TAZ pour les corriger et surtout pour
expliquer ce qu’il considère comme un malentendu absolu concernant
la TAZ: «Ecrire sans que personne ne te lise véritablement est déprimant.Se
heurter à un mur de méfiance est tragique.Mais avoir des lecteurs trop
facilement influençables est la pire chose qui soit.Ces lecteurs s’imaginent
qu’il suffit de lire et de répéter comme des perroquets les formules
les plus étranges ; leur véritable désir est en fait d’OBEIR A QUELQU’UN,
de lire avec les yeux d’un autre, de se soumettre à l’autorité
du "maître". Fascisme de perroquet.»
D’autre part,Bey apporte une précision d’importance : «TAZ
comportait également une erreur historiographique qui, par effet boule
de neige, s’est transformée en erreur idéologique.Le capitaine Misson
N’est PAS mort en défendant Libertalia; après la destruction de
la colonie, Misson, triste et déçu, voulut revenir en Europe et vivre
à l’écart du monde, mais aux abords des côtes de Guinée son bateau
fit naufrage au cours d’une tempête.Il n’y eut aucun survivant
(cf.The Story of Misson and Libertalia retold by Larry Law, Spectacular
Times, 1980).Ainsi, l’histoire de Libertalia est encore plus instructive
– le martyre la tenait à distance, en une sorte d’apologue
exotique... Le caractère temporaire de l’utopie pirate est également
inconfort, dépression, retraites déshonorantes, volonté de disparaître
de la face de la Terre (et même de la surface de la Terre)...Pourquoi
croire que le nomadisme psychique correspond à une "légèreté" qui ne peut
exister nulle part ? Pourquoi croire qu’on la doit prendre comme
elle vient? Les trendies de l’alam-i-ajsam [le monde des corps et
de l’activité manuelle] ont banalisé et détruit la TAZ, ils l’ont
rendue trop facile dans les mots et irréalisable dans les actes.C’est
impardonnable.» Ce texte a paru dans Hakim Bey, A ruota libera, a cura
di Fabrizio P.Belletati, Castelvecchi, Roma, 1996, qui regroupe un certain
nombre d’essais postérieurs à la TAZ.
(10).«Indiens ... forêts»...Ce furent les derniers mots de H.D.Thoreau
sur son lit de mort.
(11).La Grève de l’Art fut une initiative d’un groupe d’artistes
anglais et américains qui commença à la fin des années quatre-vingt et
culmina entre 1990 et 1993 au cours des «trois années sans Art» (cf.Art
Strike Handbook, Sabotage éditions, London, 1989 et The Art Strike Papers,
AKPress, Edimburg, 1991).Dans un article repris dans le volume cité note
8, Bey revient sur la grève de l’art et modifie sensiblement sa
position: «Je voyais le slogan "Arrête de créer!" comme une injonction
par trop chargée de Radiations Orgoniques Mortelles, une sorte de psychodrame
de la Fin du Monde...Sans doute devrais-je revoir cette position: à y
repenser, les fameuses "trois années sans art" ont été trois années de
disparition, une guérilla-Zazen (la méditation d’un Bodhisattva
guerrier...).» «Art Strike : appunti per un ripensamento», in A Ruota
libera, cit., p.54-55.
(12).VONU...Disparition volontaire, généralement dans la campagne,
propre à un mouvement populaire des années soixante-dix.
(13).bolo’bolo...Bey revient en plusieurs endroits sur ce
roman de P.M.décrivant une utopie non autoritaire, publié par Autonomedia.
Les liens d'origine :
Le site original http://www.t0.or.at/hakimbey/hakimbey.htm
et la page de TAZ http://www.t0.or.at/hakimbey/taz/taz.htm
On peut le trouver repris sur divers sites, par exemple sur un site qui
s'appelle TAZ
http://www.ifrance.com/a100/taz/
http://perso.infonie.fr/fakn/taz.htm
http://aredje.net/taz.htm
http://www.virtualistes.org/taz1.htm#pirate
http://www.chez.com/hvp057/taz.html
http://www.ifrance.com/a100/taz/taz.htm
http://www.e-troubadourz.org/tazfr.html
Sans oublier le site original en angalis http://www.t0.or.at/hakimbey/hakimbey.htm
et la page de TAZ http://www.t0.or.at/hakimbey/taz/taz.htm
Une critique de Hakim Bey "Hakim
Bey", "anarchiste" postmoderne par John Zerzan
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