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Origine :
http://perso.orange.fr/chabrieres/texts/consolation.html
Stig Dagerman Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être
heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une
errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux.
Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe
sur la terre d’où je puisse attirer l’attention
d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué
la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de
Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée.
Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit
en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à
celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était
pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette
pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain
d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être
humain est impossible à rassasier.
En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur
traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir
dans la forêt, je tire. Souvent je n’atteins que le
vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à
mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps
d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me
dépêche de m’emparer de ma victime.
Qu’ai-je alors entre mes bras ?
Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon
de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots
que je ressens de la joie et de l’effroi à bander.
Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté.
Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et
bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque
je suis menacé par la mer : un récif de granit bien
dur.
Mais il y a aussi des consolations qui viennent à moi sans
y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements
odieux : Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton
talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même
! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les
gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes
! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche
!
Le fil du rasoir est bien étroit. Je vois ma vie menacée
par deux périls : par les bouches avides de la gourmandise,
de l’autre par l’amertume de l’avarice qui se
nourrit d’elle-même. Mais je tiens à refuser
de choisir entre l’orgie et l’ascèse, même
si je dois pour cela subir le supplice du gril de mes désirs.
Pour moi, il ne suffit pas de savoir que, puisque nous ne sommes
pas libres de nos actes, tout est excusable. Ce que je cherche,
ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le
contraire d’une excuse : le pardon. L’idée me
vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte
ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image
réfléchie de mon désespoir. En effet, lorsque
mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n’est
qu’une trêve entre deux nuits, la fausse consolation
me crie : Espère, car chaque nuit n’est qu’une
trêve entre deux jours.
Mais l’humanité n’a que faire d’une consolation
en forme de mot d’esprit : elle a besoin d’une consolation
qui illumine. Et celui qui souhaite devenir mauvais, c’est-à-dire
devenir un homme qui agisse comme si toutes les actions étaient
défendables, doit au moins avoir la bonté de le remarquer
lorsqu’il y parvient.
Personne ne peut énumérer tous les cas où la
consolation est une nécessité. Personne ne sait quand
tombera le crépuscule et la vie n’est pas un problème
qui puisse être résolu en divisant la lumière
par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est
un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent
pas. Je peux, par exemple, marcher sur le rivage et ressentir tout
à coup le défi effroyable que l’éternité
lance à mon existence dans le mouvement perpétuel
de la mer et dans la fuite perpétuelle du vent. Que devient
alors le temps, si ce n’est une consolation pour le fait que
rien de ce qui est humain ne dure – et quelle misérable
consolation, qui n’enrichit que les Suisses !
Je peux rester assis devant un feu dans la pièce la moins
exposée de toutes au danger et sentir soudain la mort me
cerner. Elle se trouve dans le feu, dans tous les objets pointus
qui m’entourent, dans le poids du toit et dans la masse des
murs, elle se trouve dans l’eau, dans la neige, dans la chaleur
et dans mon sang. Que devient alors le sentiment humain de sécurité
si ce n’est une consolation pour le fait que la mort est ce
qu’il y a de plus proche de la vie – et quelle misérable
consolation, qui ne fait que nous rappeler ce qu’elle veut
nous faire oublier !
Je peux remplir toutes mes pages blanches avec les plus belles combinaisons
de mots que puisse imaginer mon cerveau. Etant donné que
je cherche à m’assurer que ma vie n’est pas absurde
et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots
en un livre et je l’offre au monde. En retour, celui-ci me
donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien
faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer
au progrès de la littérature – je ne désire
que ce que je n’aurai pas : confirmation de ce que mes mots
ont touché le cœur du monde. Que devient alors mon talent
si ce n’est une consolation pour le fait que je suis seul
– mais quelle épouvantable consolation, qui me fait
simplement ressentir ma solitude cinq fois plus fort !
Je peux voir la liberté incarnée dans un animal qui
traverse rapidement une clairière et entendre une voix qui
chuchote : Vis simplement, prends ce que tu désires et n’aie
pas peur des lois ! Mais qu’est-ce que ce bon conseil si ce
n’est une consolation pour le fait que la liberté n’existe
pas – et quelle impitoyable consolation pour celui qui s’avise
que l’être humain doit mettre des millions d’années
à devenir un lézard !
Pour finir, je peux m’apercevoir que cette terre est une fosse
commune dans laquelle le roi Salomon, Ophélie et Himmler
reposent côte à côte. Je peux en conclure que
le bourreau et la malheureuse jouissent de la même mort que
le sage, et que la mort peut nous faire l’effet d’une
consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation
pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la
mort !
Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse
me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans
le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se
livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations,
qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus
profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent
vers une libération temporaire. Je devrais peut-être
dire : la vraie car, à la vérité, il n’existe
pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle,
celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable,
un être souverain à l’intérieur de ses
limites.
Mais la liberté commence par l’esclavage et la souveraineté
par la dépendance. Le signe le plus certain de ma servitude
est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté
est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille
de l’indépendance. On dirait que j’ai besoin
de la dépendance pour pouvoir finalement connaître
la consolation d’être un homme libre, et c’est
certainement vrai. A la lumière de mes actes, je m’aperçois
que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon
propre malheur. Ce qui devrait m’apporter la liberté
m’apporte l’esclavage et les pierres en guise de pain.
Les autres hommes ont d’autres maîtres. En ce qui me
concerne, mon talent me rend esclave au point de pas oser l’employer,
de peur de l’avoir perdu. De plus, je suis tellement esclave
de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne,
de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement,
je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la
retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je
valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité
de créer de la beauté à partir de mon désespoir,
de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec une joie amère,
je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même
enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression
est une poupée russe et, dans la dernière poupée,
se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde
et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l’esclave
de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens,
à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre
que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.
Mais, venant d’une direction que je ne soupçonne pas
encore, voici que s’approche le miracle de la libération.
Cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité
qui, tout à l’heure, suscitait mon effroi est maintenant
le témoin de mon accession à la liberté. En
quoi consiste donc ce miracle ? Tout simplement dans la découverte
soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain,
n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences
telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler.
Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut
alors exister ?
Puisque je suis au bord de la mer, je peux apprendre de la mer.
Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle
porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement
toutes les voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger
de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines
fonctions. Pour moi, ce n’est pas le devoir avant tout mais
: la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir
droit à des moments où je puisse faire un pas de côté
et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse
que l’on appelle la population du globe, mais aussi une unité
autonome.
Ce n’est qu’en un tel instant que je peux être
libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant,
ont causé mon désespoir. Je peux reconnaître
que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l’éternité
se soucie peu de moi. Mais qui me demande de me soucier de l’éternité
? Ma vie n’est courte que si je la place sur le billot du
temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées
que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels
j’aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui
me demande de compter ? Le temps n’est pas l’étalon
qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument
de mesure sans valeur car il n’atteint que les ouvrages avancés
de ma vie.
Mais tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui
donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec
un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au
moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en
mer à la voile, la joie que l’on donne à un
enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule
totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre
la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace
de cent ans. Non seulement la félicité se situe en
marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la
vie.
Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps
et, par la même occasion, celui des performances que l’on
exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on
doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont
des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance,
mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la
perfection. Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance
: ce qui est parfait œuvre en état de repos. Il est
absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des
armadas et des dauphins. Certes, elle le fait – mais en conservant
sa liberté. Il est également absurde de prétendre
que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes,
il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais
il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L’important
est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté
et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail
de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même
comme une pierre sur le sable.
Je peux même m’affranchir du pouvoir de la mort. Il
est vrai que je ne peux me libérer de l’idée
que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité.
Mais je peux réduire à néant la menace qu’elle
constitue en me dispensant d’accrocher ma vie à des
points d’appui aussi précaires que le temps et la gloire.
Par contre, il n’est pas en mon pouvoir de rester perpétuellement
tourné vers la mer et de comparer sa liberté avec
la mienne. Le moment arrivera où je devrai me retourner vers
la terre et faire face aux organisateurs de l’oppression dont
je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaître,
c’est que l’homme a donné à sa vie des
formes qui, au moins en apparence, sont plus fortes que lui. Même
avec ma liberté toute récente je ne puis les briser,
je ne puis que soupirer sous leur poids. Par contre, parmi les exigences
qui pèsent sur l’homme, je peux voir lesquelles sont
absurdes et lesquelles sont inéluctables. Selon moi, une
sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps.
C’est la liberté qui vient de la capacité de
posséder son propre élément. Le poisson possède
le sien, de même que l’oiseau et que l’animal
terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden –
mais où est maintenant la forêt où l’être
humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté
en dehors des formes figées de la société ?
Je suis obligé de répondre : nulle part. Si je veux
vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à
l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort
que moi. A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même
– mais, d’un autre côté, c’est considérable.
Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre,
je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant
que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde,
car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que
celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra
plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence
pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache
ne peut avoir de prise sur le silence vivant.
Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans
le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir
du miracle de la libération me porte comme une aile vers
un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une
consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire
une raison de vivre.
Titre original: Vârt behov av tröst Norstedt & Söners,
Stockholm
ACTES SUD, 1981 pour la traduction française
Stig Dagerman ou l'innocence préservée
Stig
Dagerman ou l'innocence préservée
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