QUAND LES PAYS-BAS DÉCRIMINALISENT LE PROXÉNÉTISME
Le corps humain mis sur le marché
ALORS que l'aggravation des disparités sociales et l'extension
de la pauvreté entraînent une augmentation de la prostitution
dans de nombreux pays, une offensive menée par les Pays-Bas vise,
au nom de la liberté des femmes, à légaliser le "
travail sexuel ". A moins d'être forcée et que la victime
en apporte la preuve la prostitution deviendrait un libre commerce et
la mise en exploitation du corps, un droit reconnu sur le marché
international du sexe, pour la plus grande satisfaction des consommateurs
et des proxénètes.
Par MARIE-VICTOIRE LOUIS
Centre d'études et d'analyses des mouvements sociaux, Centre nationale
de la recherche scientifique, CNRS, Paris.
Si l'on a beaucoup parlé de la politique des Pays-Bas à
propos de la drogue, la question de la libéralisation du marché
du sexe, élaborée et menée avec une efficacité
redoutable par ce pays - qui préside le Conseil de l'Europe depuis
le 1er janvier 1997 - n'a pas encore été abordée.
Depuis les années 80, il est le seul Etat au monde à avoir
une politique nationale et internationale affichée de décriminalisation
des activités liées à la prostitution ; le seul également
à s'être donné les moyens conceptuels, financiers,
institutionnels de sa mise en oeuvre effective.
Les Pays-Bas, dont la politique se veut " placée sous le signe
de la tolérance ", ne considèrent pas que la prostitution
doive, même à long terme, être abolie : " La suppression
de la prostitution produit plus de problèmes, pour les prostituées
comme pour la société, qu'elle n'en résout. "
Et, " même si on le voulait, cette activité ne pourrait
être réprimée ", peut-on lire dans la plaquette
officielle de la ville d'Amsterdam, dont la politique est présentée
comme " la politique phare " du pays. La ville se targue d'ailleurs
de ce que son " quartier chaud " soit " connu dans le monde
entier ".
Ce pays ne se contente donc pas de faire de l'existence de la prostitution
un pis-aller. Sous couvert d'une analyse assimilant formellement liberté
sexuelle et prostitution, estimant que le stigmate social dont les prostituées
sont l'objet disparaîtra dès lors que leur " métier
" sera légalement reconnu, faisant fi de toute éthique,
le gouvernement néerlandais affiche, à la veille du XXIe
siècle, un nouveau " droit " de la personne humaine,
celui pour chacun d'être proxénète (1), le droit à
la prostitution n'en étant que le paravent.
Les Pays-Bas poussent en effet la logique économique libérale
jusqu'à son terme ultime. Dès lors que ce " gouvernement
reconnaît que les femmes doivent pouvoir choisir librement de se
prostituer ", il admet que le corps humain peut être l'objet
de transaction et reconnaît qu'une autre personne peut en obtenir
un bénéfice : " Le droit à l'autodétermination
dont jouit tout homme ou femme adulte indépendant qui n'a été
soumis à aucune influence illégale, implique le droit pour
cette personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu'une
autre personne profite des revenus qu'elle en tire (2). " Cette -
formidable - assertion occulte toute analyse des rapports de domination
qui sont à la base même de la prostitution. Elle postule
en effet que les personnes elles-mêmes - et non seulement les choses
- peuvent être l'objet de conventions (3) et remet radicalement
en cause l'affirmation du principe, pourtant universel, selon lequel le
corps humain est inaliénable.
Très significatives sont les mutations du vocabulaire utilisé
dans les textes néerlandais et qui, progressivement, apparaissent
dans les textes internationaux, de même que dans le langage parlé
: le " droit à l'autodétermination " des femmes
se substitue à leur liberté ; " le renforcement du
pouvoir des femmes (4) " remplace leurs droits ou l'égalité
entre les sexes, tandis que le concept de " droits sexuels "
ouvre, dans son ambiguïté, la voie à cette commercialisation
du sexe. Le " travail sexuel ", le " sexe marchand "
remplace celui de prostitution. Les proxénètes ou les propriétaires
de maisons de passe deviennent des " tierces personnes ", des
" intermédaires ", " des organisateurs du travail
des prostituées ", des " propriétaires ou gérants
de locaux ", des " managers de l'industrie du sexe ". Et
les prostituées deviennent des " travailleuses du sexe ",
ou des " professionnelles de la sexualité ". Quant aux
clients, devenus des " consommateurs de prostitution ", ils
restent le plus souvent innommés. Sauf lorsqu'il s'agit d'évoquer
la création d'associations hollandaises chargées de "
protéger leurs intérêts "...
A la base de cette thèse, le raisonnement selon lequel la prostitution
doit être considérée comme une activité économique
(presque) comme les autres. Seules les " formes d'exploitation qui
comportent un élément de coercition ou de fraude ou s'il
y a abus de la situation de dépendance de la prostitution "
doivent, elles, être réprimées. Cette distinction
ouvre alors la voie à la reconnaissance de l'existence d'une "
prostitution forcée ", clé de voûte de cette
théorisation. L'ajout de ce simple mot - " forcée "
- implique, en contrepoint, que la prostitution peut être alors
" libre ", " volontaire ", " choisie ",
" fondée sur un choix rationnel " (traduire : économique)
(5).
C'est dorénavant à l'aune de la contrainte sur les seules
personnes prostituées que repose donc la définition de la
prostitution. La légitimité de ce " commerce ",
elle, n'est donc plus contestée. De fait, son champ d'action ne
peut que s'élargir et les " contraintes " (viols, coups,
chantages, tortures, assassinats), déjà exercées
à l'encontre des prostitué(e)s, ne peuvent que s'aggraver.
Les autorités néerlandaises en arrivent même à
proposer un nouveau concept, celui de : " consentement de plein gré
à sa propre exploitation ".
Bien que tombé en désuétude, le code pénal
des Pays-Bas pénalise cependant, encore pour un temps, le proxénétisme.
Mais ce maintien est plus que symbolique car la gestion des maisons de
passe a été transférée aux municipalités.
Celles-ci ont le pouvoir de signer des conventions avec les tenanciers.
Ces derniers peuvent alors, sous le contrôle de la police, exercer
librement leur " commerce ", sous réserve que les prostituées
soient majeures, en situation régulière, qu'elles prennent
soin de leur santé et de celle de leurs clients et... n'aient pas
été " contraintes ". Or, 80 % des prostituées
d'Amsterdam sont étrangères, et 70 % d'entre elles sont
dépourvues de papiers. Il n'est donc pas étonnant qu'à
ce jour sur les deux cent cinquante " bordels " officiellement
recensés de la ville, seuls quatre aient signé une convention
avec le maire. Des conventions qui n'accordent, de fait, aucun droit aux
prostituées dont les Pays-Bas s'affirment pourtant les défenseurs.
L'appréciation de la " contrainte " est d'autant plus
discrétionnaire que politique en matière de prostitution
et politique en matière d'immigration ne sont plus dissociables.
Ces femmes, souvent mineures et étrangères, terrifiées,
menacées, violentées, le plus souvent dépouillées
de leur argent et de leurs papiers, sans contact avec le monde extérieur,
certaines ne sachant même pas dans quelle ville elles sont, ce sont
elles qui doivent dénoncer à la police leur situation contrainte
! Cette même police qui effectue des descentes dans les maisons
de passe, quand elle n'est pas complice des tenanciers.
Même les enfants...
POUR éviter de ternir leur image de champion de la lutte contre
le trafic des femmes, les Pays-Bas permettent aux plaignantes de rester
sur le territoire néerlandais jusqu'à la tenue du procès
qu'elles intentent. Une politique particulièrement cynique, puisque,
après le procès en question, ces femmes sont expulsées.
De fait, les trafiquants ont bien peu à craindre de la répression
dans ce pays. En 1993, sur un total de neuf procès - en première
instance et en appel - pour trafic d'êtres humains : un procès
a été " suspendu pour une période indéfinie
" ; une femme témoin a obtenu une " compensation "
; quatre ordonnances de non-lieu, faute de preuves, ont été
prononcées ; un trafiquant a été condamné
à une peine de neuf mois de prison ferme, un autre à quatre
ans. Quant au dernier procès, qui concernait cinq trafiquants de
femmes thaïlandaises, également poursuivis pour trafic de
drogue, la peine la plus élevée a été de trois
ans de prison, dont un avec sursis et une amende ne dépassant pas
35 000 florins (105 000 francs).
Le gouvernement des Pays-Bas s'est donc cru obligé d'affirmer une
volonté politique plus nette de lutter contre les trafiquants d'êtres
humains. Ainsi a-t-il modifié, en 1994, son code pénal :
la peine maximale de prison est passée de cinq à six ans
- soit deux fois moins que la répression pour trafic de drogues
dures - et à dix ans au maximum, s'il s'agit de trafic organisé
d'enfants de moins de 16 ans et/ou accompagné de graves violences
physiques.
Sur la scène internationale, les Pays- Bas ont remporté
de nombreux succès pour faire adopter leur approche des problèmes
de la prostitution. A de rares exceptions près, chaque rencontre
internationale est l'occasion d'une nouvelle avancée des thèses
néerlandaises. Ainsi La Haye a-t-elle joué un rôle
décisif, lors de la rédaction de la plate-forme européenne
d'action préparatoire à celle de Pékin qui s'est
tenue en septembre 1995. Pour la première fois, à un niveau
gouvernemental européen (6) la notion de " prostitution forcée
" a été entérinée. En outre, il n'est
plus demandé aux Etats de ratifier la Convention abolitionniste
de 1949, véritable bête noire des Pays-Bas. Dans son préambule,
cette convention affirme en effet que " la prostitution et le mal
qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en
vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la
valeur de la personne humaine ".
Plus encore, les cinquante-quatre pays occidentaux signataires de la plate-forme
européenne - ceux-là mêmes qui contrôlent la
plus grande part des revenus de cette marchandisation internationale du
sexe des êtres humains et fournissent la majorité des clients
du " tourisme sexuel " - ont affirmé, sans ambiguïté,
qu'ils reconnaissaient expressément " la prostitution "
comme une réalité qui n'a pas à être remise
en cause et dont il faut seulement limiter l' " expansion "
(7). Quant aux moyens évoqués pour parvenir à ce
but, ils consistent simplement à demander " plus d'efforts
internationaux et de coopération ", ce qui exclut tout renforcement
de politiques contraignantes nationales ou internationales en la matière.
Dans la foulée, le gouvernement néerlandais - qui s'est
dit particulièrement satisfait des résultats de la conférence
de Pékin - a obtenu, au finish, l'ajout du terme " forcé
" à celui de " prostitution " dans la déclaration
finale.
Enfin, le 29 novembre 1996, lors du Conseil justice-affaires intérieures,
le gouvernement néerlandais a empêché l'adoption de
deux propositions majeures du projet d'action commune. Alors que la quasi-totalité
des Quinze avaient exigé une répression accrue de la pornographie
impliquant des enfants, les Pays- Bas se sont opposés à
la Belgique qui demandait que soit incriminée la détention
d'un tel matériel " à des fins personnelles ".
La possession de cassettes pornographiques de ce type ne sera donc plus,
sur un plan européen, considérée comme élément
constitutif de l'" exploitation sexuelle " et échappera
à toute sanction. Le droit des enfants à être protégés
de toute violence sexuelle a été ainsi sacrifié sur
l'autel de la liberté du commerce, pour le plaisir des amateurs
de pornographie.
La délégation néerlandaise, soutenue par les Danois,
s'est en outre opposée à l'affirmation du principe de l'universalité
d' " extra territorialité sans double incrimination "
pour les crimes suivants : " exploitation sexuelle des enfants ou
le fait d'infliger à ceux-ci des sévices sexuels" ;
" traite des enfants en vue de les exploiter sexuellement ou de leur
infliger des sévices sexuels ". Autrement dit, les Etats européens
ne sont pas contraints de poursuivre leurs ressortissants en dehors de
la Communauté, si les crimes reprochés ne sont pas également
punissables dans le pays où ils ont été perpétrés.
Les agresseurs sexuels d'enfants des pays pauvres peuvent continuer à
exercer leurs violences dès lors que leurs victimes vivent dans
des contrées qui n'auraient pas, selon ce projet d'action commune
européenne, " pris les mesures appropriées visées
à l'article 34 de la Convention des droits de l'enfant ".
Selon cet article, " les Etats parties s'engagent à protéger
l'enfant contre toutes les formes d'exploitation sexuelle et de violences
sexuelles ".
Que les pays européens continuent, dans la réalité,
à appliquer leur propre législation nationale en matière
de lutte contre le proxénétisme et le trafic des êtres
humains n'y change rien : ils ont signé un texte européen
indigne, au nom de la règle du consensus qui abolit même
le droit à une position minoritaire.
La France est cependant mal placée pour s'opposer au rouleau compresseur
néerlandais. Elle défend officiellement la convention de
1949 sans l'appliquer ; elle se prétend abolitionniste mais elle
cautionne les nouvelles formes de réglementation de la prostitution
(salons de massage, bars montants, etc.) Même si elle reste la plus
répressive des Quinze, la justice française a diminué
presque par deux, ces dernières années, le nombre des poursuites
- ce qui ne veut pas dire les condamnations - à l'encontre des
proxénètes : quelque 650 en 1995, contre environ 1 300 en
1988. Et on chercherait en vain une politique cohérente entre les
cinq ministères concernés.
A l'heure où la non-commercialisation du sang, de l'utérus,
et d'autres organes humains fait l'objet de nombreux débats éthiques
comme de réglementations, il semble inadmissible que de telles
politiques se mettent en place sans que personne réagisse dans
la communauté internationale, en particulier parmi les défenseurs
des droits de la personne. Ce qui est en cause dans cette politique présentée
comme " moderniste ", c'est encore plus d'exclusion des femmes
du marché du travail, autant de pouvoir masculin consolidé,
et autant de violences contre les femmes, légitimées.
MARIE-VICTOIRE LOUIS.
(1) Selon Interpol, les revenus d'un proxénète vivant en
Europe de la prostitution d'une personne sont d'environ 720 000 francs
par an.
(2) Questions relatives aux droits de l'homme. Position du gouvernement
hollandais. Conseil économique et social, Nations unies, (E/1990/33),
3 avril 1990.
(3) Cf. l'article 1128 du code civil français : " Il n'y a
que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet
de conventions. "
(4) Cette expression, utilisée systématiquement en anglais
sous le terme d' " empowerment ", est extrêmement dangereuse
dans la mesure où elle ne comporte aucune référence
juridique normative et ne se réfère à aucune éthique.
(5) Lire " La conférence européenne contre le trafic
des femmes. Vers une reconnaissance légale du proxénétisme
", Projets féministes, no 1, mars 1992.
(6) Contrairement à ce que cet intitulé laisse penser, pour
l'ONU, la région Europe comprend, en sus des pays européens,
les Etats-Unis, le Canada et Israël.
(7) " La récession ainsi que d'autres problèmes économiques
ont provoqué une augmentation de la prostitution dans de nombreux
pays. Parce que ce phénomène, qui affecte les droits humains
des femmes, est souvent international, plus d'efforts internationaux et
de coopération sont nécéssaires pour empêcher
son expansion. " Plate-forme d'action, commission économique
pour l'Europe, (ONU, E / ECE / : RW/ HLM / 8.), 20 décembre 1994.
Origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE MARS 1997
Le lien d’origine : http://www.monde-diplomatique.fr/1997/03/LOUIS/8027
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