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Egalité homme - femme ?
Origine et aspects de la discrimination sur le marché du travail
Extraits
Solidarité et Développement (Association de Compiègne)


Solidarité et Développement
égalité homme - femme ?
Origine et aspects de la discrimination sur le marché du travail
Extraits

La construction des rapports sociaux entre les sexes
La question se situe dans un cadre théorique plus général que le rapport homme / femme : étudier comment l’ordre établi avec ses rapports de domination, ses droits, ses privilèges et ses injustices se perpétue aussi facilement, et que les conditions d’existence plus ou moins intolérables puissent paraître comme acceptables et même naturelles.
La domination masculine et la manière dont elle est imposée et subie est un exemple de cette soumission paradoxale, effet de ce que Bourdieu appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes même, qui s’exerce pour l’essentiel par des voies symboliques (communication, méconnaissance, reconnaissance et sentiment), ce qui n’exclut pas, bien évidemment, des formes de violence physique et brutale.
Cette relation sociale offre une occasion de saisir la logique de la domination exercée au nom d’un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue, un style de vie, une manière de penser, d’agir et plus généralement une propriété distinctive, un stigmate tout comme la couleur de la peau est une propriété corporelle parfaitement arbitraire.
Il s’agit de démontrer les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel, et ce sur la base, entre autres, de la nécessité de la gestion de la reproduction.
Pour cela l’approche anthropologique permet de prendre sur une certaine vision du monde (européenne, occidentale, judéo-chrétienne...) un recul capable de rendre au principe de différence entre le masculin et le féminin son caractère arbitraire et en même temps sa nécessité sociologique. On mettra ici en perspective deux courants : le courant matérialiste qui explique l’asymétrie entre les sexes par les conditions de production et le courant symbolique, qui explique comment cette asymétrie devient socialement acceptée.
On pourra ainsi faire apparaître une construction sociale naturalisée (les genres en tant qu’habitus sexués).
On verra en outre que le principe de perpétuation de ce rapport de domination ne réside pas seulement, dans un des lieux les plus visibles de son exercice, c’est à dire au sein de l’unité domestique, mais dans des instances telles que l’école ou l’État, lieux d’élaboration et d’imposition des principes de domination.

1- La naturalisation de la différenciation sociale entre les sexes.

a- Le traitement collectif de la question de la reproduction
" La fécondité et la survie de l’espèce "

Un des objets premiers de la culture humaine est le traitement collectif de la différence biologique entre les sexes, et la mise au point consensuelle d’une version acceptable de la question de la reproduction. La domination sociale des femmes repose ainsi sur la nécessaire gestion de la reproduction. Cela marque la spécificité du groupe des femmes par rapport aux autres groupes des dominés sociaux, économiques, ou politiques comme par exemple, sous l’antiquité, les populations vaincues mises en esclavage ou, au 19ème siècle, les ouvriers de la grande industrie.
Le partage social si fréquent des rôles féminin et masculin entre par exemple la cuisine et la chasse, n’est pas directement lié à des différences physiologiques évidentes, mais à leur signification au sein de la culture qui les rend compréhensibles et qui, dans ce but, élabore des catégories, des règles, des oppositions.
Ainsi, dans la plupart des sociétés, l’art de la guerre par exemple est un monopole masculin mais ce n’est pas parce qu’une femme est plus gracile, sans doute statistiquement moins forte qu’un homme, qu’elle ne fait pas la guerre comme soldat en première ligne, puisque la faiblesse physique de certains hommes ne constitue pas une raison suffisante d’exemption, et que le fait d’être forte physiquement pour une femme n’est pas une raison suffisante pour entrer dans des unités de combat. La gracilité féminine, qui est un trait de différentiation sexuelle secondaire, n’implique pas une impossibilité de se battre physiquement, puisque l’homme lui-même, faible physiquement au regard des prédateurs qui l’entourent, invente précisément dans l’art de combattre les tactiques rusées qui peuvent compenser cette faiblesse. L’exercice du pouvoir et les tactiques de combat ne relèvent pas d’une supériorité en force physique des acteurs même masculins, mais de l’appropriation d’une culture de la violence, éthique et technique par les hommes, et du contrôle par le pouvoir politique, toujours masculin, de la procréation, seul "pouvoir" dont les hommes soient privés.
Les travaux qui s’effectuent à l’extérieur de la maison, comme ceux du bâtiment et des travaux publics, réputés difficiles, sont aussi en général "épargnés" aux femmes. Là encore, la moindre force physique des femmes n’est pas l’unique raison du partage des tâches : les identités culturelles, l’absence d’accès à la culture technique spécifique en droit ou en fait pour les femmes, mais avant tout la question de la gestion par la communauté de la reproduction humaine sont autant de paramètres à prendre en compte.
En effet, la vulnérabilité transitoire du couple mère / nouveau-né est aussi celle de la société toute entière, et la protection de la mère et de l’enfant est une condition de sa survie. De la même façon, la surveillance du lien de filiation par le sang, c’est à dire la maîtrise de la sexualité féminine dans le souci de produire une maternité sans équivoque, est une des conditions de formation des identités communautaires : tout système de croyance qui privilégie la transmission de cette identité par "le sang" tendra à mettre sous contrôle la sexualité et le comportement féminins.
Il ne s’agit donc pas ici seulement d’un processus de domination sociale, mais d’une nécessité sociologique fonctionnelle. Les institutions englobantes, comme l’Eglise et l’Etat par exemple, ont vis-à-vis des femmes une double fonction, de protection mais aussi d’enfermement à l’intérieur d’un genre, hors de l’universalité de l’être humain : en d’autres termes, ces institutions englobantes les inscrivent à l’intérieur d’un système de contraintes morales et culturelles très fortes, grâce auquel d’ailleurs, paradoxalement, elles trouvent parfois une certaine protection. Cette apparente contradiction explique que si les femmes sont souvent perçues comme plus conformistes politiquement que les hommes vis-à-vis des institutions en place, c’est aussi parce que ces dernières les protègent de manière spécifique et souvent nécessaire ; mais parfois cette protection est chèrement payée, par un enfermement idéologique et physique, à l’intérieur du foyer, dans la fonction maternelle.

" Institutions qui assurent cette différenciation des rapports sociaux entre les sexes "
Une histoire des femmes doit faire une place, sans doute la première, à l’histoire des agents et des institutions qui concourent à assurer ces permanences. On ne peut se contenter d’enregistrer par exemple l’exclusion des femmes hors de telle ou telle profession, de telle ou telle filière, de telle ou telle discipline; on doit aussi rendre compte de la reproduction des hiérarchies (professionnelles, disciplinaires...) et des dispositions hiérarchiques qu’elles favorisent et qui portent les femmes à contribuer à leur exclusion des lieux d’où elles sont exclues.
Ainsi, la recherche historique ne peut se limiter à décrire les transformations au cours du temps de la condition des femmes, ni même la relation entre les genres aux différentes époques ; elle doit s’attacher à établir pour chaque période, l’état des agents et des institutions : Famille, Etat, Ecole, Eglise... qui avec des poids et des moyens différents en différents moments, ont contribué à arracher plus ou moins complètement à l’histoire les rapports de domination masculine. Le véritable objet d’une histoire des rapports entre les sexes, c’est donc l’histoire des combinaisons successives (différentes au Moyen Age et au 18ème siècle, sous Pétain et sous de Gaulle) et de stratégies qui, à travers des institutions et des agents particuliers, ont perpétué, parfois au prix de changements réels ou apparents, la structure des rapports de domination entre les sexes.
Cela permet d’éviter entre autres de considérer que l’accroissement de la population active féminine est forcément un "progrès". En effet, la subordination de la femme pouvant s’exprimer dans la mise au travail, comme dans la plupart des sociétés préindustrielles, ou, à l’inverse, dans son exclusion du travail, comme ce fut le cas après la révolution industrielle, avec la séparation du travail et de la maison, prenant en compte le déclin des femmes de la bourgeoisie, désormais vouées au culte de la chasteté, des arts domestiques et à la pratique religieuse de plus en plus exclusivement féminine.
Le travail de reproduction était assuré, jusqu’à une époque récente, par quatre instances principales, la Famille, l’Eglise, l’Etat et l’Ecole, qui avaient en commun d’agir sur les structures inconscientes.
C’est sans doute à la famille que revient le rôle principal dans la reproduction de la domination et de la vision masculines ; c’est dans la famille que s’imposent l’expérience précoce de la division sexuelle du travail et de la représentation légitime de cette division, garantie par le droit et inscrite dans le langage (cf. les rites de séparation).
L’Eglise quant à elle est habitée par l’antiféminisme profond d’un clergé prompt à condamner tous les manquements féminins à la décence, notamment en matière de vêtement, et reproducteur attitré d’une vision pessimiste des femmes et de la féminité. L’Eglise a ainsi inculquait une morale familialiste, entièrement dominée par les valeurs patriarcales, avec notamment le dogme de l’infériorité foncière des femmes. Elle agit en outre, de manière plus indirecte, sur les structures historiques de l’inconscient, à travers notamment la symbolique des textes sacrés et de la liturgie, le "pêché originel" étant l’élément fondateur, dans tous les sens du terme.
Il faut aussi tenir compte du rôle de l’Etat qui est venu ratifier et redoubler les prescriptions et les proscriptions du patriarcat privé par celle d’un patriarcat public, inscrit dans toutes les institutions chargées de gérer et de régler l’existence quotidienne de l’unité domestique.
Sans atteindre la limite des Etats paternalistes et autoritaires (comme la France de Pétain ou l’Espagne de Franco), réalisations achevées de la vision ultra-conservatrice qui fait de la famille patriarcale le principe et le modèle de l’ordre moral, fondé sur la prééminence absolue des hommes par rapport aux femmes, des adultes par rapport aux enfants, et sur l’identification de la moralité à la force, au courage et à la maîtrise du corps, les Etats modernes ont inscrit dans le droit de la famille, et tout spécialement dans les règles définissant l’état civil des citoyens, tous les principes fondamentaux de la vision androcentrique.
Et l’ambiguïté de l’Etat tient pour une part déterminante au fait qu’il reproduit dans sa structure même - avec l’opposition entre les ministères financiers et les ministères dépensiers, entre sa main droite, paternaliste, familialiste et protectrice, et sa main gauche, tournée vers le social - la division archétypale entre le masculin et le féminin, les femmes ayant partie liée avec l’Etat social, en tant que responsables et en tant que destinataires privilégiées de ses soins et de ses services.
Rappeler la fonction de l’Etat comme instrument médian du pouvoir, et en même temps, rappeler la différenciation de cette fonction, c’est écarter le faux débat, qui a opposé certaines féministes, sur la question de savoir si l’Etat est, pour les femmes, oppresseur ou libérateur. Cela permet aussi de comprendre les directions parfois contradictoires que prennent les politiques publiques.

b- La différence biologique entre les sexes
Pour éviter de recourir, pour penser la domination masculine, à des modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de la domination, Bourdieu sort de ce cercle en traitant l’analyse ethnographique d’une société historique particulière, à la fois étrangère et familière (méditerranéenne) celle de la Kabylie.
Bourdieu a étudié la construction sociale Kabyle et a montré qu’elle reflétait la dichotomie homme / femme autour de la sexualité. Mais il n’analyse pas l’ordre de la sexualité en tant que tel (l’érotisme par exemple). En effet, dans la société kabyle les attributs et les actes sexuels sont surchargés de déterminations anthropologiques et sociales.
La division des choses et des activités selon l’opposition entre le masculin et le féminin est insérée dans un système d’oppositions homologues (haut/bas, dessus/ dessous, devant / derrière, sec/ humide, clair/ obscur, dehors/ dedans, public/ privé). Dans cette société, le système mythico-rituel joue un rôle qui est l’équivalent de celui qui incombe au champ juridique dans les sociétés dites "différenciées". Etant semblables dans la différence, ces oppositions sont assez concordantes pour se soutenir mutuellement par le jeu des transferts pratiques et des métaphores. Par exemple, les mots désignant le sperme - "laâmara" - par sa racine - "aâmmar" qui veut dire emplir et prospérer - évoque la plénitude, ce qui est plein de vie et ce qui emplit de vie. De la même façon toutes les nourritures qui gonflent (comme les beignets) ont le même radical que ce qui représente le ventre de la femme, et tout ce qui est perçu comme vide et immobile trouve ses racines dans des métaphores liées au corps de la femme. Il est intéressant de noter que l’une des oppositions entre les sexes est celle qui s’inscrit entre le chaud et le froid (de l’homme qui désire, on dit : "son canon est rouge", "sa marmite brûle"... et des femmes, on dit qu’elles ont la capacité d’"éteindre le feu", de "donner de la fraîcheur"...). On retrouve cette dichotomie dans nos sociétés contemporaines dans l’organisation du travail, les hommes travaillant plutôt dans les parties "chaudes" de l’usine et les femmes dans les parties "froides"(comme le montrera l’exemple de la fromagerie suisse plus bas).
Cette opposition première se retrouve dans toutes les divisions sociales : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes ; c’est aussi la structure de l’espace avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes ; c’est aussi à l’intérieur de la maison, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines.
La définition sociale des organes sexuels, loin d’être un simple enregistrement de propriétés naturelles est le produit d’une construction opérée au prix d’une série de choix orientés.
La représentation du vagin comme phallus inversé, que Marie-Christine Pouchelle découvre dans les écrits d’un chirurgien du Moyen âge, obéit aux même oppositions fondamentales entre le positif et le négatif, l’endroit et l’envers, qui s’imposent dès que le principe masculin est posé en mesure de toute chose.
Sachant ainsi que l’homme et la femme sont perçus comme deux variantes, supérieure et inférieure, de la même physiologie, on comprend que, jusqu’à la renaissance, on ne dispose pas de terme anatomique pour décrire le sexe de la femme que l’on représente comme composé des mêmes organes que celui de l’homme, mais organisés autrement et que les anatomistes du début du 19ème prolongeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans le corps de la femme la justification du statut social qu’ils lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre l’intérieur et l’extérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et l’activité.
Ainsi, loin de jouer le rôle fondateur qu’on leur assigne parfois, les différences visibles entre les organes sexuels masculin et féminin sont une construction sociale qui trouve son principe dans les principes de division de la raison androcentrique, elle-même fondée dans la division des statuts sociaux assignés à l’homme et à la femme.
Ces schèmes de pensée d’application universelle contribuent à "naturaliser" les rapports sociaux homme /femme. Ainsi le rapport social de domination ne peut émerger à la conscience ; la division entre les sexes paraît être dans l’ordre des choses, normal, naturel, inévitable.
L’ordre masculin trouve alors sa force au fait qu’il se passe de justification : il s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à le légitimer, puisqu’il est implicitement partout.
On a ainsi une relation de causalité circulaire parfaite qui enferme la pensée dans l’évidence des rapports de domination.
Comme la construction sociale de la différence biologique entre les sexes, le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination. Il est construit à travers le principe de division fondamental entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir, le désir masculin comme désir de possession ou comme domination érotisée.
Dans un cas où, comme dans les relations homosexuelles, la réciprocité est possible, les liens entre la sexualité et le pouvoir se dévoilent de manière particulièrement claire et les positions et les rôles assumés dans les rapports sexuels, actifs ou passifs notamment, apparaissent comme indissociables des rapports entre les conditions sociales qui en déterminent à la fois la possibilité et la signification. La pénétration, surtout lorsqu’elle s’exerce sur un homme, est une des affirmations de la domination masculine. On sait que, en nombre de sociétés, la possession homosexuelle est conçue comme une manifestation de puissance, un acte de domination (pour affirmer la supériorité en "féminisant"), et que c’est à ce titre que, chez les Grecs, elle voue celui qui la subit au déshonneur et à la perte du statut de citoyen, tandis que pour un citoyen romain, l’homosexualité passive avec un esclave est perçue comme quelque chose de monstrueux.
On comprend que de ce point de vue, qui lie sexualité et pouvoir, la pire des humiliations, pour un homme, consiste à être assimilé à une femme (il n’est qu’à citer les insultes que les hommes acceptent le moins...).

2- La construction des comportements "féminin" et "masculin"
Le travail de construction symbolique ne se réduit pas à une opération de nomination orientant et structurant les représentations ; il consiste aussi à une transformation profonde des comportements qui tendent à exclure de l’univers du pensable et du faisable tout ce qui marque l’appartenance à l’autre genre, et faire qu’un homme soit "viril" et une femme "féminine".
C’est au terme d’un grand travail collectif de socialisation diffuse et continue que les identités distinctives qu’instituent ce travail s’incarnent dans des habitus différenciés selon le principe de division dominant.
L’ordre masculin s’inscrit dans les corps au travers des injonctions tacites qui sont impliquées dans les routines de la division du travail ; il inculque les dispositions qui excluent les femmes des tâches dites nobles, en leur assignant des places inférieures et en leur enseignant comment se tenir avec leur corps.

a- Les rites de séparation
La masculinisation du corps masculin et la féminisation du corps féminin sont des tâches immenses ; c’est à travers le "dressage" des corps que s’imposent les dispositions les plus fondamentales, celles qui rendent à la fois enclins et aptes à entrer ou pas dans les jeux sociaux les plus favorables au déploiement de la virilité : la politique, les affaires, la science.... La prime éducation encourage très inégalement les garçons et les filles à s’engager dans ces jeux et favorise davantage chez les garçons les différentes formes de la domination.
Les rites dits de "séparation" ont pour fonction d’émanciper le garçon par rapport à sa mère et d’assurer sa masculinisation progressive en l’incitant et en le préparant à affronter le monde extérieur. L’enquête anthropologique montre en effet que le travail que les garçons doivent faire pour "s’arracher" des bras de leur mère (et du monde maternel) et affirmer leur identité sexuelle propre est organisé par le groupe qui, grâce aux rites d’institution sexuels orientés vers la virilisation, et plus largement dans toutes les pratiques différenciées de la vie quotidienne (sports, jeux "virils"...).
On n’en finirait pas d’énumérer les actes qui visent à séparer les garçons de leur mère dans les sociétés traditionnelles ; ainsi dans la société kabyle, "après la naissance, le garçon est déposé à la droite(côté masculin) de sa mère, et l’on place entre eux des objets typiquement masculins tels qu’un grand couteau, un soc ou une des pierres du foyer. De même l’importance de la première coupe de cheveux est liée au fait que la chevelure, féminine, est un des liens symboliques qui rattachent le garçon au monde maternel. Et le travail de "déféminisation" se poursuit à l’occasion de cette introduction dans le monde des hommes qu’est la première entrée au marché : l’enfant reçoit un poignard, un cadenas et un miroir, tandis que sa mère dépose un œuf frais dans le capuchon de son burnous. A la porte du marché, il brise l’œuf et ouvre le cadenas, actes virils de défloration, et se regarde dans le miroir qui est un opérateur de renversement. Son père le guide dans le marché, monde exclusivement masculin, le présentant aux autres hommes. Au retour, ils achètent une tête de bœuf, symbole phallique, pour ses cornes".
Le même travail psychosomatique prend appliqué aux filles, une forme plus radicale : la femme étant constituée comme une entité négative, ses vertus elles-mêmes ne peuvent s’affirmer que dans une double négation. Tout le travail de socialisation tend à lui imposer des limites, qui toutes concernent le corps. Cet apprentissage est d’autant plus efficace qu’il reste pour l’essentiel tacite : la morale féminine s’impose surtout à travers une discipline de tous les instants qui concerne toutes les parties du corps, notamment au travers de la contrainte du vêtement. C’est ainsi que la jeune fille kabyle intériorisait les principes de la bonne tenue, corporelle et donc morale, en apprenant la bonne manière de nouer ses cheveux et sa ceinture, de remuer ou de tenir immobile telle ou telle partie de son corps. De même que la morale de "l’honneur" masculin peut se retrouver dans le fait de "faire face", "regarder au visage" et dans la posture droite, de même la soumission de la femme kabyle trouve une traduction naturelle dans le fait de baisser les yeux, de s’incliner, de s’abaisser, de se courber, les poses courbes et la docilité étant censées convenir à la femme.
Aujourd’hui encore en Europe et aux Etats-Unis, comme le montre notamment Nancy Henley, on enseigne aux femmes à occuper l’espace, à marcher, à adopter des positions du corps convenables, elle montre qu’on apprend aux femmes à tenir leur dos droit, à rentrer leur ventre, à ne pas écarter les jambes... autant de postures qui sont chargées d’une signification morale (par ex tenir les jambes écartées est "vulgaire"). Comme si la féminité se mesurait à l’art de "se faire petite". De la même façon les poses ou les postures relâchées, comme le fait de se balancer sur son siège ou de mettre les pieds sur le bureau, que peuvent s’accorder les hommes de "statut", est impensable pour une femme.
Tout ce qui reste à l’état implicite dans l’apprentissage ordinaire de la féminité est porté à l’explicitation dans les écoles d’hôtesses et leurs cours de maintien ou de savoir-vivre, où, comme l’a observé Yvette Delsaut, on apprend à marcher, à se tenir debout (les mains derrière le dos, les pieds parallèles) à sourire, à se tenir à table, à traiter les hôtes, à "répondre gentiment", à avoir de la tenue (pas de couleurs voyantes, trop vives, trop agressives) et à se maquiller.

b- L’universel et la noblesse basés sur le masculin
" De la reine et de moi que dit la voix publique ?
Parlez : qu’entendez-vous ?
J’entends de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés."
(Racine, Bérénice, Acte 2, scène 2).
" La dissymétrie. Entre Raison et Corps "

La dissymétrie naturelle implique dans ce classique des classiques français deux désignations identitaires particulières : pour lui, les valeurs morales profondes, pour elle celles qui se lisent sur le corps.
Cette dissymétrie parcourt toute la littérature et même la philosophie : par exemple, Kant, qui en déduit une efficacité des injures, imagine que "l’outrage le plus sensible pour un homme est d’être surnommé fou, et pour une femme celui d’être appelée dégoûtante". Le risque spécifique de la masculinité est la perte de la raison, celui de la féminité, un débordement du corps par lui-même.
Les exemples de cette dissymétrie dans les définitions du masculin et du féminin se rencontrent dans toutes les productions culturelles contemporaines, chansons, feuilletons télévisés... Elle consiste à rendre plus centrale la question du corps dans la définition identitaire "féminine" et au contraire plus déterminante la part sociale et culturelle dans la définition de l’identité masculine.
La différence des sexes est reconstruite grâce à des images qui pour la plupart sont liées à cette dissymétrie première entre un universel, l’être humain, masculinisé par la grammaire, et un genre particulier, l’identité féminine, entièrement comprise à l’intérieur de son corps.
" La "masculinité" est vue comme une noblesse construite contre la "féminité" "
Comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par-là même ennoblies et transfigurées : "c’est le travail, observe Margaret Maruani, qui se constitue toujours comme différent selon qu’il est effectué par des hommes ou par des femmes". Si la statistique établit que les métiers dits qualifiés incombent plutôt aux hommes tandis que les travaux impartis aux femmes sont "sans qualité", c’est que tout métier, quel qu’il soit, se trouve en quelque sorte qualifié par le fait d’être accompli par des hommes.

Ainsi les clavistes dont l’entrée dans les métiers du livre a suscité de formidables résistances de la part des hommes, menacés dans leur mythologie professionnelle du travail hautement qualifié, ne sont pas reconnues comme faisant le même métier que leurs compagnons masculins, dont elles sont séparées par un simple rideau, bien qu’elles accomplissent le même travail. Et après de longues luttes des femmes pour faire reconnaître leurs qualifications, celles-ci seront redistribuées entre les hommes et les femmes et seront arbitrairement recomposées de manière à appauvrir le travail féminin tout en maintenant la valeur supérieure du travail masculin ; ainsi dans un contexte en apparence radicalement changé, les femmes sont encore très communément privées du titre hiérarchique correspondant à leur fonction réelle.
Dans le même ordre d’idées, des sociologues ont étudié une fromagerie suisse et ils ont montré que l’on retrouvait encore de nos jours la dichotomie chaud / froid entre le travail des femmes et celui des hommes, comme dans la société Kabyle traditionnelle étudiée par Bourdieu. Dans cette usine où les hommes comme les femmes sont convaincus que la fromagerie est un métier masculin, les femmes sont fixées au cantonnement et à la préparation des commandes qui sont perçues comme moins nobles que la fabrication, qui est en outre une activité trop éprouvante pour les femmes, soit disant trop faibles ; la température y avoisine en effet les 29°C avec une humidité de 90%. Les hommes étant confrontés à des conditions de travail soit disant plus pénibles, sont tout "logiquement" mieux traités (promotions, salaires...).
Cependant les sociologues ont montré que les conditions de travail des femmes étaient au moins aussi difficiles que celles des hommes : les opératrices doivent en effet déplacer près de 650 kilos par jour dans des postures dangereuses dans une atmosphère humide sans lumière du jour ; ils montrent aussi que l’automatisation limiterait la pénibilité du travail et permettrait en outre l’accès des femmes à la profession.
On voit là une résistance typique à la féminisation d’un métier traditionnellement masculin. Benoît Bastard, l’un des sociologues, montre ainsi que "les ressorts de la ségrégation sont fortement ancrés dans la tradition et la culture".
La définition de l’excellence est, de toute manière, chargée d’implications masculines qui ont la particularité de ne pas apparaître comme telle. La définition d’un poste surtout d’autorité inclut toutes sortes de capacités et d’aptitudes sexuellement connotées : si tant de positions sont si difficiles à occuper pour des femmes, c’est qu’elles sont coupées sur mesure pour des hommes dont la virilité s’est elle-même construite par opposition aux femmes telles qu’elles sont aujourd’hui.
Pour réussir complètement à tenir une position, une femme devrait posséder non seulement ce qui est explicitement exigé par la description du poste, mais aussi tout un ensemble de propriétés que leurs occupants masculins importent d’ordinaire dans le poste, une stature physique, une voix, ou des dispositions comme l’agressivité, l’assurance, la distance au rôle, l’autorité dite naturelle... auxquelles les hommes ont été préparés et entraînés tacitement en tant qu’hommes toute leur vie.
Tout en se gardant d’attribuer aux hommes des stratégies clairement organisées de résistance, on peut supposer que la logique spontanée des opérations de cooptation, qui tend toujours à conserver les propriétés les plus rares des corps sociaux s’enracine dans une appréhension confuse, et très chargée d’émotion, du péril que la féminisation fait courir à la rareté, donc à la valeur d’une position sociale, et à l’identité sexuelle de ses occupants.
La violence de certaines réactions émotionnelles contre l’entrée des femmes dans telle ou telle profession se comprend si l’on sait que les positions sociales elles-mêmes sont sexuées, et sexuantes, et que, en défendant leurs postes contre la féminisation, c’est leur idée la plus profonde d’eux-mêmes en tant qu’hommes que les hommes entendent protéger, surtout dans le cas de catégories sociales comme les travailleurs manuels ou de professions comme celles de l’armée qui doivent une grande partie, sinon la totalité, de leur valeur, même à leurs propres yeux, à leur image de virilité.

c- La femme : être - perçue
La domination masculine qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être est un être-perçu, a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est à dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient féminines, c’est à dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées.
Et la prétendue "féminité" n’est souvent pas autre chose qu’une forme de complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées.
En conséquence, le rapport de dépendance à l’égard des autres (et pas seulement des hommes) tend à devenir constitutif de leur être. Ainsi les femmes ont des dispositions à désirer attirer l’attention et plaire, désignées parfois comme coquetterie. Sans cesse sous le regard des autres, elles sont condamnées à éprouver constamment l’écart entre le corps réel, auquel elles sont enchaînées, et le corps idéal dont elles travaillent sans relâche à se rapprocher. Ayant besoin du regard d’autrui pour se constituer, elles sont continûment orientées dans leur pratique par l’évaluation anticipée du prix que leur apparence corporelle et leur manière de tenir leur corps et de le présenter pourront recevoir.
A ceux qui objecteraient que nombre de femmes ont rompu aujourd’hui avec les normes et les formes traditionnelles de la retenue et qui verraient dans la place qu’elles font à l’exhibition (contrôlée) du corps (qui reste très évidemment subordonné au point de vue masculin) un "progrès" de leur condition, on peut donner comme exemple l’usage que la publicité fait de la femme, encore aujourd’hui, après un demi-siècle de féminisme. Goffman montre que le corps féminin est à la fois offert et refusé et manifeste la disposition symbolique qui convient à la femme, combinaison d’un pouvoir d’attraction propre à faire honneur aux hommes dont elle dépend ou auxquels elle est liée, et d’un refus sélectif qui ajoute à l’effet de "consommation ostentatoire" le prix de l’exclusivité.
De la même façon, sur les plateaux de télévision, les femmes sont presque toujours cantonnées dans des rôles mineurs, qui sont autant de variantes de la fonction d’hôtesse, traditionnellement impartie aux femmes. Quand elles ne sont pas flanquées d’un homme, auquel elles servent de faire-valoir, et qui joue de toutes les ambiguïtés inscrites dans la relation de "couple", elles ont peine à s’imposer, et à imposer leur parole, et sont reléguées dans un rôle convenu d’animatrice ou de présentatrice. Lorsqu’elles participent à un débat public, elles doivent lutter, en permanence, pour accéder à la parole et pour retenir l’attention et cette minoration qu’elles subissent est d’autant plus implacable qu’elle ne s’inspire d’aucune malveillance explicite, et qu’elle s’exerce avec l’innocence parfaite de l’inconscience, lorsqu’on leur coupe la parole. Cette sorte de déni d’existence les oblige souvent à recourir, pour s’imposer, aux armes des faibles : l’éclat, l’exhibition et la séduction, qui renforcent les stéréotypes et qui renforcent encore la relation de domination symbolique.
Et il faudrait énumérer tous les cas où les hommes les mieux intentionnés accomplissent des actes discriminatoires, excluant les femmes des positions d’autorité, réduisant leurs revendications à des caprices, auxquels on met un terme avec une parole d’apaisement ou les réduisant à leur féminité, par le fait d’attirer l’attention sur la coiffure ou tout autre trait corporel, ou d’user de termes familiers (prénom, "ma petite", "ma chérie"...).
Autant de choix presque imperceptibles de l’inconscient qui, en s’additionnant, contribuent à construire la situation diminuée des femmes. D’où le problème de l’accès au pouvoir pour les femmes ; il les place en situation paradoxale : si elles agissent comme des hommes, elles s’exposent à perdre les attributs obligés de la féminité et elles mettent en question le droit naturel des hommes aux positions de pouvoir ; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation.De la même façon, elles sont invitées à la fois à tout mettre en œuvre pour plaire et séduire, et en même temps sommées de repousser les manœuvres de séduction. Cette combinaison contradictoire de fermeture et d’ouverture, de retenue et de séduction, est d’autant plus difficile à réaliser qu’elle est soumise à l’appréciation des hommes qui peuvent commettre des erreurs d’interprétation inconscientes ou intéressées.C’est ainsi que souvent devant les plaisanteries sexuelles, les femmes n’ont pas d’autre choix que de s’exclure ou de participer, pour essayer de s’intégrer, mais en s’exposant alors à ne plus pouvoir protester si elles sont victimes du sexisme ou du harcèlement sexuel.

d- Structures cognitives et normatives : l’autocensure
"Les femmes, dit Kant, ne peuvent pas plus défendre personnellement leurs droits et leurs affaires civiles qu’il leur appartient de faire la guerre ; elles ne peuvent le faire que par l’intermédiaire d’un représentant".
Le renoncement, que Kant impute à la "nature" féminine, est inscrit au plus profond des dispositions des hommes et des femmes. La socialisation différentielle dispose les hommes à aimer les jeux de pouvoir, les femmes à aimer les hommes qui les jouent et le charisme masculin.
La domination masculine trouve un de ses meilleurs soutiens dans la méconnaissance que favorise l’application au dominé de catégories de pensée (structures cognitives) engendrées dans la relation même de domination et qui peut conduire à l’amour du dominant et de sa domination, qui implique le renoncement à exercer en première personne.
On peut citer ici en exemple le témoignage d’une personne transsexuelle sur les changements de dispositions consécutifs à un changement de sexe. Celui-ci favorise l’apparition d’une impuissance apprise et parfaitement intégrée : "plus j’étais traitée comme une femme, plus je devenais femme. Je m’adaptais bon gré mal gré. Si j’étais censée être incapable de faire des marches arrière ou d’ouvrir des bouteilles, je sentais, étrangement, que je devenais incompétente. Si l’on pensait qu’une valise était trop lourde pour moi, inexplicablement, je la jugeais telle, moi aussi".
Grâce à ce mécanisme d’intégration inconsciente de schémas de pensée particuliers, les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant apparaître comme naturelles.
Lorsque les dominés appliquent à ce qui les domine des schèmes qui sont le produit de la domination, leurs actes de connaissance deviennent des actes de reconnaissance, de soumission.
Ce qui peut conduire à une sorte d’auto-dépréciation.
Ainsi, il est très fréquent que, au cours d’entretiens menés en France en 1996 par l’INED, des femmes expriment la difficulté qu’elles ont à accepter leur corps. On a constaté aussi que les femmes françaises déclarent, à une très large majorité, qu’elles souhaitent avoir un conjoint plus âgé et aussi plus grand qu’elles, les deux tiers allant jusqu’à refuser explicitement un homme moins grand. Pourquoi refuser de voir disparaître les signes ordinaires de la domination ? "Accepter une inversion des apparences, répond Michel Bozon, c’est donner à penser que c’est la femme qui domine, ce qui paradoxalement l’abaisse socialement : elle se sent diminuée avec un homme diminué". En effet, la femme prend en compte, dans la représentation qu’elle se fait de sa relation à l’homme auquel elle est attachée, la représentation que la société sera conduite à se faire de lui. Du fait que ces principes communs exigent de manière tacite que l’homme occupe au moins en apparence et vis à vis de l’extérieur (l’âge et la taille étant vus comme des indices de maturité et des garanties de sécurité), la position dominante dans le couple, la femme ne peut vouloir et aimer qu’un homme dont la dignité est reconnue par le fait qu’il la "dépasse", ce qui contribue à accroître sa propre dignité de femme. Cela peut expliquer (cf. deuxième partie), que certaines femmes ne cherchent pas réellement de promotions, ou de responsabilités supplémentaires, relativement à la position et au statut, qui deviendraient plus faibles, de leurs conjoints.
Il est intéressant de noter que les femmes les plus soumises à ce modèle traditionnel (l’homme doit être plus âgé et plus grand) se rencontrent surtout chez les artisans, les paysans, les commerçants et les ouvriers, c’est à dire les catégories dans lesquelles le mariage reste, pour les femmes, le moyen privilégié d’acquérir une position sociale ; c’est à dire pour des femmes qui ont besoin d’être en accord avec le modèle dominant et ses critères de représentation. Ce qui tend à confirmer que l’amour, loin de sa représentation romantique, est souvent "amour du destin social".
De façon plus générale, on observe que lorsque les contraintes externes s’abolissent et que les libertés formelles- droit de vote, droit à l’éducation, accès à toutes les professions, y compris politiques - sont acquises, l’auto-exclusion et la "vocation" (qui agit de manière positive et négative) viennent prendre le relais de l’exclusion explicite ; il apparaît en effet une sorte "d’agoraphobie" socialement imposée qui peut survivre longtemps à l’abolition formelle (juridique ou autre) des interdits les plus visibles et qui conduit les femmes à s’exclure elles-mêmes des lieux qui lui étaient implicitement interdits.
Ceci tend à montrer que la révolution symbolique qu’appellent les mouvements féministes ne peut se réduire à une simple conversion des consciences et des volontés. Il est illusoire de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté car les effets et les conditions de son efficacité sont durablement inscrits au plus intime des corps sous forme de dispositions (structures cognitives). Ceci est d’autant plus difficile que, dans les rapports homme / femme "intimes", privés, familiaux, les inclinations des corps, les comportements différenciés se vivent dans la logique du sentiment amoureux, du devoir, du respect ou du dévouement affectif, et peuvent donc survivre longtemps à la disparition de leurs conditions sociales de production.
Ainsi selon la loi universelle de l’ajustement des espérances aux chances, des aspirations aux possibilités, l’expérience prolongée d’un monde sexué tend à faire disparaître, en la décourageant, l’inclination même à accomplir les actes qui ne sont pas attendus des femmes, sans même leur être refusés. La constance des habitus est un facteur très important de la constance relative de la structure de la division sexuelle du travail : du fait que ces principes se transmettent, pour l’essentiel, en deçà de la conscience et du discours, ils échappent pour une grande part aux prises de conscience et du même coup aux transformations ou aux corrections (comme l’attestent les décalages, souvent observés, entre les déclarations et les pratiques, les hommes les plus favorables à l’égalité des sexes, par exemple, ne participant pas plus au travail domestique que les autres).

3- L’Institution scolaire
L’Ecole, lors même qu’elle est affranchie de l’emprise de l’Eglise, continue de transmettre les présupposés de la représentation patriarcale (fondée sur l’homologie entre la relation homme/ femme et la relation adulte/ enfant ) et surtout ceux qui sont inscrits dans ses propres structures hiérarchiques, toutes sexuellement connotées, entre les différentes écoles ou les différentes facultés, entre les disciplines, entre les spécialités, c’est à dire entre des manières d’être et des manières de voir, de se voir, de se représenter ses aptitudes et ses inclinations, tout ce qui contribue à faire non seulement les destins sociaux mais aussi les images qu’on a de soi. En fait c’est toute la culture savante, véhiculée par l’institution scolaire, qui dans ses variantes tant littéraire ou philosophique que médicale ou juridique, n’a pas cessé d’utiliser des modes de pensée et des modèles archaïques (avec par exemple le poids de la tradition aristotélicienne qui fait de l’homme le principe actif et de la femme l’élément passif).
Mais l’Ecole est en même temps, un des principes les plus décisifs du changement dans les relations entre les sexes du fait des contradictions dont elle est le lieu et de celles qu’elle introduit.
En effet, actuellement plus que jamais, la détention d’un diplôme constitue pour les femmes un sésame pour l’emploi et la carrière. La prolongation de la scolarité a concerné tous les jeunes, mais l’essor de la scolarisation des filles est apparu comme un phénomène social majeur dès lors qu’elles ont dépassé les garçons dans l’obtention du baccalauréat, diplôme si symboliquement significatif en France. Cela s’est produit au sein de la cohorte entrée en sixième en 1962 et ce mouvement a continué dans les cohortes suivantes. La présence des filles dans l’enseignement supérieur s’accroît en proportion puisque le nombre des étudiantes surpasse celui des étudiants au milieu des années 70.
Mais les changements visibles des conditions cachent des permanences dans les positions "relatives" : l’égalisation des chances d’accès et des taux de représentation ne doit pas masquer les inégalités qui subsistent dans la répartition entre les différentes filières scolaires.
a- Une reconstruction de la différentiation entre les sexes
Plus nombreuses que les garçons a obtenir le baccalauréat et à faire des études universitaires, les filles sont beaucoup moins représentées dans les sections les plus "cotées", leur représentation restant très inférieure dans les sections scientifiques alors qu’elle va croissant dans les sections littéraires.
De même dans les lycées professionnels, elles restent vouées aux spécialités traditionnellement considérées comme féminines et peu qualifiées (celles d’employé de collectivité ou de commerce, le secrétariat et les professions de santé), certaines spécialités (mécanique, électronique) étant pratiquement réservées aux garçons.
Même permanence des inégalités dans les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques et dans ces écoles mêmes. dans les facultés de médecine, la part des femmes décroît quand on s’élève dans la hiérarchie des spécialités, dont certaines, comme la chirurgie, leur sont pratiquement interdites, et d’autres, comme la pédiatrie et la gynécologie leur sont en fait réservées. Comme on le voit, la structure se perpétue dans des couples d’oppositions homologues des divisions traditionnelles, telle l’opposition entre les grandes écoles et les facultés ou, à l’intérieur de celles-ci, entre les facultés de droit et de médecine ou à l’intérieur des facultés de lettres, entre la philosophie ou la sociologie, la psychologie et l’histoire de l’art. Et le même principe de division s’applique encore, au sein de chaque discipline, assignant aux hommes le plus noble, le plus synthétique, le plus théorique, et aux femmes, le plus analytique, le plus pratique, le moins prestigieux.
Dans le champ universitaire, l’opposition existe globalement entre les disciplines temporellement dominantes, droit et médecine, et les disciplines temporellement dominées, sciences et lettres, et à l’intérieur de ces dernières, entre les sciences, côté du "hard" et les lettres, c’est à dire le "soft", ou encore entre la sociologie du côté du politique et la psychologie, vouée à l’intériorité, comme la littérature.
L’opposition se retrouve jusque dans le champ des relations internationales, où la France occupe, par rapport à différents pays comme les Etats-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne, une position "féminine", comme l’atteste le fait que, dans des pays comme l’Egypte, la Grèce ou le Japon, les garçons s’orientent plutôt vers ces pays tandis que les filles vont plutôt en France, ou encore que l’on va plutôt en Angleterre pour faire des études d’économie ou de technologie, et plutôt en France pour étudier les lettres ou les sciences humaines.
On peut prendre comme exemple de choix contrastés la chimie et l’électricité, traités par Françoise Battagliola. La féminisation plus ancienne et plus marquée de la chimie par rapport à l’électricité renvoie à des représentations symboliques des différentes disciplines scientifiques ou techniques comme plus ou moins "féminines" ou "masculines". Ces représentations perdurent au-delà des transformations des conditions de formation des métiers et filières d’emploi. Ainsi, la chimie continue à être associée au goût du concret et de l’expérimentation, à des qualités d’observation, de patience ou d’intuition, ainsi qu’au souci de l’utilité sociale directe de son activité professionnelle. Toutes qualités dont sont créditées les femmes alors que l’exercice de l’intelligence abstraite continue d’être perçue comme masculine. L’orientation vers la chimie, discipline moins noble que les mathématiques ou la physique, constitue un choix positif de la part des filles. A l’inverse, les études dans les filières électricité, socialement plus valorisées, résultent plus souvent d’un choix par défaut que d’une attirance pour ce domaine.
Cette différentiation entre les sexes aura d’autant plus d’impact sur l’accès des filles au marché du travail, que les offres de formation (détermination des filières et du nombre de places) ne sont que très peu liées aux perspectives d’emploi et à l’évolution des métiers.
Une étude du CEREQ (Bref n°149, janv 1999) sur la situation professionnelle quelques années après de la génération 1992 montre que les situations de chômage sont les plus nombreuses dans les filières féminines : 19% de chômage pour les titulaires d’un CAP ou BEP tertiaire dans lesquels la part de filles est de 77%, 14% pour les titulaires d’un bac tertiaire dans lesquels la part des filles est de 71%.
Inversement, les situations de chômage sont plus rares pour les titulaires d’un diplôme industriel où la part des filles est dans tous les cas inférieure à 15%.

b- La cause de cette différenciation :
l’orientation du système éducatif et des parents
Le poids des incitations et des injonctions est très important, de la part des parents, des professeurs (et en particulier des conseillers d’orientation) toujours prompts à rappeler les jeunes filles à l’ordre de manière tacite ou explicite au destin qu’il leur est assigné par le principe de division traditionnel : ainsi elles sont nombreuses à observer que les professeurs des disciplines scientifiques sollicitent et encouragent moins les filles que les garçons, et que les parents, comme les professeurs ou les conseillers d’orientation, les détournent, "dans leur intérêt", de certaines carrières réputées masculines alors qu’ils encouragent leur frère à les choisir. Mais ces rappels à l’ordre doivent une grande partie de leur efficacité au fait que toute une série d’expériences antérieures, dans le sport notamment, qui est souvent l’occasion de rencontrer la discrimination, les ont préparées à rencontrer de telles suggestions en forme d’anticipations et leur ont fait intérioriser la vision dominante : elles "se voient mal donner des ordres à des hommes" et énoncent une tautologie à la fois évidente socialement et complètement absurde car circulaire : "de nos jours, on voit pas beaucoup de femmes faire des métiers d’hommes".
Les filles autocensurent leur choix, allant même jusqu’à se dévaloriser dans les disciplines réputées non féminines : 55% des filles dont les notes en maths sont comprises entre 14 et 16 s’estiment "bonnes en math" alors que c’est le cas de 90% des garçons. Ce différentiel n’existe pas en lettres.
Ce mécanisme d’anticipation et d’auto-censure s’explique entre autres par des mécanismes propres au système éducatif. Les pratiques sociales au sein de l’école reflètent le fait que l’école ne se soit ouverte que récemment aux filles ; les filles ne présentent le bac et n’accèdent à l’université qu’à partir de 1925.
Ainsi, alors que les programmes sont nationaux, des chercheurs ont constaté que la pratique spontanée des enseignants fait qu’une fille reçoit en moyenne 36 heures d’enseignement de mathématiques de moins qu’un garçon, du cours préparatoire à la cinquième.
En filmant dans les classes, ils ont aussi montré que 65% des échanges entre professeurs et élèves se passaient avec les garçons, contre 35% avec les filles. Ils ont montré enfin qu’une même copie de maths corrigée était, lorsqu’un prénom de garçon apparaissait, surnotée si elle était bonne et sous-notée si elle était mauvaise ; alors que les notes des filles se regroupées en un juste milieu.
Françoise Vouillot explique que "les enseignants attendent des garçons qu’ils soient bons en maths ; ils valorisent leur réussite et stigmatisent leur échec. En revanche la réussite d’une fille n’est pas valorisée, et son échec n’est pas jugé grave... puisqu’elle s’orientera en lettres".

Conclusion de la première partie
On a ainsi montré que les dualismes sont profondément enracinés dans les corps et qu’ils ne sont pas nés d’un simple effet de nomination verbale ; ils sont le résultat d’un long et profond travail de socialisation et de différenciation, lui-même défini dans un univers différentié.
L’insertion dans différents champs organisés selon des oppositions (fort/faible, grand/petit, "hard/soft"...) qui entretiennent toujours une relation d’homologie avec la distinction fondamentale entre le masculin et le féminin et les alternatives secondaires dans lesquelles elles s’expriment (dominant/ dominé, actif/ passif) s’accompagne de l’inscription dans les corps d’une série d’oppositions sexuées homologues entre elles et aussi avec l’opposition fondamentale, qui font que ce rapport de domination sociale est difficilement perçu par la conscience, et que l’on peut donc difficilement combattre.
Ce rapport social dual est d’autant plus difficile à percevoir qu’il est reproduit par les institutions qui ont un poids fort, même s’il n’est pas toujours perceptible, sur les comportements différenciés des individus selon qu’ils soient homme ou femme.
L’Ecole est une de ces institutions mais son impact est ambivalent, en ce concerne notamment le rapport enseignement / formation et monde du travail.
En effet, un des changements les plus importants dans la condition des femmes et un des facteurs les plus décisifs de la transformation de cette condition est certainement l’accroissement de l’accès des filles à l’enseignement secondaire et supérieur qui, en relation avec les transformations des structures productives (notamment le développement des grandes administrations publiques ou privées et des nouvelles technologies sociales d’encadrement) a entraîné une modification très importante de la position des femmes dans la division du travail.
On observe ainsi un fort accroissement de la représentation des femmes dans les professions intellectuelles ou l’administration et dans les différentes formes de vente de services symboliques - journalisme, télévision, cinéma, radio, relations publiques, publicité, décoration - et aussi une intensification de leur participation aux définitions proches de la définition traditionnelle des activités féminines (enseignement, assistance sociale, activités paramédicales).

Solidarité developpement


Origine http://solidarite.developpe.free.fr/francais/edc/edc2.htm

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