Comment tirer les femmes du silence et de l'ombre, où leur statut
les a longtemps confinées, pour écrire leur histoire ? Quelle
est l'influence de cet objet d'études récent sur les sciences
humaines ? Quel rôle a joué le féminisme sur l'évolution
des rapports entre les sexes ?... Autant de questions auxquelles Michelle
Perrot, professeur émérite d'histoire contemporaine, spécialiste
de l'histoire des femmes, a bien voulu répondre pour Label France
(Organisme dépendant du Ministère des Affaires Eétrangères).
Label France : Que dire à ceux qui s'indignent que l'on
consacre un dossier de magazine aux femmes, un livre, ou un champ de
recherche, en s'étonnant qu'on n'en fasse pas autant avec les
hommes ?
Michelle Perrot : Les hommes sont là. L'histoire des hommes
est là, omniprésente. Elle occupe tout le terrain et depuis
longtemps. Les femmes ont toujours été conçues,
représentées, comme une partie du tout, comme particulières
et niées, la plupart du temps. On peut parler du silence de l'Histoire
sur les femmes. Il n'est donc pas étonnant qu'une réflexion
historique participe de cette découverte des femmes sur elles-mêmes
et par elles-mêmes, aspect de leur affirmation dans l'espace public.
Faire ce dossier est pleinement justifié parce que l'émancipation
des femmes, qui concerne les rapports entre les sexes, est un des faits
majeurs du siècle.
A ce moment de passage d'un millénaire à l'autre, il est
bon de faire le point. Et ceux qui s'étonnent ne sont probablement
pas au courant du développement considérable de cette
réflexion dans le monde occidental depuis un quart de siècle.
Y a-t-il un pays qui se distingue le plus dans le domaine de la
recherche sur les femmes ?
Les Etats-Unis ont incontestablement été en pointe dans
ce domaine, très souvent d'ailleurs en reprenant des textes ou
des exemples venus d'ailleurs. Le cas le plus remarquable est celui
du Deuxième sexe, publié en 1949 par Simone de Beauvoir,
et dont nous avons fêté cette année le cinquantenaire.
Ce texte fondamental a eu un grand succès aux Etats-Unis, alors
qu'il était très critiqué en France, où,
dans les années 50-60, on était encore extrêmement
rigide sur le sujet des rapports entre les sexes et sur la vision des
femmes. On peut dire que le premier classique de la pensée féministe
aux Etats-Unis, c'est le Deuxième sexe.
Quels sont les autres pays où cette histoire est en train
d'émerger, ou est déjà représentée
?
En Europe, partout, avec des décalages dans le temps : un démarrage
plus précoce dans les pays anglo-saxons et scandinaves, plus
récent dans les pays latins, la France occupant une position
médiane. Hors de l'Europe, l'Amérique latine participe
à ce mouvement, en particulier le Brésil, où il
existe de nombreux centres de recherches sur les femmes ; mais aussi
en Extrême-Orient, notamment en Inde et au Japon.
De quand date en France l'émergence de l'histoire des femmes
?
Du début des années 70, dans la foulée du Mouvement
de libération des femmes, qui a joué un rôle incitatif
certain. Surtout autour des universités, partout où il
y avait à la fois une demande étudiante et des enseignantes
susceptibles de la prendre en charge, et de développer des recherches.
A titre d'exemple, où interfèrent l'Université
ParisVII-Jussieu et l'Ecole des Hautes études, voici trois dates
significatives d'un parcours qui fut le mien. 1973, premier cours :
« Les femmes ont-elles une histoire ? », dont le titre interrogatif
traduit nos perplexités ; 1983, colloque à Saint-Maximin
: « Une histoire des femmes est-elle possible ? » ; 1991-92
: parution de l'Histoire des femmes en Occident. On est passé
de l'interrogation à l'affirmation déjà synthétique
d'un champ.
Comment aviez-vous jugé l'accueil réservé
au livre ?
L'ouvrage a eu beaucoup de succès en France, en dépit
de son ambition d'érudition et s'il ne passe pas en poche, c'est
qu'il se vend encore trop bien ! Il a eu un bon écho dans le
monde, puisqu'il est traduit actuellement en une douzaine de langues.
Plusieurs éditeurs de pays étrangers ont demandé
à ajouter des chapitres les concernant davantage, ce qui constitue
une forme d'appropriation originale de l'histoire des femmes.
Dans les pays francophones, cet ouvrage a donné l'idée
de réaliser une histoire propre, ainsi au Maroc, où une
Histoire des femmes marocaines est en préparation.
Au Japon, une Histoire des femmes japonaises est paru, s'inspirant de
la nôtre. Ainsi, elle a eu un effet de cristallisation des savoirs
et un certain pouvoir d'entraînement, qu'il faut évidemment
relativiser.
Comment est né ce projet ?
(Illustration sur la page origine) Madame Vigée-Lebrun et sa
fille, par Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), une des rares
femmes peintres à être passée à la postérité.
L'Histoire des femmes en Occident est un ouvrage collectif que j'ai
co-dirigé avec Georges Duby, hélas, décédé
il y a deux ans. C'est au départ une initiative italienne, d'une
maison d'édition familiale - Laterza -, qui avait traduit avec
beaucoup de succès l'Histoire de la vie privée, que Philippe
Ariès et Georges Duby avaient dirigée et dans lequel j'avais
dirigé un volume. Cet ouvrage collectif a rassemblé soixante-douze
collaborateurs, autour d'un fort noyau français sans lequel ce
n'aurait pas été possible (60 % des auteurs), mais ouvert
sur les historiens et les historiennes du monde entier.
Je dois vous dire que lorsque Georges Duby s'est tourné vers
moi, j'ai d'abord pensé que nous n'étions pas encore prêts
pour une somme aussi ambitieuse. Et puis finalement, après avoir
étudié cette proposition avec mes collègues, nous
nous sommes rendus compte que c'était une opportunité
unique pour rendre public un domaine de recherche encore confidentiel.
Je me garderais bien de dire que c'est un modèle mais cela illustre
le mode de travail par réseaux de l'histoire des femmes, qui
a plutôt bien fonctionné.
Est-ce le propre de l'histoire des femmes ?
Oui, parce que quand cette histoire des femmes se crée, elle
se crée en marge, même si les chercheuses sont des universitaires.
Elle apparaît un peu comme relativement critique par rapport à
l'histoire « officielle » ; les uns nous regardent avec
sympathie, les autres avec suspicion. Mais comme cela se passe à
peu près au même moment dans la plupart des pays occidentaux,
il se crée partout des petits groupes d'histoire des femmes qui
sont en liaison les uns avec les autres et constitue ainsi un réseau
« femmes ».
Quelles ont été les répercussions de ce nouveau
champ sur les autres disciplines, a-t-il mis en valeur des méthodes
ou des objets de recherche nouveaux ?
Je serai modeste dans ma réponse. Au début des années
70, la plupart des chercheuses, femmes ou féministes, étaient
très ambitieuses et parlaient de rupture épistémologique.
En définitive, l'histoire des femmes n'a pas entraîné
de véritable révolution. Nous nous sommes d'abord servi
des méthodes et des outils de l'histoire classique. Simplement,
à cause de la spécificité de l'objet femme, nous
avons été amenées à développer certaines
pratiques dans le domaine des sources. On a eu davantage recours aux
archives privées, aux journaux intimes, aux autobiographies,
parce que les femmes ne sont pas, pendant longtemps, prises en compte
dans le domaine public. On fait aussi appel à l'histoire orale
pour connaître la vie des femmes « ordinaires » qui
n'ont pas laissé beaucoup de traces.
Pour vaincre ce silence et faire apparaître ce qui est caché,
il faut s'intéresser également à autre chose qu'à
l'univers politique puisque, pendant longtemps, les femmes en étaient
absentes. Un accent est donc mis sur la vie privée, sur le quotidien,
le corps, la médecine... On fait alors un peu l'infra-histoire
de nos sociétés, ce qui est une tendance de la nouvelle
histoire et que l'histoire des femmes a évidemment beaucoup renforcée.
Un accent est également mis sur l'étude des images et
des représentations parce que les femmes sont d'abord vues et
représentées par les hommes. Si on veut faire l'histoire
des femmes, on est obligé de faire avec ce que l'on a, c'est-à-dire
avec des textes d'hommes - moins dans la période récente,
qui a vu les femmes s'emparer de l'écriture -, des peintures
d'hommes, des œuvres d'hommes. Il s'agit ensuite d'imaginer les
femmes à travers ces témoignages. Cela implique tout un
travail d'analyse critique et de déconstruction du langage, des
images, qui fait partie des méthodes actuelles de décryptage
des discours et dont l'histoire des femmes est partie prenante au plus
haut point. Elle se sert des matériaux et des outils les plus
contemporains pour répondre à ses propres besoins. Par
contre, la question posée est, elle, radicalement nouvelle.
Est-ce le propre de l'histoire des femmes d'être très
ouverte aux autres disciplines : anthropologie, sociologie, littérature,
psychologie... ?
L'objet femme est pluriel et pluridisciplinaire. Il faut donc avoir
recours à tous les types d'approche, de l'anthropologie à
la psychanalyse, de l'histoire des sciences à celle des arts.
A un moment où, dans les années 70, on parlait beaucoup
de pluridisciplinarité, de décloisonnement, cette démarche
a été pour nous évidente. C'est un des principaux
bénéfices de ce champ d'études. On ne peut pas
chercher, écrire, parler sur les femmes en étant enfermé
dans une discipline. La question du rapport entre les sexes est résolument
transversale.
Quels sont les domaines, à votre avis, qui mériteraient
les recherches les plus urgentes ?
L'histoire des femmes a commencé par celle de leurs rôles
traditionnels, de leur corps, de la maternité. Puis, on s'est
intéressé à l'éducation, au travail des
femmes, sous toutes ses formes, du domestique au salariat. On en est
venu ensuite à la politique et à la sphère publique,
et à toutes les formes de pouvoir.
Parmi les domaines d'avant-garde figure celui des rapports entre les
femmes et la création, que ce soit la peinture, la musique, ou
même les sciences qui résistent, notamment les sciences
dures, à l'entrée des femmes et ont tendance à
se reconstituer comme des môles d'excellence, de pouvoir et d'exercice
masculins. C'est pourquoi, réfléchir au rapport entre
femmes et sciences, femmes et techniques est essentiel, aussi bien à
travers les biographies, qu'à travers les groupes ou l'épistémologie
elle-même, en tentant de comprendre pourquoi cela pose problème.
Autre domaine encore trop peu exploré, celui des violences à
l'encontre du corps des femmes - le corps violé, violenté,
asservi, exploité -, qui est couvert par la pudeur traditionnelle
et par conséquent par le refoulement des femmes qui se sentent
coupables. C'est là un silence type qui s'exerce encore aujourd'hui
sur les paroles des femmes. Des recherches sont actuellement menées
pour essayer de comprendre, par exemple, le silence des femmes face
aux violences dont elles sont victimes et la réaction de la justice
face à celles qui portent plainte. On projette un colloque en
2001 à Angers sur les rapports entre femmes et justice, sur «
genre et justice ».
Pensez-vous que, si l'histoire des femmes était plus développée
sur ces thèmes, elle aurait des conséquences sur le vécu
de la violence par les femmes d'aujourd'hui ?
Oui. Prendre conscience que ce qui vous arrive n'est pas unique, dans
la mesure où il y a aussi une dimension partagée, collective,
cachée, est utile. Les femmes ont besoin de s'inscrire dans la
durée, dans le temps, de penser qu'elles ont une histoire, pour
le meilleur et pour le pire. Comment vivaient ma mère, ma grand-mère,
mes aïeules, que m'ont-elles transmis, qu'ont-elles souffert mais
aussi réalisé ? Comment vivent les autres femmes, ailleurs
?
Comment expliquez-vous que le féminisme ait mauvaise presse
en France et même auprès des femmes ? Est-ce lié
à l'ignorance dans laquelle les femmes sont tenues de leur propre
histoire et du rôle du féminisme dans la conquête
de l'égalité des droits ?
La Liberté guidant le peuple, d'Eugène Delacroix (1798-1863).
En France, c'est une femme qui est le symbole de la République.
Les femmes ont, en effet toujours activement participé aux différentes
révolutions, même si celles-ci les ont souvent écartées
par la suite.
Le féminisme est mal vu partout. Parce qu'il conteste l'ordre
établi, si fortement patriarcal. Mais il est vrai qu'en France,
il l'est spécialement, dénigré ou - pire - nié
dans son existence même, comme incompatible avec le « tempérament
» des femmes françaises. C'est que le modèle national
des rapports entre les sexes est construit autour de l'idée de
« douceur de vivre », faite de courtoisie, de la galanterie,
voire d'une virile gauloiserie, envers des femmes « gentilles
», plaisantes et consentantes. Les « grands hommes »
du Panthéon contrastent avec les « petites femmes »
de Paris : couple idéal-type. Chez nous, pas de guerre des sexes.
Toute remise en cause de cette règle du jeu culturel est vécue
comme une agression, un mauvais coup d'un féminisme venu d'ailleurs,
américain surtout, caricaturé.
D'autre part, l'image d'un couple heureux et complémentaire,
l'idée de séduction sont chez nous si fortes que bien
des femmes n'ont pas envie d'y contrevenir, d'être cataloguées
« féministes », c'est-à-dire revendicatives,
peu féminines justement. Oublieuses des combats du passé,
bien des jeunes femmes disent volontiers « Je ne suis pas féministe,
mais... ». Ce qui signifie qu'elles entendent se démarquer
de ce féminisme « outrancier », tout en reconnaissant
qu'elles lui doivent au fond quelque chose.
Ce complexe féministe (ou antiféministe) a pour résultat
un oubli du féminisme. L'amélioration de la « condition
» des femmes, le progrès vers une plus grande égalité
seraient le fruit de la seule modernisation, scientifique (la pilule
par exemple) et politique (bienfaits de la démocratie), en oubliant
complètement qu'il a fallu bien des combats pour venir à
bout des obstacles. Les femmes ont beaucoup de mal à constituer
leur mémoire, à opérer une transmission. Le rôle
d'une histoire des femmes, outre son exigence de vérité,
est aussi de lutter contre la marée du silence, toujours recommencée.
Une fois écrite, cette histoire a besoin d'être transmise.
Que pensez-vous de l'absence de l'histoire des femmes dans l'enseignement
scolaire ? Cette absence des femmes n'accrédite-t-elle pas l'idée
de leur infériorité naturelle si on ne la relie plus à
une politique de discrimination ?
Je pense qu'il y a quelques progrès au niveau du lycée
et des classes préparatoires, donc à un niveau relativement
élevé, mais c'est important parce que les élèves
des classes préparatoires seront les futurs professeurs. Ceci
dit, c'est en effet marginal. Je crois qu'il faudrait déjà
commencer par réaliser pour les instituteurs et les institutrices
des petits manuels assez drôles pour les enfants, sur le modèle
du « racisme expliqué à ma fille », «
la différence des sexes expliquée à ma fille ou
à mon fils ».
Quel jugement portez-vous sur la représentation des femmes,
aujourd'hui dans les médias, en France, en particulier ? Est-elle
toujours stéréotypée ?
Il y a, depuis vingt ans, une présence des femmes dans les médias
comme actrices de l'information - notamment à la télévision
comme présentatrices, grands reporters -, qui est très
importante. Dans la presse écrite, c'est moins vrai, l'écrit
politique, a fortiori économique ou philosophique, sont restés
très masculins.
Par contre, les représentations et les images sur les femmes
me paraissent être souvent extraordinairement archaïques,
avec encore une femme objet présentée vraiment au premier
degré. Il y a peut-être un peu plus d'humour qu'autrefois
notamment dans la publicité, car celle-ci sait qu'elle a affaire
à des femmes plus exigeantes. De ce point de vue, je trouve que
l'action que mène l'Association des femmes journalistes [voir
Label France n° 36], est très positive : en décernant
chaque année un prix à la publicité la moins sexiste,
elle fait preuve de critique, mais aussi d'un humour joyeux.
Quels seraient en France les secteurs qui résistent le plus
à l'égalité entre hommes et femmes ?
Dans le domaine du travail, le fait le plus remarquable a été
la croissance de l'activité des femmes ces trente dernières
années. Ajoutons que c'est en France un mouvement de longue durée
et peut-être une spécificité nationale qui remonte
au milieu du XIXe siècle et tient en partie à des raisons
démographiques. La restriction précoce des naissances
a créé des conditions favorables à l'emploi des
femmes. C'est pourquoi, avant la guerre de 1914, le taux d'activité
des femmes était déjà très élevé,
y compris pour les femmes mariées.
Mais, à l'intérieur de cette égalité en
marche, il y a des inégalités persistantes, qui sont à
la fois verticales et horizontales. Horizontales, c'est-à-dire
qu'il y a des métiers féminins (liés aux rôles
féminins traditionnels : la santé, les soins, l'éducation)
et des secteurs où les femmes ne vont pas. Verticales, dans la
mesure où les femmes ont, dans la plupart des secteurs, du mal
à accéder aux postes de responsabilité. Ceci étant,
les domaines qui résistent le plus aux femmes sont les sciences
et les techniques, les sciences économiques, l'ingénierie
; il y a même une « re-masculinisation » de toutes
ces filières-là dans les grandes écoles, ce qui
pose le problème des effets de la mixité.
Comment expliquez-vous que l'on tolère dans nos pays, dans
les faits, sinon dans les lois, l'existence de la prostitution féminine
?
Cela repose profondément sur la représentation que l'on
se fait de la sexualité masculine. L'idée que le besoin
sexuel chez les hommes est infini, juste et irrépressible et
que le corps des femmes est là pour satisfaire leurs besoins.
Si l'épouse ne donne pas satisfaction, l'adultère ainsi
que la prostitution, sont considérés comme normaux. Alors
que l'on estime que le tempérament des femmes les porte moins
vers la sexualité, et que si elles passent à l'acte, elles
déchoient. La femme, c'est la pudeur, une sexualité contrôlée,
préservée.
La France a choisi de ne pas réglementer la prostitution en supprimant
les maisons closes à la Libération en 1944 (loi Marthe
Richard). Mais, il y a une sorte de tolérance, et la prostitution
continue d'enrôler des filles, pauvres en général.
Le seul changement favorable au cours de ces dernières années
a été d'inscrire dans le code pénal le proxénétisme
comme un délit.
Il y a un décalage total, en France, entre la participation
très élevée des femmes à la vie économique
et leur très faible représentation politique ? Comment
l'expliquer ?
La politique est en effet un bastion imprenable de la domination masculine,
partout, mais spécialement en France, où, pour des raisons
historiques complexes et notamment la manière dont s'est faite
la Révolution de 1789, la politique s'est constituée comme
le cristal de la virilité. Les femmes françaises n'ont
obtenu le droit de vote qu'en 1944. Elles ne sont aujourd'hui que 6
% au Parlement et très minoritaires dans la plupart des instances
élues, à l'exception du Parlement européen où,
depuis les élections du printemps 1999, la délégation
française est à 40 % féminine.
C'est un des premiers effets de la revendication paritaire qui s'est
développée, sous l'impulsion européenne d'ailleurs,
au début des années 90 et qui a complètement renouvelé
les termes du débat politique, qu'on soit pour (ce qui est mon
cas) ou contre (telle Elisabeth Badinter par exemple). Le féminisme
a retrouvé à cette occasion un second souffle dont les
effets sont loin d'être épuisés.
On peut sans doute regretter qu'il faille en France l'intervention de
l'Etat pour remédier aux carences de l'évolution des mœurs.
Mais cela tient à notre système politique et à
son histoire.
Quelles ont donc été les grandes périodes
de progrès dans l'histoire des femmes notamment en France ?
Ce sont en général des moments d'ébranlement des
systèmes de pouvoir, dont les femmes profitent pour faire avancer
leurs aspirations comme si elles s'infiltraient dans les brèches.
Ainsi, à l'époque de la Renaissance (XIVe-XVIe siècle),
des femmes s'avancent sur les chemins de l'écriture et de la
parole. La Contre-réforme catholique (XVIe) entraîne un
recul, le protestantisme réformé demeurant plus favorable
à l'expression des femmes.
Autre période très propice aux femmes : celle des Lumières
(XVIIIe). Non que la pensée des Lumières soit sexuellement
égalitaire ; au contraire, en enfermant les femmes dans leur
corps, elle contribue à les « naturaliser ». Mais
dans les salons où l'on discute philosophie et politique, les
femmes sont présentes, parlent, écrivent. Madame de Staël
est de cette époque une nostalgique héritière.
Il y eut là comme une poussée vers la modernité,
pour les femmes de l'élite s'entend, que la Révolution
française fait refluer, parce qu'elle reconstruit la cité
comme une démocratie exclusive, au moins provisoirement. Distinguant
les citoyens actifs et les citoyens passifs, Siéyès (1748-1836),
grand organisateur du suffrage, y range les femmes aux côtés
des mineurs, des étrangers et des pauvres. Les femmes protestent
immédiatement (cf. Olympe de Gouges et sa Déclaration
des droits de la femme et de la citoyenne) et c'est le point de départ
d'un féminisme intermittent, mais récurrent. Ainsi en
1848, lorsque la Seconde République proclame le suffrage «
universel », alors qu'il n'est que masculin, selon une terminologie
utlisée encore dans de nombreux manuels d'histoire !
Le XIXe siècle est une période beaucoup plus sombre.
Il n'y a donc pas de progrès continu entre le XVIIIe, le XIXe
et le XXe siècle ?
En effet. Pas de progrès linéaire, mais des accélérations
alternant avec des freinages, les femmes faisant les frais de tout retour
autoritaire à l'ordre. Le XIXe siècle peut être
lu sous cet angle. La Belle Epoque - 1900-1914 - est considérée
comme « l'âge d'or » du féminisme. Il est éclatant
dans l'Europe entière. Les femmes écrivent, voyagent,
conquièrent de nouvelles professions, revendiquent... L'antiféminisme
est d'ailleurs à la mesure de cette avancée. La Grande
guerre (1914-1918) remet chaque sexe à sa place. Mais dans les
années 1920-1930, nouvelle explosion, dont la figure emblématique
est la « garçonne », cette jeune femme aux cheveux
courts, émancipée dans son allure physique, son mode de
vie, sa sexualité même. Dans une homosexualité qui
s'affiche, les lesbiennes tiennent leur partie. Avec la crise des années
30, la montée des totalitarismes, c'est le retour à l'ordre
des corps, et pour longtemps. Car la période de la reconstruction
(après la Seconde Guerre mondiale) est sur ce point très
rigide.
D'ou l'explosion de 1968, où dans un premier temps, les revendications
des femmes apparaissent peu. Ce qui explique la naissance du Mouvement
de libération des femmes (MLF) en 1970 et la priorité
qu'il donne à la libération des corps (contraception,
avortement, lutte contre le viol et le harcèlement sexuel).
Comment jugeriez-vous la période actuelle en France et dans
le monde ?
Il y a des progrès décisifs : travail, libertés
privées, égalité de formation et d'accès
aux professions, débuts de la parité en politique, apparition
de nouveaux domaines de la création, du sport de haut niveau,
etc. Mais à y regarder de près, on constate des résistances,
des inégalités flagrantes (chômage, travail à
temps partiel, familles monoparentales en réalité féminines
et paupérisées etc...) et des domaines d'excellence qui
résistent aux femmes. Surtout, au niveau mondial, il y a des
régressions nationalistes, des poussées d'intégrisme
religieux dont les femmes font partout les frais.
Certes, il y a des brèches un peu partout. Les Africaines elles-mêmes
luttent contre l'excision, tant en France (procès récent)
qu'en Afrique même. En Inde, de plus en plus de femmes luttent
contre les discriminations dont elles sont victimes. De même au
Japon, en Amérique latine. Les modèles de féminité
moderne et démocratique se diffusent partout dans le monde.
Les résistances sont à la mesure de ce mouvement parce
que l'émancipation des femmes fait peur aux hommes, crispés
sur leurs pouvoirs, personnels dans la famille ou politiques dans la
cité. Tout retour à l'ordre s'opère d'abord par
le silence imposé aux femmes. D'où la force du symbole
qu'est la femme voilée.
Vous estimez que la peur de l'indifférenciation sexuelle
chez les hommes serait à l'origine de ces violences ou de cette
répression des femmes et de leur émancipation. Pourquoi
?
(Illustration sur la page origine) La Danse à la ville (1883)
d'Auguste Renoir. A travers l'histoire des femmes, c'est aussi celle
de l'homme et des rapports entre les sexes que l'on écrit.
Au fond, pour les hommes, l'Autre, c'est la femme. Si elle n'est pas
là, qu'est-ce que la virilité ? Qu'est-ce que la domination
? Aussi bien dans la vie pratique que dans la vie symbolique ou le pouvoir.
On peut dire que le pouvoir masculin n'existe que par ceux qu'il domine,
donc majoritairement, des femmes. Dans la famille aussi. Cela fait très
peur aux hommes de voir des femmes qui n'en seraient plus au sens traditionnel.
Cela fait moins peur aux femmes, pourquoi ? Parce qu'elles ont moins
de problèmes avec leur féminité, elles la vivent,
elles se sentent femmes et veulent le rester à condition d'être
égales. L'égalité dans la différence est
peut-être la grande revendication actuelle.
Ceci étant, il faut être attentif au fait qu'un nombre
croissant d'hommes éprouvent une grande lassitude vis-à-vis
du modèle viril. Il existe des hommes « doux » qui
prennent du recul par rapport à la survirilisation de la compétition,
du dopage, de la réussite à tout prix. N'y a-t-il pas
d'autres formes d'affirmation de soi, de relation à l'autre,
de citoyenneté quotidienne ? C'est sans doute plus facile dans
les milieux relativement aisés et surtout cultivés. Plus
difficile dans les milieux démunis, où pour s'affirmer,
on domine son proche, voisin ou parent ; et d'abord les femmes, qui
peuvent être objet de violence quotidienne.
Est-ce un apport du féminisme que les hommes puissent se
libérer du modèle viril ?
Ce serait une conséquence tout à fait positive du féminisme.
Dans le domaine des sciences humaines, les recherches sur la virilité
analogues aux « gender studies » américains, se développent
en sociologie et en histoire surtout. On voit des historiens travailler
sur les hommes violents, le viol, l'histoire du service militaire, les
rites de masculinité etc. C'est un champ nouveau qui indique
une réflexion nouvelle.
Que les femmes deviennent elles-mêmes sujets renvoie les
hommes à leur propre identité ?
Oui. Parce que cela suppose que les identités sexuelles sont
non pas naturelles et données une fois pour toutes, mais façonnées
par la culture et par l'histoire. Il y a une historicité du rapport
entre les sexes qui peut être libérante pour chacun, homme
ou femme, libre de construire son identité dont le sexe n'est,
après tout, qu'un élément.
On pourrait retourner en toute fidélité la formule de
Simone de Beauvoir (« On ne naît pas femme, on le devient
»). On naît homme ou femme. Ce corps est immédiatement
pris dans des réseaux de significations dont il faut se débarrasser
pour ne pas y être assigné. Ensuite, retrouver ce corps
et ses immenses virtualités. Peut-être notre corps nous
est-il inconnu et avons-nous à le découvrir et à
le réinventer comme au premier jour de la création ! Et
la personne est au-delà du corps.
Propos recueillis par Anne Rapin
Bibliographie
Les Femmes ou les silences de l'histoire, de Michelle Perrot, éd.
Flammarion, Paris, 1998.
L'Histoire des femmes en Occident, de l'Antiquité à nos
jours, sous la direction de Michelle Perrot et Georges Duby, 5 volumes,
éd. Plon, Paris, 1992. Traduit en coréen, japonais, anglais,
allemand, espagnol, portugais, néerlandais...
Femmes publiques, dialogue entre Michelle Perrot et Jean Lebrun, Textuel,
Paris, 1997.
Une histoire des femmes est-elle possible ?, sous la direction de Michelle
Perrot, éd. Rivages, Paris, 1984.
Le Génie féminin, de Julia Kristeva, éd. Fayard,
Paris, 3 vol : Hannah Arendt, 1999, à paraître Mélanie
Klein et Colette.
Un siècle d'antiféminisme, de Christine Bard, éd.
Fayard, Paris, 1998.
Les Femmes et leur histoire, de Geneviève Fraisse, éd.
Gallimard, coll. Folio, Paris, 1998.
Masculin-Féminin, la pensée de la différence, de
Françoise Héritier, éd. Odile Jacob, Paris, 1996.
Les Mots des femmes, essai sur la singularité française,
de Mona Ozouf, éd. Fayard, 1995.
Sexisme et médias
Une pour cinq : c'est le ratio femme/homme que l'on trouve
dans la presse d'information en France. C'est-à-dire que sur
cent personnes citées, dix-sept sont des femmes. Bien sûr,
en raison des inégalités dans la société,
les femmes sont moins représentées que les hommes dans
la presse, qui privilégie l'actualité du pouvoir. Certes.
Mais les médias font plus que refléter la réalité
: ils renforcent la marginalisation des femmes dans la représentation
qu'ils en donnent. C'est ce que démontrent les quatre enquêtes
composant le livre que publie l'Association des femmes journalistes
(AFJ), Dites-le avec avec des femmes, qui a étudié la
place des femmes en tant que sujets et qu'actrices de l'information
en France.
Il résulte de cette enquête approfondie que plusieurs mécanismes
se conjuguent pour passer sous silence la voix des femmes dans les médias.
En tant que sujets de l'information, les femmes sont, beaucoup plus
souvent que les hommes, présentées comme des victimes
(1 femme sur 6 contre 1 homme sur 14), sans profession (1 femme sur
3 est citée sans sa profession contre 1 homme sur 10) et anonymes
(1 femme sur 3 contre 1 homme sur 7). Elles sont, de plus, fréquemment
déshabillées sur les photos.
Ensuite, si les femmes passent ces obstacles, surgit alors l'épreuve
du langage, qui, souvent, les renvoie dans l'invisibilité en
les désignant au masculin. On use à leur égard
de stéréotypes, de clichés, volontiers dégradants,
qui insistent sur leur apparence physique.
Et que dire des femmes journalistes ? Moins payées et dans une
situation plus précaire que leurs confrères, elles ne
sont que 10 % aux postes de direction, quand elles représentent
40 % des journalistes. Ayant moins de pouvoir, elles ont moins de liberté
pour faire passer leurs sujets et leurs préoccupations.
Résultat : les lectrices boudent la presse quotidienne parce
qu'elles ne s'y retrouvent pas. Et si elles aiment lire les magazines
féminins, elles regrettent qu'ils ne parlent pas plus de l'actualité
politique et sociale. Avis aux patrons de presse : il y a un créneau
à prendre !
Monica Valby
Journaliste
"Dites-le avec des femmes, le sexisme ordinaire dans les médias",
par Virginie Barré, Sylvie Debras, Natacha Henry, Monique Trancart.
Préface de Benoîte Groult, éd. CFD/AFJ, Paris, 1999.
La Science au masculin pluriel
Menée essentiellement par des hommes et pour des hommes, la recherche
se prive de toute une approche du monde.
« Nous avons un besoin urgent de femmes dans la recherche.
Les hommes ne peuvent représenter 90 % de la capacité
d'imagination qu'elle suppose », soulignait, en 1996,
Federico Mayor, directeur général de l'Unesco, à
la sortie du Rapport mondial sur la science. Un thème jugé
si important d'ailleurs que l'ouvrage accordait une large place à
la manière dont « les cultures et les pratiques scientifiques
et technologiques conditionnent les relations sociales entre les sexes
et sont en retour, conditionnées par elles. » Qu'il
s'agisse en effet de science, d'ingénierie ou de nouvelles technologies,
les femmes brillent... par leur absence.
Certes, en France, l'époque - 1911 -, où l'Académie
des sciences refusait d'accueillir, par préjugé sexiste,
le prix Nobel de physique, Marie Curie, semble révolue. Néanmoins,
alors que les étudiantes représentent 56 % des élèves
de l'enseignement supérieur, on ne compte que 27,7 % de femmes
universitaires.
De même, du côté du Centre national de la recherche
scientifique (CNRS), un tiers à peine des recrutements concerne
des femmes. Enfin, si la proportion de femmes ingénieurs est
passée de 3 à 15 % en trente ans, la part de celles accédant
aux plus hauts postes reste infime. Barrières familiales, sociales,
crainte de l'échec ? Difficile de savoir. Toujours est-il qu'une
enquête menée en Suède, pays de l'égalité
sexuelle s'il en est, par deux chercheuses a démontré
que les femmes doivent être 2,5 fois plus performantes que les
hommes pour être reconnues : pour accéder à une
bourse de postdoctorat, elles doivent publier 2,5 fois plus d'articles.
Cette pénurie de femmes dans le secteur scientifique pose un
réel problème social et économique, et risque de
déséquilibrer l'exercice de la citoyenneté.
En outre, comme le souligne l'Unesco, dans la mesure où elles
« sont exclues de la définition des grands objectifs
scientifiques et technologiques, la connaissance qu'une culture possède
de la nature reflète de façon disproportionnée
les centres d'intérêt, les besoins et les espoirs de la
fraction masculine de la population. » Se pose alors une
question :
si les femmes parvenaient à s'imposer, le savoir en serait-il
modifié ? Sans doute. Mais les études sur ce sujet manquent.
Les chercheurs ne s'y intéresseraient-ils pas ?
Florence Raynal
Journaliste
Lien d’origine :
http://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/INDEX/i37.html
Sommaire
http://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/femmes/femmes.html
Dossier
http://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/femmes/02championnes.html
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