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Note de lecture
Règles pour le parc humain et la domestication de l'Être
La domestication de l'Être
Peter Sloterdijk


A l'heure du décryptage du génome humain, il peut être temps de relancer un débat autour des essais de Sloterdijk, non plus pour savoir si il était moralement possible de discuter ses analyses, mais maintenant que cette possibilité est ouverte, pour en comprendre l'intérêt pour structurer le débat actuel au-delà de l'usage des biotechnologies.

C'est une pensée philosophique qui s'affirme principalement comme une pensée du contemporain, consciente des risques que cela comporte, se confrontant aux démarches et aux résultats des sciences actuelles, mais surtout, qui ose raisonner sur du très long terme, voir plus loin que le bout de son époque sans se réfugier non plus dans une essence éternelle de l'homme.

Certes, les textes de Sloterdijk débordent de références, irritent par leurs ellipses, néologismes et formules iconoclastes, mais véhiculent une énergie communicative par le style qui incite à poursuivre soi-même la réflexion, et surtout tiennent à la relecture.

Le débat soulevé par les biotechnologies, en dehors des possibilités actuelles de ces sciences, pourrait être présenté ainsi: au nom de quoi refuser ou accepter l'intervention de l'homme dans son propre patrimoine génétique; la tournure qu'il prend pour la "pensée écologiste" (comme programme plus que comme unité !) serait celle-ci : doit-on considérer que la nature, et l'homme en tant que partie de celle-ci, doit être conservée dans toute sa diversité sans intervention humaine ?

Et pour ceux qui acceptent ces interventions, les conditions politiques sont-elles réunies pour que ces interventions soient vraiment un choix démocratique et collectif, ou que les limites de choix privés soit reconnues collectivement ? Les deux textes présentés ici appellent fortement à poser ces questions dans l'espace de la discussion politique.

Règles pour le parc humain, Peter Sloterdijk, Editions Mille et une Nuits, Paris, 2000 (10 F.)

Un thriller de philosophie politique

Les Règles pour le parc humain relèvent d'un genre peu exploité en philosophie: le thriller. Comprendre que nous faisons face aujourd'hui à la responsabilité écrasante du choix d'une "politique de l'espèce" suffit à nous glacer, mais Sloterdijk veut nous faire plus peur encore en montrant qu'il ne faut plus compter sur notre principal bagage de pensée philosophique et de conscience morale consensuelle- l'humanisme, parce que celui-ci est l'esprit d'une technique médiatique dépassée, et parce qu'il doit prendre conscience qu'il cache ce qui pour lui-même est un crime…

L'humanisme est ramené à une technique médiatique fonctionnant sur le modèle de l'amitié épistolaire appelant et rassemblant une communauté de personnes réceptrices du message d'amitié. L'histoire a vu cette pratique varier en extension jusqu'à devenir un idéal de communauté politique: l'Etat bourgeois national, alphabétisant ses membres pour qu'ils entrent dans la communauté des citoyens "communiant" autour de textes sélectionnés comme fondateurs de ses valeurs. Cette définition apparemment triviale possède une efficacité redoutable en ce qu'elle explique pourquoi l'humanisme nous semble "naturel" et pourquoi la question culturelle a une telle place dans le débat sur les contours de la République: seule une culture livresque identifie la fin d'une Culture nationale et la fin de la Nation. Or le livre ne sert plus de référence unique pour la synthèse sociale, la radio et la télévision ont pris le relais.

Dommage, peuvent dire les nostalgiques du livre (les humanistes), parce qu'on avait trouvé un bon moyen de lutter contre les penchants "inhumains" de l'homme (contradiction que l'humanisme n'a jamais résolue). L'humanisme éduque toujours "contre", il fait préférer à l'homme ses bons penchants par la lecture des "bons" livres. Mais la force des idées ne suffit pas, la lecture est aussi l'inculcation d'une discipline totale: position assise, concentration de l'esprit et attitude d'ouverture au message du maître.

Fin du média, fin de l'époque, fin d'une manière d'apprivoiser l'homme. Depuis 1945, personnalisme chrétien, marxisme ou existentialisme ne sont plus que des formes de "néo-humanisme", l'humanisme s'est dissout dans les totalitarismes. Cette catastrophe historique, Heidegger, qui s'y est fourvoyé, en tire la conclusion dès 1946 (Lettre sur l'humanisme) en constatant qu'on ne peut plus croire à l'humanisme parce que la représentation que l'homme s'y donne de sa nature et de son destin n'a pas été assez forte pour influencer son histoire. Pour Heidegger il est temps d'ouvrir un espace de pensée post-humaniste en effectuant un décentrement: l'homme doit être pensé dans son rapport d'ouverture à l'Être, c'est-à-dire à ce qui est irréductible à toute chose existante, et donc ne peut être réduit à des caractéristiques anthropologiques qui font de l'homme une chose existante parmi d'autres, même si l'on admet qu'elle est un peu à part (une "chose pensante").

C'est là que Sloterdijk met ses pas dans ceux de Heidegger, en prenant au sérieux la fin de l'humanisme comme époque. En effet, l'humanisme, comme définition de la nature de l'homme, a fait époque: il a défini une période du développement historique de la nature humaine, mais il a aussi échoué en s'aveuglant sur sa nature. C'est au Zarathoustra de Nietzsche qu'il revient de montrer ce que l'humanisme ne peut pas voir de lui-même: sous son regard, ils apparaissent clairement comme des "éleveurs d'hommes", qui travaillent à modifier patiemment les caractéristiques de l'espèce et y sont parvenus dans une large mesure.

Nous sommes au cœur du thriller: l'humanisme qui se présente comme choix de textes permettant aux hommes de réaliser leur vraie nature, est surtout un choix pour la nature humaine elle-même, opéré par une élite des éleveurs sélectionnée parmi la masse des élevés. Sloterdijk ne montre pas la nullité de l'idéal humaniste, mais la responsabilité réelle de l'homme dans sa propre évolution et le lieu où elle se joue: l'espace politique comme biopolitique de l'homme.

Les humanistes qui pensent que nous faisons face aujourd'hui à une "nouvelle" responsabilité liée aux possibilités des biotechnologies devraient comprendre qu'ils participent aussi à une politique de l'espèce. Ainsi, on pourrait soutenir que, pour l'auteur, les biotechnologies n'apportent pas une différence de nature dans l'intervention sur l'homme, mais de degré. Il y a bien de quoi faire peur aux humanistes que nous sommes encore pour la plupart, et le thriller bio-technologique est peut-être le genre de notre époque…
Nous n'avons plus le choix: il faut inventer des médias qui nous aident à vivre ensemble et à lutter contre l'inhumain. Pour cela, il s'agit d'abord d'accepter de voir l'ambiguïté profonde et les effets cachés de nos pratiques les mieux intentionnées, et de réaliser que la politique est un espace à responsabilité illimitée.

David Faure


La domestication de l'Être, Peter Sloterdijk, Editions Mille et une Nuits, Paris, 2000 (10 F.)

La domestication de l'Être éclaire un peu plus le projet philosophique qui sous-tend les Règles pour le parc humain et approfondit le diagnostic d'une époque contemporaine difficilement lisible. Les débats sur l'évolution du climat ou sur les biotechnologies le montrent: bien que nous vivions une époque de "circonstances moyennes", où les problèmes peuvent être résolus démocratiquement, on sent également que s'y jouent des évènements qui rappellent ces "grandes circonstances" exigeant des positions radicales que l'histoire récente a connues. Si les dramatisations excessives rebutent encore la majorité, les discours du "tout est normal" ne parviennent pas à la rassurer. Les "grandes circonstances" actuelles n'ont pas les apparences manifestes de celles d'hier.

Sloterdijk propose donc de prendre du recul et de repartir de la question suivante: comment l'homme accède-t-il à ce statut particulier de pouvoir prendre conscience du fait que le monde est? Il reprend à son compte l'intuition de Heidegger, mais le trahit en suivant les sciences anthropologiques et la paléontologie qui pensent l'homme comme une production. Pour Sloterdijk, l'expérience de l'Être n'est pas une prise de conscience subite et absolue, elle progresse dans les limites d'un espace conquis grâce aux techniques élaborées par l'homme qui passe d'un environnement animal refermé sur la survie à un monde ouvert dont les limites peuvent être repoussées. Le mécanisme de l'évolution vers l'exception ontologique est donc intrinsèquement lié à l'aventure technique.

La découverte de l'outil permet d'ouvrir une première brèche dans l'environnement et de créer un espace protégé où l'homme s'engage dans un devenir arraché à l'adaptation naturelle. L'homme développe des moyens de domestiquer l'Être… et de se domestiquer en retour: les techniques "dures" de transformation de la matière, ou "tendres" des pratiques culturelles comme celles réglant les échanges des gènes, sont toujours en dernière instance des "anthropotechniques" qui modèlent la plastique génétique de l'espèce qui s'auto-produit. Ses caractéristiques sont donc des effets secondaires de la technique: retardement exceptionnel de la maturité et un affinement morphologique couronné par le visage sur le plan physique. On peut donc parler de manipulation génétique indirecte et inconsciente que les biotechnologies donnent aujourd'hui la possibilité de prolonger consciemment.

La dynamique de domestication de régions ontologiques nouvelles, c'est-à-dire l'intégration progressive de phénomènes inquiétants et extérieurs dans le connu de l'habitat, n'est cependant pas univoque, et Sloterdijk esquisse à toutes fins utiles une archéologie du conservatisme. Si les rites religieux et les routines symboliques instituées ont pour précieuse fonction la transposition de l'aménagement antérieur de l'habitat après sa destruction, il y a un revers: à trop répéter le même et l'ancien pour ne pas l'oublier, on court le risque d'une fermeture sur soi et d'un arrêt de l'élargissement du monde. Le conservatisme est donc une tendance à la fois vitale et stérilisante pour l'humanité, et on peut voir la crise actuelle de l'humanisme comme l'incapacité d'une culture du texte à transposer ses repères aux données produites par la culture technologico-scientifique.

Ce décalage a des conséquences psychologiques profondes pour le sujet contemporain dont la spécificité se dissout: ses qualités propres comme l'intelligence calculatrice ou auto-correctrice appartiennent aux objets artificiels que sont les ordinateurs. Pour Sloterdijk, l'émergence du paradigme de l'information remet en cause notre compréhension du monde héritée de la philosophie grecque qui enfermait le monde dans des oppositions forme/matière, puis sujet/objet, parce qu'elle n'offre pas de place aux hybrides produits par la culture, composés symboliques-matériels, et qu'on découvre au cœur du vivant que nos gènes ne sont ni âme ni corps, mais information.

Mais au-delà de la crise du sujet, la division binaire des phénomènes détermine notre rapport au monde: le sujet peut justifier la soumission des objets à ses fins et banaliser un rapport de domination sur la nature et sur l'homme. Au contraire, les techniques de l'intelligence adoucissent le rapport à la nature en se fondant sur une coopération avec l'objet dont on respecte les propriétés pour mieux les utiliser. Sloterdijk suggère donc que le passage au paradigme de l'information valorise la coopération contre la domination dans la société. Faut-il donc être optimiste?

Une catastrophe politique est possible si l'on ne donne pas aux citoyens bousculés dans leur perception d'eux-mêmes les ressources symboliques pour domestiquer ce qui se découvre de l'Être. Il s'agirait alors de reconnaître que l'homme est le produit d'une ouverture fondamentale à l'auto-création, une force d'expérience et une "puissance poétique locale".

David Faure


Note de lecture parue sur le site de la revue Ecorev http://ecorev.free.fr/