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« La poussière et le nuage », in Perrot (M.),
éd., L'Impossible Prison, Recherches sur le système
Pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « L'Univers historique », 1980, pp. 29-39.
(Réponse à un article de J. Léonard, «
L'historien et le philosophe, À propos de Surveiller et Punir.
Naissance de la prison », ibid., pp. 9-28.)
Dits Ecrits tome IV texte n°277
En 1976, l'historienne Michelle Perrot donna une conférence
sur l'histoire des prisons en 1848, à l'assemblée
générale de la Société d'histoire de
la révolution de 1848, En découla, à l'initiative
de la société, une série d'études sur
le système pénitentiaire au début du XIXe siècle
qui furent publiées dans les Annales historiques de la Révolution
française (n° 2, 1977). Jacques Léonard y faisait
un compte rendu critique de Surveiller et Punir, paru en 1975, intitulé
« L'historien et le philosophe », auquel répond
« La poussière et le nuage ». Si J. Léonard
reconnaisait en M. Foucault « un historien que nous [les historiens]
avons intérêt à écouter », il opposait,
à la thèse de « la normalisation massive, la
poussière des faits » et comparait M. Foucault à
un « cavalier barbare qui parcourait trois siècles
à bride abattue ». L'article de M. Foucault reprend
tous les points soulevés par J. Léonard.
=> Table ronde du 20 mai 1978
L'Impossible Prison. Recherches sur le système Pénitentiaire au XIXe siècle
Dits Ecrits tome IV texte n°278 http://1libertaire.free.fr/MFoucault300.html
=> Postface L'Impossible prison Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°279
http://1libertaire.free.fr/MFoucault299.html
Ce qui fait entre autres choses la force et l'originalité
de l'article de M. Léonard, c'est la vigueur avec laquelle
il donne congé au stéréo type de l'«
historien » opposé au « philosophe ». Ce
qui demandait du courage, sans doute, et une vue très juste
des problèmes. Il y est parvenu de deux façons. Sur
le mode sérieux, en fondant, mieux que je n'aurais pu le
faire moi-même, la possibilité d'une analyse historique
des rapports entre pouvoir et savoir. Sur le mode ironique, en mettant
en scène, dans la première partie de son texte, un
historien fictif, l'un des « gens du métier »
comme il dit en souriant. Avec un peu de cruauté peut-être,
il lui fait jouer les grands rôles ingrats du répertoire
: le chevalier vertueux de l'exactitude (« Je n'ai peut-être
pas beaucoup d'idées, mais, au moins, ce que je dis est vrai
»), le docteur aux connaissances inépuisables («
Vous n'avez pas dit ceci, ni cela, et ça encore que je sais
et que certaine ment vous ignorez »), le grand témoin
du Réel, lui (« Pas de grands systèmes, mais
la vie, la vie réelle avec toutes ses richesses contradictoires
»), le savant désolé qui pleure sur son petit
domaine que les sauvages viennent de saccager : comme après
Attila, l'herbe n'y poussera plus. Bref, tous les clichés
: les petits faits vrais contre les grandes idées vagues
; la poussière défiant le nuage.
Je ne sais quel est le degré de réalisme de ce portrait
charge. Je serais tenté (seule réserve à ce
texte à la fois amusant et remarquable, dont j'approuve absolument
le sens profond), je serait tenté de penser que M. Léonard
a un peu forcé la note. En prêtant à son historien
imaginaire beaucoup d'erreurs, il a rendu peut-être un peu
trop facile la tâche de la réplique. Mais cette satire
du chevalier de l'exactitude, empêtré dans ses propres
approximations, est faite avec assez d'intelligence pour qu'on y
reconnaisse les trois points de méthode que M. Léonard
veut proposer à la discussion. Et qui me semblent, à
moi aussi, pouvoir servir de point de départ à un
débat :
1) De la différence de procédure entre l'analyse
d'un problème et l'étude d'une période.
2) De l'usage du principe de réalité en histoire.
3) De la distinction à faire entre la thèse et l'objet
d'une analyse.
PROBLÈME OU PÉRIODE ? LE PARTAGE DU GÂTEAU
Depuis Beccaria, les réformateurs, avaient élaboré
des programmes punitifs caractérisés par leur variété,
leur souci de corriger, la publicité des châtiments,
la correspondance soigneuse entre la nature du délit et la
forme de la peine - tout un art de punir inspiré par l'Idéologie.
Or, dès 1791, on a opté pour un système punitif
monotone : l'incarcération, en tout cas, y est prépondérante.
Étonnement de quelques contemporains. Mais étonnement
transitoire : la pénalité d'incarcération est
vite acceptée comme une innovation à perfectionner
plutôt qu'à contester de fond en comble. Et elle le
reste longtemps.
De là un problème : pourquoi cette substitution hâtive
? Pourquoi cette acceptation sans difficulté ?
De là aussi le choix des éléments pertinents
pour l'analyse.
1) Il s'agit d'étudier l'acclimatation dans le nouveau régime
pénal d'un mécanisme punitif tout de suite appelé
à devenir dominant. Voilà pour l'objet.
2) Il s'agit d'expliquer un phénomène dont la manifestation
première et majeure se situe dans les toutes dernières
années du XVIIIe siècle et les toutes premières
du XIXe. Voilà pour le temps fort de l'analyse.
3) Il s'agit enfin de vérifier que cette dominance de l'incarcération
et l'acceptation de son principe se sont bien maintenues même
à l'époque des premiers grands constats d'échec
(1825-1835). Voilà pour les limites dernières de l'analyse.
Dans ces conditions, la question à poser à un tel
travail n'est pas : la Grande Révolution a-t-elle été
convenablement honorée ? Les partages ont-ils été
bien égaux entre les XVIIIe et XIXe siècles ? Les
spécialistes de chaque période, comme des enfants
joufflus qui se pressent autour d'un gâteau d'anniversaire,
ont-ils été équitablement traités ?
Il serait plus raisonnable de se demander :
Quels sont les documents nécessaires et suffisants pour
faire apparaître les programmes punitifs prévus, les
décisions effectivement prises et les considérations
qui ont pu motiver les uns et les autres ?
2) Où chercher l'explication du phénomène
? Du côté de ce qui le précède, ou du
côté de ce qui le suit ? Aussi les décisions
de 1791 doivent-elles être expliquées par la manière
dont on avait pensé jusque-là, ou par la manière
dont on a tué par la suite ?
3) Les événements ultérieurs (l'expérience
des tribunaux populaires, la guillotine en permanence, les massacres
de septembre 1792), sur quelles parties du système pénal
ont-ils eu un effet ? Sur l'organisation des institutions judiciaires
? Sur la définition des règles de procédure
? Sur la lourdeur des sanctions prises par les tribunaux ? (On peut
le supposer, puisque tout cela s'est trouvé modifié
à la fin de la Révolution.) Mais qu'en est-il du «
carcérocentrisme » des punitions prévues, qui,
lui, n'a pas bougé et n'a été remis en question
par aucun des artisans des législations et des codes ultérieurs
?
4) Dans le fonctionnement judiciaire des années 1815-1840,
quels sont les éléments qui manifestent une remise
en question de l'emprisonnement pénal ? Comment en fait-on
la critique ? Pour quelles raisons et dans quelles limites ?
Par rapport à ces questions qui organisent la recherche,
le chevalier de l'exactitude, le docte au savoir infini imaginé
par M. Léonard peut bien accumuler les reproches d'omission
; ils manifestent en fait :
- absence de rigueur chronologique : que vient faire la suppression
en 1848 de la peine de mort pour crime politique, dans cette étude
qui s'arrête en 1840 ?
- perception confuse de l'objet traité : la « sociologie
des avocats » ou la typologie des criminels sous Louis-Philippe
concernent-elles la forme des punitions choisies en 1791 ?
- ignorance de la règle de pertinence : car il ne s'agit
pas de « s'attendre » à un développement
sur les massacres de septembre mais de préciser en quoi ils
auraient pu avoir un effet sur les décisions de 1791 ou en
tout cas sur leur transformation ultérieure ;
- fautes de lecture (« absences » d'éléments
qui sont présents), appréciations arbitraires (telle
chose ne serait pas « assez » soulignée) et gros
contresens (s'il a été affirmé que le choix
en faveur de l'incarcération pénale était un
tour de passe-passe, c'est par certains contemporains qui ont pu
avoir cette impression ; tout le livre essaie de montrer que ce
n'en était pas un).
Et pourtant, cet apparent fatras reprend forme, aussitôt
qu'on veut bien y reconnaître les principes d'un travail,
fort légitime, mais d'un tout autre type que l'analyse d'un
problème.
Pour qui en effet voudrait étudier une période, ou
du moins une institution pendant une période donnée,
deux règles parmi d autres s'imposeraient : traitement exhaustif
de tout le matériau et équitable répartition
chronologique de l'examen.
Qui, en revanche, veut traiter un problème, apparu à
un moment donné, doit suivre d'autres règles : choix
du matériau en fonction des données du problème
; focalisation de l'analyse sur les éléments susceptibles
de le résoudre ; établissement des relations' qui
permettent cette solution. Et donc indifférence à
l'obligation de tout dire même pour satisfaire le jury des
spécialistes assemblés. Or c'est un problème
que j'ai essayé de traiter : celui que j'ai indiqué
en commençant. Le travail ainsi conçu impliquait un
découpage selon des points déterminants et une extension
selon des relations pertinentes : le développement des pratiques
de dressage et de surveillance dans les écoles du XVIIIe
siècle m'a paru de ce point de vue plus important que les
effets de la loi de 1832 sur l'application de la peine de mort.
On ne peut dénoncer les « absences » dans une
analyse que si on a compris le principe des présences qui
y figurent.
La différence, M. Léonard l'a bien vu, n'est donc
pas entre deux professions, l'une vouée aux tâches
sobres de l'exactitude, et l'autre à la grande bousculade
des idées approximatives. Plutôt que de faire jouer
pour la millième fois ce stéréotype, ne vaut-il
pas mieux débattre sur les modalités, les limites
et les exigences propres a deux manières de faire ? L'une
qui consiste à se donner un objet et à essayer de
résoudre les problèmes qu'il peut poser. L'autre qui
consiste à traiter un problème et à déterminer
à partir de là le domaine d'objet qu'il faut parcourir
pour le résoudre. Sur ce point, M. Léonard a tout
à fait raison de se référer à une intervention
très intéressante de Jacques Revel *.
RÉALITÉ ET ABSTRACTION.
LES FRANÇAIS SONT-ILS OBÉISSANTS ?
Dans cette « naissance de la prison », de quoi est-il
question ? De la société française dans une
période donnée ? Non. De la délinquance aux
XVIIIe et XIXe siècles ? Non. Des prisons en France entre
1760 et 1840 ? Pas même. De quelque chose de plus ténu
: l'intention réfléchie, le type de calcul, la ratio
qui a été mise en oeuvre dans la réforme du
système pénal, lorsqu'on a décidé d'y
introduire, non sans modification, la vieille pratique de l'enfermement.
* « Foucault et les historiens », Magazine littéraire,
no 101, juin 1975, pp. 10-13.
Il s agit en somme d'un chapitre dans l'histoire de la «
raison punitive ». Pourquoi la prison et la réutilisation
d'un enfermement décrié ? On peut prendre deux attitudes
:
- faire jouer le principe de « commodité-inertie ».
Et dire : l'enfermement était une réalité acquise
depuis longtemps. Il était utilisé hors de la pénalité
régulière et parfois en elle. Il a suffi de l'intégrer
complètement au système pénal pour que celui-ci
bénéficie d'une institution toute préparée
et pour que cette institution en retour perde l'arbitraire qu'on
lui reprochait. Explication peu satisfaisante, si on songe aux prétentions
de la réforme pénale et aux espoirs qui la soutenaient
;
- faire jouer le principe de « rationalité-innovation
». Cette nouveauté de l'incarcération pénale
(bel et bien perçue comme nouveauté), à quel
calcul obéissait-elle ? Qu'est-ce qu'on en attendait ? Sur
quels modèles s'appuyait-elle ? De quelle forme générale
de pensée relevait-elle ?
On voit les objections : à faire ainsi l 'histoire de la
raison punitive, vous ne saisissez rien, ou presque, de la réalité,
pleine, vivante, contradictoire. Tout au plus une histoire des idées
et encore une histoire bien flottante, puisque le contexte réel
n'apparaît jamais.
Là encore, essayons d'éviter les approximations auxquelles
condamne l'usage de schémas critiques tout faits, À
quelles exigences devrait donc répondre une analyse historique
de la raison punitive à la fin du XVIIIe siècle ?
1) Non pas dresser le tableau de tout ce qu'on peut savoir aujourd'hui
de la délinquance à cette époque ; mais, en
comparant ce qu'on peut savoir aujourd'hui (grâce à
des travaux comme ceux de Chaunu et de ses élèves)
et ce que les contemporains disaient quant à la nécessité,
aux buts, aux moyens éventuels de la réforme, établir
quels ont été les éléments de réalité
qui ont joué un rôle opératoire dans la constitution
d'un nouveau projet pénal, En somme, fixer les points d'ancrage
d'une stratégie.
2) Déterminer pourquoi telle stratégie et tels instruments
tactiques ont été choisis, plutôt que tels autres.
Il faut donc inventorier les domaines qui ont pu informer de tels
choix :
- des manières de penser, des concepts, des thèses
qui ont pu constituer, à l'époque, un consensus plus
ou moins contraignant un paradigme théorique (en l'occurrence,
celui des « philosophes »ou des « idéologues
») ;
- des modèles effectivement mis en oeuvre et expérimentés
ailleurs (Pays-Bas, Angleterre, Amérique) ;
- l'ensemble des procédures rationnelles et des techniques
réfléchies, par lesquelles à l'époque
on prétendait agir sur la conduite des individus, les dresser,
les réformer...
3) Déterminer enfin quels effets de retour se sont produits
: ce qui, des inconvénients, désordres, dommages,
conséquences imprévues et incontrôlées,
a été perçu, et dans quelle mesure cet «
échec » a pu susciter une reconsidération de
la prison.
Je conçois très bien et je trouve excellent qu'on
fasse la sociologie historique de la délinquance, qu'on essaie
de reconstituer ce qu'étaient la vie quotidienne des détenus
ou leurs révoltes, Mais puisqu'il s'agit de faire l'histoire
d'une pratique rationnelle ou plutôt de la rationalité
d'une pratique, c'est à une analyse des éléments
qui ont joué réellement dans sa genèse et sa
mise en place qu'il faut procéder,
Il faut démystifier l'instance globale du réel comme
totalité à restituer, Il n'y a pas « le »
réel qu'on rejoindrait à condition de parler de tout
ou de certaines choses plus « réelles » que les
autres, et qu'on manquerait, au profit d'abstractions inconsistantes,
si on se borne à faire apparaître d'autres éléments
et d'autres relations, Il faudrait peut-être aussi interroger
le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité
à laquelle devrait prétendre l 'histoire, c'est la
société elle-même, Un type de rationalité,
une manière de penser, un programme, une technique, un ensemble
d'efforts rationnels et coordonnés, des objectifs définis
et poursuivis, des instruments pour l'atteindre, etc., tout cela
c'est du réel, même si ça ne prétend
pas être « la réalité » elle-même
ni « la » société tout entière,
Et la genèse de cette réalité, dès lors
qu'on y fait intervenir les éléments pertinents, est
parfaitement légitime,
C'est ce que l'historien mis en scène par M, Léonard
n'entend pas, au sens strict du terme, Pour lui, il n'y a qu'une
réalité qui est à la fois « la »
réalité et « la » société.
C'est pourquoi, quand on parle de programmes, de décisions,
de règlements, et qu'on les analyse à partir des objectifs
qu'on leur donnait et des moyens qu'ils mettaient en oeuvre, il
croit faire une objection en disant : mais ces programmes n'ont
jamais fonctionné réellement, jamais ils n'ont atteint
leurs buts, Comme si jamais autre chose avait jamais été
dit ; comme s'il n'était pas souligné chaque fois
qu'il s'agit de tentatives, d'instruments, de dispositifs, de techniques
pour... Comme si l'histoire de la prison, centrale dans cette étude,
n'était pas justement l'histoire de quelque chose qui n'a
jamais « marché », du moins si on considère
ses fins affirmées,
Quand je parle de société « disciplinaire »,
il ne faut pas entendre « société disciplinée
», Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline,
ce n'est pas affirmer que « les Français sont obéissants
» ! Dans l'analyse des procédés mis en place
pour normaliser, il n'y a pas « la thèse d'une normalisation
massive ». Comme si, justement, tous ces développements
n'étaient pas à la mesure d'un insuccès perpétuel.
Je connais un psychanalyste qui comprend qu'on affirme la toute-puissance
du pouvoir, si on parle de la présence des relations de pouvoir,
car il ne voit pas que leur multiplicité, leur entrecroisement,
leur fragilité et leur réversibilité sont liés
à l'inexistence d'un pouvoir tout-puissant et omniscient
!
Mais laissons toutes ces erreurs (il faudrait citer toutes les
lignes). Et envisagons le problème extrêmement difficile
que M. Léonard lui-même nous suggère : qu'en
est-il de ce réel qu'est, dans les sociétés
occidentales modernes, la rationalité ? Cette rationalité
qui n'est pas simplement principe de théorie et de techniques
scientifiques, qui ne produit pas simplement des formes de connaissance
ou des types de pensée, mais qui est liée par des
liens complexes et circulaires à des formes de pouvoir. Qu'en
est-il de cette rationalité, comment peut-on en faire l'analyse,
la saisir dans sa formation, et sa structure 1 ? (Tout cela n'ayant,
bien sûr, rien à voir avec une mise en accusation des
Lumières : quel lecteur surprendrai-je en affirmant que l'analyse
des pratiques disciplinaires au XVIIIe siècle n'est pas une
manière subreptice de rendre Beccaria responsable du Goulag
?)
L'OBJET ET LA THÈSE. LE PROBLÈME DE LA STRATÉGIE
M. Léonard a parfaitement compris que c'étaient là
sans doute les problèmes les plus importants qu'il y avait
à soulever à propos de ce genre d'étude. Et
je crois qu'il en fait apparaître la dimension principale
avec beaucoup de lucidité. Et cela en faisant commettre à
son historien imaginaire deux grosses séries d'erreurs. En
voici deux parmi les plus significatives.
1) Lecture du texte. Il s'étonne qu'on puisse décrire
les projets des réformateurs avec des verbes employés
à l'infinitif : « déplacer », «
définir », « poser », « diminuer
», comme s'il s'agissait de procédés anonymes
et automatiques, une pure machinerie sans machiniste.
1. On pourrait se reporter au livre très remarquable de
G. Vigarello, Le Corps redressé (Paris, J. P. Delarge, 1978
[N.d.É.]). On y trouvera non pas une histoire globale du
corps, mais une analyse spécifique d'un ensemble de techniques
structurelles, que l'auteur décrit comme des tactiques et
des stratégies.
Or, ce que l'historien ne dit pas, c'est que ces dix lignes en
question résument quinze pages qui précèdent
et amorcent dix pages qui suivent ; et, dans ces vingt-cinq pages,
les principales idées directrices de la réforme pénale
à la fin du XVIIIe siècle sont caractérisées
avec chaque fois références et noms d'auteur. (Une
bonne vingtaine.) Absence de stratégie ? Là aussi,
c'est plutôt le trop-plein qu'il faudrait redouter.
2) Sens des mots. Ce serait une « curieuse stratégie
» que celle qui n'aurait pas « un point d'origine unique
», qui pourrait servir à « bien des intérêts
différents » et qui permettrait des « combats
multiples ». Imagine-t-on, se demande-t-il, une pareille stratégie
? Je ne vois qu'une réponse : imagine-t-on une stratégie
qui ce soit pas justement cela ? Une stratégie qui ne soit
pas née de plusieurs idées formulées ou proposées
à partir de points de vue ou d'objectifs différents
? Une stratégie qui ne trouverait pas son motif dans plusieurs
résultats recherchés conjointement, avec divers obstacles
à tourner et différents moyens à combiner ?
Peut-on imaginer une stratégie (militaire, diplomatique,
commerciale) qui ne doive sa valeur et ses chances de succès
à l'intégration d'un certain nombre d'intérêts
? Ne doit-elle pas, par principe, cumuler les avantages et mutiplier
les bénéfices ? C'est bien en ce sens, admis par tous,
que, pas très loin de là, une excellente historienne
parle de la « stratégie de l'amendement » dans
la pensée des philanthropes du XIXe siècle.
En fait, sous ces erreurs bénignes, il s'agit d'une confusion
importante des plans : celui des mécanismes proposés,
pour assurer une répression pénale efficace, mécanismes
qui sont prévus pour atteindre certains résultats,
grâce à certains dispositifs, etc. ; et celui des auteurs
de ces projets, auteurs qui pouvaient avoir à ces projets
des motivations diverses plus ou moins visibles ou cachées,
individuelles ou collectives.
Or qu'est-ce qui est automatique ? Qu'est-ce qui marche tout seul,
sans personne pour le faire fonctionner ou plutôt avec des
machinistes dont le visage et le nom importent peu ? Eh bien justement,
les machines prévues, pensées, imaginées, rêvées
peut-être, par des gens qui ont, eux, une identité
bien précise et qui sont effectivement nommés.
« L'appareil disciplinaire produit du pouvoir » ; «
peu importe qui exerce le pouvoir » ; le pouvoir « a
son principe dans une certaine distribution concertée des
corps, des surfaces, des lumières, des regards » :
aucune de ces phrases ne constitue ma conception personnelle du
pouvoir. Toutes, et de la manière la plus explicite, décrivent
des projets ou des aménagements, conçus ou mis en
place, avec leurs objectifs et le résultat qu'on attendait
d'eux : en particulier il s'agit de ce que Bentham espérait
du panoptique *, tel que lui-même l'a présenté
(qu'on veuille bien se reporter au texte cité : sans aucune
équivoque possible, c'est l'analyse du programme benthamien).
L'automaticité du pouvoir, le caractère mécanique
des dispositifs où il prend corps n'est absolument pas la
thèse du livre. Mais c'est l'idée au XVIIIe siècle
qu'un tel pouvoir serait possible et souhaitable, c'est la recherche
théorique et pratique de tels mécanismes, c'est la
volonté sans cesse manifestée alors, d'organiser de
pareils dispositifs qui constituent l'objet de l'analyse. Étudier
la manière dont on a voulu rationaliser le pouvoir, dont
on a conçu, au XVIIIe siècle, une nouvelle «
économie » des relations de pouvoir, montrer le rôle
important qu'y a occupé le thème de la machine, du
regard, de la surveillance, de la transparence, etc., ce n'est dire
ni que le pouvoir est une machine ni qu'une telle idée est
née machinalement. C'est étudier le développement
d'un thème technologique que je crois important dans l'histoire
de la grande réévaluation des mécanismes de
pouvoir au XVIIIe siècle, dans l'histoire générale
des techniques de pouvoir et plus globalement encore des rapports
entre rationalité et exercice du pouvoir, important aussi
dans la naissance de structures institutionnelles propres aux sociétés
modernes, important enfin pour comprendre la genèse ou la
croissance de certaines formes de savoir, comme les sciences humaines,
en particulier.
Étant entendu, bien sûr, que reste ouverte toute une
série de domaines connexes : qu'en a-t-il été
des effets de cette technologie lorsqu'on a essayé de la
mettre en oeuvre ? Ou encore qui donc étaient ces hommes
qui l'ont imaginée, proposée ? Quelle était
leur origine sociale ou, comme on dit classiquement, « quels
intérêts ils représentaient » ? Sur ce
point, et d'une façon plus générale sur tous
les groupes ou individus qui ont essayé de repenser moins
les fondements juridiques du pouvoir que les techniques détaillées
de son exercice, il faut dire que les travaux historiques sont encore
peu nombreux. Mais sans doute ces études de sociologie historique
demanderaient-elles que l'on fasse l'analyse précise de ce
que furent en elles-mêmes ces tentatives de rationalisation
du pouvoir.
* Bentham (J.), Panopticon, or the Inspection House, Containing
the Idea of a New Principle of Construction Applicable to any Sort
of Establishment, in which Persons of any Description are to be
kept under Inspection ; and in Particular to Penitentiary-Houses,
Prisons, Houses of Industry and Schools, Londres, T. Payne, 1791
(Le Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire
des maisons d'inspection et nommément des maisons de force,
adapté par E. Dumont, Paris, Imprimerie nationale, 1791 ;
rééd. Paris, Belfond, 1977),
Vouloir traiter de façon spécifique les rapports
entre technologie de pouvoir et généalogie des savoirs
n'est pas une manière d'interdire aux autres d'analyser des
domaines voisins ; c'est plutôt les y inviter. Mais je ne
pense pas qu'il soit légitime de poser à un travail
une exigence d'exhaustivité, si on n'a pas compris de quoi
il parlait. Pas plus qu'on ne peut lui faire des objections en termes
de « réalité » ou de « vérité
» si on a confondu ce qu'il affirme avec ce dont il parle,
sa thèse et son objet.
C'est pourquoi il faut être reconnaissant à M. Léonard
d'avoir fait apparaître ces problèmes avec une telle
lucidité. Il a saisi parfaitement l'importance méthodologique
de tout un lot de notions dont on fait un usage de plus en plus
étendu : stratégie, tactique, objectif, etc. Là
encore, le livre récent de G, Vigarello doit être lu
de près, (et il permet d'élargir le débat un
peu au-delà des prisons). On est bien loin d'avoir tiré
toutes les conséquences de l'usage de ces notions ni sans
doute mesuré tout ce qu'il implique. Mais il me semble qu'il
vaut la peine de les essayer (quitte à les abandonner un
jour) dès lors qu'on veut faire une analyse : 1) des formations
des rationalités pratiques, 2) de la genèse des savoirs
et des techniques que l'homme applique à sa propre conduite
(à la manière de se conduire et à la manière
de conduire les autres), 3) de leur place dans le jeu des rapports
de forces et des luttes. Dès lors également qu'on
a pu faire concrètement l'expérience des limites de
la notion d'idéologie. Le principe d'intelligibilité
des rapports entre savoir et pouvoir passe plutôt par l'analyse
des stratégies que par celle des idéologies. Il faut
lire là-dessus les pages de Paul Veyne *.
Il me semble que c'est cette notion et son usage possible qui pourraient
permettre non pas une « rencontre interdisciplinaire »
entre « historiens » et « philosophes »,
mais un travail en commun de gens qui cherchent à se «
dé-disciplinariser ».
* Veyne (P.), Comment on écrit l'histoire, Essai d'épistémologie,
Paris, Éd. du Seuil, coll. « L'Univers historique »,
1971, chap, IX : « La conscience n'est pas à la racine
de l'action », pp. 225-229.
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