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Postface, in, Perrot (M.), éd., L'Impossible Prison. Recherches
sur le système pénitentiaire au XIXe siècle,
Paris, Éd. du Seuil, coll. «L'Univers historique»,
1980, pp. 316-318. (Réponse à la postface de M. Agulhon,
ibid., pp. 313-316.)
Dits Ecrits tome IV texte n°279
La réponse de M. Foucault à Jacques Léonard
(voir supra n°277) avait suscité un débat épistémologique
entre les deux manières de faire de l'historien et du philosophe,
lors d'une table ronde, le 20 mai 1978 (voir supra n°278). Les
articles de la revue des Annales historiques de la Révolution
française et cette table ronde furent publiés au Seuil
en 1980 sous le titre L'Impossible Prison..., avec une postface
de M. Agulhon, président de la Société d'histoire
de la révolution de 1848, et une réponse de M. Foucault,
ici présentée. Synthétisant le débat,
M. Agulhon formule deux critiques :
1° Rien ne permet de penser que le rationalisme des libéraux
des Lumières et des philanthropes ait songé à
étendre au majeur, à l'être normal, à
l'honnête homme, le contrôle imposé aux mineurs,
au fou, au délinquant. En cherchant les origines du totalitarisme
dans l'héritage des Lumières, on contribue à
la critique du rationalisme.
2° Est-il horrible de reconnaître des degrés dans
l'horreur ? Par exemple, entre le spectacle de la chaîne des
forçats dont Victor Hugo a décrit « l’horreur
incomparable » et la grisâtre et secrète voiture
cellulaire que M. Foucault oppose comme une mutation technique dans
le passage d'un art de punir à un autre, dans la quatrième
partie, chapitre II, de Surveiller et Punir ?
=> La poussière et le nuage Michel Foucault
L'Impossible Prison, Recherches sur le système Pénitentiaire au XIXe siècle
Dits Ecrits tome IV texte n°277
http://1libertaire.free.fr/MFoucault301.html
=> Table ronde du 20 mai 1978
L'Impossible Prison. Recherches sur le système Pénitentiaire au XIXe siècle
Dits Ecrits tome IV texte n°278
http://1libertaire.free.fr/MFoucault300.html
Les deux points soulevés par Maurice Agulhon me paraissent
en effet importants.
Commençons par le second : la question de « l'abominable
». Les seuils d'intolérance, dans une société,
méritent une grande attention, tant du point de vue de la
réflexion historique que de l'analyse politique. Car ce n'est
pas affaire simplement de « sensibilité », c'est
aussi affaire de résistance, de capacité de rejet
et de volonté de combat. Toute l'histoire de ces déplacements
de seuil est fort instructive : en 1836, la chaîne était
abominable, mais, un demi-siècle auparavant, les réformateurs
les plus modérés voyaient dans le spectacle des prisonniers
partant au travail une manière tout à fait légitime
de rendre utiles les châtiments pénaux. La phrase de
Hugo, par conséquent, ne saurait être un point d'aboutissement
pour l'historien, mais au contraire le motif d'une enquête:
quand la chose est-elle devenue « abominable » ? à
partir de quels faits ? Pour quelle forme de regard, de sensibilité,
ou de perception politique ? dans quels groupes sociaux, etc. ?
Cette même phrase de Hugo doit être aussi le point de
départ d'une analyse sur les transformations que cette «
intolérance » suscite ou signale: l'emprisonnement
est-il rien de plus que le supplice adouci ? la voiture cellulaire,
une sorte de chaîne plus discrète et plus « humaine
» ? Ce serait singulièrement simplifier la réalité
historique (et donc la tâche de l'historien) que de le supposer.
Il est tout à la fois historiquement et politiquement important
de faire apparaître le système positif qui soutient
des pratiques que l'habitude et une analyse insuffisante risquent
de faire passer pour « douces » ou en tout cas pour
un « adoucissement »
En l'occurrence, la politique ne prolonge pas l'histoire. Elles
font corps, en une seule et même activité de déchiffrement.
Il faut se dire que les seuils d'intolérance changent. Mais
il faut se dire aussi que la prison est abominable aujourd'hui,
comme la chaîne hier. Faire apparaître le système
qui soutenait la pratique de la chaîne n'est pas une manière
de nier qu'elle était abominable, pas plus que dire que l'enfermement
est autre chose qu'une pénalité « humaine »
ne dispense de comprendre dans quels mécanismes il s'inscrit.
Il faut donc retourner la phrase de Jacques Valette : partons de
la phrase de Hugo et cherchons à analyser l'avant et l'après.
L'intolérance à l'abominable d'hier et d'aujourd'hui
ne s'effacera pas pour autant, au contraire.
Le premier point est plus délicat. Il concerne le rationalisme,
et l'Aufklärung. Les thèses que Maurice Agulhon critique
ne sont pas les miennes. Je n'ai en aucune manière cherché
à mener la critique du rationalisme pour trois raisons. Une
raison de fait: le rationalisme a eu beaucoup de mal à se
remettre des éloges qu'il a subis de la part des marxistes
orthodoxes dans les années cinquante et suivantes; il se
relève à peine, exsangue et titubant, de l'usage qu'on
en a fait pour justifier Lyssenko contre la génétique
et le « matérialisme scientifique » contre la
science tout court; laissons-le donc se remettre, si faire se peut.
Une raison de méthode : j'ai essayé de montrer les
formes de rationalité, mises en oeuvre dans certaines pratiques
institutionnelles, administratives, judiciaires, médicales,
etc.
Voir, dans cette analyse, une critique de la raison en général
serait postuler que de la raison ne peut venir que le bien et que
le mal ne peut venir que du refus de la raison. Cela n'aurait pas
beaucoup de sens. La rationalité de l'abominable est un fait
de l'histoire contemporaine. L'irrationnel n'en acquiert par pour
autant des droits imprescriptibles. Une raison de principe: le respect
du rationalisme comme idéal ne doit jamais constituer un
chantage pour empêcher l'analyse des rationalités réellement
mises en oeuvre.
Le libéralisme n'est évidemment pas une idéologie
ni un idéal. C'est une forme de gouvernement et de «
rationalité » gouvernementale fort complexe. Il est,
je crois, du devoir de l'historien d'étudier comment il a
pu fonctionner, à quel prix, avec quels instruments - cela,
évidemment, à une époque et dans une situation
données.
Quant à l'Aufklärung, je ne connais personne, parmi
ceux qui font des analyses historiques, qui y voie le facteur responsable
du totalitarisme. Je pense d'ailleurs qu'une pareille façon
de poser le problème n'aurait pas d'intérêt.
Agulhon emploie le mot, fort intéressant, « d'héritage
». Il a mille fois raison. L'Europe, depuis bientôt
deux siècles, entretient un rapport extrêmement riche
et complexe avec cet événement de l'Aufklärung,
sur lequel Kant et Mendelssohn s'interrogeaient déjà
en 1784. Ce rapport n'a pas cessé de se transformer, mais
sans jamais s'effacer.
L'Aufklärung, c'est, pour utiliser une expression de G. Canguilhem,
notre plus « actuel passé ». Alors, je fais une
proposition à Agulhon et à ses collaborateurs: pourquoi
ne pas commencer une grande enquête historique sur la manière
dont l'Aufklärung a été perçue, pensée,
vécue, imaginée, conjurée, anathémisée,
réactivée, dans l'Europe du XIXe et du XXe siècle
? Ce pourrait être un travail « historico-philosophique
» intéressant. Les relations entre historiens et philosophes
pourraient y être « éprouvées ».
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