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Espace, savoir et pouvoir
 Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°310

« Space, Knowledge and Power » (« Espace, savoir et pouvoir » ; entretien avec P. Rabinow ; trad. F. Durand-Bogaert), Skyline, mars 1982, pp. 16-20.

Dits Ecrits tome IV texte n°310


- Dans une interview que vous avez accordée à des géographes pour Hérodote *, vous avez dit que l'architecture devient politique à la fin du XVIIIe siècle. Politique, elle l'avait été, à n'en point douter, avant cela, par exemple sous l'Empire romain. Qu'est-ce qui fait la particularité du XVIIIe siècle ?

* Voir supra n°169. Questions à Michel Foucault sur la géographie Michel Foucault Dits Ecrits tome III texte n°169 http://1libertaire.free.fr/MFoucault224.html

- Ma formulation était maladroite. Je n'ai pas voulu dire, bien entendu, que l'architecture n'était pas politique avant le XVIIIe siècle et qu'elle ne l'était devenue qu'à partir de cette époque. J'ai seulement voulu dire que l'on voit, au XVIIIe siècle, se développer une réflexion sur l'architecture en tant que fonction des objectifs et des techniques de gouvernement des sociétés. On voit apparaître une forme de littérature politique qui s'interroge sur ce que doit être l'ordre d'une société, ce que doit être une ville, étant donné les exigences du maintien de l'ordre ; étant donné aussi qu'il faut éviter les épidémies, éviter les révoltes, promouvoir une vie familiale convenable et conforme à la morale. En fonction de ces objectifs, comment doit-on concevoir à la fois l'organisation d'une ville et la construction d'une infrastructure collective ? Et comment doit-on construire les maisons ? Je ne prétends pas que ce type de réflexion n'apparaît qu'au XVIIIe siècle ; je dis seulement que c'est au XVIIIe siècle qu'il se fait jour une réflexion profonde et générale sur ces questions. Si l'on consulte un rapport de police de l'époque - les traités qui sont consacrés aux techniques de gouvernement -, on constate que l'architecture et l'urbanisme y occupent une place très importante. C'est cela que j'ai voulu dire.

- Parmi les Anciens, à Rome ou en Grèce, quelle était la différence ?

- En ce qui concerne Rome, on voit que le problème tourne autour de Vitruve **. À partir du XVIe siècle, Vitruve fait l'objet d'une réinterprétation, mais on trouve au XVIe siècle - et assurément aussi au Moyen Âge - bon nombre de considérations qui s'apparentent à celles de Vitruve ; pour autant, du moins, qu'on les considère comme des « réflexions sur ».

** Vitruvius (M.), De architectura libri decem, Florence, 1522 (Le Dix Livret d'architecture de Vitruve, trad. C. Perrault, Paris, J. B. Coignard, 1673, rééd. et revu par A. Dalmas, Paris, Balland, 1979).

Les traités consacrés à la politique, à l'art de gouverner, à ce qu'est un bon gouvernement ne comportaient pas, en général, de chapitres ou d'analyses portant sur l'organisation des villes ou sur l'architecture. La République de jean Bodin * ne contient pas de commentaires détaillés du rôle de l'architecture ; en revanche, on trouve quantité de ces commentaires dans les traités de police du XVIIIe siècle *.

- Voulez-vous dire qu'il existait des techniques et des pratiquer, mais par de discours ?

- Je n'ai pas dit que les discours sur l'architecture n'existaient pas avant le XVIIIe siècle. Ni que les débats portant sur l'architecture avant le XVIIIe siècle étaient dénués de dimension ou de signification politique. Ce que je veux souligner, c'est qu'à partir du XVIIIe siècle tout traité qui envisage la politique comme l'art de gouverner les hommes comporte nécessairement un ou plusieurs chapitres sur l'urbanisme, les équipements collectifs, l'hygiène et l'architecture privée. Ces chapitres, on ne les trouve pas dans les ouvrages consacrés à l'art de gouverner que produit le XVIe siècle. Ce changement n'est peut-être pas dans les réflexions des architectes sur l'architecture, mais il est très perceptible dans les réflexions des hommes politiques.

- Cela ne correspondait donc par nécessairement à un changement dans la théorie de l'architecture elle-même ?

- Non. Ce n'était pas obligatoirement un changement dans l'esprit des architectes, ou dans leurs techniques - encore que cela reste à prouver -, mais un changement dans l'esprit des hommes politiques, dans le choix et la forme d'attention qu'ils portent à des objets qui commencent à les concerner. Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, l'architecture devient l'un de ces objets.

- Pourriez-vous nous dire pourquoi ?

- Je pense que c'est lié à un certain nombre de phénomènes par exemple, le problème de la ville et l'idée, clairement formulée au début du XVIIe siècle, que le gouvernement d'un grand État comme la France doit, en dernier lieu, penser son territoire sur le modèle de la ville. On cesse de percevoir la ville comme un lieu privilégié, comme une exception dans un territoire constitué de champs, de forêts et de routes. Les villes ne sont plus désormais des îles qui échappent au droit commun. Dorénavant, les villes, avec les problèmes qu'elles soulèvent et les configurations particulières qu'elles prennent, servent de modèles à une rationalité gouvernementale qui va s'appliquer à l'ensemble du territoire.

Il y a toute une série d'utopies ou de projets de gouvernement du territoire qui prennent forme à partir de l'idée que l'État est semblable à une grande ville ; la capitale en figure la grand-place, et les routes en sont les rues. Un État sera bien organisé à partir du moment où un système de police aussi strict et efficace que celui qui s'applique aux villes s'étendra à tout le territoire. À l'origine, la notion de police désignait uniquement un ensemble de réglementations destinées à assurer la tranquillité d'une ville, mais, à ce moment-là, la police devient le type même de rationalité pour le gouvernement de tout le territoire. Le modèle de la ville devient la matrice d'où sont produites les réglementations qui s'appliquent à l'ensemble de l'État.

La notion de police, même en France aujourd'hui, est souvent mal comprise. Lorsqu'on parle à un Français de la police, cela n'évoque pour lui que des gens en uniforme ou les services secrets. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la « police » désignait un programme de rationalité gouvernementale. On peut le définir comme le projet de créer un système de réglementation de la conduite générale des individus où tout serait contrôlé, au point que les choses se maintiendraient d'elles-mêmes, sans qu'une intervention soit nécessaire. C'est la manière assez typiquement française de concevoir l'exercice de la « police ». Les Anglais, quant à eux, n'élaborèrent pas de système comparable, et cela pour un certain nombre de raisons : à cause, d'une part, de la tradition parlementaire et, d'autre part, à cause d'une tradition d'autonomie locale, communale - pour ne rien dire du système religieux.

On peut situer Napoléon presque exactement au point de rupture entre la vieille organisation de l'État de police du XVIIIe siècle (comprise, naturellement, au sens que nous évoquons ici, et non au sens d'État policier tel que nous le connaissons aujourd'hui) et les formes de l'État moderne, dont il fut l'inventeur. Quoi qu'il en soit, il semble que, au cours du XVIIIe et du XIXe siècle, l'idée se soit fait jour - assez rapidement en ce qui concerne le commerce et plus lentement dans tous les autres domaines - d'une police qui réussirait à pénétrer, à stimuler, à réglementer et à rendre quasi automatiques tous les mécanismes de la société.

C'est une idée que l'on a, depuis lors, abandonnée. On a renversé la question. La question a été tournée. On ne se demande plus quelle est la forme de rationalité gouvernementale qui parviendra à pénétrer le corps politique jusqu'en ses éléments les plus fondamentaux.

Mais plutôt : comment le gouvernement est-il possible ? C'est-à-dire, quel principe de limitation doit-on appliquer aux actions gouvernementales pour que les choses prennent la tournure la plus favorable, pour qu'elles soient conformes à la rationalité du gouvernement et ne nécessitent pas d'intervention ?

C'est ici qu'intervient la question du libéralisme. Il me semble qu'il est devenu évident, à ce moment-là, que trop gouverner, c'était ne pas gouverner du tout - c'était induire des résultats contraires aux résultats souhaités. Ce que l'on a découvert à l'époque - et ce fut l'une des grandes découvertes de la pensée politique de la fin du XVIIIe siècle -, c'est l'idée de société. À savoir l'idée que le gouvernement doit non seulement administrer un territoire, un domaine et s'occuper de ses sujets, mais aussi traiter avec une réalité complexe et indépendante, qui possède ses propres lois et mécanismes de réaction, ses réglementations ainsi que ses possibilités de désordre. Cette réalité nouvelle est la société. Dès l'instant où l'on doit manipuler une société, on ne peut pas la considérer comme complètement pénétrable par la police. Il devient nécessaire de réfléchir sur elle, sur ses caractéristiques propres, ses constantes et ses variables.

- Il s'opère donc un changement dans l'importance de l'espace. Au XVIIIe siècle, il y a un territoire, et le problème qui se pose est celui de gouverner les habitants de ce territoire : on peut citer l'exemple de La Métropolitée (1682) d'Alexandre Le Maître * - traité utopique sur la manière de construire une capitale -, ou bien l'on peut comprendre la ville comme une métaphore, ou un symbole, du territoire et de la manière de l'administrer. Tout cela est de (ordre de l'espace, tandis qu'après Napoléon la société n'est plus nécessairement aussi spatialisée...

* "La métropolitée, ou De l'établissement des villes capitales, de leur utilité passive et active par le sieur Le Maître", édition B. Boekholt, pour J. Van Gorp (Amsterdam) 1682 Alexandre Le Maître (1649-17..?)

- C'est exact. D'un côté, elle n'est plus aussi spatialisée, et de l'autre, pourtant, on voit apparaître un certain nombre de problèmes qui sont proprement de l'ordre de l'espace. L'espace urbain possède ses propres dangers : la maladie - par exemple, l'épidémie de choléra qui sévit en Europe à partir de 1830 et jusqu'aux alentours de 1880 ; la révolution aussi, sous la forme des révoltes urbaines qui agitent toute l'Europe à la même époque. Ces problèmes d'espace, qui n'étaient peut-être pas nouveaux, prennent désormais une nouvelle importance.

Deuxième, les chemins de fer définissent un nouvel aspect des relations entre l'espace et le pouvoir. Ils sont censés établir un réseau de communication qui ne correspond plus nécessairement au réseau traditionnel des routes, mais ils doivent aussi tenir compte de la nature de la société et de son histoire. Qui plus est, il y a tous les phénomènes sociaux qu'engendrent les chemins de fer, qu'il s'agisse des résistances qu'ils produisent, de transformations dans la population ou de changements dans l'attitude des gens. L'Europe a été immédiatement sensible aux changements d'attitude que les chemins de fer entraînaient. Qu'allait-il arriver, par exemple, s'il devenait possible de se marier entre Bordeaux et Nantes ? Quelque chose d'impensable auparavant. Qu'arriverait-il si les habitants de France et d'Allemagne pouvaient se rencontrer et apprendre à se connaître ? La guerre serait-elle encore possible dès lors qu'il y avait des chemins de fer ? En France, une théorie prit forme, selon laquelle les chemins de fer allaient favoriser la familiarité entre les peuples, et les nouvelles formes d'universalité humaine ainsi produites rendraient la guerre impossible. Mais ce que les gens n'avaient pas prévu - bien que le commandement militaire allemand, beaucoup plus futé que son homologue français, en ait eu pleinement conscience -, c'est que, au contraire, l'invention du chemin de fer rendait la guerre bien plus facile. La troisième innovation, qui vint plus tard, fut l'électricité.

Il y avait donc des problèmes dans les rapports entre l'exercice du pouvoir politique et l'espace du territoire, ou l'espace des villes rapports entièrement nouveaux.

- C'était donc moins qu'auparavant une question d'architecture. Ce que vous décrivez, ce sont, en quelque sorte, des techniques d'espace...

- De fait, à partir du XIXe siècle, les grands problèmes d'espace sont d'une nature différente. Ce qui ne veut pas dire que l'on oublie les problèmes d'ordre architectural. En ce qui concerne les premiers problèmes auxquels j'ai fait référence - la maladie et les problèmes politiques -, l'architecture a un rôle très important à jouer. Les réflexions sur l'urbanisme et sur la conception des logements ouvriers, toutes ces questions font partie de la réflexion sur l'architecture.

- Mais l'architecture elle-même, l'École des beaux-arts, traite de problèmes d'espace tout à fait différents.

- C'est vrai. Avec la naissance de ces nouvelles techniques et de ces nouveaux processus économiques, on voit apparaître une conception de l'espace qui ne se modèle plus sur l'urbanisation du territoire telle que l'envisage l'État de police, mais qui va bien au-delà des limites de l'urbanisme et de l'architecture.

- Et donc, l'École des ponts et chaussées...

- Oui, l'École des ponts et chaussées et le rôle capital qu'elle a joué dans la rationalité politique de la France font partie de cela. Ceux qui pensaient l'espace n'étaient pas les architectes, mais les ingénieurs, les constructeurs de ponts, de routes, de viaducs, de chemins de fer, ainsi que les polytechniciens qui contrôlaient pratiquement les chemins de fer français.

- Cette situation est-elle encore la même aujourd'hui, ou bien assiste-t-on à une transformation des rapports entre les techniciens de l'espace ?

- Nous pouvons bien sûr constater quelques changements, mais je pense qu'aujourd'hui encore les principaux techniciens de l'espace sont ceux qui sont chargés du développement du territoire, les gens des Ponts et chaussées...

- Les architectes ne sont donc plus nécessairement les maîtres de l'espace qu'ils étaient autrefois, ou qu'ils croient être ?

- Non. Ils ne sont ni les techniciens ni les ingénieurs des trois grandes variables : territoire, communication et vitesse. Ce sont là des choses qui échappent à leur domaine.

- Certains projets architecturaux, passés ou présents, vous paraissent-ils représenter des forcer de libération, ou de résistance ?

- Je ne crois pas qu'il soit possible de dire qu'une chose est de l'ordre de la « libération » et une autre de l'ordre de l' « oppression ». Il y a un certain nombre de choses que l'on peut dire avec certitude à propos d'un camp de concentration, au sens où cela n'est pas un instrument de libération, mais il faut tenir compte du fait - en général ignoré - que, si l'on excepte la torture et l'exécution, qui rendent toute résistance impossible, quelle que soit la terreur que puisse inspirer un système donné, il existe toujours des possibilités de résistance, de désobéissance et de constitution de groupes d'opposition.

Je ne crois pas, en revanche, à l'existence de quelque chose qui serait fonctionnellement - par sa vraie nature - radicalement libérateur. La liberté est une pratique. Il peut donc toujours exister, en fait, un certain nombre de projets qui visent à modifier certaines contraintes, à les rendre plus souples, ou même à les briser, mais aucun de ces projets ne peut, simplement par sa nature, garantir que les gens seront automatiquement libres, la liberté des hommes n'est jamais assurée par les institutions et les lois qui ont pour fonction de la garantir. C'est la raison pour laquelle on peut, en fait, tourner la plupart de ces lois et de ces institutions. Non pas parce qu'elles sont ambiguës, mais parce que la « liberté » est ce qui doit s'exercer.

- Y a-t-il des exemples urbains à cela ? Ou des exemples qui montrent le succès des architectes ?

- Eh bien, jusqu'à un certain point, il y a Le Corbusier, que l'on décrit aujourd'hui - avec une certaine cruauté, que je trouve parfaitement inutile - comme une sorte de crypto-stalinien. Le Corbusier était, j'en suis sûr, plein de bonnes intentions, et ce qu'il fit était en fait destiné à produire des effets libérateurs. Il est possible que les moyens qu'il proposait aient été, au bout du compte, moins libérateurs qu'il ne le pensait, mais, une fois encore, je pense qu'il n'appartient jamais à la structure des choses de garantir l'exercice de la liberté. La garantie de la liberté est la liberté.

- Vous ne considérez donc pas Le Corbusier comme un exemple de succès. Vous dites seulement que son intention était libératrice. Pouvez-vous nous donner un exemple de succès ?

- Non. Cela ne peut pas réussir. Si l'on trouvait un lieu - et peut-être en existe-t-il - où la liberté s'exerce effectivement, on découvrirait que cela n'est pas grâce à la nature des objets, mais, une fois encore, grâce à la pratique de la liberté. Ce qui ne veut pas dire qu'après tout on peut aussi bien laisser les gens dans des taudis, en pensant qu'ils n'auront qu'à y exercer leurs droits.

- Est-ce à dire que l'architecture ne peut pas, en elle-même, résoudre les problèmes sociaux ?

- Je pense que l'architecture peut produire, et produit, des effets positifs lorsque les intentions libératrices de l'architecte coïncident avec la pratique réelle des gens dans l'exercice de leur liberté.

- Mais la même architecture peut servir des buts différents ?

- Absolument. Permettez-moi de prendre un autre exemple : le familistère de Jean-Baptiste Godin, à Guise (1839). L'architecture de Godin était explicitement dirigée vers la liberté. Nous avons là quelque chose qui manifestait la capacité de travailleurs ordinaires à participer à l'exercice de leur profession. C'était à la fois un signe et un instrument assez importants d'autonomie pour un groupe de travailleurs. Et, pourtant, personne ne pouvait entrer dans le familistère ni en sortir sans être vu de tous les autres - c'est là un aspect de l'architecture qui pouvait être absolument oppressant. Mais cela ne pouvait être oppressant que si les gens étaient prêts à utiliser leur présence pour surveiller celle des autres. Imaginons que l'on y installe une communauté qui s'adonnerait à des pratiques sexuelles illimitées : il redeviendrait un lieu de liberté. Je pense qu'il est un peu arbitraire d'essayer de dissocier la pratique effective de la liberté, la pratique des rapports sociaux et les distributions spatiales. Dès l'instant que l'on sépare ces choses, elles deviennent incompréhensibles. Chacune ne peut se comprendre qu'à travers l'autre.

- Il ne manque pas de gens, pourtant, qui ont voulu inventer des projets utopiques afin de libérer, ou d'opprimer, les hommes.

- Les hommes ont rêvé de machines libératrices. Mais il n'y a pas, par définition, de machines de liberté. Ce qui ne veut pas dire que l'exercice de la liberté soit totalement insensible à la distribution de l'espace, mais cela ne peut fonctionner que là où il y a une certaine convergence ; lorsqu'il y a divergence ou distorsion, l'effet produit est immédiatement contraire à l'effet recherché. Avec ses propriétés panoptiques, Guise aurait bien pu être utilisé comme prison. Rien n'était plus simple. Il est évident qu'en fait le familistère a très bien pu servir d'instrument de discipline et de groupe de pression assez intolérable.

- À nouveau, donc, l'intention de l'architecte n'est pas le facteur déterminant le plus fondamental.

- Rien n'est fondamental. C'est ce qui est intéressant dans l'analyse de la société. C'est la raison pour laquelle rien ne m'irrite plus que ces questions - par définition métaphysiques - sur les fondements du pouvoir dans une société ou sur l'auto-institution de la société. Il n'y a pas de phénomènes fondamentaux. Il n'y a que des relations réciproques, et des décalages perpétuels entre elles.

- Vous avez fait des médecins, des gardiens de prison, des prêtres, des juger et des psychiatres les figurer clefs des configurations politiques qui impliquaient la domination. Ajouteriez-vous les architectes à la liste ?

- Vous savez, je ne cherchais pas vraiment à décrire des figures de domination lorsque j'ai parlé des médecins et autres personnages du même type, mais plutôt à décrire des gens à travers qui le pouvoir passait ou qui sont importants dans le champ des rapports de pouvoir. Le patient d'un hôpital psychiatrique se trouve placé à l'intérieur d'un champ de rapports de pouvoir assez complexes, qu'Erving Goffman a très bien analysés *.

* Goffman (E.), Asylums, New York, Doubleday, 1961 (Asiles. Études sur la condition sociale des malade mentaux et de autres exclus, trad. C. et L. Laîné, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1968).

Le prêtre d'une église chrétienne ou catholique (dans les églises protestantes, les choses sont un peu différentes) est un maillon important dans un ensemble de rapports de pouvoir. L'architecte n'est pas un individu de cette sorte.

Après tout, l'architecte n'a pas de pouvoir sur moi. Si je veux démolir ou transformer la maison qu'il a construite pour moi, installer de nouvelles Boisons ou ajouter une cheminée, l'architecte n'a aucun contrôle. Il faut donc placer l'architecte dans une autre catégorie - ce qui ne veut pas dire qu'il n'a rien à voir avec l'organisation, l'effectuation du pouvoir, et toutes les techniques à travers lesquelles le pouvoir s'exerce dans une société. Je dirais qu'il faut tenir compte de lui - de sa mentalité, de son attitude - aussi bien que de ses projets, si l'on veut comprendre un certain nombre de techniques de pouvoir qui sont mises en oeuvre en architecture, mais il n'est pas comparable à un médecin, à un prêtre, à un psychiatre ou à un gardien de prison.

- On s'est beaucoup intéressé récemment, dans les milieux de l'architecture, au « postmodernisme ». De même, il en a beaucoup été question en philosophie - je pense, notamment, à Jean-François Lyotard et à Jürgen Habermas. À l'évidence, la référence historique et le langage jouent un rôle important dans l'épistémè moderne. Comment envisagez-vous le postmodernisme, tant du point de vue de l'architecture qu'en ce qui concerne les questions historiques et philosophiques qu'il soulève ?

- Je pense qu'il y a une tendance assez générale et facile, contre laquelle il faudrait lutter, de faire de ce qui vient de se produire l'ennemi numéro un, comme si c'était toujours la principale forme d'oppression dont on a eu à se libérer. Cette attitude simpliste entraîne plusieurs conséquences dangereuses : d'abord, une inclination à rechercher des formes à bon marché, archaïques ou quelque peu imaginaires de bonheur, dont les gens, en fait, ne jouissaient absolument pas. Par exemple, dans le domaine qui m'intéresse, il est très amusant de voir comment la sexualité contemporaine est décrite comme quelque chose d'absolument épouvantable. Pensez qu'il n'est possible de faire l'amour aujourd'hui qu'une fois la télévision éteinte ! et dans des lits produits en série ! « Ce n'est pas comme l'époque merveilleuse où... » Que dire, alors, de cette époque fantastique où les gens travaillaient dix-huit heures par jour et où l'on était six à partager un lit, à condition, bien sûr, d'avoir la chance d'en avoir un ? Il y a, dans cette haine du présent ou du passé immédiat, une tendance dangereuse à invoquer un passé complètement mythique. Ensuite, il y a le problème soulevé par Habermas :

si l'on abandonne l’œuvre de Kant ou de Weber, par exemple, on court le risque de tomber dans l'irrationalité.

Je suis tout à fait d'accord avec cela, mais, en même temps, le problème auquel nous nous trouvons confrontés aujourd'hui est assez différent. Je pense que, depuis le XVIIIe siècle, le grand problème de la philosophie et de la pensée critique a toujours été - il l'est encore et j'espère qu'il le restera - de répondre à cette question : quelle est cette raison que nous utilisons ? Quels sont ses effets historiques ? Quelles sont ses limites et quels sont ses dangers ? Comment pouvons-nous exister en tant qu'êtres rationnels, heureusement voués à pratiquer une rationalité qui est malheureusement traversée par des dangers intrinsèques ? Nous devons rester aussi proches que possible de cette question, tout en gardant présent à l'esprit qu'elle est à la fois centrale et extrêmement difficile à résoudre. Par ailleurs, s'il est extrêmement dangereux de dire que la raison est l'ennemi que nous devons éliminer, il est tout aussi dangereux d'affirmer que toute mise en question critique de cette rationalité risque de nous faire verser dans l'irrationalité. Il ne faut pas oublier - et je ne dis pas cela afin de critiquer la rationalité, mais afin de montrer à quel point les choses sont ambiguës - que le racisme fut formulé sur la base de la rationalité flamboyante du darwinisme social, qui devint ainsi l'un des ingrédients les plus durables et les plus persistants du nazisme. C'était une irrationalité, bien sûr, mais une irrationalité qui, en même temps, constituait une certaine forme de rationalité...

Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons et que nous devons combattre. Si les intellectuels en général ont une fonction, si la pensée critique elle-même a une fonction et, plus précisément encore, si la philosophie a une fonction à l'intérieur de la pensée critique, c'est précisément d'accepter cette sorte de spirale, cette sorte de porte tournante de la rationalité qui nous renvoie à sa nécessité, à ce qu'elle a d'indispensable, et en même temps aux dangers qu'elle contient.

- Tout cela étant dit, il serait juste de préciser que vous craignez moins l'historicisme et le jeu des référencer historiques que ne les craint quelqu'un comme Habermas ; et aussi que, dans le domaine de l'architecture, les défenseurs du modernisme ont posé ce problème quasi en termes de crise de la civilisation, armant que si nous abandonnions l'architecture moderne pour faire un retour frivole à la décoration et aux motifs, nous abandonnerions, en quelque sorte, la civilisation. Certains tenants du postmodernisme, quant à eux, ont prétendu que les référencer historiques étaient, en elles-mêmes, dotées de signification et allaient nous protéger des dangers d'un monde surrationalisé.

- Cela ne va peut-être pas répondre à votre question, mais je dirai ceci : il faut avoir une méfiance absolue et totale à l'égard de tout ce qui se présente comme un retour. L'une des raisons de cette méfiance est logique : il n'y a jamais, en fait, de retour. L'histoire et l'intérêt méticuleux que l'on voue à l'histoire sont sans doute l'une des meilleures défenses contre ce thème du retour. Pour ma part, j'ai traité l'histoire de la folie ou l'étude de la prison comme je l'ai fait parce que je savais très bien - et c'est, en fait, ce qui a exaspéré bon nombre de gens - que je menais une analyse historique qui rendait possible une critique du présent, mais qui ne permettait pas de dire : « Faisons retour à cette merveilleuse époque du XVIIIe siècle, où les fous... », ou bien : « Revenons au temps où la prison n'était pas l'un des principaux instruments... » Non. Je pense que l'histoire nous préserve de cette espèce d'idéologie du retour.

- Ainsi donc, la simple opposition entre raison et histoire est assez ridicule... Prendre parti pour l'une ou pour l'autre...

- Oui. En fait, le problème de Habermas est après tout de trouver un mode transcendantal de pensée qui s'oppose à toute forme d'historicisme. Je suis, en réalité, beaucoup plus historiciste et nietzschéen. Je ne pense pas qu'il existe un usage adéquat de l'histoire, ou un usage adéquat de l'analyse intrahistorique - laquelle est, d'ailleurs, assez clairvoyante -, qui puisse précisément fonctionner contre cette idéologie du retour. Une bonne étude de l'architecture paysanne en Europe, par exemple, montrerait à quel point il est absurde de vouloir revenir aux petites maisons individuelles avec leurs toits de chaume. L'histoire nous protège de l'historicisme d'un historicisme qui invoque le passé pour résoudre les problèmes du présent.

- Elle nous rappelle aussi qu'il y a toujours une histoire ; que les modernistes qui voulaient supprimer toute référence au passé faisaient une erreur.

- Bien sûr.

- Vos deux prochains livres traitent de la sexualité chez les Grecs et les premiers chrétiens. Les problèmes que vous abordez ont-ils une dimension architecturale particulière ?

- Absolument pas. Mais ce qui est intéressant, c'est que, dans la Rome impériale, il existait, en fait, des bordels, des quartiers de plaisir, des zones criminelles, etc., ainsi qu'une sorte de lieu de plaisir quasi public : les bains, les thermes. Les thermes étaient un lieu de plaisir et de rencontre très important, qui a progressivement disparu en Europe. Au Moyen Âge, les thermes étaient encore un lieu de rencontre entre les hommes et les femmes, ainsi qu'un lieu de rencontre des hommes entre eux et des femmes entre elles - bien que, de cela, on parle rarement. Ce dont on a parlé et que l'on a condamné, mais aussi expérimenté, c'étaient les rencontres entre hommes et femmes, qui ont disparu au cours du XVIe et du XVIIe siècle.

- Mais elles existent encore dans le monde arabe.

- Oui, mais, en France, c'est une pratique qui a, en grande partie, cessé. Elle existait encore au XIXe siècle, comme en témoigne Les Enfants du paradis *, dont les références historiques sont exactes. L'un des personnages, Lacenaire, est - personne ne le dit jamais un débauché et un proxénète qui utilise de jeunes garçons pour attirer des hommes plus âgés et ensuite les faire chanter ; il y a une scène qui fait référence à cela. Il fallait bien toute la naïveté et l'antihomosexualité des surréalistes pour que ce fait soit passé sous silence. Les bains ont donc continué à exister comme lieu de rencontres sexuelles. Ils étaient une sorte de cathédrale de plaisir au cœur de la ville, où l'on pouvait se rendre aussi souvent qu'on le voulait, où l'on flânait, où l'on faisait son choix, on se rencontrait, on prenait son plaisir, on mangeait, on buvait, on discutait...

* Film de M. Carné, 1945.

- Le sexe n'était donc pas séparé des autres plaisirs. Il était inscrit au cœur des villes. Il était public ; il servait une fin...

- Exactement. La sexualité était, à l'évidence, un plaisir social pour les Grecs et pour les Romains. Ce qui est intéressant à propos de l'homosexualité masculine aujourd'hui - et il semblerait que ce soit aussi le cas de l'homosexualité féminine, depuis un certain temps -, c'est que les rapports sexuels se traduisent immédiatement en rapports sociaux, et que les rapports sociaux sont compris comme des rapports sexuels. Pour les Grecs et les Romains, d'une manière différente, les rapports sexuels s'inscrivaient à l'intérieur des rapports sociaux, au sens le plus large. Les thermes étaient un lieu de socialité qui incluait des rapports sexuels.

On peut comparer directement les thermes et le bordel. Le bordel est en fait un lieu, et une architecture, de plaisir. Il s'y développe une forme très intéressante de socialité, qu'Alain Corbin a étudiée dans Les Filles de noce **.

** Corbin (A.), Les Filles de noce, Paris, Aubier, 1978.

Les hommes de la ville se rencontraient au bordel ; ils étaient liés les uns aux autres par le fait que les mêmes femmes étaient passées entre leurs mains, et que les mêmes maladies et les mêmes infections leur avaient été communiquées. Il y avait une socialité du bordel, mais la socialité des bains, telle qu'elle existait chez les Anciens - et dont une nouvelle version pourrait peut-être exister aujourd'hui -, était entièrement différente de la socialité du bordel.

- Nous savons aujourd'hui beaucoup de choses sur l'architecture disciplinaire. Que pouvons-nous dire de l'architecture conçue pour l'aveu - une architecture qui serait associée d une technologie de l'aveu ?

- Vous voulez dire l'architecture religieuse ? Je crois qu'elle a été étudiée. Il y a tout le problème du caractère xénophobe du monastère. C'est un lieu où l'on trouve des règlements très précis concernant la vie en commun ; concernant le sommeil, la nourriture, la prière, la place de chaque individu dans l'institution, les cellules. Tout cela a été programmé très tôt.

- Dans une technologie de pouvoir, d'aveu, par opposition d une technologie disciplinaire, l'espace semble aussi jouer un rôle capital.

- Oui. L'espace est fondamental dans toute forme de vie communautaire ; l'espace est fondamental dans tout exercice du pouvoir. Soit dit par parenthèse, je me souviens avoir été invité par un groupe d'architectes, en 1966, à faire une étude de l'espace * ; il s'agissait de ce que j'ai appelé, à l'époque, les « hétérotopies », ces espaces singuliers que l'on trouve dans certains espaces sociaux dont les fonctions sont différentes de celles des autres, voire carrément opposées. Les architectes travaillaient sur ce projet et, à la fin de l'étude, quelqu'un prit la parole - un psychologue sartrien - qui me bombarda que l'espace était réactionnaire et capitaliste, mais que l'histoire et le devenir étaient révolutionnaires. À l'époque, ce discours absurde n'était pas du tout inhabituel. Aujourd'hui, n'importe qui se tordrait de rire en entendant cela, mais à l'époque, non.

* Il s'agit de la conférence faite au Cercle d'études architecturales, le 14 mars 1967, et publiée dans la revue Architecture, Mouvement, Continuité (voir infra no 359).

- Les architectes, en particulier, s'ils choisissent d'analyser un bâtiment institutionnel - un hôpital ou une école, par exemple - du point de vue de sa fonction disciplinaire, ont tendance d s'intéresser avant tout d ses mura. Après tout, ce sont les murs qu'ils conçoivent. En ce qui vous concerne, c'est l'espace, plutôt que l'architecture, qui vous intéresse, dans la mesure où les murs eux-mêmes ne sont qu'un aspect de l'institution.

Comment définiriez-vous la différence entre ces deux approcher, entre le bâtiment lui-même et l'espace ?

- je pense qu'il y a une différence dans la méthode et dans l'approche. C'est vrai que, pour moi, l'architecture, dans les analyses très vagues que j'ai pu en faire, constitue uniquement un élément de soutien, qui assure une certaine distribution des gens dans l'espace, une canalisation de leur circulation, ainsi que la codification des rapports qu'ils entretiennent entre eux. L'architecture ne constitue donc pas seulement un élément de l'espace : elle est précisément pensée comme inscrite dans un champ de rapports sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre d'effets spécifiques.

Je sais, par exemple, qu'il y a un historien qui fait une étude intéressante de l'archéologie médiévale, qui aborde la question de l'architecture, de la construction des maisons au Moyen Âge, à partir du problème de la cheminée. Je crois qu'il est en passe de montrer qu'à partir d'un certain moment il est devenu possible de construire une cheminée à l'intérieur d'une maison - une cheminée avec un foyer, et non une simple pièce à ciel ouvert ou une cheminée extérieure ; et que, à ce moment-là, toutes sortes de choses ont changé et que certains rapports entre les individus sont devenus possibles. Tout cela me paraît très intéressant, mais la conclusion qu'il en a tirée, et qu'il a présentée dans un article, est que l'histoire des idées et de la pensée est inutile.

Ce qui est intéressant, en fait, c'est que les deux choses sont rigoureusement inséparables. Pourquoi les gens se sont-ils ingéniés à trouver le moyen de construire une cheminée à l'intérieur d'une maison ? Ou pourquoi ont-ils mis leurs techniques au service de cette fin ? L'histoire des techniques montre qu'il faut des années, et parfois même des siècles, pour les rendre effectives. Il est certain, et d'une importance capitale, que cette technique a influencé la formation de nouveaux rapports humains, mais il est impossible de penser qu'elle se serait développée et conformée à cette visée s'il n'y avait pas eu, dans le jeu et la stratégie des rapports humains, quelque chose qui allait dans ce sens. C'est cela qui est important, et non la primauté de ceci sur cela, qui ne veut jamais rien dire.

- Dans Les Mots et les Choses, vous avez utilisé certaines métaphores spatiales très frappantes pour décrire les structures de la pensée. Pourquoi pensez-vous que les images spatiales sont aptes à évoquer ces référencer ? Quel rapport y a-t-il entre ces métaphores spatiales qui décrivent les disciplines et certaines descriptions plus concrètes d'espaces institutionnels ?

- Il est très possible que, m'intéressant au problème de l'espace, j'aie utilisé un certain nombre de métaphores spatiales dans Les Mots et les Choses, mais, en général, mon but n'était pas de les défendre, mais de les étudier en tant qu'objets. Ce qui est frappant dans les mutations et les transformations épistémologiques qui se sont opérées au XVIIe siècle, c'est de voir comment la spatialisation du savoir a constitué l'un des facteurs de l'élaboration de ce savoir en science. Si l'histoire naturelle et les classifications de Linné ont été possibles, c'est pour un certain nombre de raisons : d'un côté, il y a eu littéralement une spatialisation de l'objet même des analyses, dont la règle a été d'étudier et de classer les plantes uniquement sur la base de ce qui était visible. On n'avait même pas recours au microscope. Tous les éléments traditionnels du savoir, comme, par exemple, les fonctions médicales des plantes, furent abandonnés. L'objet fut spatialisé. Par la suite, l'objet fut spatialisé dans la mesure où les principes de classification devaient être trouvés dans la structure même des plantes : le nombre de leurs éléments, leur disposition, leur taille, et certains autres éléments comme la hauteur de la plante. Puis il y a eu la spatialisation au moyen des illustrations contenues dans les livres, qui ne fut possible que grâce à certaines techniques d'impression. Plus tard encore, la spatialisation de la reproduction des plantes elles-mêmes, que l'on s'est mis à représenter dans les livres. Ce sont là des techniques d'espace, et non des métaphores.

- Le plan de construction d'un bâtiment - le dessin précis à partir duquel seront réalisés murs et fenêtres - constitue-t-il une forme de discours identique, par exemple, à une pyramide hiérarchisée qui décrit, de manière assez précise, des rapports entre les individus, non seulement dans l'espace, mais aussi dans la vie sociale ?

- Je pense qu'il existe quelques exemples simples, et assez exceptionnels, dans lesquels les techniques architecturales reproduisent, avec plus ou moins d'insistance, les hiérarchies sociales. Il y a le modèle du camp militaire, où la hiérarchie militaire se lit dans le terrain lui-même par la place qu'occupent les tentes et les bâtiments réservés à chacun des rangs. Le camp militaire reproduit précisément, à travers l'architecture, une pyramide de pouvoir ; mais c'est un exemple exceptionnel, comme tout ce qui est militaire, privilégié dans la société et d'une extrême simplicité.

- Mais le plan lui-même ne décrit pas toujours des rapports de pouvoir.

- Non. Heureusement pour l'imagination humaine, les choses sont un peu plus compliquées que cela.

- L'architecture, bien entendu, n'est pas une constante : elle possède une longue tradition à travers laquelle on peut lire la diversité de ses préoccupations, la transformation de ses systèmes et de ses règles. Le savoir de l'architecture est en partie l'histoire de la profession, en partie l'évolution d'une science de la construction, et en partie une réécriture des théories esthétiques. Qu'est-ce qui, à votre avis, est propre à cette forme de savoir ? S'apparente-t-elle plus à une science naturelle ou à ce que vous avez appelé une « science douteuse » ?

- Je ne peux pas exactement dire que cette distinction entre sciences certaines et sciences douteuses n'est d'aucun intérêt - ce serait éluder la question -, mais je dois dire que ce qui m'intéresse plus est d'étudier ce que les Grecs appelaient la technê, c'est-à-dire une rationalité pratique gouvernée par un but conscient. Je ne suis même pas sûr qu'il vaille la peine de s'interroger sans cesse pour savoir si le gouvernement peut être l'objet d'une science exacte. En revanche, si l'on considère que l'architecture, tout comme la pratique du gouvernement et la pratique d'autres formes d'organisation sociale, est une technê, qui est susceptible d'utiliser certains éléments provenant de sciences comme la physique, par exemple, ou la statistique, c'est ce qui est intéressant. Mais si l'on voulait faire une histoire de l'architecture, je pense qu'il serait préférable de l'envisager dans le contexte de l'histoire générale de la technê, plutôt que dans celui de l'histoire des sciences exactes ou inexactes. L'inconvénient du mot technê, je m'en rends compte, est son rapport avec le mot « technologie », qui a un sens bien spécifique. On donne un sens très étroit au mot « technologie » : on pense aux technologies dures, à la technologie du bois, du feu, de l'électricité. Mais le gouvernement est aussi fonction de technologies : le gouvernement des individus, le gouvernement des âmes, le gouvernement de soi par soi, le gouvernement des familles, le gouvernement des enfants. Je crois que si l'on replaçait l'histoire de l'architecture dans le contexte de l'histoire générale de la technê, au sens large du mot, on aurait un concept directeur plus intéressant que l'opposition entre sciences exactes et sciences inexactes.