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« Preface to the History of Sexuality » (« Préface
à l’Histoire de la sexualité »), in Rabinow
(P.), éd., The Foucault Reader, New York, Pantheon Books,
1984, pp. 333-339.
Dits Ecrits tome IV texte n°340
Il s'agit de la première rédaction de l'introduction
générale à l’Histoire de la sexualité
qui devait ouvrir le deuxième volume et à laquelle
M. Foucault renonça au profit d'une nouvelle rédaction
: voir supra n°338.
=> Usage des plaisirs et techniques de soi
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV Texte n°338
http://1libertaire.free.fr/MFoucault177.html
Ce volume paraît plus tard que je n'avais prévu et
sous une forme bien différente.
Dans cette série de recherches sur la sexualité,
mon propos n'était pas de reconstituer l'histoire des comportements
sexuels, en étudiant leurs formes successives, leurs différents
modèles, la manière dont ceux-ci se diffusent, ce
qu'ils peuvent révéler de conformité ou de
divergence à l'égard des lois, des règles,
des coutumes ou des convenances. Ce n'était pas non plus
mon intention d'analyser les idées religieuses, morales,
médicales ou biologiques concernant la sexualité.
Non que de telles études soient illégitimes, impossibles
ou stériles : assez de travaux ont fourni la preuve contraire.
Mais je voulais m'arrêter devant cette notion, si quotidienne,
de sexualité, prendre du recul par rapport à elle,
éprouver son évidence familière, analyser le
contexte théorique et pratique dans lequel elle est apparue
et auquel elle est encore associée.
Je voulais entreprendre une histoire de la sexualité où
celle-ci ne serait pas conçue comme un type général
de comportement dont tels ou tels éléments pourraient
varier selon des conditions démographiques, économiques,
sociales, idéologiques ; ni non plus comme un ensemble de
représentations (scientifiques, religieuses, morales) qui,
à travers leur diversité et leurs changements, se
rapportent à une réalité invariante. Mon propos
était de l'analyser comme une forme d'expérience historiquement
singulière. Prendre en compte cette singularité historique,
ce n'est pas surinterpréter l'apparition récente du
terme sexualité, ni laisser croire que le mot a porté
avec soi le réel auquel il se réfère. C'est
vouloir la traiter comme la corrélation d'un domaine de savoir,
d'un type de normativité, d'un mode de rapport à soi
; c'est essayer de déchiffrer comment s'est constituée
dans les sociétés occidentales modernes, à
partir et à propos de certains comportements, une expérience
complexe où se lie un champ de connaissance (avec des concepts,
des théories, des disciplines diverses), un ensemble de règles
(qui distinguent le permis et le défendu, le naturel et le
monstrueux, le normal et le pathologique, le décent et ce
qui ne l'est pas, etc.), un mode de relation de l'individu à
lui-même (par lequel il peut se reconnaître comme sujet
sexuel au milieu des autres).
Étudier ainsi, dans leur histoire, des formes d'expérience
est un thème qui m'est venu d'un projet plus ancien : celui
de faire usage des méthodes de l'analyse existentielle dans
le champ de la psychiatrie et dans le domaine de la maladie mentale.
Pour deux raisons qui n'étaient pas indépendantes
l'une de l'autre, ce projet me laissait insatisfait : son insuffisance
théorique dans l'élaboration de la notion d'expérience
et l'ambiguïté de son lien avec une pratique psychiatrique
que tout à la fois il ignorait et supposait. On pouvait chercher
à résoudre la première difficulté en
se référant à une théorie générale
de l'être humain ; et traiter tout autrement le second problème
par le recours si souvent répété au «
contexte économique et social » ; on pouvait accepter
ainsi le dilemme alors dominant d'une anthropologie philosophique
et d'une histoire sociale. Mais je me suis demandé s'il n'était
pas possible, plutôt que de jouer sur cette alternative, de
penser l'historicité même des formes de l'expérience.
Ce qui impliquait deux tâches négatives : une réduction
« nominaliste » de l'anthropologie philosophique ainsi
que des notions qui pouvaient s'appuyer sur elle, et un déplacement
par rapport au domaine, aux concepts et aux méthodes de l'histoire
des sociétés. Positivement la tâche était
de mettre au jour le domaine où la formation, le développement,
la transformation des formes d’expérience peuvent avoir
leur lieu : c'est-à-dire une histoire de la pensée.
Par « pensée », j'entends ce qui instaure, dans
diverses formes possibles, le jeu du vrai et du faux et qui, par
conséquent, constitue l'être humain comme sujet de
connaissance ; ce qui fonde l’acceptation ou le refus de la
règle et constitue l'être humain comme sujet social
et juridique ; ce qui instaure le rapport avec soi-même et
avec les autres, et constitue l'être humain comme sujet éthique.
La « pensée » ainsi entendue n'est donc pas
à rechercher seulement dans des formulations théoriques,
comme celles de la philosophie ou de la science ; elle peut et doit
être analysée dans toutes les manières de dire,
de faire, de se conduire où l'individu se manifeste et agit
comme sujet de connaissance, comme sujet éthique ou juridique,
comme sujet conscient de soi et des autres. En ce sens, la pensée
est considérée comme la forme même de l'action,
comme l'action en tant qu'elle implique le jeu du vrai et du faux,
l'acceptation ou le refus de la règle, le rapport à
soi-même et aux autres. L'étude des formes d'expérience
pourra donc se faire à partir d'une analyse des « pratiques
» discursives ou non, si on désigne par là les
différents systèmes d'action en tant qu'ils sont habités
par la pensée ainsi entendue.
Poser la question de cette façon amenait la mise en oeuvre
de quelques principes tout à fait généraux.
Les formes singulières de l'expérience peuvent bien
porter en elles des structures universelles ; elles peuvent bien
n'être pas indépendantes des déterminations
concrètes de l'existence sociale ; cependant, ni ces déterminations
ni ces structures ne peuvent donner lieu à des expériences
(c'est-à-dire à des connaissances d'un certain type,
à des règles d'une certaine forme et à certains
modes de conscience de soi et des autres), si ce n'est à
travers la pensée. Pas d'expérience qui ne soit une
manière de penser et ne puisse être analysée
du point de vue d'une histoire de la pensée ; c'est ce qu'on
pourrait appeler le principe d'irréductibilité de
la pensée. Selon un deuxième principe, cette pensée
a une historicité qui lui est propre ; qu'elle ait une historicité
ne veut pas dire qu'elle soit dépourvue de toute forme universelle,
mais que la mise en jeu de ces formes universelles est elle-même
historique ; et que cette historicité lui soit propre ne
veut pas dire qu'elle est indépendante de toutes les autres
déterminations historiques (d'ordre économique, social,
politique), mais qu'elle a avec celles-ci des rapports complexes
qui laissent toujours leur spécificité aux formes,
aux transformations, aux événements de la pensée
: c'est là ce qu'on pourrait appeler le principe de singularité
de l'histoire de la pensée : il y a des événements
de pensée. Cette entreprise, enfin, impliquait un troisième
principe : à savoir que la critique, entendue comme analyse
des conditions historiques selon lesquelles se constituaient les
rapports à la vérité, à la règle
et à soi, ne fixe pas des frontières infranchissables
et ne décrit pas des systèmes clos ; elle fait apparaître
des singularités transformables, ces transformations ne pouvant
s'effectuer que par un travail de la pensée sur elle-même
: ce serait là le principe de l'histoire de la pensée
comme activité critique. Tel est le sens que j'ai donné
à un travail et à un enseignement qui sont placés
sous le signe de l’ » histoire des systèmes de
pensée » ; et qui entretiennent toujours une double
référence : à la philosophie, à laquelle
il faut demander comment il est possible que la pensée ait
une histoire ; et à l'histoire, à laquelle il faut
demander de produire sous les aspects concrets qu'elles peuvent
prendre (système de représentations, institutions,
pratiques) les diverses formes de la pensée. Quel est le
prix, pour la philosophie, d'une histoire de la pensée ?
Quel est l'effet, dans l'histoire, de la pensée et des événements
qui lui sont propres ? Comment les expériences individuelles
ou collectives relèvent-elles des formes singulières
de la pensée, c'est-à-dire de ce qui constitue le
sujet dans ses rapports au vrai, à la règle, à
soi-même ? On devine comment la lecture de Nietzsche, au début
des années cinquante, a pu donner accès à ce
genre de questions, en rompant avec la double tradition de la phénoménologie
et du marxisme.
Je sais que je schématise par cette relecture ; les choses,
en réalité, se découvraient à mesure,
et, chemin faisant, obscurités et hésitations étaient
nombreuses. Toujours est-il que, dans l’Histoire de la folie,
c'était bien un foyer d'expérience que j'essayais
de décrire du point de vue de l'histoire de la pensée
-même si l'usage que je faisais du mot « expérience
» y était très flottant ; à travers les
pratiques d’internement, d'une part, et les procédures
médicales, de l'autre, j'ai essayé d'analyser, au
cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la genèse d'un
système de pensée, comme matière d'expériences
possibles : formation d'un domaine de connaissances qui se constitue
comme savoir spécifique de la maladie mentale ; organisation
d'un système normatif, appuyé sur tout un appareil
technique, administratif, juridique et médical, destiné
à isoler et à prendre en charge les aliénés
; définition, enfin, d'un rapport à soi et aux autres
comme sujets possibles de folie. Ce sont aussi ces trois mêmes
axes et le jeu entre types de savoir, formes de normalité
et modes de rapport à soi et aux autres qui m'ont paru donner
leur valeur d'expériences significatives à des cas
individuels comme ceux de Pierre Rivière ou d'Alexina B.,
ou encore à cette dramatisation permanente des affaires de
famille qu'on rencontre dans les lettres de cachet au XVIIIe siècle.
Mais l'importance relative de ces trois axes n'est pas toujours
la même dans toutes les formes d'expérience. Et, d'autre
part, il fallait élaborer un peu plus précisément
l'analyse de chacun d'eux. Et d'abord le problème de la formation
des domaines de savoir. Le travail a été mené
de deux façons : dans la dimension « verticale »,
d'abord, en prenant l'exemple de la maladie, et en étudiant
les rapports entre une organisation institutionnelle de thérapeutique,
d'enseignement et de recherche, et la constitution d'une médecine
clinique articulée sur le développement de l'anatomie
pathologique ; il s'agissait là de faire apparaître
les causalités complexes et les déterminations réciproques
entre le développement d'un certain type de savoir médical
et les transformations d'un champ institutionnel liées directement
à des changements sociaux et politiques. Puis, dès
lors que le savoir scientifique a ses règles dont ne peuvent
pas rendre compte les déterminations externes, mais bien
sa structure propre comme pratique discursive, j'ai essayé
de montrer à quels critères communs, mais transformables
-à quelles épistémès -, obéissaient
les savoirs qui, du XVIIe siècle au début du XIXe
siècle, avaient pris en compte certains aspects de l'activité
ou de l'existence humaine : les richesses que l'homme produit, échange
et fait circuler, les signes linguistiques qu'il utilise pour communiquer,
et l'ensemble des vivants dont il fait partie.
C'est le second axe, celui d'un rapport à la règle,
que j'ai voulu explorer en prenant l'exemple des pratiques punitives.
Il ne s'agissait pas d'étudier en elle-même la théorie
du droit pénal, ni l'évolution de telle ou telle institution
pénitentiaire ; mais d'analyser la formation d'une certaine
« rationalité punitive » dont l'apparition pouvait
sembler d'autant plus surprenante qu'elle se donnait pour principal
moyen d'action une pratique de l'emprisonnement qui avait été
longtemps critiquée et l'était encore à cette
même époque. Plutôt que de chercher dans une
conception générale de la loi, ou dans le développement
du mode de production industriel (comme l'avaient fait Rusche et
Kirchheimer) l'explication du phénomène, il m'a semblé
qu'il fallait plutôt se tourner du côté des procédés
du pouvoir ; ce qui se référait non pas à quelque
pouvoir omniprésent, tout puissant, et partout clairvoyant,
qui diffuserait à travers tout le corps social pour en contrôler
jusqu'aux moindres éléments, mais à la recherche,
à l'élaboration et à la mise en place depuis
le XVIIe siècle de techniques pour « gouverner »
les individus, c'est-à-dire pour « conduire leur conduite
», et cela dans des domaines aussi différents que l'école,
l'armée, l'atelier. C'est dans le contexte de cette technologie
-elle-même liée aux changements démographiques,
économiques, politiques, propres au développement
des États industriels -qu'il fallait replacer cette nouvelle
rationalité punitive. Ce qui impliquait qu'on place au centre
de l'analyse non le principe général de la loi, ni
le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples d'une
« gouvernementalité », qui suppose d'un côté
des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations
à travers lesquelles elle s'exerce et, d'autre part, des
jeux stratégiques qui rendent instables et réversibles
les relations de pouvoir qu'elles doivent assurer. Et, à
partir de l'analyse de ces formes de « gouvernement »,
on peut comprendre comment la criminalité a été
constituée comme objet de savoir, comment aussi a pu se former
une certaine « conscience » de la délinquance
(à entendre aussi bien comme l'image de soi que peuvent se
donner les délinquants, ou comme la représentation
qu'on peut se faire des délinquants).
*
Le projet d'une histoire de la sexualité était lié
au désir d'analyser de plus près le troisième
axe constitutif de toute matrice d'expérience : la modalité
du rapport à soi. Non pas que la sexualité ne puisse
et ne doive pas -à la manière de la folie, de la maladie
ou de la délinquance - être envisagée comme foyer
d'expérience comportant un domaine de savoir, un système
de règles et un mode de rapport à soi. Cependant,
l'importance qu'y prend ce dernier permet de le choisir comme fil
directeur pour l'histoire même de cette expérience
et de sa formation : l'étude envisagée des enfants,
des femmes, des « pervers » comme sujets sexuels correspondait
à ce projet.
Or je me suis trouvé devant un choix que j'ai mis bien du
temps à trancher. Choix entre la fidélité au
cadre chronologique initialement fixé et la poursuite d'un
cheminement qui me conduisait à étudier de façon
privilégiée les modes du rapport à soi. La
période où se dessine cette forme d'expérience
singulière qu'est la sexualité est particulièrement
complexe : la place très importante prise à la fin
du XVIIIe et au XIXe siècle par la formation des domaines
de savoir concernant la sexualité du point de vue biologique,
médical, psychopathologique, sociologique, ethnologique,
le rôle déterminant joué aussi par les systèmes
normatifs imposés au comportement sexuel, par l'intermédiaire
de l'éducation, de la médecine, de la justice, rendaient
difficile de dégager, dans ce qu'ils ont de particulier,
la forme et les effets du rapport à soi dans la constitution
de cette expérience. Le risque était de reproduire,
à propos de la sexualité, des formes d'analyse centrées
sur l'organisation d'un domaine de connaissance, ou sur le développement
des techniques de contrôle et de coercition - comme celles
qui ont été faites précédemment à
propos de la maladie ou de la délinquance. Pour mieux analyser
en elles-mêmes les formes du rapport à soi, j'ai été
amené à remonter à travers le temps de plus
en plus loin du cadre chronologique que je m'étais primitivement
fixé : à la fois pour m'adresser à des périodes
dans lesquelles l'effet des savoirs et la complexité des
systèmes normatifs étaient moins grands et aussi pour
pouvoir éventuellement dégager des formes du rapport
à soi différentes de celles qui caractérisent
l'expérience de la sexualité. Et c'est ainsi que,
de proche en proche, je suis arrivé à faire porter
l'essentiel du travail sur ce qui ne devait en être que le
point de départ ou l'arrière-plan historique : plutôt
que de me placer au seuil de formation de l'expérience de
la sexualité, j'ai essayé d'analyser la formation
d'un certain mode de relation à soi, dans l'expérience
de la chair ; cela appelait un déplacement chronologique
considérable, parce qu'il fallait étudier cette période
de l'Antiquité tardive où on peut voir se former les
éléments principaux de l'éthique chrétienne
de la chair. De là un remaniement du plan primitif ; de là
un retard important dans la publication ; de là aussi le
risque pris à étudier un matériel qui, il y
a encore six ou sept ans, ne m'était pas très familier.
Mais je me suis dit qu'après tout il valait mieux sacrifier
un programme défini à la ligne d'ensemble d'une démarche
; je me suis dit aussi qu'il n'y aurait peut-être pas de sens
à se donner le mal de faire des livres s'ils ne devaient
apprendre à celui qui les écrit ce qu'il ne sait pas,
s'ils ne devaient le conduire là où il ne l'a pas
prévu, et s'ils ne devaient lui permettre d'établir
à lui-même un étrange et nouveau rapport. La
peine et le plaisir du livre est d'être une expérience.
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