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«Usage des plaisirs et techniques de soi», Le Débat,
no 27, novembre 1983, pp. 46-72.
Dits Ecrits tome IV Texte n°338
Introduction générale de L'Usage des plaisirs, du
Souci de soi et des Aveux de la chair que M. Foucault s'apprêtait
à publier à quelques variantes près. Elle circule
et est citée comme article jusqu'à la parution des
livres en mai 1984.
MODIFICATIONS
Cette série de recherches paraît plus tard que je
n'avais prévu et sous une tout autre forme.
Voici pourquoi. Elles ne devaient être ni une histoire des
comportements ni une histoire des représentations. Mais une
histoire de la «sexualité» : les guillemets ont
leur importance. Mon propos n'était pas de reconstituer une
histoire des conduites et pratiques sexuelles - de leurs formes successives,
de leur évolution, de leur diffusion. Ce n'était pas
non plus mon intention d'analyser les idées (scientifiques,
religieuses ou philosophiques) à travers lesquelles on s'est
représenté ces comportements. Je voulais d'abord m'arrêter
devant cette notion, si quotidienne, si récente de «sexualité»
: prendre recul par rapport à elle, contourner son évidence
familière, analyser le contexte théorique et pratique
auquel elle est associée. Le terme même de «sexualité»
est apparu tardivement, au début du XIXe siècle ?
Le fait ne doit être ni sous-estimé ni surinterprété.
Il signale autre chose qu'un remaniement de vocabulaire ; mais il
ne marque évidemment pas l'émergence soudaine de ce
à quoi il se rapporte. Son usage s'est établi en relation
avec d'autres phénomènes : toute une découpe
de domaines de connaissances diverses (couvrant aussi bien les mécanismes
biologiques de la reproduction que les variantes individuelles ou
sociales du comportement) ; la mise en place d'un ensemble de règles
et de normes, en partie traditionnelles, en partie nouvelles, et
qui prennent appui sur des institutions religieuses, judiciaires,
pédagogiques, médicales ; des changements aussi dans
la façon dont les individus sont amenés à prêter
sens et valeur à leur conduite, à leurs devoirs, à
leurs plaisirs, à leurs sentiments et sensations, à
leurs rêves.
Il s'agissait en somme de voir comment, dans les sociétés
occidentales modernes, une «expérience» s'était
constituée, telle que les individus ont à se reconnaître
comme sujets d'une «sexualité», qui ouvre sur
des domaines de connaissance très divers et qui s'articule
sur un système de règles dont la force de coercition
est très variable. Histoire donc de la sexualité comme
expérience - si on entend par expérience la corrélation,
dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité
et formes de subjectivité.
Parler ainsi de la sexualité impliquait qu'on s'affranchisse
d'un schéma de pensée qui était alors assez
courant : faire de la sexualité un invariant, et supposer
que, si elle prend, dans ses manifestations, des formes historiquement
singulières, c'est par l'effet des mécanismes divers
de répression auxquels, en toute société, elle
se trouve exposée ; ce qui revient à mettre hors champ
historique le désir et le sujet du désir, et à
demander à la forme générale de l'interdit
de rendre compte de ce qu'il peut y avoir d'historique dans la sexualité.
Mais ce travail critique n'était pas suffisant à lui
seul. Parler de la sexualité comme d'une expérience
historiquement singulière supposait aussi qu'on puisse disposer
d'instruments susceptibles d'analyser, dans leur caractère
propre et dans leurs corrélations, les trois axes qui la
constituent : la formation des savoirs qui se réfèrent
à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent
la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent
et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité.
Or, sur les deux premiers points, le travail que j'avais entrepris
antérieurement - soit à propos de la médecine
et de la psychiatrie, soit à propos du pouvoir punitif et
des pratiques disciplinaires - m'avait donné les outils dont
j'avais besoin ; l'analyse des pratiques discursives permettait
de suivre la formation des savoirs en échappant au dilemme
de la science et de l'idéologie ; l'analyse des relations
de pouvoir et de leurs technologies permettait de les envisager
comme des stratégies ouvertes en échappant à
l'alternative d'un pouvoir conçu comme domination ou dénoncé
comme simulacre.
En revanche, l'étude des modes selon lesquels les individus
sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels
me faisait beaucoup plus de difficultés. La notion de désir
ou celle de sujet désirant constituaient alors sinon une
théorie, du moins un thème théorique généralement
accepté. Cette acceptation même était étrange
: c'est ce thème en effet qu'on retrouvait, selon certaines
variantes, au coeur même de la théorie classique de
la sexualité, mais aussi bien dans les conceptions qui cherchaient
à s'en déprendre ; c'était lui aussi qui semblait
avoir été hérité, au XIXe et au XXe
siècle, d'une longue tradition chrétienne. L'expérience
de la sexualité peut bien se distinguer, comme une figure
historique singulière, de l'expérience chrétienne
de la «chair» : elles semblent hantées toutes
deux par la présence de l’«homme de désir».
En tout cas, il semblait difficile d'analyser la formation et le
développement de l'expérience de la sexualité
à partir du XVIIIe siècle, sans faire, à propos
du désir et du sujet désirant, un travail historique
et critique. Sans entreprendre une «généalogie»
; mais par là, je ne veux pas dire faire une histoire des
conceptions successives du désir, de la concupiscence ou
de la libido, mais analyser les pratiques par lesquelles les individus
ont été amenés à porter attention à
eux-mêmes, à se déchiffrer, à se reconnaître
et à s'avouer comme sujets de désir, faisant jouer
entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui
leur permet de découvrir dans le désir la vérité
de leur être, qu'il soit naturel ou déchu. Bref, l'idée
était, dans cette généalogie, de chercher comment
les individus ont été amenés à exercer
sur eux-mêmes, et sur les autres, une herméneutique
du désir dont leur comportement sexuel a bien été
sans doute l'occasion, mais n'a certainement pas été
le domaine exclusif. En somme, pour comprendre comment l'individu
moderne pouvait faire l'expérience de lui-même comme
sujet d'une «sexualité», il était utile
de dégager auparavant la façon dont, pendant des siècles,
l'homme occidental avait été amené à
se reconnaître comme sujet de désir.
Un déplacement théorique avait été
nécessaire pour analyser ce qui était souvent désigné
comme le progrès des connaissances : il avait conduit à
s'interroger sur les formes de pratiques discursives qui articulaient
le savoir. Il avait fallu aussi un déplacement théorique
pour analyser ce qu'on décrit souvent comme les manifestations
du «pouvoir» : il avait conduit à s'interroger
plutôt sur les relations multiples, les stratégies
ouvertes et les techniques rationnelles qui articulent l'exercice
des pouvoirs. Il apparaissait qu'il fallait entreprendre maintenant
un troisième déplacement, pour analyser ce qui est
désigné comme le «sujet» ; il convenait
de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport
à soi par lesquelles l'individu se constitue et se reconnaît
comme sujet. Après l'étude des jeux de vérité
les uns par rapport aux autres - sur l'exemple d'un certain nombre
de sciences empiriques au XVIIe et au XVIIIe siècle - , puis
celle des jeux de vérité par rapport aux relations
de pouvoir, sur l'exemple des pratiques punitives, un autre travail
semblait s'imposer : étudier les jeux de vérité
dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même
comme sujet, en prenant pour domaine de référence
et champ d'investigation ce qu'on pourrait appeler l’«histoire
de l'homme de désir».
Mais il était clair qu'entreprendre cette généalogie
m'entraînait très loin de mon projet primitif. Je devais
choisir : ou bien maintenir le plan établi, en l'accompagnant
d'un rapide examen historique de ce thème du désir.
Ou bien réorganiser toute l'étude autour de la lente
formation, pendant l'Antiquité, d'une herméneutique
de soi.
C'est pour ce dernier parti que j'ai opté, en réfléchissant
qu'après tout, ce à quoi je suis tenu, ce à
quoi j'ai voulu me tenir depuis bien des années, c'est une
entreprise pour dégager quelques-uns des éléments
qui pourraient servir à une histoire de la vérité.
Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu'il peut y avoir de
vrai dans les connaissances ; mais une analyse des «jeux de
vérité», des jeux du vrai et du faux à
travers lesquels l'être se constitue historiquement comme
expérience, c'est-à-dire comme pouvant et devant être
pensé. À travers quels jeux de vérité
l'homme se donne-t-il à penser son être propre quand
il se perçoit comme fou, quand il se regarde comme malade,
quand il se réfléchit comme être vivant, parlant
et travaillant, quand il se juge et se punit à titre de criminel
? À travers quels jeux de vérité l'être
humain s'est-il reconnu comme homme de désir ? Il m'a semblé
qu'en posant ainsi cette question et en essayant de l'élaborer
à propos d'une période aussi éloignée
de mes horizons autrefois familiers, j'abandonnais sans doute le
plan envisagé, mais je serrais de plus près l'interrogation
que depuis longtemps je m'efforce de poser. Dût cette approche
me demander quelques années de travail supplémentaires.
Certes, à ce long détour il y avait des risques, mais
j'avais un motif, et il m'a semblé avoir trouvé à
cette recherche un certain profit théorique.
Les risques ? C'était de retarder et de bouleverser le programme
de publication que j'avais prévu. Je suis reconnaissant à
ceux qui ont suivi les trajets et les détours de mon travail
- je pense aux auditeurs du Collège de France - et à
ceux qui ont eu la patience d'en attendre le terme - Pierre Nora
au premier chef. Quant à ceux pour qui se donner du mal,
commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de
fond en comble, et trouver encore le moyen d'hésiter de pas
en pas, ceux pour qui, en somme, travailler, c'est-à-dire
se tenir dans la réserve et l'inquiétude, vaut démission,
nous ne sommes pas, c'est manifeste, de la même planète.
Le danger était aussi d'aborder des documents de moi trop
mal connus. Je risquais de les plier, sans trop m'en rendre compte,
à des formes d'analyse ou à des modes de questionnement
qui, venus d'ailleurs, ne leur convenaient guère ; les ouvrages
de Peter Brown, ceux de Pierre Hadot, et à plusieurs reprises
leurs conversations et leurs avis m'ont été d'un grand
secours. Je risquais aussi, à l'inverse, de perdre, dans
l'effort pour me familiariser avec les textes anciens, le fil des
questions que je voulais poser ; Hubert Dreyfus et Paul Rabinow,
à Berkeley, m'ont permis, par leurs réflexions, leurs
questions, et grâce à leur exigence, un travail de
reformulation théorique et méthodologique.
Paul Veyne m'a constamment aidé, au cours de ces années.
Il sait ce que c'est que rechercher, en véritable historien,
le vrai ; mais il connaît aussi le labyrinthe dans lequel
on entre dès qu'on veut faire l'histoire des jeux du vrai
et du faux ; il est de ceux, assez rares aujourd'hui, qui acceptent
d'affronter le danger que porte avec elle, pour toute pensée,
la question de l'histoire de la vérité. Son influence
sur ces pages serait difficile à circonscrire.
Le motif qui m'a poussé, en revanche, était fort
simple. Aux yeux de certains, j'espère qu'il pourrait par
lui-même suffire. C'est la curiosité ; la seule espèce
de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d'être
pratiquée avec un peu d'obstination : non pas celle qui cherche
à s'assimiler ce qu'il convient de connaître, mais
celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait
l'acharnement du savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition
des connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant
que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît
? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir
si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement
qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder
ou à réfléchir. On me dira peut-être
que ces jeux avec soi-même n'ont qu'à rester en coulisses
; et qu'ils font, au mieux, partie de ces travaux de préparation
qui s'effacent d'eux-mêmes lorsqu'ils ont pris leurs effets.
Mais qu'est-ce donc que la philosophie aujourd'hui - je veux dire
l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique
de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste
pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà,
à entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait
possible de penser autrement ? Il ya toujours quelque chose de dérisoire
dans le discours philosophique lorsqu'il veut, de l'extérieur,
faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité,
et comment la trouver, ou lorsqu'il se fait fort d'instruire leur
procès en positivité naïve ; mais c'est son droit
d'explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être
changé par l'exercice qu'il fait d'un savoir qui lui est
étranger. L’«essai» - qu'il faut entendre
comme épreuve modificatrice de soi-même et non comme
appropriation simplificatrice d'autrui - est le corps vivant de la
philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant ce qu'elle
était autrefois, c'est-à-dire une «ascèse»,
un exercice de soi, dans la pensée.
Les études qui suivent, comme d'autres que j'avais entreprises
auparavant, sont des études d’«histoire»
par le domaine dont elles traitent et les références
qu'elles prennent ; mais ce ne sont pas des travaux d’«historien».
Ce qui ne veut pas dire qu'elles résument ou synthétisent
le travail qui aurait été fait par d'autres ; elles
sont si on veut bien les envisager du point de vue de leur «pragmatique»
- le protocole d'un exercice qui a été long, tâtonnant,
et qui a eu besoin souvent de se reprendre et de se corriger. C'était
un exercice philosophique : son enjeu était de savoir dans
quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir
la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et peut lui
permettre de penser autrement.
Ai-je eu raison de prendre ces risques ? Ce n'est pas à
moi de le dire. Je sais seulement que, en déplaçant
ainsi le thème et les repères chronologiques de mon
étude, il m'a été possible de procéder
à deux généralisations qui m'ont permis à
la fois de la situer sur un horizon plus large et de mieux préciser
sa méthode et son objet.
En remontant ainsi de l'époque moderne, à travers
le christianisme, jusqu'à l'Antiquité, il m'a semblé
qu'on ne pouvait éviter de poser une question à la
fois très simple et très générale :
pourquoi le comportement sexuel, pourquoi les activités et
les plaisirs qui en relèvent font-ils l'objet d'une préoccupation
morale ? Pourquoi ce souci éthique qui, au moins à
certains moments, dans certaines sociétés ou dans
certains groupes, paraît plus important que l'attention morale
qu'on porte à d'autres domaines pourtant essentiels dans
la vie individuelle ou collective, comme les conduites alimentaires
ou l'accomplissement des devoirs civiques ? Je sais bien qu'une
réponse vient tout de suite à l'esprit : c'est qu'ils
sont l'objet d'interdits fondamentaux dont la transgression est
considérée comme une faute grave. Mais c'est donner
là comme solution la question elle-même ; et surtout
c'est méconnaître que le souci éthique concernant
la conduite sexuelle n'est pas toujours, dans son intensité
ou dans ses formes, en relation directe avec le système des
interdits ; il arrive souvent que la préoccupation morale
soit forte là où, précisément, il n'y
a ni obligation ni prohibition. Bref, l'interdit est une chose,
la problématisation morale en est une autre. Il m'a donc
semblé que la question qui devait servir de fil directeur
était celle-ci : comment, pourquoi et sous quelle forme l'activité
sexuelle a-t-elle été constituée comme domaine
moral ? Pourquoi ce souci éthique si insistant, quoique variable
dans ses formes et dans son intensité ? Pourquoi cette «problématisation»
? Et, après tout, c'est bien cela la tâche d'une histoire
de la pensée - par opposition à l'histoire des comportements
ou des représentations : définir les conditions dans
lesquelles l'être humain «problématise»
ce qu'il est, ce qu'il fait et le monde dans lequel il vit.
Mais, en posant cette question très générale,
et en la posant à la culture grecque et gréco-latine,
il m'est apparu que cette problématisation était liée
à un ensemble de pratiques qui ont eu certainement une importance
considérable dans nos sociétés : c'est ce qu'on
pourrait appeler les «arts de l'existence». Par là
il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires
par lesquelles les hommes non seulement se fixent des règles
de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes,
à se modifier dans leur être singulier, et à
faire de leur vie une oeuvre qui porte certaines valeurs esthétiques
et réponde à certains critères de style. Ces
«arts d'existence», ces «techniques de soi»
ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de
leur autonomie, lorsqu'ils ont été intégrés,
avec le christianisme, dans l'exercice d'un pouvoir pastoral, puis
plus tard dans des pratiques de type éducatif, médical
ou psychologique. Il n'en demeure pas moins qu'il y aurait sans
doute à faire ou à reprendre la longue histoire de
ces esthétiques de l'existence et de ces technologies de
soi. Il y a longtemps maintenant que Burckhardt a souligné
leur importance à l'époque de la Renaissance ; mais
leur survie, leur histoire et leur développement ne s'arrêtent
pas là 1. En tout cas, il m'a semblé que l'étude
de la problématisation du comportement sexuel dans l'Antiquité
pouvait être considérée comme un chapitre - l'un
des premiers chapitres - de cette histoire générale
des «techniques de soi».
Telle est l'ironie de ces efforts qu'on fait pour changer sa façon
de voir, pour modifier l'horizon de ce qu'on connaît et pour
tenter de s'égarer un peu. Ont-ils effectivement conduit
à penser autrement ? Peut-être ont-ils permis de penser
autrement ce qu'on pensait déjà et d'apercevoir ce
qu'on a fait selon un angle différent et sous une lumière
plus nette. On croyait s'éloigner et on se trouve à
la verticale de soi-même. Le voyage rajeunit les choses, et
il vieillit le rapport à soi. Il me semble mieux apercevoir
maintenant de quelle façon, un peu à l'aveugle, et
par fragments successifs et différents, je m'y étais
pris dans cette entreprise d'une histoire de la vérité
: analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés
ni leurs «idéologies», mais les problématisations
à travers lesquelles l'être se donne comme pouvant
et devant être pensé et les pratiques à partir
desquelles elles se forment. La dimension archéologique de
l'analyse permet d'analyser les formes mêmes de la problématisation
; sa dimension généalogique, leur formation à
partir des pratiques et de leurs modifications. Problématisation
de la folie et de la maladie à
partir de pratiques sociales et médicales, définissant
un certain profil de «normalisation» ; problématisation
de la vie, du langage et du travail dans des pratiques discursives
obéissant à certaines règles «épistémiques»
; problématisation du crime et du comportement criminel à
partir de certaines pratiques punitives obéissant à
un modèle «disciplinaire». Et maintenant, je
voudrais montrer comment, dans l'Antiquité, l'activité
et les plaisirs sexuels ont été problématisés
à travers des pratiques de soi faisant jouer les critères
d'une «esthétique de l'existence».
1. Il serait inexact de croire que, depuis Burckhardt, l'érode
de ces arts et de cette esthétique de l'existence a été
complètement négligée. On peur, par exemple,
en trouver une analyse remarquable dans le récent livre de
S. Greenblatt, Renaissance Selffashioning, 1980.
Voilà donc les raisons pour lesquelles j'ai recentré
toute mon étude sur la généalogie de l'homme
de désir, depuis l'Antiquité classique jusqu'aux premiers
siècles du christianisme. J'ai suivi une distribution chronologique
simple : un premier volume, L'Usage des plaisirs, est consacré
à la manière dont l'activité sexuelle a été
problématisée par les philosophes et les médecins,
dans la culture grecque classique, au IVe siècle avant Jésus-Christ
; Le Souci de soi est consacré à cette problématisation
dans les textes grecs et latins des deux premiers siècles
de notre ère ; enfin, Les Aveux de la chair traitent de la
formation de la doctrine et de la pastorale de la chair. Quant aux
documents que j'utiliserai, ils seront pour la plupart des textes
«prescriptifs» ; par là, je veux dire des textes
qui, quelle que soit leur forme (discours, dialogue, traité,
recueil de préceptes, lettres, etc.), ont pour objet principal
de proposer des règles de conduite. Mais, par «textes
prescriptifs», je n'entends pas tout ouvrage de morale ; je
ne m'adresserai que pour y trouver des éclaircissements aux
textes théoriques sur la doctrine du plaisir ou des passions.
Le domaine que j'analyserai est constitué par des textes
qui prétendent donner des règles, des avis, des conseils
pour se conduire comme il faut : textes «pratiques»,
mais qui sont eux-mêmes objets de «pratique» dans
la mesure où ils demandent à être lus, appris,
médités, utilisés, mis à l'épreuve
et où ils visent à constituer finalement l'armature
de la conduite quotidienne. Ces textes ont pour rôle d'être
des opérateurs qui permettent aux individus de s'interroger
sur leur propre conduite, de veiller sur elle, de la former et de
se façonner soi-même comme sujet éthique ; ils
relèvent en somme d'une fonction «étho-poétique»,
pour transposer un mot qui se trouve dans Plutarque. Mais puisque
toutes ces études se trouvent au point de croisement d'une
analyse des problématisations et d'une histoire des pratiques
de soi, je voudrais m'arrêter, avant de commencer, sur ces
deux notions : justifier les formes de «problématisation»
que j'ai retenues, et expliquer ce qu'on peut entendre par «pratiques
de soi».
LES FORMES DE PROBLÉMATISATION
Supposons qu'on accepte un instant des catégories aussi
générales que celles de «paganisme», de
«christianisme», de «morale» et de «morale
sexuelle» ; et supposons qu'on demande sur quels points la
«morale sexuelle de christianisme» s'est opposée
le plus nettement à la «morale sexuelle du paganisme
ancien». Prohibition de l'inceste, domination masculine, assujettissement
de la femme ? Ce ne sont pas ces réponses, sans doute, qui
seraient données : on connaît l'étendue et la
constance de ces phénomènes sous leurs formes variées.
Plus vraisemblablement, on proposerait d'autres points de différenciation.
La valeur de l'acte sexuel lui-même : le christianisme l'aurait
associé au mal, au péché, à la chute,
à la mort, alors que l'Antiquité l'aurait doté
de significations positives. La délimitation du partenaire
légitime : le christianisme, à la différence
de ce qui se passait dans les sociétés grecques ou
romaines, ne l'aurait accepté que dans le mariage monogamique
et, à l'intérieur de cette conjugalité, lui
aurait imposé le principe d'une finalité exclusivement
procréatrice. La disqualification des relations entre individus
de même sexe : le christianisme les aurait exclues rigoureusement
tandis que la Grèce les aurait exaltées - et Rome,
acceptées - au moins entre hommes et garçons. À
ces trois points d'opposition majeure on pourrait ajouter la haute
valeur morale et spirituelle que le christianisme, à la différence
de la morale païenne, aurait prêtée à l'abstinence
rigoureuse, à la chasteté permanente et à la
virginité. En somme, sur tous ces points qui ont été
considérés pendant si longtemps comme si importants
- nature de l'acte sexuel, fidélité monogamique, rapports
homosexuels, chasteté - , il semble que les Anciens aient
été plutôt indifférents, et que rien
de tout cela n'ait sollicité beaucoup de leur attention ni
constitué pour eux des problèmes très aigus.
Or ce n'est guère exact ; et on pourrait le montrer facilement.
On pourrait le montrer par le jeu des emprunts directs et des continuités
très étroites qu'on peut constater entre les premières
doctrines chrétiennes et la philosophie morale de l'Antiquité
: le premier grand texte chrétien sur la pratique sexuelle
dans la vie de mariage - c'est le chapitre X du second livre du Pédagogue
de Clément d’Alexandrie - prend appui sur un certain
nombre de références scripturaires, mais bien davantage
sur un ensemble de principes et de préceptes directement
empruntés à la philosophie païenne. Mais on pourrait
aussi montrer, au coeur même de la pensée grecque ou
gréco-romaine, la présence des thèmes, des
inquiétudes, des exigences d'austérité que,
souvent, on croit propres au christianisme ou même à
la morale des sociétés européennes modernes.
En voici plusieurs manifestations : une peur, un modèle,
une image, un exemple.
1) Une peur. Les jeunes gens atteints d'une perte de semence «portent
dans toute l'habitude du corps l'empreinte de la caducité
et de vieillesse ; ils deviennent lâches, sans force, engourdis,
stupides, affaissés, voûtés, incapables de rien,
avec le teint pâle, blanc, efféminé, sans appétit,
sans chaleur, les membres pesants, les jambes gourdes, d'une faiblesse
extrême, en un mot presque totalement perdus. Cette maladie
est même, chez plusieurs, un acheminement à la paralysie
; comment en effet la puissance nerveuse ne serait-elle pas atteinte,
la nature étant affaiblie dans le principe régénératif
et dans la source même de la vie ?» Cette maladie, «honteuse
en elle-même», est «dangereuse en ce qu'elle conduit
au marasme, nuisible à la société en ce qu'elle
s'oppose à la propagation de l'espèce ; parce qu'elle
est sous tous les rapports la source d'une infinité de maux,
elle exige de prompts secours» 1.
Dans ce texte, on reconnaît facilement les hantises qui ont
été entretenues par la médecine et la pédagogie
depuis le XVIIe ou le XVIIIIe siècle, autour de la pure dépense
sexuelle - celle qui n'a ni fécondité ni partenaire
; l'épuisement progressif de l'organisme, la mort de l'individu,
la destruction de sa race et, finalement, le dommage porté
à toute l'humanité ont été régulièrement,
au fil d'une littérature bavarde, promis à qui abuserait
de son sexe. Ces peurs sollicitées semblent avoir constitué
la relève «naturaliste» et scientifique d'une
tradition chrétienne qui assignait le plaisir au domaine
de la mort et du mal.
Or cette description est, en fait, une traduction - une traduction
libre, dans le style de l'époque - d'un texte écrit
par un médecin grec, Arétée, au Ier siècle
de notre ère. Et de cette crainte de l'acte sexuel, des soupçons
qu'il est susceptible, s'il est déréglé, et
s'il entraîne une perte inconsidérée de semence,
de produire sur la vie de l'individu les effets les plus nocifs,
on trouverait bien des témoignages à la même
époque : Soranus, par exemple, considérait que l'activité
sexuelle était, en tout état de cause, moins favorable
à la santé que l'abstention pure et simple et la virginité.
Plus anciennement encore, la médecine avait donné
des conseils pressants de prudence
1. Arétée, Des signes des maladies chroniques, Il,
5. La traduction française, L. Renard (1834), commente ainsi
ce passage : «La gonorrhée dont il est question ici
diffère essentiellement de la maladie qui porte ce nom aujourd'hui
et qu'on appelle avec plus de raison blennorrhagie [...]. La gonorrhée
simple ou vraie, dont parle ici Arétée, est caractérisée
par un écoulement involontaire et hors du coït de l'humeur
spermatique et mêlée d'humeur prostatique. Cette maladie
honteuse est souvent excitée par la masturbation et en est
une suite.» et d'économie dans l'usage des plaisirs
sexuels : éviter leur usage intempestif, tenir compte des
conditions dans lesquelles on les pratique, redouter leur violence
propre et les erreurs de régime. Ne s'y prêter, dirent
même certains, que «si on veut se nuire à soi-même».
Peur fort ancienne par conséquent.
2) Un modèle. On sait comment François de Sales exhortait
à la vertu conjugale ; aux gens mariés il tendait
un miroir naturel en leur proposant le modèle de l'éléphant
et des belles moeurs dont il faisait preuve avec son épouse.
Ce «n'est qu'une grosse bête, mais la plus digne qui
vive sur la terre, et qui a le plus de sens [...]. Il ne change
jamais de femelle et aime tendrement celle qu'il a choisie, avec
laquelle néanmoins il ne parie que de trois ans en trois
ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrètement
que jamais il n'est vu en cet acte ; mais il est bien vu pourtant
le sixième jour auquel, avant toute chose, il va droit à
la rivière en laquelle il se lave tout le corps, sans vouloir
aucunement retourner au troupeau qu'il ne soit auparavant purifié.
Ne sont-ce pas là belles et honnêtes humeurs ?»
1. Or ce texte lui-même est une variation sur un thème
qui a été transmis par une longue tradition (à
travers Aldrovandi, Gessner, Vincent de Beauvais et le fameux Physiologicus)
; on en trouve déjà la formulation chez Pline, que
l'Introduction à la vie dévote suit d'assez près
: «C'est par pudeur que les éléphants ne s'accouplent
que dans le secret [...]. La femelle ne se laisse couvrir que tous
les deux ans, et, dit-on, pendant cinq jours de chaque année,
pas davantage ; le sixième, ils se baignent dans la rivière
et ne rejoignent leur troupe qu'après le bain. Ils ne connaissent
pas l'adultère 2.» Certes, Pline ne prétendait
pas proposer un schéma aussi explicitement didactique que
François de Sales : il se référait cependant
à un modèle de conduite visiblement valorisé.
Ce n'est pas que la fidélité réciproque des
deux conjoints ait été un précepte généralement
reçu et accepté chez les Grecs et les Romains.
1. François de Sales, Introduction à la vie dévote,
III, 39.
2. Pline, Histoire naturelle, VIII, 5, 13. Je me suis référé
d'une façon générale, pour
les textes latins et grecs, à la «Collection des universités
de France», - et pour ceux qui n'y figurent pas à la
«Collection Loeb», Ce sont les traductions de la C.U.F.
que j'ai reproduites la plupart du temps ; dans le sens contraire,
j'ai indiqué en note la traduction utilisée. Assez
souvent j'ai porté dans le texte la transcription de certains
termes grecs, lorsqu'ils étaient nécessaires pour
préciser le sens de la traduction.
Je remercie la bibliothèque du Saulchoir et son directeur
; ils m'ont aidé, surtout à partir du moment - récent
- où les conditions de travail à la Bibliothèque
nationale se sont considérablement détériorées.
Mais
c'était un enseignement donné avec insistance dans
certains courants philosophiques comme le stoïcisme tardif
; c'était aussi un comportement qui était apprécié comme une manifestation
de vertu, de fermeté d'âme et de maîtrise de
soi. On pouvait louer Caton le Jeune, qui, à l'âge
où il décida de se marier, n'avait encore eu de relation
avec aucune femme, et mieux encore Lelius, qui «dans sa longue
vie n'approcha qu'une femme, la première et la seule qu'il
eût épousée» 1. On peut remonter plus
loin encore dans la définition de ce modèle de conjugalité
réciproque et fidèle. Nicoclès, dans le discours
que lui prête Isocrate, montre toute l'importance morale et
politique qu'il accorde au fait de «n'avoir depuis son mariage
jamais eu de relation sexuelle avec personne d'autre qu'avec sa
femme» 2. Et, dans sa cité idéale, Aristote
veut que soit considérée comme «action déshonorante»
(et cela d'une «manière absolue et sans exception»)
la relation du mari avec une autre femme ou celle de l'épouse
avec un autre homme 3. La «fidélité» sexuelle
du mari à l'égard de son épouse légitime
n'était requise ni par les lois ni par les coutumes ; ce
n'en était pas moins pourtant une question qu'on posait et
une forme d'austérité à laquelle certains moralistes
attachaient un grand prix.
3) Une image. Il y a dans les textes du XIXe siècle un portrait
type de l'homosexuel ou de l'inverti : ses gestes, sa tenue, la
manière dont il s'attife, sa coquetterie, mais aussi la forme
et les expressions de son visage, son anatomie, la morphologie féminine
de tout son corps font régulièrement partie de cette
description disqualificatrice ; celle-ci se réfère
à la fois au thème d'une inversion des rôles
sexuels et au principe d'un stigmate naturel de cette offense à
la nature ; on croirait, disait-on, que «la nature elle-même
s'est rendue complice du mensonge sexuel» 4. Il y aurait sans
doute à faire la longue histoire de cette image (à
laquelle des comportements effectifs ont pu correspondre, par un
jeu complexe d'inductions et de défis). On lirait, dans l'intensité
si vivement négative de ce stéréotype, la difficulté
séculaire, dans nos sociétés, à intégrer
les deux phénomènes, d'ailleurs différents,
que sont l'interversion des rôles sexuels et la relation entre
individus de même sexe. Or cette image, avec l'aura répulsive
qui l'entoure, a parcouru les siècles ; elle était
déjà fort nettement dessinée dans la littérature
gréco-romaine de l'époque impériale.
1. Plutarque, Vie de Caton, VII.
2. Isocrate, À Micoclès.
3. Aristote, Politique, VII, 16, 1335 b.
4. H. Dauvergne, Les Forçats, 1841, p. 289.
On la
rencontre dans le portrait de l'Effeminatus tracé par l'auteur
d'une Physiognomonis anonyme du IVe siècle ; dans la description
des prêtres d'Atargatis dont Apulée se moque dans les Métamorphoses 1 ; dans la symbolisation que Dion de Pruse
propose du daimon de l'intempérance, au cours de l'une de
ses conférences sur la monarchie 2 ; dans l'évocation
fugitive des petits rhéteurs tout parfumés et frisottés
qu'Épictète interpelle dans le fond de sa classe et
auxquels il demande s'ils sont hommes ou femmes 3. On pourrait la
voir aussi dans le portrait de la jeunesse décadente, telle
que Sénèque le Rhéteur la voit avec grande
répugnance autour de lui : «La passion malsaine de
chanter et de danser remplit l'âme de nos efféminés
; s'onduler les cheveux, rendre sa voix assez ténue pour
égaler la caresse des voix féminines, rivaliser avec
les femmes pour la mollesse des attitudes, s'étudier à
des recherches très obscènes, voilà l'idéal
de nos adolescents [...]. Amollis et énervés dès
leur naissance, ils le restent volontiers, toujours prêts
à attaquer la pudeur des autres et ne s'occupant pas de la
leur 4.» Mais le portrait, avec ses traits essentiels, est
plus ancien encore. Le premier discours de Socrate, dans le Phèdre,
y fait allusion, lorsqu'il blâme l'amour qu'on porte aux garçons
mollassons, élevés dans la délicatesse de l'ombre,
et tout ornés de fards et de parures 5. C'est bien aussi
sous ces traits qu'Agathon apparaît dans les Thesmophories,
teint pâle, joues rasées, voix de femme, joliesse,
robe de safran, résille ; tout cela fait demander à
son interlocuteur s'il est en présence vraiment d'un homme
ou d'une femme 6. Il serait tout à fait inexact de voir là
une condamnation de l'amour des garçons ou de ce que nous
appelons en général les relations homosexuelles ;
mais il faut bien y reconnaître l'effet d'appréciations
fortement négatives à propos de certains aspects possibles
de la relation entre hommes, ainsi qu'une vive répugnance
à l'égard de tout ce qui pourrait marquer un renoncement
volontaire aux prestiges et aux marques du rôle viril. Le
domaine des amours masculines a bien pu être «libre»
dans l'Antiquité grecque, beaucoup plus en tout cas qu'il
ne l'a été dans les sociétés européennes
modernes ; il n'en demeure pas moins qu'on voit se marquer très
tôt des réactions négatives intenses et des
formes de disqualification qui se prolongeront longtemps.
1. Apulée, Métamorphoses, VIII, 26 sq.
2. Dion de Prose, Discours, IV, 101-115.
3. Épictète, Entretiens, III, 1.
4. Sénèque le Rhéteur, Controverses, 1. Préface,
8.
5. Platon, Phèdre, 23 c, d.
6. Aristophane, Thesmophories.
4) Un modèle. Le héros vertueux qui est capable de
se détourner du plaisir comme d'une tentation avec laquelle
il sait ne pas tomber est une figure familière au christianisme.
Mais est également connue de l'Antiquité païenne la figure de ces athlètes
de la tempérance qui sont assez maîtres d'eux-mêmes
et de leurs convoitises pour renoncer au plaisir sexuel. Bien avant
un thaumaturge comme Apollonius de Tyane, qui avait, une fois pour
toutes, fait voeu de chasteté et, de toute sa vie, n'avait
plus eu de rapports sexuels 1, la Grèce avait connu et honoré
de pareils modèles. Chez certains, cette extrême vertu
était la marque visible de la maîtrise qu'ils exerçaient
sur eux-mêmes, et donc du pouvoir qu'ils étaient dignes
d'assumer sur les autres : ainsi l'Agésilas de Xénophon
non seulement «ne touchait pas à ceux qui ne lui inspiraient
aucun désir», mais renonçait à embrasser
même le garçon qu'il aimait ; et il prenait soin de
ne loger que dans les temples ou dans un endroit visible «pour
que tous puissent être témoins de sa tempérance»
2. Mais, pour d'autres, cette abstention était directement
liée à une forme de sagesse qui les mettait directement
en contact avec quelque élément supérieur à
la nature humaine et qui leur donnait accès à l'être
même de la vérité : tel était bien le
Socrate dont tous voulaient approcher, dont tous étaient
amoureux, dont tous cherchaient à s'approprier la sagesse
cette sagesse qui se manifestait et s'éprouvait justement
en ceci qu'il était capable lui-même de ne pas porter
la main sur la beauté complaisante d'Alcibiade 3. La thématique
d'un rapport entre l'abstinence sexuelle et l'accès à
la vérité était déjà fortement
marquée.
Il ne faut pas cependant trop solliciter ces quelques références.
On ne saurait en inférer que la morale sexuelle du christianisme
et celle du paganisme forment continuité. Des thèmes,
des principes, des notions peuvent bien se retrouver dans l'un et
dans l'autre ; ils n'y ont pas pour autant la même place ni
la même valeur. Socrate n'est pas un Père du désert
luttant contre la tentation ; et Nicoclès n'est pas un mari
chrétien ; le rire d'Aristophane devant Agathon travesti
a peu de traits communs avec la disqualification de l'inverti qu'on
trouvera bien plus tard dans le discours médical. De plus,
il faut garder à l'esprit que l'Église et la pastorale
chrétienne ont fait valoir le principe d'une morale dont
les préceptes étaient contraignants et la portée
universelle (ce qui n'excluait ni les différences de prescription
relatives au statut des individus, ni l'existence de mouvements
ascétiques ayant leurs aspirations propres). Dans la pensée
antique, en revanche, les exigences d'austérité n'étaient
pas organisées en une morale unifiée, cohérente,
autoritaire et imposée de la même façon à
tous ; elles étaient plutôt un supplément, et
comme
un «luxe» par rapport à la morale couramment
admise ; elles se présentaient d'ailleurs en «foyers
dispersés» ; ceux-ci avaient leur origine dans différents
mouvements philosophiques ou religieux ; ils trouvaient leur milieu
de développement dans des groupes multiples ; ils proposaient,
plus qu'ils n'imposaient, des styles de modération ou de
rigueur qui avaient chacun sa physionomie particulière :
l'austérité pythagoricienne n'était pas celle
des stoïciens qui était très différente
à son tour de celle qui était recommandée par
Épicure. Des rapprochements qu'on a pu esquisser, il ne faut
pas conclure que la morale chrétienne du sexe était
en quelque sorte «préformée» dans la pensée
ancienne ; il faut plutôt concevoir que très tôt,
dans la réflexion morale de l'Antiquité, s'est formée
une thématique - une «quadri-thématique»
- de l'austérité sexuelle, autour et à propos
de la vie du corps, de l'institution du mariage, des relations entre
hommes, et de l'existence de sagesse. Et cette thématique,
à travers des institutions, des ensembles de préceptes,
des références théoriques extrêmement
diverses, et en dépit de beaucoup de remaniements, a gardé,
à travers le temps, une certaine constance : comme s'il y
avait là, depuis l'Antiquité, quatre points de problématisation
à partir desquels se reformulait sans cesse - selon des schémas
souvent différents - le souci de l'austérité
sexuelle.
1. Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane, l, 13.
2. Xénophon, Agésilas, 6.
3. Platon, Le Banquet, 217 a - 219 e.
Or il faut noter que ces thèmes d'austérité
ne coïncidaient pas avec les partages que pouvaient tracer
les grands interdits sociaux, civils ou religieux. On pourrait penser
en effet que c'est là où les prohibitions sont les
plus fondamentales, là où les obligations sont les
plus coercitives que, d'une façon générale,
les morales développent les exigences d'austérité
les plus insistantes : le cas peut se produire et l'histoire du
christianisme ou de l'Europe moderne en donnerait sans doute des
exemples 1. Mais il semble bien qu'il n'en ait pas été
ainsi dans l'Antiquité. Cela apparaît d'abord très
clairement dans la dissymétrie très particulière
à toute cette réflexion morale sur le comportement
sexuel : les femmes sont astreintes en général (et
sauf la liberté que peut leur donner un statut comme celui
de courtisane) à des contraintes extrêmement strictes
; et pourtant ce n'est pas aux femmes que s'adresse cette morale
; ce ne sont ni leurs devoirs ni leurs obligations, qui y sont rappelés,
justifiés ou
développés. C'est une morale d'hommes : une morale
pensée, écrite, enseignée par des hommes et
adressée à des hommes, évidemment libres. Morale
virile, par conséquent, où les femmes n'apparaissent
qu'à titre d'objets ou tout au plus de partenaires qu'il
convient de former, d'éduquer et de surveiller, quand on
les a sous son pouvoir, et dont il faut s'abstenir en revanche quand
elles sont sous le pouvoir d'un autre (père, mari, tuteur).
C'est sans doute là l'un des points les plus remarquables
de cette réflexion morale : elle n'essaie pas de définir
un champ de conduite et un domaine de règles valables - selon
les modulations nécessaires - aux deux sexes ; elle est une
élaboration de la conduite masculine faite du point de vue
des hommes et pour donner forme à leur conduite.
1. On peur penser que le développement d'une morale des
relations du mariage, et plus précisément des réflexions
sur le comportement sexuel des époux dans le rapport conjugal
(qui ont pris une si grande importance dans la pastorale chrétienne)
est une conséquence de l'introduction, d'ailleurs lente,
tardive et difficile, du modèle chrétien du mariage
au cours du haut Moyen Âge (cf. G. Duby, Le Chevalier, la
Femme et le Prêtre, 1981).
Mieux encore : elle ne s'adresse pas aux hommes à propos
de conduites qui pourraient relever de quelques interdits reconnus
par tous et solennellement rappelés dans les codes, les coutumes
ou les prescriptions religieuses. Elle s'adresse à eux à
propos des conduites où justement ils ont à faire
usage de leur droit, de leur pouvoir, de leur autorité et
de leur liberté : dans les pratiques de plaisirs qui ne sont
pas condamnées, dans une vie de mariage où dans l'exercice
d'un pouvoir marital aucune règle ni coutume n'empêche
l'homme d'avoir des rapports sexuels extra-conjugaux, dans des rapports
avec les garçons, qui, au moins dans certaines limites, sont
admis, courants et même valorisés. Il faut comprendre
ces thèmes de l'austérité sexuelle, non comme
une traduction ou un commentaire de prohibitions profondes et essentielles,
mais comme élaboration et stylisation d'une activité
dans l'exercice de son pouvoir et la pratique de sa liberté.
Ce qui ne veut pas dire que cette thématique de l'austérité
sexuelle ne représente rien de plus qu'un raffinement sans
conséquence et une spéculation sans attache avec aucune
préoccupation précise. Au contraire, il est facile
de voir que chacune de ces grandes figures de l'austérité
sexuelle se rapporte à un axe de l'expérience et à
un faisceau de relations concrètes : rapports au corps, avec
la question de la santé, et derrière elle tout le
jeu de la vie et de la mort ; rapport à l'autre sexe, avec
la question de l'épouse comme partenaire privilégiée,
et derrière elle tout le jeu de l'institution familiale et
du lien qu'elle crée ; rapport à son propre sexe avec
la question des partenaires qu'on peut y choisir, de l'ajustement
entre rôles sociaux et rôles sexuels ; enfin, rapport
à la vérité où se pose la question des
conditions spirituelles qui permettent d'avoir accès à
la sagesse.
Il y a ainsi tout un recentrement à opérer. Plutôt
que de chercher les interdits de base qui se cachent ou se manifestent
dans les exigences de l'austérité sexuelle, il faut
chercher à partir de quelle région de l'expérience
et sous quelles formes le comportement sexuel a été
problématisé, devenant objet de souci, élément
pour la réflexion, matière à stylisation. Plus
précisément, il faut se demander pourquoi les quatre
grands domaines de relations où il semblait que l'homme libre,
dans les sociétés anciennes, ait pu déployer
son activité sans rencontrer de prohibition majeure ont été
justement les lieux d'une problématisation intense de la
pratique sexuelle. Pourquoi est-ce là, à propos du
corps, à propos de l'épouse, à propos des garçons
et de la vérité, que la pratique des plaisirs a fait
question ? Pourquoi l'insertion ou l'interférence de l'activité
sexuelle dans ces relations sont-elles devenues objet d'inquiétude,
de débat et de réflexion ? Pourquoi les axes de l'expérience
quotidienne ont-ils donné lieu à une pensée
qui cherchait la raréfaction du comportement sexuel, sa modération,
sa mise en forme, et la définition d'un style austère
dans la pratique des plaisirs ? Comment le comportement sexuel,
dans la mesure où il impliquait ces différents types
de relations, a-t-il été réfléchi comme
domaine d'expérience morale ?
MORALE ET PRATIQUES DE SOI
Pour répondre à cette question, il faut introduire
quelques considérations de méthode ; ou plus précisément
il convient de s'interroger sur l'objet qu'on se propose lorsqu'on
entreprend d'étudier les formes et les transformations d'une
«morale».
On connaît l'ambiguïté du mot. Par «morale»,
on entend un ensemble de valeurs et de règles d'action qui
sont proposées aux individus et aux groupes par l'intermédiaire
d'appareils prescriptifs divers, comme peuvent l'être la famille,
les institutions éducatives, les Églises, etc, Il
arrive que ces règles et valeurs soient très explicitement
formulées en une doctrine cohérente et en un enseignement
explicite. Mais il arrive aussi qu'elles soient transmises de façon
diffuse et que, loin de former un ensemble systématique,
elles constituent un jeu complexe d'éléments qui se
compensent, se corrigent, s'annulent sur certains points, permettant
ainsi compromis ou échappatoires. Sous ces réserves,
on peut appeler «code moral» cet ensemble prescriptif.
Mais par «morale», on entend aussi le comportement réel
des individus dans son rapport aux règles et aux valeurs
qui leur sont proposées : on désigne ainsi la manière
dont ils se soumettent plus ou moins complètement à
un principe de conduite, dont ils obéissent ou résistent
à un interdit ou à une prescription, dont ils respectent
ou négligent un ensemble de valeurs ;
l'étude de cet aspect de la morale doit déterminer
comment, et avec quelles marges de variation ou de transgression,
les individus ou les groupes se conduisent en référence
à un système prescriptif qui est explicitement ou
implicitement donné dans leur culture et dont ils ont une
conscience plus ou moins claire. Appelons ce niveau de phénomènes
la «moralité des comportements».
Ce n'est pas tout. Une chose en effet est une règle de conduite
; autre chose la conduite qu'on peut mesurer à cette règle.
Mais autre chose encore la manière dont on doit «se
conduire», c'est-à-dire la manière dont on doit
se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence
aux éléments prescriptifs qui constituent le code.
Un code d'actions étant donné et pour un type déterminé
d'actions (qu'on peut définir par leur degré de conformité
ou de divergence par rapport à ce code), il y a différentes
manières de «se conduire» moralement, différentes
manières pour l'individu agissant d'opérer non pas
simplement comme agent, mais comme sujet moral de cette action.
Soit un code de prescriptions sexuelles enjoignant aux deux époux
une fidélité conjugale stricte et symétrique,
ainsi que la permanence d'une volonté procréatrice
; il y aura, même dans ce cadre aussi rigoureux, bien des
manières de pratiquer cette austérité, bien
des manières d'«être fidèle». Ces
différences peuvent porter sur plusieurs points.
Elles concernent ce qu'on pourrait appeler la détermination
de la substance éthique, c'est-à-dire la façon
dont l'individu doit constituer telle ou telle part de lui-même
comme matière principale de sa conduite morale. Ainsi, on
peut faire porter l'essentiel de la pratique de fidélité
sur le strict respect des interdits et des obligations dans les
actes mêmes qu'on accomplit. Mais on peut aussi faire consister
l'essentiel de la fidélité dans la maîtrise
des désirs, dans le combat acharné qu'on mène
contre eux, dans la force avec laquelle on sait résister
aux tentations : ce qui constitue le contenu de la fidélité,
c'est cette vigilance, et cette lutte ; les mouvements contradictoires
de l'âme, beaucoup plus que les actes eux-mêmes dans
leur effectuation, seront alors la matière de la pratique
morale. On peut encore la faire consister dans l'intensité,
la continuité, la réciprocité des sentiments
qu'on éprouve pour le conjoint, et dans la qualité
de la relation qui lie, en permanence, les deux époux.
Les différences peuvent aussi porter sur le mode d'assujettissement,
c'est-à-dire sur la façon dont l'individu établit
son rapport à cette règle et se reconnaît comme
lié à l'obligation de la mettre en oeuvre. On peut,
par exemple, pratiquer la fidélité conjugale, et se
soumettre au précepte qui l'impose, parce qu'on se reconnaît
comme faisant partie du groupe social qui l'accepte, qui s'en réclame
à haute voix et qui en conserve silencieusement l'habitude
; mais on peut la pratiquer aussi parce qu'on se considère
comme héritier d'une tradition spirituelle, qu'on a la responsabilité
de maintenir ou de faire revivre ; on peut aussi exercer cette fidélité
en répondant à un appel, en se proposant en exemple,
ou en cherchant à donner à sa vie personnelle une
forme qui réponde à des critères d'éclat,
de beauté, de noblesse ou de perfection.
Il y a aussi des différences possibles dans les formes de
l’«élaboration» du travail éthique
qu'on effectue sur soi-même, et non pas seulement pour rendre
son comportement conforme à une règle donnée
mais pour essayer de se transformer soi-même en sujet moral
de sa conduite. Ainsi l'austérité sexuelle peut-elle
se pratiquer à travers un long travail d'apprentissage, de
mémorisation, d'assimilation d'un ensemble systématique
de préceptes et à travers le contrôle régulier
de la conduite dans l'exactitude avec laquelle on l'applique ; on
peut la pratiquer dans la forme d'une renonciation soudaine globale
et définitive aux plaisirs ; on peut la pratiquer aussi dans
la forme d'un combat permanent dont les péripéties
jusque dans les défaites passagères - peuvent avoir
leur sens et leur valeur ; elle peut s'exercer aussi à travers
un déchiffrement aussi soigneux, permanent et détaillé
que possible des mouvements du désir, dans toutes les formes,
même les plus obscures, sous lesquelles il se cache.
D'autres différences, enfin, concernent ce qu'on pourrait
appeler la téléologie du sujet moral : car une action
n'est pas morale seulement en elle-même et dans sa singularité
; elle l'est aussi par son insertion et par la place qu'elle occupe
dans l'ensemble d'une conduite ; elle est un élément
et un aspect de cette conduite, et elle marque une étape
dans sa durée, un progrès éventuel dans sa
continuité. Une action morale tend à son propre accomplissement
; mais en outre elle vise, à travers celui-ci, à la
constitution d'une conduite morale qui mène l'individu non
pas simplement à des actions toujours conformes à
des valeurs et à des règles, mais aussi à un
certain mode d'être, caractéristique du sujet moral.
Et sur ce point il y a bien des différences possibles : la
fidélité conjugale peut relever d'une conduite morale
qui achemine vers une maîtrise de soi de plus en plus complète
; elle peut être une conduite morale qui manifeste un détachement
soudain et radical à l'égard du monde ; elle peut
tendre à une tranquillité parfaite de l'âme,
à une insensibilité totale aux agitations des passions,
ou à une purification qui assure le salut après la
mort, et l'immortalité bienheureuse.
En somme, une action, pour être dite «morale»,
ne doit pas se réduire à un acte ou à une série
d'actes conformes à une règle, à une loi ou
à une valeur. Toute action morale, c'est vrai, comporte un
rapport au réel où elle s'effectue et un rapport au
code auquel elle se réfère ; mais elle implique aussi
un certain rapport à soi ; celui-ci n'est pas simplement
«conscience de soi», mais constitution de soi comme
«sujet moral», dans laquelle l'individu circonscrit
la part de lui-même qui constitue cet objet de pratique morale,
définit sa position par rapport au précepte qu'il
suit, se fixe un certain mode d'être qui vaudra comme accomplissement
moral de lui-même, et, pour ce faire, agit sur lui-même,
entreprend de se connaître, se contrôle, s'éprouve,
se perfectionne, se transforme. Il n'y a pas d'action morale particulière
qui ne se réfère à l'unité d'une conduite
morale ; pas de conduite morale qui n'appelle la constitution de
soi-même comme sujet moral ; et pas de constitution du sujet
moral sans des «modes de subjectivation» et sans une
«ascétique» ou des «pratiques de soi»
qui les appuient. L'action morale est indissociable de ces formes
d'activité sur soi qui ne sont pas moins différentes
d'une morale à l'autre que le système des valeurs,
des règles et des interdits.
Ces distinctions ne doivent pas avoir que des effets théoriques.
Elles ont aussi leurs conséquences pour l'analyse historique.
Qui veut faire l'histoire d'une «morale» doit tenir
compte des différentes réalités que recouvre
le mot. Histoire des «moralités» : celle qui
étudie dans quelle mesure les actions de tels individus ou
de tels groupes sont conformes ou non aux règles et aux valeurs
qui sont proposées par différentes instances. Histoire
des «codes», celle qui analyse les différents
systèmes de règles et de valeurs qui sont en jeu dans
une société ou un groupe donné, les instances
ou appareils de contrainte qui les font valoir, et les formes que
prennent leur multiplicité, leurs divergences ou leurs contradictions.
Histoire, enfin, de la manière dont les individus sont appelés
à se constituer comme sujets de conduite morale : cette histoire
sera celle des modèles proposés pour l'instauration
et le développement des rapports à soi, pour la réflexion
sur soi, la connaissance, l'examen, le déchiffrement de soi
sur soi, les transformations qu'on cherche à opérer
sur soi-même. C'est là ce qu'on pourrait appeler histoire
de l’«éthique» et de l’«ascétique»,
entendue comme histoire des formes de la subjectivation morale et
des pratiques de soi qui sont destinées à l'assurer.
S'il est vrai en effet que toute «morale» au sens large
comporte les deux aspects que je viens d'indiquer, celui des codes
de comportement et celui des formes de subjectivation ; s'il est
vrai qu'ils ne peuvent jamais être dissociés entièrement,
mais qu'il leur arrive de se développer l'un et l'autre dans
une relative autonomie, il faut aussi admettre que, dans certaines
morales, l'accent est surtout porté sur le code, sa systématicité,
sa richesse, sa capacité à s'ajuster à tous
les cas possibles et à recouvrir tous les domaines de comportement
; dans de telles morales, l'importance est à chercher du
côté des instances d'autorité qui font valoir
ce code, qui en imposent l'apprentissage et l'observation, qui sanctionnent
les infractions ; dans ces conditions, la subjectivation se fait,
pour l'essentiel, dans une forme quasi juridique, où le sujet
moral se rapporte à une loi, ou à un ensemble de lois,
à laquelle il doit se soumettre sous peine de fautes qui
l'exposent à un châtiment. Il serait tout à
fait inexact de réduire la morale chrétienne - on devrait
sans doute dire «les morales chrétiennes» - à
un tel modèle : il n'est peut-être pas faux de penser
que l'organisation du système pénitentiel au début
du XIIIe siècle et son développement jusqu'à
la veille de la Réforme ont constitué une très
forte «juridification» - une très forte «codification»
au sens strict - de l'expérience morale : c'est contre elle
qu'ont réagi beaucoup de mouvements spirituels et ascétiques
qui se sont développés avant la Réforme.
En revanche, on peut bien concevoir des morales dans lesquelles
l'élément fort et dynamique est à chercher
du côté des formes de subjectivation et des pratiques
de soi. Dans ce cas, le système des codes et des règles
de comportement peut être assez rudimentaire. Son observation
exacte peut être relativement inessentielle, si on le compare
du moins à ce qui est exigé de l'individu pour que,
dans le rapport qu'il a à lui-même, dans ses différentes
actions, pensées, ou sentiments, il se constitue comme sujet
moral ; l'accent est mis alors sur les formes des rapports à
soi, sur les procédés et les techniques par lesquels
on les élabore, sur les exercices par lesquels on se donne
à soi-même comme objet à connaître, et
sur les pratiques qui permettent de transformer son propre mode
d'être. Ces «morales orientées vers l'éthique»
(et qui ne coïncident pas forcément avec les morales
de ce qu'on appelle le renoncement ascétique) ont été
très importantes dans le christianisme à côté
des morales «orientées vers le code» : entre
elles il y a eu parfois juxtapositions, parfois rivalités
et conflits, parfois composition.
Or il semble bien, du moins en première approche, que les
réflexions morales dans l'Antiquité grecque ou gréco-romaine
aient été beaucoup plus orientées vers les
pratiques de soi et la question de l’askêsis que vers
les codifications de conduites et la définition stricte du
permis et du défendu. Si on fait exception de La République
et des Lois, on trouverait bien peu de références
au principe d'un code qui définirait par le menu la conduite
à tenir, d'une instance chargée d'en surveiller l'application,
des châtiments qui sanctionneraient les infractions commises,
des conditions et circonstances qui pourraient affecter la valeur
d'un acte. Même si la nécessité de respecter
la loi et les coutumes - les nomoi - est très souvent soulignée,
l'important est moins dans le contenu de la loi et ses conditions
d'application que dans l'attitude qui fait qu'on les respecte. L'accent
est mis sur le rapport à soi qui permet de ne pas se laisser
emporter par les appétits et les plaisirs, de garder vis-à-vis
d'eux maîtrise et supériorité, de maintenir
ses sens dans un état de tranquillité, de demeurer
libre de tout esclavage intérieur à l'égard
des passions, et d'atteindre à un mode d'être qui peut
être défini par la pleine jouissance de soi-même
ou la parfaite souveraineté de soi sur soi.
De là le choix de méthode que j'ai fait tout au long
de cette étude sur les morales sexuelles de l'Antiquité
païenne et chrétienne. Garder à l'esprit la distinction
entre les éléments de code d'une morale et les éléments
d'ascèse ; n'oublier ni leur coexistence, ni leurs relations,
ni leur relative autonomie, ni leurs différences possibles
d'accentuation ; tenir compte de tout ce qui semble indiquer le
privilège, dans ces morales, des pratiques de soi, l'intérêt
qu'on pouvait leur porter, l'effort qu'on faisait pour les développer,
les perfectionner et les enseigner, le débat qui avait cours
à leur sujet. Si bien qu'on aurait ainsi à transformer
la question si souvent posée à propos de la continuité
(ou de la rupture) entre les morales philosophiques de l'Antiquité
et la morale chrétienne ; au lieu de se demander quels sont
les éléments de code que le christianisme a pu emprunter
à la pensée ancienne et quels sont ceux qu'il a ajoutés
de son propre chef, pour définir ce qui est permis et défendu
dans l'ordre d'une sexualité, supposée constante,
il conviendrait de se demander comment, sous la continuité,
le transfert ou la modification des codes, les formes du rapport
à soi (et les pratiques de soi qui leur sont liées)
ont été définies, modifiées, élaborées
et diversifiées.
On ne suppose pas que les codes soient sans importance, ni qu'ils
demeurent constants. Mais on peut remarquer que finalement ils tournent
autour de quelques principes assez simples et assez peu nombreux
: peut-être les hommes n'inventent-ils pas beaucoup plus dans
l'ordre des interdits que dans celui des plaisirs. Leur permanence
aussi est assez grande : la prolifération sensible des codifications
(concernant les lieux, les partenaires, les gestes permis ou défendus)
se produira assez tard dans le christianisme. En revanche, il semble
- c'est en tout cas l'hypothèse que je voudrais explorer ici
- qu'il y a tout un champ d'historicité complète et
riche dans la manière dont l'individu est appelé à
se reconnaître comme sujet moral de la conduite sexuelle.
Il s'agirait de voir comment, de la pensée grecque classique
jusqu'à la constitution de la doctrine et de la pastorale
chrétienne de la chair, cette subjectivation s'est définie
et transformée.
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