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Entretien avec M. Foucault
Dits Ecrits tome IV texte N°311

« Entretien avec M. Foucault » (entretien avec J.P. Joecker, M. Overd et A. Sanzio), Marques, no 13, printemps 1982, pp. 15-24.

Dits Ecrits tome IV texte N°311

«il faut s'acharner à être gay»


- Le livre de K. J. Dover, Homosexualité grecque *, présente un éclairage nouveau de l'homosexualité dans la Grèce ancienne.

* Dover (K.J.) Greek Homosexuality, Londres, Duckworth, 1978 (Homosexualité grecque, trad. S. Saïd, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982).

- Ce qui me paraît le plus important dans ce livre, c'est que Dover montre que notre découpage des conduites sexuelles entre homo - et hétéro-sexualité n'est absolument pas pertinent pour les Grecs et les Romains. Cela signifie deux choses : d'une part, qu'ils n'en avaient pas la notion, pas le concept, et, d'autre part, qu'ils n'en avaient pas l'expérience. Une personne qui couchait avec une autre du même sexe ne s'éprouvait pas comme homosexuel. Cela me paraît fondamental.

Lorsqu'un homme faisait l'amour avec un garçon, le clivage moral passait par les questions : cet homme est-il actif ou passif et fait-il l'amour avec un garçon imberbe - l'apparition de la barbe définissant un âge limite - ou non ? La combinaison de ces deux sortes de clivage instaure un profil très complexe de moralité et d'immoralité. Cela n'a donc aucun sens de dire que l'homosexualité était tolérée chez les Grecs. Dover met bien en valeur la complexité de ce rapport entre hommes et garçons, qui était très codé. Il s'agissait de comportements de fuite et de protection chez les garçons, de poursuite et de cour pour les hommes. Il existait donc toute une civilisation de la pédérastie, de l'amour homme-garçon, entraînant, comme toujours lorsqu'il y a codage de ce type, la valorisation ou la dévalorisation de certaines conduites. Voilà, si vous voulez, ce que je retiendrai du livre de Dover ; cela permet, me semble-t-il, de déblayer pas mal de choses dans l'analyse historique que l'on peut faire au sujet des fameux interdits sexuels, de la notion même d'interdit. Je crois qu'il s'agit de prendre les choses autrement, c'est-à-dire de faire l'histoire d'une famille d'expériences, de différents modes de vie, de faire l'histoire des divers types de relations entre gens du même sexe, selon les âges, etc. Autrement dit, ce n'est pas la condamnation de Sodome qui doit servir de modèle historique.

Je voudrais ajouter quelque chose qui ne se trouve pas chez Dover et dont l'idée m'est venue l'année passée.

Il y a tout un discours théorique sur l'amour des garçons en Grèce, depuis Platon jusqu'à Plutarque, Lucien, etc. Et, ce qui m'a beaucoup frappé dans cette série de textes théoriques, c'est ceci : il est très difficile pour un Grec ou un Romain d'accepter l'idée qu'un garçon, qui sera amené - de par sa condition d'homme libre né dans une grande famille - à exercer des responsabilités familiales et sociales et un pouvoir sur les autres - sénateur à Rome, homme politique orateur en Grèce -, d'accepter donc l'idée que ce garçon a été passif dans son rapport avec un homme. C'est une sorte d'impensable dans le jeu des valeurs morales, qu'on ne peut pas assimiler là non plus à un interdit. Qu'un homme poursuive un garçon, il n'y a rien à redire à cela, et que ce garçon soit un esclave, à Rome surtout, ce ne peut être que naturel. Comme le disait un dicton : « Se faire baiser pour un esclave, c'est une nécessité, pour un homme libre, c'est une honte, et, pour un affranchi, c'est un service rendu... » En revanche, donc, il est immoral pour un jeune homme libre de se faire baiser ; c'est dans ce contexte qu'on peut comprendre la loi interdisant aux anciens prostitués d'exercer des fonctions politiques. On appelait prostitué non pas celui qui faisait le trottoir, mais celui qui avait été entretenu successivement et aux yeux de tous par des personnes différentes ; qu'il ait été passif, objet de plaisir rend inadmissible qu'il exerce une quelconque autorité. Voilà contre quoi les textes théoriques butent toujours. Il s'agit pour eux d'édifier un discours qui consiste à prouver que le seul amour véritable doit exclure les rapports sexuels avec un garçon et s'attacher aux rapports affectifs pédagogiques de quasi-paternité. Cela est une manière de rendre acceptable, de fait, une pratique amoureuse entre homme libre et garçon libre, tout en déniant et en transposant ce qui se passe en réalité. On ne doit donc pas interpréter l'existence de ces discours comme le signe d'une tolérance envers l'homosexualité, dans la pratique comme dans la pensée, mais plutôt comme le signe d'un embarras ; si l'on en parle, c'est que cela fait problème, car il faut bien retenir le principe suivant : ce n'est pas parce que l'on parle de quelque chose dans une société que cela est admis pour autant. Si l'on rend compte d'un discours, il ne faut pas interroger la réalité dont ce discours serait le reflet, mais la réalité du problème qui fait qu'on se trouve obligé d'en parler. Ce qui fait qu'on est obligé de parler de ces rapports hommes-garçons - alors qu'on parlait beaucoup moins des rapports de mariage avec les femmes -, c'est bien parce que ces rapports étaient plus difficiles à accepter moralement.

- C'était difficile d accepter moralement et, pourtant, toute la société grecque est fondée pratiquement sur ces rapports pédérastiques, disons pédagogiques au sens large. N'y a-t-il pas là une ambiguïté ?

- Effectivement, j'ai un peu simplifié. Ce dont il faut tenir compte dans l'analyse de ces phénomènes, c'est de l'existence d'une société monosexuelle, puisqu'il y a séparation très nette entre les hommes et les femmes. Il y avait certainement des rapports entre femmes très denses, mais que l'on connaît mal, parce qu'il n'existe pratiquement aucun texte théorique, réflexif écrit par des femmes sur l'amour et la sexualité antiques ; je mets à part les textes de quelques pythagoriciennes, néopythagoriciennes entre le Ier et le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, et la poésie. En revanche, on dispose de toutes sortes de témoignages qui renvoient à une société monosexuelle masculine.

- Comment pourriez-vous expliquer que ces rapports monosexuels aient finalement disparu avec Rome, bien avant le christianisme ?

- En fait, il me semble qu'on ne peut constater la disparition à une échelle massive des sociétés monosexuelles qu'au XVIIIe siècle européen. À Rome, on avait une société où la femme de grande famille avait un rôle important sur le plan familial, social et politique. Mais ce n'est pas tellement la majoration du rôle de la femme qui a provoqué la dislocation des sociétés monosexuelles ; ce serait plutôt la mise en place de nouvelles structures politiques qui ont empêché l'amitié de continuer à avoir les fonctions sociales et politiques qui étaient les leurs jusque-là ; si vous voulez, le développement d'institutions de la vie politique a fait que les relations d'amitié, possibles dans une société aristocratique, ne le sont plus. Mais cela n'est qu'une hypothèse...

- Ce que vous dites m'amène à poser un problème par rapport à l'origine de l'homosexualité, où je dois séparer celle des hommes de celle des femmes. C'est-à-dire que l'homosexualité masculine, en Grèce, ne peut exister que dans une société très hiérarchisée, dont les femmes occupent le niveau le plus bas. Il me semble que, reprenant l'idéal grec à son compte, la société gay masculine du XXe siècle légitime ainsi une misogynie qui, de nouveau, rejette les femmes.

- Je pense, en effet, que ce mythe grec joue un peu, mais il ne joue que le rôle qu'on lui demande de jouer : ce n'est pas parce qu'on se réfère à lui qu'on a tel comportement, mais c'est parce qu'on a tel comportement qu'on va se référer à lui en le remodelant. Cela me frappe effectivement beaucoup qu'en Amérique la société des homosexuels soit une société monosexuelle avec des modes de vie, une organisation au niveau des professions, un certain nombre de plaisirs qui ne soient pas d'ordre sexuel. Que vous ayez ainsi des homosexuels qui vivent en groupe, en communauté, dans une relation perpétuelle d'échanges trahit tout à fait le retour de la monosexualité. Les femmes ont tout de même aussi vécu en groupes monosexuels, mais évidemment dans beaucoup de cas sur un mode forcé ; c'était une réponse, souvent novatrice et créatrice, à un statut qui lui était imposé. Je pense ici au livre d'une Américaine, Dépassons l'amour des hommes *, très intéressant, Lilian Faderman, étudie les amitiés féminines du XVIIIe siècle jusqu'à la première moitié du XIXe siècle avec les bases suivantes : « je ne me poserai jamais la question de savoir si ces femmes entre elles avaient ou non des relations sexuelles. Je vais prendre simplement, d'une part, le réseau de ces amitiés ou l'histoire même d'une amitié, voir comment elle se déroule, comment le couple la vit, quels types de conduite elle entraîne, comment les femmes étaient liées les unes aux autres ; et, d'autre part, quelle est l'expérience vécue, le type d'affect, d'attachement liés à cela. »

* Faderman (L.), Surpassing the Love of Men. Romantic Friendship and Love between Women from the Renaissance to the Present, New York, William Morrow, 1981.

Alors apparaît toute une culture de la monosexualité féminine, de la vie entre femmes qui est passionnant.

- Pourtant, ce que vous diriez à ce sujet dans Gai Pied et ce dont vous parlez maintenant me paraît problématique en ceci : étudier les groupements monosexuels féminins sans poser la question de la sexualité me semble continuer l'attitude qui est de confiner les femmes dans le domaine du sentiment avec les stéréotypes éternels : leur liberté de contacts, leur affectivité libre, leurs amitiés, etc.

- Je vais vous apparaître peut-être laxiste, mais je pense que les phénomènes qu'on voudrait étudier sont tellement complexes et précodés par les grilles d'analyses toutes faites qu'il faut bien accepter des méthodes, certes partielles, mais génératrices de nouvelles réflexions, et qui permettent de faire apparaître des phénomènes nouveaux. De telles méthodes permettent de dépasser les termes complètement usés qui avaient cours dans les années soixante-dix : interdits, lois, répressions. Ces termes furent très utiles dans leurs effets politiques et de connaissance, mais on peut essayer de renouveler les instruments d'analyse. De ce point de vue, la liberté de démarche me paraît beaucoup plus grande en Amérique qu'en France. Ce qui ne signifie pas qu'il faille sacraliser.

- On pourrait peut-être parler du livre de John Boswell Christianity, Social Tolerance and Homosexuality *.

* Boswell (J.), Christianity, Social Tolerance and Homosexuality. Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, Chicago, The University of Chicago Press, 1980 (Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l'ère chrétienne au XIVe siècle, trad. A. Tacher, Paris, Gallirnard, 1985).

- C'est un livre intéressant, parce qu'il reprend des choses connues et qu'il en fait apparaître de nouvelles. Choses connues et qu'il développe : ce qu'on appelle la morale sexuelle chrétienne, voire judéo-chrétienne, est un mythe. Il suffit de consulter les documents ; cette fameuse moralité qui localise les rapports sexuels dans le mariage, qui condamne l'adultère et toute conduite non procréatrice et non matrimoniale a été édifiée bien avant le christianisme. Vous trouvez toutes ces formulations dans les textes stoïciens, pythagoriciens, et ces formulations sont déjà tellement « chrétiennes » que les chrétiens les reprennent telles quelles. Ce qui est assez surprenant, c'est que cette morale philosophique venait en quelque sorte après coup, après un mouvement réel dans la société de matrimonalisation, de valorisation du mariage et des relations affectives entre époux... On a trouvé des contrats de mariage, en Égypte, qui datent de la période hellénistique, dans lesquels les femmes demandaient la fidélité sexuelle du mari, ce à quoi le mari s'engageait. Ces contrats n'émanaient pas des grandes familles, mais des milieux urbains, un peu populaires.

Comme les documents sont rares, on peut émettre l'hypothèse que les textes stoïciens sur cette nouvelle moralité matrimoniale distillaient dans les milieux cultivés ce qui avait déjà cours dans les milieux populaires. Cela fait donc basculer entièrement tout le paysage qui nous est familier d'un monde gréco-romain de licence sexuelle merveilleuse que le christianisme détruirait d'un seul coup.

Voilà ce dont Boswell est parti ; il a été très frappé de voir à quel point le christianisme reste en conformité avec ce qui existait avant lui, en particulier sur le problème de l'homosexualité. Jusqu'au IVe siècle, le christianisme reprend le même type de moralité, en resserrant tout simplement les boulons. Là où de nouveaux problèmes vont à mon sens se poser, c'est avec le développement du monachisme, à partir du IVe siècle justement. Alors émerge l'exigence de la virginité. On avait d'abord, dans les textes ascétiques chrétiens, l'insistance sur le problème du jeûne, ne pas trop manger, ne pas trop penser à manger ; petit à petit se développe la hantise d'images de concupiscence, d'images libidineuses.

On a alors un certain type d'expérience, de rapport aux désirs et au sexe qui est assez nouveau. Quant à l'homosexualité, même si vous trouvez, par exemple chez Basile de Césarée, une condamnation de l'amitié entre garçons en tant que telle, cela ne mord pas sur l'ensemble de la société. Il me paraît certain que la grande condamnation de l'homosexualité proprement dite date du Moyen Âge, entre le VIIIe et le XIIe siècle, Boswell dit clairement le XIIe siècle, mais cela se dessine déjà dans un certain nombre de textes de pénitentiels du VIIIe et du IXe siècle. Il faut en tout cas complètement disloquer l'image d'une morale judéo-chrétienne et bien se rendre compte que ces éléments se sont mis en place à différentes époques autour de certaines pratiques et de certaines institutions passant de certains milieux à d'autres.

- Pour en revenir à Boswell, ce qui me paraît surprenant, c'est qu'il ait parlé d'une subculture gay au XIIe siècle, dont l'un des tenants serait le moine A. de Rievaulx.

- En effet, déjà, dans l'Antiquité, il y a une culture pédérastique que l'on voit diminuer avec le rétrécissement du rapport homme-garçon, à partir de l'Empire romain. Un dialogue de Plutarque rend compte de cette transformation, toutes les valeurs modernes sont placées du côté de la femme plus âgée que le garçon, c'est leur rapport qui est valorisé ; lorsque deux amateurs de garçons se présentent, ils sont un peu ridiculisés, ce sont manifestement les laissés-pour-compte de cette histoire, ils disparaissent d'ailleurs de la fin du dialogue. C'est ainsi que la culture pédérastique s'est rétrécie. Mais, par ailleurs, il ne faut pas oublier que le monachisme chrétien s'est présenté comme la continuation de la philosophie ; on avait donc affaire à une société monosexuelle. Comme les exigences ascétiques très élevées du premier monachisme se sont très rapidement apaisées et si on admet qu'à partir du Moyen Âge les monastères étaient seuls titulaires de la culture, on a tous les éléments qui expliqueraient pourquoi on peut parler de subculture gay. Il faut ajouter à ces éléments celui du guidage spirituel, donc de l'amitié, du rapport affectif intense entre anciens et jeunes moines considéré comme possibilité de salut ; ils avaient là une forme prédéterminée, dans l'Antiquité, qui était du type platonicien. Si l'on admet que jusqu'au XIIe siècle c'est bien le platonisme qui constitue la base de la culture pour cette élite ecclésiastique et monacale, je crois que le phénomène est expliqué.

- J'avais cru comprendre que Boswell postulait l'existence d'une homosexualité consciente.

- Boswell commence par un long chapitre dans lequel il justifie sa démarche, pourquoi il prend les gays et la culture gay comme fil directeur de son histoire. Et, en même temps, il est absolument convaincu que l'homosexualité n'est pas une constante transhistorique. Son idée est la suivante : si des hommes ont entre eux des rapports sexuels, que ce soit entre adulte et jeune, dans le cadre de la cité ou du monastère, ce n'est pas seulement par tolérance des autres vis-à-vis de telle ou telle forme d'acte sexuel ; cela implique forcément une culture ; c'est-à-dire des modes d'expression, des valorisations, etc., donc, la reconnaissance par les sujets eux-mêmes de ce que ces rapports ont de spécifique. On peut, en effet, admettre cette idée dès lors qu'il ne s'agit pas d'une catégorie sexuelle ou anthropologique constante, mais d'un phénomène culturel qui se transforme dans le temps tout en se maintenant dans sa formulation générale : rapport entre individus du même sexe qui entraîne un mode de vie où la conscience d'être singulier parmi les autres est présente. À la limite, c'est aussi un aspect de la monosexualité. Il faudrait voir si, du côté des femmes, on ne pourrait pas imaginer une hypothèse équivalente qui impliquerait des catégories de femmes très variées, une subculture féminine où le fait d'être femme supposerait qu'on a des possibilités de rapport avec les autres femmes qui ne sont données ni aux hommes, bien sûr, ni même aux autres femmes. Il me semble qu'autour de Sapho et du mythe de sapho il y a eu cette forme de subculture.

- Effectivement, certaines recherches féministes récentes semblent aller dans ce sens, du côté des femmes troubadours, en particulier, dont les textes s'adressaient à des femmes, mais l'interprétation est difficile, puisqu'on ne sait pas si elles n'étaient pas seulement porte-parole de certains seigneurs comme les troubadours hommes. Mais certains textes existent, en tout état de cause, qui parlent, comme Christine de Pisan, du « féminin sexe » et qui prouvent qu'il y aurait une certaine conscience d'une culture féminine autonome, mire en péril d'ailleurs par la société des hommes. Faut-il pour autant parler de culture gay féminine, le terme de gay pour les femmes ne me semble d'ailleurs pas très opérant ?

- Effectivement, ce terme a une signification beaucoup plus étroite en France que chez les Américains. En tout cas, il me semble qu'en postulant une culture gay au moins masculine, Boswell ne se contredit pas par rapport à la thèse qui veut que l'homosexualité ne soit pas une constante anthropologique qui serait tantôt réprimée, tantôt acceptée.

- Dans La Volonté de savoir, vous analysez la mise en discours du sexe, proliférante à l'époque moderne ; hors, dans ce discours sur le sexe, il semble que l'homosexualité soit absente, du moins jusqu'aux années 1850.

- Je voudrais arriver à comprendre comment certains comportements sexuels deviennent à un moment donné des problèmes, donnent lieu à des analyses, constituant des objets de savoir. On essaie de déchiffrer ces comportements, de les comprendre et de les classer. L'intéressant n'est pas tant une histoire sociale des comportements sexuels, une psychologie historique des attitudes à l'égard de la sexualité, mais une histoire de la problématisation de ces comportements. Il y a deux âges d'or de la problématisation de l'homosexualité comme monosexualité, c'est-à-dire des rapports entre hommes et hommes, et hommes et garçons. Le premier, c'est celui de la période grecque, hellénistique qui se termine en gros au cours de l'Empire romain. Les derniers grands témoignages en sont : le dialogue de Plutarque, les dissertations de Maxime de Tyr et le dialogue de Lucien * ...

* Plutarque, Dialogue sur l'amour. Histoire d'amour, trad. Flacelière et Cuvigny, paris, Les Belles Lettres, 1980 ;

Maxime de Tyr, Dissertations (41 dissertations, cf. L'Amour socratique, XVIII-XXI), Paris, Bossange, Masson et Besson, 1802, 2 vol. ; Lucien de Samosate, Dialoguer des courtisanes, trad. E. Talbot, Paris, Les Phares, 1946.

Mon hypothèse est - bien que ce soit une pratique courante qu'ils en ont beaucoup parlé, parce que cela faisait problème.

Dans les sociétés européennes, la problématisation a été beaucoup plus institutionnelle que verbale : un ensemble de mesures, des poursuites, des condamnations... ont été prises à l'égard de ceux que l'on n'appelait pas encore homosexuels mais sodomites depuis le XVIIe siècle. C'est une histoire très compliquée, et je dirai que c'est une histoire à trois temps.

Depuis le Moyen Âge, il existait une loi contre la sodomie impliquant la peine de mort et dont l'application, regrettable c'est vrai, a été très limitée. Il faudrait étudier l'économie de ce problème, l'existence de la loi, le cadre dans lequel elle a été appliquée, et les raisons pour lesquelles elle n'est appliquée que dans ce cas-là. Le deuxième palier, c'est la pratique policière à l'égard de l'homosexualité, très nette en France au milieu du XVIIe, à une époque où les villes existent réellement, où un certain type de quadrillage policier est en place et où, par exemple, on note l'arrestation, relativement massive, d'homosexuels - dans des lieux comme le jardin du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés ou le Palais-Royal. On remarque ainsi des dizaines d'arrestations, on relève les noms, on arrête les gens pour quelques jours ou on les relâche tout simplement. Certains peuvent « rester au trou » sans procès.

Tout un système de pièges, de menaces s'installe avec des mouchards, des flics, tout un petit monde se met en place très tôt, dès les XVIIe et XVIIIe siècles. Les dossiers de la bibliothèque de l'Arsenal sont très parlants ; on arrête des ouvriers, des curés, des militaires ainsi que des membres de la petite noblesse. Cela s'inscrit dans le cadre d'une surveillance et d'une organisation d'un monde prostitutionnel des filles - entretenues, danseuses, théâtreuses... -, en plein développement au XVIIIe siècle. Mais il me semble que la surveillance de l'homosexualité a commencé un peu avant.

Enfin, le troisième stade, c'est évidemment l'entrée bruyante au milieu du XIXe de l'homosexualité dans le champ de la réflexion médicale. Une entrée qui s'est faite discrètement au cours du XVIIe et au début du XIXe siècle.

Un phénomène social de grande échelle, autrement plus compliqué qu'une simple invention de médecins.

- Pensez-vous, par exemple, que les travaux médicaux d'Hirschfeld *, au début du XXe siècle, et ses classifications aient enfermé les homosexuels ?

- Ces catégories ont, en effet, servi à pathologiser l'homosexualité, mais c'était également des catégories de défense, au nom desquelles on pouvait revendiquer des droits. Le problème est encore très actuel : entre l'affirmation « Je suis homosexuel » et le refus de le dire, il y a là toute une dialectique très ambiguë. C'est une affirmation nécessaire, puisque c'est l'affirmation d'un droit, mais c'est en même temps la cage, le piège. Un jour, la question : « Êtes-vous homosexuel ? » sera aussi naturelle que la question : « Êtes-vous célibataire ? » Mais, après tout, pourquoi souscrirait-on à cette obligation de dire ce choix. On ne peut jamais se stabiliser dans une position, il faut définir, selon les moments, l'usage qu'on en fait.

- Dans un entretien au journal Gai Pied **, vous dites qu'il faut « s'acharner à devenir homosexuel » et à la fin vous parlez de « relations variées, polymorphiques » . N'y a-t-il pas une contradiction ?

* Référence à Magnus Hirschfeld (1868-1935) qui édite de 1899 à 1925 le Jahrbuch für sexuelle Zwischentufen unter besonderer Berücksichtigung des Homosexualität (Leipzig, Max Spohr), annuaire consacré aux « états sexuels intermédiaires » , où il fait paraître des articles originaux et des comptes rendus d'ouvrages. Hirschfeld publie notamment : Von Wesen des Liebe : Zugleich ein Beitrag zur Lösung des Frage des Bisexualität, Leipzig, Max Spohr, 1909 ; Die Transvestiten, eine Untersuchung über den erotischen Verkleidungstrieb, mit umfangreichem casuistischen und historischen Material, Berlin, Pulvermacher, 1910-1912, 2 vol. ; Die Homosexualität des Mannes und des Weibes, Berlin, Louis Marcus, 1914. Voir Nicolas (C.), « Les Pionniers du mouvement homosexuel », Masques, revue des homosexualités, no 8, printemps 1981, pp. 83-89.

** Voir supra n°293. => De l'amitié comme mode de vie Michel Foucault Dits et Ecrits tome IV texte n°293 http://1libertaire.free.fr/MFoucault174.html

- Je voulais dire « il faut s'acharner à être gay », se placer dans une dimension où les choix sexuels que l'on fait sont présents et ont leurs effets sur l'ensemble de notre vie. Je voulais dire aussi que ces choix sexuels doivent être en même temps créateurs de modes de vie. Être gay signifie que ces choix se diffusent à travers toute la vie, c'est aussi une certaine manière de refuser les modes de vie proposés, c'est faire du choix sexuel l'opérateur d'un changement d'existence. N'être pas gay, c'est dire : « Comment vais-je pouvoir limiter les effets de mon choix sexuel de telle manière que ma vie ne soit en rien changée * ? »

* Voir « Sur l'histoire de l'homosexualité », Le Débat, no 10, mars 1981, pp. 106-160.

Je dirai, il faut user de sa sexualité pour découvrir, inventer de nouvelles relations. Être gay, c'est être en devenir et, pour répondre à votre question, j'ajouterais qu'il ne faut pas être homosexuel mais s'acharner à être gay.

- C'est pourquoi vous affirmez que « l'homosexualité n'est pas une forme de désir, mais quelque chose de désirable »

- Oui, et je crois que c'est le point central de la question. S'interroger sur notre rapport à l'homosexualité, c'est plus désirer un monde où ces rapports sont possibles que simplement avoir le désir d'un rapport sexuel avec une personne du même sexe, même si c'est important.