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« Entretien avec M. Foucault » (entretien avec J.P. Joecker,
M. Overd et A. Sanzio), Marques, no 13, printemps 1982, pp. 15-24.
Dits Ecrits tome IV texte N°311
«il faut s'acharner à être gay»
- Le livre de K. J. Dover, Homosexualité grecque *, présente
un éclairage nouveau de l'homosexualité dans la Grèce
ancienne.
* Dover (K.J.) Greek Homosexuality, Londres, Duckworth, 1978 (Homosexualité
grecque, trad. S. Saïd, Grenoble, La Pensée sauvage,
1982).
- Ce qui me paraît le plus important dans ce livre, c'est
que Dover montre que notre découpage des conduites sexuelles
entre homo - et hétéro-sexualité n'est absolument
pas pertinent pour les Grecs et les Romains. Cela signifie deux
choses : d'une part, qu'ils n'en avaient pas la notion, pas le concept,
et, d'autre part, qu'ils n'en avaient pas l'expérience. Une
personne qui couchait avec une autre du même sexe ne s'éprouvait
pas comme homosexuel. Cela me paraît fondamental.
Lorsqu'un homme faisait l'amour avec un garçon, le clivage
moral passait par les questions : cet homme est-il actif ou passif
et fait-il l'amour avec un garçon imberbe - l'apparition
de la barbe définissant un âge limite - ou non ? La
combinaison de ces deux sortes de clivage instaure un profil très
complexe de moralité et d'immoralité. Cela n'a donc
aucun sens de dire que l'homosexualité était tolérée
chez les Grecs. Dover met bien en valeur la complexité de
ce rapport entre hommes et garçons, qui était très
codé. Il s'agissait de comportements de fuite et de protection
chez les garçons, de poursuite et de cour pour les hommes.
Il existait donc toute une civilisation de la pédérastie,
de l'amour homme-garçon, entraînant, comme toujours
lorsqu'il y a codage de ce type, la valorisation ou la dévalorisation
de certaines conduites. Voilà, si vous voulez, ce que je
retiendrai du livre de Dover ; cela permet, me semble-t-il, de déblayer
pas mal de choses dans l'analyse historique que l'on peut faire
au sujet des fameux interdits sexuels, de la notion même d'interdit.
Je crois qu'il s'agit de prendre les choses autrement, c'est-à-dire
de faire l'histoire d'une famille d'expériences, de différents
modes de vie, de faire l'histoire des divers types de relations
entre gens du même sexe, selon les âges, etc. Autrement
dit, ce n'est pas la condamnation de Sodome qui doit servir de modèle
historique.
Je voudrais ajouter quelque chose qui ne se trouve pas chez Dover
et dont l'idée m'est venue l'année passée.
Il y a tout un discours théorique sur l'amour des garçons
en Grèce, depuis Platon jusqu'à Plutarque, Lucien,
etc. Et, ce qui m'a beaucoup frappé dans cette série
de textes théoriques, c'est ceci : il est très difficile
pour un Grec ou un Romain d'accepter l'idée qu'un garçon,
qui sera amené - de par sa condition d'homme libre né
dans une grande famille - à exercer des responsabilités
familiales et sociales et un pouvoir sur les autres - sénateur
à Rome, homme politique orateur en Grèce -, d'accepter
donc l'idée que ce garçon a été passif
dans son rapport avec un homme. C'est une sorte d'impensable dans
le jeu des valeurs morales, qu'on ne peut pas assimiler là
non plus à un interdit. Qu'un homme poursuive un garçon,
il n'y a rien à redire à cela, et que ce garçon
soit un esclave, à Rome surtout, ce ne peut être que
naturel. Comme le disait un dicton : « Se faire baiser pour
un esclave, c'est une nécessité, pour un homme libre,
c'est une honte, et, pour un affranchi, c'est un service rendu...
» En revanche, donc, il est immoral pour un jeune homme libre
de se faire baiser ; c'est dans ce contexte qu'on peut comprendre
la loi interdisant aux anciens prostitués d'exercer des fonctions
politiques. On appelait prostitué non pas celui qui faisait
le trottoir, mais celui qui avait été entretenu successivement
et aux yeux de tous par des personnes différentes ; qu'il
ait été passif, objet de plaisir rend inadmissible
qu'il exerce une quelconque autorité. Voilà contre
quoi les textes théoriques butent toujours. Il s'agit pour
eux d'édifier un discours qui consiste à prouver que
le seul amour véritable doit exclure les rapports sexuels
avec un garçon et s'attacher aux rapports affectifs pédagogiques
de quasi-paternité. Cela est une manière de rendre
acceptable, de fait, une pratique amoureuse entre homme libre et
garçon libre, tout en déniant et en transposant ce
qui se passe en réalité. On ne doit donc pas interpréter
l'existence de ces discours comme le signe d'une tolérance
envers l'homosexualité, dans la pratique comme dans la pensée,
mais plutôt comme le signe d'un embarras ; si l'on en parle,
c'est que cela fait problème, car il faut bien retenir le
principe suivant : ce n'est pas parce que l'on parle de quelque
chose dans une société que cela est admis pour autant.
Si l'on rend compte d'un discours, il ne faut pas interroger la
réalité dont ce discours serait le reflet, mais la
réalité du problème qui fait qu'on se trouve
obligé d'en parler. Ce qui fait qu'on est obligé de
parler de ces rapports hommes-garçons - alors qu'on parlait
beaucoup moins des rapports de mariage avec les femmes -, c'est
bien parce que ces rapports étaient plus difficiles à
accepter moralement.
- C'était difficile d accepter moralement et, pourtant,
toute la société grecque est fondée pratiquement
sur ces rapports pédérastiques, disons pédagogiques
au sens large. N'y a-t-il pas là une ambiguïté
?
- Effectivement, j'ai un peu simplifié. Ce dont il faut
tenir compte dans l'analyse de ces phénomènes, c'est
de l'existence d'une société monosexuelle, puisqu'il
y a séparation très nette entre les hommes et les
femmes. Il y avait certainement des rapports entre femmes très
denses, mais que l'on connaît mal, parce qu'il n'existe pratiquement
aucun texte théorique, réflexif écrit par des
femmes sur l'amour et la sexualité antiques ; je mets à
part les textes de quelques pythagoriciennes, néopythagoriciennes
entre le Ier et le VIIIe siècle avant Jésus-Christ,
et la poésie. En revanche, on dispose de toutes sortes de
témoignages qui renvoient à une société
monosexuelle masculine.
- Comment pourriez-vous expliquer que ces rapports monosexuels
aient finalement disparu avec Rome, bien avant le christianisme
?
- En fait, il me semble qu'on ne peut constater la disparition
à une échelle massive des sociétés monosexuelles
qu'au XVIIIe siècle européen. À Rome, on avait
une société où la femme de grande famille avait
un rôle important sur le plan familial, social et politique.
Mais ce n'est pas tellement la majoration du rôle de la femme
qui a provoqué la dislocation des sociétés
monosexuelles ; ce serait plutôt la mise en place de nouvelles
structures politiques qui ont empêché l'amitié
de continuer à avoir les fonctions sociales et politiques
qui étaient les leurs jusque-là ; si vous voulez,
le développement d'institutions de la vie politique a fait
que les relations d'amitié, possibles dans une société
aristocratique, ne le sont plus. Mais cela n'est qu'une hypothèse...
- Ce que vous dites m'amène à poser un problème
par rapport à l'origine de l'homosexualité, où
je dois séparer celle des hommes de celle des femmes. C'est-à-dire
que l'homosexualité masculine, en Grèce, ne peut exister
que dans une société très hiérarchisée,
dont les femmes occupent le niveau le plus bas. Il me semble que,
reprenant l'idéal grec à son compte, la société
gay masculine du XXe siècle légitime ainsi une misogynie
qui, de nouveau, rejette les femmes.
- Je pense, en effet, que ce mythe grec joue un peu, mais il ne
joue que le rôle qu'on lui demande de jouer : ce n'est pas
parce qu'on se réfère à lui qu'on a tel comportement,
mais c'est parce qu'on a tel comportement qu'on va se référer
à lui en le remodelant. Cela me frappe effectivement beaucoup
qu'en Amérique la société des homosexuels soit
une société monosexuelle avec des modes de vie, une
organisation au niveau des professions, un certain nombre de plaisirs
qui ne soient pas d'ordre sexuel. Que vous ayez ainsi des homosexuels
qui vivent en groupe, en communauté, dans une relation perpétuelle
d'échanges trahit tout à fait le retour de la monosexualité.
Les femmes ont tout de même aussi vécu en groupes monosexuels,
mais évidemment dans beaucoup de cas sur un mode forcé
; c'était une réponse, souvent novatrice et créatrice,
à un statut qui lui était imposé. Je pense
ici au livre d'une Américaine, Dépassons l'amour des
hommes *, très intéressant, Lilian Faderman, étudie
les amitiés féminines du XVIIIe siècle jusqu'à
la première moitié du XIXe siècle avec les
bases suivantes : « je ne me poserai jamais la question de
savoir si ces femmes entre elles avaient ou non des relations sexuelles.
Je vais prendre simplement, d'une part, le réseau de ces
amitiés ou l'histoire même d'une amitié, voir
comment elle se déroule, comment le couple la vit, quels
types de conduite elle entraîne, comment les femmes étaient
liées les unes aux autres ; et, d'autre part, quelle est
l'expérience vécue, le type d'affect, d'attachement
liés à cela. »
* Faderman (L.), Surpassing the Love of Men. Romantic Friendship
and Love between Women from the Renaissance to the Present, New
York, William Morrow, 1981.
Alors apparaît toute une culture de la monosexualité
féminine, de la vie entre femmes qui est passionnant.
- Pourtant, ce que vous diriez à ce sujet dans Gai Pied
et ce dont vous parlez maintenant me paraît problématique
en ceci : étudier les groupements monosexuels féminins
sans poser la question de la sexualité me semble continuer
l'attitude qui est de confiner les femmes dans le domaine du sentiment
avec les stéréotypes éternels : leur liberté
de contacts, leur affectivité libre, leurs amitiés,
etc.
- Je vais vous apparaître peut-être laxiste, mais je
pense que les phénomènes qu'on voudrait étudier
sont tellement complexes et précodés par les grilles
d'analyses toutes faites qu'il faut bien accepter des méthodes,
certes partielles, mais génératrices de nouvelles
réflexions, et qui permettent de faire apparaître des
phénomènes nouveaux. De telles méthodes permettent
de dépasser les termes complètement usés qui
avaient cours dans les années soixante-dix : interdits, lois,
répressions. Ces termes furent très utiles dans leurs
effets politiques et de connaissance, mais on peut essayer de renouveler
les instruments d'analyse. De ce point de vue, la liberté
de démarche me paraît beaucoup plus grande en Amérique
qu'en France. Ce qui ne signifie pas qu'il faille sacraliser.
- On pourrait peut-être parler du livre de John Boswell Christianity,
Social Tolerance and Homosexuality *.
* Boswell (J.), Christianity, Social Tolerance and Homosexuality.
Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian
Era to the Fourteenth Century, Chicago, The University of Chicago
Press, 1980 (Christianisme, tolérance sociale et homosexualité.
Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l'ère
chrétienne au XIVe siècle, trad. A. Tacher, Paris,
Gallirnard, 1985).
- C'est un livre intéressant, parce qu'il reprend des choses
connues et qu'il en fait apparaître de nouvelles. Choses connues
et qu'il développe : ce qu'on appelle la morale sexuelle
chrétienne, voire judéo-chrétienne, est un
mythe. Il suffit de consulter les documents ; cette fameuse moralité
qui localise les rapports sexuels dans le mariage, qui condamne
l'adultère et toute conduite non procréatrice et non
matrimoniale a été édifiée bien avant
le christianisme. Vous trouvez toutes ces formulations dans les
textes stoïciens, pythagoriciens, et ces formulations sont
déjà tellement « chrétiennes »
que les chrétiens les reprennent telles quelles. Ce qui est
assez surprenant, c'est que cette morale philosophique venait en
quelque sorte après coup, après un mouvement réel
dans la société de matrimonalisation, de valorisation
du mariage et des relations affectives entre époux... On
a trouvé des contrats de mariage, en Égypte, qui datent
de la période hellénistique, dans lesquels les femmes
demandaient la fidélité sexuelle du mari, ce à
quoi le mari s'engageait. Ces contrats n'émanaient pas des
grandes familles, mais des milieux urbains, un peu populaires.
Comme les documents sont rares, on peut émettre l'hypothèse
que les textes stoïciens sur cette nouvelle moralité
matrimoniale distillaient dans les milieux cultivés ce qui
avait déjà cours dans les milieux populaires. Cela
fait donc basculer entièrement tout le paysage qui nous est
familier d'un monde gréco-romain de licence sexuelle merveilleuse
que le christianisme détruirait d'un seul coup.
Voilà ce dont Boswell est parti ; il a été
très frappé de voir à quel point le christianisme
reste en conformité avec ce qui existait avant lui, en particulier
sur le problème de l'homosexualité. Jusqu'au IVe siècle,
le christianisme reprend le même type de moralité,
en resserrant tout simplement les boulons. Là où de
nouveaux problèmes vont à mon sens se poser, c'est
avec le développement du monachisme, à partir du IVe
siècle justement. Alors émerge l'exigence de la virginité.
On avait d'abord, dans les textes ascétiques chrétiens,
l'insistance sur le problème du jeûne, ne pas trop
manger, ne pas trop penser à manger ; petit à petit
se développe la hantise d'images de concupiscence, d'images
libidineuses.
On a alors un certain type d'expérience, de rapport aux
désirs et au sexe qui est assez nouveau. Quant à l'homosexualité,
même si vous trouvez, par exemple chez Basile de Césarée,
une condamnation de l'amitié entre garçons en tant
que telle, cela ne mord pas sur l'ensemble de la société.
Il me paraît certain que la grande condamnation de l'homosexualité
proprement dite date du Moyen Âge, entre le VIIIe et le XIIe
siècle, Boswell dit clairement le XIIe siècle, mais
cela se dessine déjà dans un certain nombre de textes
de pénitentiels du VIIIe et du IXe siècle. Il faut
en tout cas complètement disloquer l'image d'une morale judéo-chrétienne
et bien se rendre compte que ces éléments se sont
mis en place à différentes époques autour de
certaines pratiques et de certaines institutions passant de certains
milieux à d'autres.
- Pour en revenir à Boswell, ce qui me paraît surprenant,
c'est qu'il ait parlé d'une subculture gay au XIIe siècle,
dont l'un des tenants serait le moine A. de Rievaulx.
- En effet, déjà, dans l'Antiquité, il y a
une culture pédérastique que l'on voit diminuer avec
le rétrécissement du rapport homme-garçon,
à partir de l'Empire romain. Un dialogue de Plutarque rend
compte de cette transformation, toutes les valeurs modernes sont
placées du côté de la femme plus âgée
que le garçon, c'est leur rapport qui est valorisé
; lorsque deux amateurs de garçons se présentent,
ils sont un peu ridiculisés, ce sont manifestement les laissés-pour-compte
de cette histoire, ils disparaissent d'ailleurs de la fin du dialogue.
C'est ainsi que la culture pédérastique s'est rétrécie.
Mais, par ailleurs, il ne faut pas oublier que le monachisme chrétien
s'est présenté comme la continuation de la philosophie
; on avait donc affaire à une société monosexuelle.
Comme les exigences ascétiques très élevées
du premier monachisme se sont très rapidement apaisées
et si on admet qu'à partir du Moyen Âge les monastères
étaient seuls titulaires de la culture, on a tous les éléments
qui expliqueraient pourquoi on peut parler de subculture gay. Il
faut ajouter à ces éléments celui du guidage
spirituel, donc de l'amitié, du rapport affectif intense
entre anciens et jeunes moines considéré comme possibilité
de salut ; ils avaient là une forme prédéterminée,
dans l'Antiquité, qui était du type platonicien. Si
l'on admet que jusqu'au XIIe siècle c'est bien le platonisme
qui constitue la base de la culture pour cette élite ecclésiastique
et monacale, je crois que le phénomène est expliqué.
- J'avais cru comprendre que Boswell postulait l'existence d'une
homosexualité consciente.
- Boswell commence par un long chapitre dans lequel il justifie
sa démarche, pourquoi il prend les gays et la culture gay
comme fil directeur de son histoire. Et, en même temps, il
est absolument convaincu que l'homosexualité n'est pas une
constante transhistorique. Son idée est la suivante : si
des hommes ont entre eux des rapports sexuels, que ce soit entre
adulte et jeune, dans le cadre de la cité ou du monastère,
ce n'est pas seulement par tolérance des autres vis-à-vis
de telle ou telle forme d'acte sexuel ; cela implique forcément
une culture ; c'est-à-dire des modes d'expression, des valorisations,
etc., donc, la reconnaissance par les sujets eux-mêmes de
ce que ces rapports ont de spécifique. On peut, en effet,
admettre cette idée dès lors qu'il ne s'agit pas d'une
catégorie sexuelle ou anthropologique constante, mais d'un
phénomène culturel qui se transforme dans le temps
tout en se maintenant dans sa formulation générale
: rapport entre individus du même sexe qui entraîne
un mode de vie où la conscience d'être singulier parmi
les autres est présente. À la limite, c'est aussi
un aspect de la monosexualité. Il faudrait voir si, du côté
des femmes, on ne pourrait pas imaginer une hypothèse équivalente
qui impliquerait des catégories de femmes très variées,
une subculture féminine où le fait d'être femme
supposerait qu'on a des possibilités de rapport avec les
autres femmes qui ne sont données ni aux hommes, bien sûr,
ni même aux autres femmes. Il me semble qu'autour de Sapho
et du mythe de sapho il y a eu cette forme de subculture.
- Effectivement, certaines recherches féministes récentes
semblent aller dans ce sens, du côté des femmes troubadours,
en particulier, dont les textes s'adressaient à des femmes,
mais l'interprétation est difficile, puisqu'on ne sait pas
si elles n'étaient pas seulement porte-parole de certains
seigneurs comme les troubadours hommes. Mais certains textes existent,
en tout état de cause, qui parlent, comme Christine de Pisan,
du « féminin sexe » et qui prouvent qu'il y aurait
une certaine conscience d'une culture féminine autonome,
mire en péril d'ailleurs par la société des
hommes. Faut-il pour autant parler de culture gay féminine,
le terme de gay pour les femmes ne me semble d'ailleurs pas très
opérant ?
- Effectivement, ce terme a une signification beaucoup plus étroite
en France que chez les Américains. En tout cas, il me semble
qu'en postulant une culture gay au moins masculine, Boswell ne se
contredit pas par rapport à la thèse qui veut que
l'homosexualité ne soit pas une constante anthropologique
qui serait tantôt réprimée, tantôt acceptée.
- Dans La Volonté de savoir, vous analysez la mise en discours
du sexe, proliférante à l'époque moderne ;
hors, dans ce discours sur le sexe, il semble que l'homosexualité
soit absente, du moins jusqu'aux années 1850.
- Je voudrais arriver à comprendre comment certains comportements
sexuels deviennent à un moment donné des problèmes,
donnent lieu à des analyses, constituant des objets de savoir.
On essaie de déchiffrer ces comportements, de les comprendre
et de les classer. L'intéressant n'est pas tant une histoire
sociale des comportements sexuels, une psychologie historique des
attitudes à l'égard de la sexualité, mais une
histoire de la problématisation de ces comportements. Il
y a deux âges d'or de la problématisation de l'homosexualité
comme monosexualité, c'est-à-dire des rapports entre
hommes et hommes, et hommes et garçons. Le premier, c'est
celui de la période grecque, hellénistique qui se
termine en gros au cours de l'Empire romain. Les derniers grands
témoignages en sont : le dialogue de Plutarque, les dissertations
de Maxime de Tyr et le dialogue de Lucien * ...
* Plutarque, Dialogue sur l'amour. Histoire d'amour, trad. Flacelière
et Cuvigny, paris, Les Belles Lettres, 1980 ;
Maxime de Tyr, Dissertations
(41 dissertations, cf. L'Amour socratique, XVIII-XXI), Paris, Bossange,
Masson et Besson, 1802, 2 vol. ; Lucien de Samosate, Dialoguer des
courtisanes, trad. E. Talbot, Paris, Les Phares, 1946.
Mon hypothèse est - bien que ce soit une pratique courante
qu'ils en ont beaucoup parlé, parce que cela faisait problème.
Dans les sociétés européennes, la problématisation
a été beaucoup plus institutionnelle que verbale :
un ensemble de mesures, des poursuites, des condamnations... ont
été prises à l'égard de ceux que l'on
n'appelait pas encore homosexuels mais sodomites depuis le XVIIe
siècle. C'est une histoire très compliquée,
et je dirai que c'est une histoire à trois temps.
Depuis le Moyen Âge, il existait une loi contre la sodomie
impliquant la peine de mort et dont l'application, regrettable c'est
vrai, a été très limitée. Il faudrait
étudier l'économie de ce problème, l'existence
de la loi, le cadre dans lequel elle a été appliquée,
et les raisons pour lesquelles elle n'est appliquée que dans
ce cas-là. Le deuxième palier, c'est la pratique policière
à l'égard de l'homosexualité, très nette
en France au milieu du XVIIe, à une époque où
les villes existent réellement, où un certain type
de quadrillage policier est en place et où, par exemple,
on note l'arrestation, relativement massive, d'homosexuels - dans
des lieux comme le jardin du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés
ou le Palais-Royal. On remarque ainsi des dizaines d'arrestations,
on relève les noms, on arrête les gens pour quelques
jours ou on les relâche tout simplement. Certains peuvent
« rester au trou » sans procès.
Tout un système de pièges, de menaces s'installe
avec des mouchards, des flics, tout un petit monde se met en place
très tôt, dès les XVIIe et XVIIIe siècles.
Les dossiers de la bibliothèque de l'Arsenal sont très
parlants ; on arrête des ouvriers, des curés, des militaires
ainsi que des membres de la petite noblesse. Cela s'inscrit dans
le cadre d'une surveillance et d'une organisation d'un monde prostitutionnel
des filles - entretenues, danseuses, théâtreuses...
-, en plein développement au XVIIIe siècle. Mais il
me semble que la surveillance de l'homosexualité a commencé
un peu avant.
Enfin, le troisième stade, c'est évidemment l'entrée
bruyante au milieu du XIXe de l'homosexualité dans le champ
de la réflexion médicale. Une entrée qui s'est
faite discrètement au cours du XVIIe et au début du
XIXe siècle.
Un phénomène social de grande échelle, autrement
plus compliqué qu'une simple invention de médecins.
- Pensez-vous, par exemple, que les travaux médicaux d'Hirschfeld
*, au début du XXe siècle, et ses classifications
aient enfermé les homosexuels ?
- Ces catégories ont, en effet, servi à pathologiser
l'homosexualité, mais c'était également des
catégories de défense, au nom desquelles on pouvait
revendiquer des droits. Le problème est encore très
actuel : entre l'affirmation « Je suis homosexuel »
et le refus de le dire, il y a là toute une dialectique très
ambiguë. C'est une affirmation nécessaire, puisque c'est
l'affirmation d'un droit, mais c'est en même temps la cage,
le piège. Un jour, la question : « Êtes-vous
homosexuel ? » sera aussi naturelle que la question : «
Êtes-vous célibataire ? » Mais, après
tout, pourquoi souscrirait-on à cette obligation de dire
ce choix. On ne peut jamais se stabiliser dans une position, il
faut définir, selon les moments, l'usage qu'on en fait.
- Dans un entretien au journal Gai Pied **, vous dites qu'il faut
« s'acharner à devenir homosexuel » et à
la fin vous parlez de « relations variées, polymorphiques
» . N'y a-t-il pas une contradiction ?
* Référence à Magnus Hirschfeld (1868-1935)
qui édite de 1899 à 1925 le Jahrbuch für sexuelle
Zwischentufen unter besonderer Berücksichtigung des Homosexualität
(Leipzig, Max Spohr), annuaire consacré aux « états
sexuels intermédiaires » , où il fait paraître
des articles originaux et des comptes rendus d'ouvrages. Hirschfeld
publie notamment : Von Wesen des Liebe : Zugleich ein Beitrag zur
Lösung des Frage des Bisexualität, Leipzig, Max Spohr,
1909 ; Die Transvestiten, eine Untersuchung über den erotischen
Verkleidungstrieb, mit umfangreichem casuistischen und historischen
Material, Berlin, Pulvermacher, 1910-1912, 2 vol. ; Die Homosexualität
des Mannes und des Weibes, Berlin, Louis Marcus, 1914. Voir Nicolas
(C.), « Les Pionniers du mouvement homosexuel », Masques,
revue des homosexualités, no 8, printemps 1981, pp. 83-89.
** Voir supra n°293.
=> De l'amitié comme mode de vie
Michel Foucault
Dits et Ecrits tome IV texte n°293
http://1libertaire.free.fr/MFoucault174.html
- Je voulais dire « il faut s'acharner à être
gay », se placer dans une dimension où les choix sexuels
que l'on fait sont présents et ont leurs effets sur l'ensemble
de notre vie. Je voulais dire aussi que ces choix sexuels doivent
être en même temps créateurs de modes de vie.
Être gay signifie que ces choix se diffusent à travers
toute la vie, c'est aussi une certaine manière de refuser
les modes de vie proposés, c'est faire du choix sexuel l'opérateur
d'un changement d'existence. N'être pas gay, c'est dire :
« Comment vais-je pouvoir limiter les effets de mon choix
sexuel de telle manière que ma vie ne soit en rien changée
* ? »
* Voir « Sur l'histoire de l'homosexualité »,
Le Débat, no 10, mars 1981, pp. 106-160.
Je dirai, il faut user de sa sexualité pour découvrir,
inventer de nouvelles relations. Être gay, c'est être
en devenir et, pour répondre à votre question, j'ajouterais
qu'il ne faut pas être homosexuel mais s'acharner à
être gay.
- C'est pourquoi vous affirmez que « l'homosexualité
n'est pas une forme de désir, mais quelque chose de désirable »
- Oui, et je crois que c'est le point central de la question. S'interroger
sur notre rapport à l'homosexualité, c'est plus désirer
un monde où ces rapports sont possibles que simplement avoir
le désir d'un rapport sexuel avec une personne du même
sexe, même si c'est important.
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