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« Hospícios. Sexualidade. Prisoês » («
Asiles Sexualité. Prisons » ; entretien avec M. Almeida,
R. Chneiderman, M. Faerman, R. Moreno, M Taffarel-Faerman ; propos
recueillis à Sâo Paulo par C. Bojunga ; trad P W. Prado
Jr.), Revista Versus, no 1, octobre 1975, pp. 30-33. (M Foucault
donnait alors une série de conférences sur «
La psychiatrisation et l'anti-psychiatrie » à l'université
de Sâo Paulo)
Dits et écrits Tome II texte n°160
- Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser
au problème de la répression : asiles, sexualité,
prisons ?
- Cela a dû être lorsque j'ai commencé à
travailler dans un hôpital psychiatrique, en 1953-1955, où
je faisais des études de psychologie. Cela a été
une double chance : celle de ne connaître l'hôpital
psychiatrique ni comme malade ni comme médecin. N'étant
pas médecin, je ne détenais pas de privilèges
ni n'exerçais des pouvoirs. J'étais un individu «
mixte », douteux, sans statut défini, ce qui me permettait
de circuler à mon aise et de voir les choses avec plus de
naïveté. Ce fut le point de départ biographique.
L'anecdote. Ce que j'ai essayé d'expliquer dans ma leçon
à l'université de Sâo Paulo, c'est que, depuis
la fin du nazisme et du stalinisme, le problème du fonctionnement
du pouvoir à l'intérieur des sociétés
capitaliste et socialiste est posé. Et quand je mentionne
le fonctionnement du pouvoir, je ne me réfère pas
seulement au problème de l'appareil d'État, de la
classe dirigeante, des castes hégémoniques..., mais
à toute cette série de pouvoirs de plus en plus ténus,
microscopiques, qui sont exercés sur les individus dans leurs
comportements quotidiens et jusque dans leurs propres corps. Nous
vivons immergés dans le filet politique du pouvoir, et c'est
ce pouvoir qui est en question. Je pense que, depuis la fin du nazisme
et du stalinisme, tout le monde se pose ce problème. C'est
le grand problème contemporain.
J'aimerais ajouter que, par rapport à ce problème,
il y a deux façons de penser et de chercher, deux façons
intéressantes, mais dont je me sépare entièrement.
La première est une certaine conception marxiste, orthodoxe
ou traditionnelle, qui est prête à considérer
ces problèmes pour les réintégrer ensuite dans
la vieille question de l'appareil d'État. C'est la tentative
d'Althusser, avec sa notion d' « appareil idéologique
d'État ». La seconde est le courant structuraliste,
linguistique, sémiologique, qui consiste à réduire
ce problème à la systématicité au niveau
du signifiant. Ce sont deux façons, une marxiste et l'autre
universitaire, de réduire cet ensemble de problèmes
concrets qui ont surgi après la Seconde Guerre.
- Dans vos travaux, la répression, dans ses divers niveaux
de manifestation, s'exerce toujours de façon mystificatrice.
Elle a besoin de mystification. Le travail de l'intellectuel serait
de découvrir ce que cache la mystification du pouvoir...,
c'est cela ?
- Oui... c'est ce qui s'est passé depuis quelques années.
Le rôle de l'intellectuel consiste, depuis un certain temps
déjà, à rendre visibles les mécanismes
de pouvoir répressif qui sont exercés de manière
dissimulée. À montrer que l'école n'est pas
seulement une manière d'apprendre à lire et à
écrire et de communiquer le savoir, mais aussi une façon
d'imposer. Il en va de même par rapport à la psychiatrie,
qui a été le premier des domaines dans lesquels nous
avons essayé de diagnostiquer cette imposition. L'appareil
psychiatrique n'a pas été fait pour guérir,
mais pour exercer un pouvoir déterminé sur une certaine
catégorie d'individus. Mais l'analyse ne doit pas s'arrêter
là. Elle doit montrer que le pouvoir est encore plus perfide
que cela. Qu'il ne consiste pas seulement à réprimer
- à empêcher, à opposer des obstacles, à
punir -, mais qu'il pénètre encore plus profondément
que cela, en créant le désir, en provoquant le plaisir,
en produisant le savoir. De sorte qu'il est très difficile
de se délivrer du pouvoir, car, si le pouvoir n'avait pour
fonction que d'exclure, d'empêcher ou de punir, comme un surmoi
freudien, une prise de conscience serait suffisante pour supprimer
ses effets, ou encore pour le subvertir. Je pense que le pouvoir
ne se contente pas de fonctionner comme un surmoi freudien. Il ne
se limite pas à réprimer, à borner l'accès
à la réalité, à empêcher la formulation
d'un discours : le pouvoir travaille le corps, pénètre
le comportement, s'entremêle avec le désir et le plaisir,
et c'est dans ce travail qu'il faut le surprendre, et cette analyse,
qui est difficile, est ce qu'il faut faire.
- Alors, le pouvoir est plus puissant que ce qu'on imaginait ?
- C'est
ce que je pense, et les gens qui travaillent dans le même
sens que moi aussi : nous essayons de faire une analyse du pouvoir
plus subtile que ce qui a été réalisé
jusqu'aujourd'hui. D'une façon générale, je
dirais que l'antipsychiatrie de Laing et de Cooper, entre 1955 et
1960, marque le début de cette analyse critique et politique
des phénomènes du pouvoir. Je pense que, jusqu'à
19701975, des analyses du pouvoir, des analyses critiques, en même
temps théoriques et pratiques, ont tourné essentiellement
autour de la notion de répression. Dénoncer le pouvoir
répressif, le rendre visible, lutter contre lui. Mais, à
la suite des changements opérés en 1968, il faut l'aborder
dans un autre registre ; nous n'avancerions pas si nous continuions
à poser le problème dans ces termes : il nous faut
poursuivre cette analyse théorique et politique du pouvoir,
mais d'une autre manière.
- Dans quelle mesure Cooper et Laing ont-ils donné une contribution
originale à la psychiatrie ?
- Laing et Cooper ont introduit une nouvelle manière de se
mettre en rapport avec la folie, qui n'est plus une manière
psychiatrique et médicale. L'idée que la folie est
une maladie est une idée historiquement récente. Le
fou n'avait pas le statut de malade jusqu'au XVIIIe siècle
environ. Et, quand il est devenu malade vers cette époque,
il y a eu une prise du pouvoir médical sur la folie, et une
série de phénomènes ont été mis
en rapport avec elle : essentiellement, les anomalies du comportement,
les anomalies sexuelles, etc. Ce que Laing, Cooper, Bettelheim ont
fait, ce que Szasz a fait, à sa manière, c'est de
cesser d'aborder de manière médicale ces phénomènes
d'irrégularité dans le comportement. Être fou
pour Laing et Cooper, ce n'est pas une façon d'être
malade. Par rapport à la psychiatrie, cela a signifié
une rupture très importante.
- Cette idée n'est-elle pas contenue dans votre Histoire
de la folie à l'âge classique ?
- Non, non. Lorsque j'ai écrit l’Histoire de la folie,
je ne connaissais pas l'oeuvre de Laing et de Cooper. Et ils ne
connaissaient pas mon travail. Mon livre a été publié
en France en 1960. Les premiers livres de Laing et de Cooper ont
dû paraître en 1958-1959, et c'est Cooper qui a traduit
mon livre en anglais. Ce sont des travaux contemporains, mais nous
nous ignorions mutuellement. C'est intéressant : Szasz et
Bettelheim travaillaient aux États-Unis, Laing et Cooper
en Grande-Bretagne, Basaglia en Italie ; tous, ils ont développé
leurs travaux en fonction de leurs pratiques médicales respectives.
En France, ce n'est pas un médecin qui a réalisé
ce travail, mais un historien comme moi. Il serait intéressant
de savoir pourquoi l'antipsychiatrie n'a été reprise
par les médecins français qu'ultérieurement.
Mais, depuis 1960, il y a eu ce phénomène de gens,
qui ne se connaissaient pas les uns les autres, travaillant dans
le même sens.
- Pourquoi y a-t-il eu cette convergence internationale dans le
sens de reconsidérer le phénomène de la folie
?
- À propos de divers phénomènes, nous pourrions
poser la même question. Par exemple, le mouvement étudiant
dans le monde. Entre les étudiants de Nanterre et ceux de
Berkeley en 1968, il n'y a eu aucune liaison. J'étais cette
année-là à Tunis, et il arriva qu'au mois de
mars il y a eu un mouvement de contestation et de lutte étudiante
qui a été brutalement réprimé. Avec
une violence supérieure à celle qui avait été
employée dans d'autres endroits -quelques personnes ont même
pris quinze ans de prison pour avoir fait une grève d'un
jour. Il en va de même dans d'autres pays, en Allemagne fédérale,
etc. ; des mouvements sans aucune communication explicite, sans
qu'on puisse dire qu'untel s'est déplacé de tel à
tel endroit. C'est quelque chose de semblable qui s'est passé
dans les prisons. En Europe et aux États-Unis, dans l'espace
de six mois, les rébellions se sont propagées comme
des feux d'artifice : Attica, Nancy, Toul, Milan... Or, entre deux
prisons, les communications sont modestes. Certainement, le problème
des pouvoirs et du fonctionnement des pouvoirs à l'intérieur
de la société est le problème de notre génération.
- Comment a été votre dernier voyage en Espagne *
?
* Voir supra n°158.
=> Aller à Madrid Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°158
http://1libertaire.free.fr/MFoucault445.html
- Il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste
du problème des prisons pour, je ne dis pas : analyser ce
qui se passe en Espagne, mais au moins pour réagir contre
ce qui arrive là-bas. Les événements sont connus
: ce fut vraiment un enlèvement et une exécution d'otages.
Les procès instaurés au cours des dernières
semaines et qui se sont clos avec onze condamnations à mort,
dont cinq ont été exécutées, ont été
des procès organisés dans des conditions totalement
inadmissibles. Sans aucune preuve de culpabilité, ces personnes
ont été condamnées. Sans avocats, car les avocats
ont été expulsés, ayant été remplacés
par d'autres avocats qui eux aussi ont été expulsés...
et qui ont fini par être remplacés par des officiers
de l'armée, nommés avocats de la défense. Il
n'y avait pas de preuves - il y avait même des preuves négatives
- que l'un des accusés ne se trouvait pas sur le lieu de l'
« attentat » pour lequel il a été condamné.
Toutes ces personnes ont été condamnées à
mort, et cinq d'entre elles ont été exécutées
uniquement pour faire pression sur les groupes politiques auxquels
elles appartenaient.
C'est une manière de dire : il est clair qu'ils ne sont
pas coupables, mais nous allons tuer cinq parmi les onze. Et si
les attentats continuent, si la lutte politique continue, nous tuerons
tous les quatre que nous gardons en prison. À vrai dire,
ce fut un enlèvement suivi de mort, comme même les
groupes les plus extrémistes et violents n'en pratiquent
pas.
- Et les conséquences en Espagne ?
- Nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour nous en apercevoir.
Mais, ce qui nous a effrayés, c'est de sentir la présence
du fascisme. Nous avions des souvenirs d'enfance de la France sous
l'occupation allemande, mais, depuis, nous avions perdu le contact
avec cette présence. Mais, là, nous l'avons sentie.
Nous avons été arrêtés par la police
espagnole dans le hall de l'hôtel, au moment où nous
accordions un entretien collectif à la presse étrangère.
Il y avait beaucoup d'Espagnols qui étaient là pour
d'autres raisons -causant avec des amis, flirtant, etc. -, et, ce
qui nous a frappés, c'est que, au moment où la police
est arrivée, les Espagnols ont cessé de nous voir.
Rien n'était en train de se passer pour eux, à côté
d'eux. Et il y avait une cinquantaine de policiers en uniforme :
une scène nullement habituelle dans un hall d'hôtel.
Les journalistes sont sortis menottes aux mains, et nous avons été
emmenés dans des fourgons blindés jusqu'à l'aéroport.
Sur la place d'Espagne, nous avons vu une foule qui accompagnait
la scène. Et, là, nous avons retrouvé ce spectacle
que nous avions déjà connu pendant l'occupation allemande
: le silence de la foule qui voit et ne dit rien. Nous avons senti
la sympathie qu'ils éprouvaient pour nous, de l'autre côté
de la barrière des gardiens et des flics. Des gens qui reconnaissaient
une scène familière et qui se disent : encore des
gens emprisonnés. Des gens qui constatent encore une fois
les mêmes rituels, depuis si longtemps. C'est pathétique
: la présence du fascisme inscrite dans le corps et dans
le comportement des personnes qui le subissent.
- Comment voyez-vous le rapport entre votre travail intellectuel
-sur la psychiatrie, les prisons, les écoles, etc,
- et la
pratique de la société ?
- Notre travail est à son début. Il y a dix ans, nous
avons fait une dénonciation violente, brutale, et même
grossière, de ce qui se passait dans ces institutions. Je
crois que cela a été nécessaire. Nous ne pouvions
pas continuer de nous contenter de projets de réforme, de
tentatives d'atténuation, de programmes de perfectionnement.
Cela ne menait à rien. Il a fallu placer le débat
au niveau politique, destituant les psychiatres et les médecins
du droit de proposer seulement les réformes qui leur convenaient,
et liant cela à un autre type de critique et de dénonciation
de ce qui se passait dans les écoles, dans d'autres hôpitaux,
dans les prisons. Il a fallu montrer comment se formaient ces centres
de pouvoir et les attaquer, non pas à travers une critique
spéculative, mais par une organisation politique réelle,
créer des groupes qui, à l'intérieur des asiles,
questionnent certaines formes de discipline et d'exercice du pouvoir.
Bien. Mais cela ne résout pas une série de problèmes
qui continuent à se poser : beaucoup de gens n'arrivent pas
à travailler, beaucoup de gens n'arrivent pas à maintenir
une vie sexuelle. La critique opérée par l'antipsychiatrie
ne va pas résoudre ce problème. Mais l'essentiel est
que ces problèmes ne sont plus réinvestis par le pouvoir
médical qui, en leur attribuant un statut, les neutralise.
Il existe actuellement en France des groupes de malades, comme ils
étaient appelés - le terme est équivoque, disons
: des gens qui ont des difficultés, des problèmes
-, qui forment de petites communautés, qui essaient de résoudre
leurs problèmes en s'appuyant les uns sur les autres, en
faisant appel à des personnes de l'extérieur, qui
sont des « régulateurs ». Ils sont des autogestionnaires
de leurs propres problèmes. -Que pensez-vous de la psychothérapie,
d'une manière générale ?
- Il est difficile d'y répondre pour deux raisons. La psychothérapie
embrasse un nombre tel de pratiques différentes, dont les
unes ne sont que du charlatanisme, d'autres, l'application du pouvoir
psychiatrique plus traditionnel au niveau de la clientèle
privée. La gamme est énorme. Il existe même
des choses très intéressantes. Je ne peux pas prendre
parti sur cette question. En outre, je crois que les intellectuels
ne doivent pas recommencer à jouer le rôle qu'ils s'attribuaient
pendant longtemps, et qui est celui de législateur moral,
celui d'être la bonne et la mauvaise conscience dans tous
les domaines. Le rôle de l'intellectuel est celui de se lier
aux personnes qui sont concernées par le sujet qui l'intéresse.
Donc, je me refuse à prendre position ou à émettre
des idées générales sur des domaines auxquels
je ne suis pas lié. J'ai passé des jours et des jours,
pendant plusieurs années, dans des hôpitaux psychiatriques.
J'ai été dans une prison pendant quelques mois * et,
pendant quelques années, j'ai participé à des
groupes d'ex-prisonniers ou de familles de prisonniers. Avec la
psychothérapie, je n'ai pas de contacts précis.
- Avez-vous déjà été psychanalysé
?
- J'en ai tâté deux fois, et j'ai fini par abandonner
trois ou quatre mois après, totalement ennuyé...
* Pour accompagner la psychologue de la prison de Fresnes, dans
les années 1950.
- Quel type d'analyse ?
- L'analyse freudienne la plus traditionnelle qui soit.
- y a-t-il longtemps de cela ?
- Quand j'étais étudiant ; et, la deuxième
fois, quelque dix ans plus tard.
- La psychanalyse en France est très répandue, n'est-ce
pas ?
- Je ne saurais pas répondre en des termes quantitatifs.
Mais je peux dire que, jusqu'au livre de Deleuze (L'Anti-Oedipe)
*, il n'y avait pas d'intellectuel français d'une certaine
envergure qui n'eût été psychanalysé.
Il y avait deux activités absolument fondamentales : qui
n'était pas en train d'écrire un livre et qui n'était
pas en train de bavarder chez son psychanalyste n'avait pas de place
dans le monde parisien. Il y a eu une brusque et saine réaction
à cela.
* Deleuze (G.) et Guattari (F.), Capitalisme et Schizophrénie,
t. 1 : L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
- Comment ?
- Le livre de Deleuze est la critique la plus radicale de la psychanalyse
qui ait jamais été faite. Une critique qui n'est pas
faite du point de vue de la droite, d'une psychiatrie traditionnelle,
au nom du bon sens, au nom -comme ce fut le cas de la critique de
Sartre de la conscience, de la conscience cartésienne. Au
nom d'une conception extrêmement traditionnelle du sujet.
Deleuze l'a faite au nom de quelque chose de nouveau. Et avec assez
de vigueur, ce qui a provoqué un dégoût physique
et politique de la psychanalyse.
- Le Mouvement français de libération des femmes a
questionné la psychanalyse.. .
- Oui, à cause du caractère masculin, phallocentrique
de la pratique psychanalytique.
- Et votre critique à propos de la sexualité ?
- Pendant dix ou quinze ans, on a fait usage, de façon un
peu grossière, de la notion de répression, du pouvoir
comme quelque chose de répressif. Une analyse plus raffinée
démontre que ce qui réprime est autre chose, que la
répression a des effets en même temps très positifs
et très difficiles à éclairer. Prenons l'exemple
de la sexualité infantile, plus précisément
de l'interdiction de la masturbation, un phénomène
extraordinaire, car il est apparu brusquement et récemment
: 1710 en Grande-Bretagne, 1743 en Allemagne, 1760 en France. Une
interdiction fondée sur un impératif généralisé,
une alarme de la première moitié du XVIIIe siècle.
Il suffit de regarder les choses de près pour remarquer
que, dans la société, il n'y a pas eu l'interdiction
de l'inceste, mais celle de la masturbation. Non pas le rapport
avec l'autre, mais le rapport avec son propre corps. Le pouvoir
politique ne s'est pas interposé entre l'enfant et ses parents,
entre l'enfant et sa mère, en lui disant : tu ne la toucheras
point. Non, le pouvoir politique a agi d'une manière plus
proche, au-dedans de l'individu lui-même, en lui disant qu'il
ne devra pas se toucher. Il est curieux de voir, dans les textes
de cette époque, les derniers textes chrétiens qui
relèvent de la « direction de conscience » du
XVIIIe siècle, que le problème du rapport à
son propre corps est un problème fondamental. Fait apparemment
négatif et répressif, il constitue peu à peu,
à vrai dire, la modalité spécifique de la sexualité
infantile. Et si la sexualité infantile a assumé l'aspect
qu'elle offre actuellement, cela est dû au pouvoir qui l'a
contrôlée à travers la masturbation, un pouvoir
qui ne semble pas seulement être fait d'interdits. Le travail
du pouvoir politique sur le corps de l'enfant, et à l'intérieur
de sa propre famille, dans ses rapports aux parents, c'est ce que
je me suis proposé d'analyser. La notion d'interdit et de
loi répressive m'a semblé excessivement schématique
pour expliquer ce qui s'est passé.
- y a-t-il une différence quelconque entre l' homme et la
femme dans cette question de la répression de la masturbation
? La clitoridectomie n'a-t-elle pas été une pratique
plus radicale ?
- Il y a déjà un an que ce problème me préoccupe.
Et, l'année dernière, lorsqu'une jeune fille m'a posé
ce problème, je lui ai répondu que je n'y voyais aucune
différence. Et celle qui existe ne me semble pas fondamentale.
En tant que forme répressive, la clitoridectomie a été
amplement utilisée en Europe contre la masturbation féminine.
Mais, autour de cette même époque, un peu avant même,
une série de mesures chirurgicales et médicales [ont
été mises en pratique sur] * les garçons. On
ne pouvait pas arriver à la castration (il fallait préserver
l'espèce), mais les tortures étaient effrayantes :
cautérisation du canal de l'urètre, etc.
* À cet endroit, le texte était tronqué (N.d.
T.).
- Quand cela ?
- Pratiquement pendant tout le XIXe siècle. Le médecin
de Napoléon injectait dans le pénis des garçons
qui se masturbaient (probablement dans les organes sexuels féminins
aussi) une solution de bicarbonate de sodium. Et, comme il a remarqué
que cela brûlait le tissu interne de la vessie, il faisait
un tourniquet sur le pénis.
Ces divers types de répression ont varié avec les
décennies, mais je ne peux pas dire que j'ai trouvé
de différences fondamentales en ce qui concerne la femme
ou l'homme. Mais je suis un homme.
- Quelles sont les raisons de
la répression sexuelle ?
- Je pense que la réponse de Reich - la répression
sexuelle pour constituer le corps humain comme force de travail
-, quoiqu'elle puisse être globalement correcte, n'explique
pas tout. Cela ne correspond pas à la véritable [raison]
* ; la campagne contre la masturbation, à laquelle nous avons
fait référence, a commencé par rapport aux
enfants : des gens qui ne constituent pas encore une force de travail.
Et elle a été une campagne qui s'est exercée
à l'intérieur de la bourgeoisie, une campagne que
la bourgeoisie a exercée contre elle-même. Le corps
de l'ouvrier n'était pas mis en question. Dans le cas de
l'ouvrier, on a fait très attention à l'inceste. Je
n'ai pas encore réussi à formuler une réponse
à ce problème, mais il est certain que, pendant longtemps,
on a cru qu'une certaine régularité sexuelle était
absolument indispensable au bon fonctionnement de la société.
Or, actuellement, l'irrégularité sexuelle est parfaitement
tolérable. Le capitalisme nord-américain ne souffre
en rien du fait que 20 % de la population de San Francisco est composée
d'homosexuels. Le problème de la contraception est semblable.
Ce n'est pas exact que la campagne nataliste qui s'est développée
en Europe à partir de 1870 ait eu un effet quelconque.
- Revenons un peu en arrière : quel est le principe de la
critique que Deleuze et Guattari adressent à la psychanalyse
?
- Cette question devrait leur être posée. De toute
façon, je dirais que, jusqu'à leur livre, la psychanalyse
était vue comme un instrument, peut-être imparfait,
peut-être incomplet, mais comme un instrument de libération.
Libération de l'inconscient, de la sexualité, etc.
Or Deleuze et Guattari, en reprenant la pensée freudienne
et le fonctionnement de la psychanalyse, ont montré comment
la psychanalyse, telle qu'elle est pratiquée actuellement,
constitue une soumission de la libido, du désir au pouvoir
familial. Que la psychanalyse oedipianise, familialise le désir.
Or, au lieu de le libérer, la pratique psychanalytique le
soumet. Encore une démonstration d'un mécanisme de
pouvoir. Deleuze a développé de nouveaux concepts
qui ont permis de continuer une lutte qui dure déjà
plus de dix ans.
- Quelle lutte ?
- Se libérer de Marx et de Freud comme des points de repère
pour la résolution des problèmes tels qu'ils se présentent
aujourd'hui. Or ni Marx ni Freud ne sont adéquats à
la résolution de ces problèmes, du moins tels qu'ils
se présentent en Europe.
* À cet endroit, le texte était tronqué (N.d.
T.).
Une des tâches de cette lutte, qui dure depuis quinze ans
environ, a été de désacraliser ces deux personnages.
Ensuite, d'inventer des catégories nouvelles, des nouveaux
instruments. Or Lacan se situe, malgré le fait d'avoir inventé
beaucoup de choses, à l'intérieur du champ freudien,
ce qui l'empêche de créer des nouvelles catégories.
- Comment peuvent se concilier ces deux types de lutte, les luttes
particulières (prisons, femmes, etc.) et une lutte plus générale
?
- C'est un problème. Si les luttes particulières sont
escamotées, ce que nous verrons est la transposition des
systèmes de pouvoir propres aux sociétés socialistes
: bureaucratie, hiérarchie, autoritarisme, structure familiale
traditionnelle, etc. Et c'est cela le stalinisme.
- Dans Surveiller et Punir, il y a une conception non réformiste
de la prison. On déduit du livre que ce qui importe, ce n'est
pas de la réformer, mais de la combattre. Est-ce vrai ?
- Je n'ai pas traité de la réforme et de la non-réforme
de la prison. J'ai essayé de montrer qu'à l'intérieur
du système pénal subsiste un système de punition,
système qui est coextensif à notre société,
qui traverse la caserne, l'hôpital, l'école, etc. Maintenant,
quant à la question de savoir si nous devons -ou non -maintenir
les prisons, je ne peux pas répondre. Ma question est celle-ci
: si nous considérons effectivement que le système
pénal dans son fonctionnement actuel est inadmissible, il
faudra admettre qu'il fait partie d'un système de pouvoir
qui comprend l'école, les hôpitaux, etc. Et tous ces
pouvoirs sont mis en question.
- Quelle est votre méthode de travail, d'étude ?
- J'ai un type de maladie qui consiste à être incapable
d'accorder des entretiens autobiographiques. Ce qui importe est
ce qui arrive, non pas ce que quelqu'un fait. À moins que
cette personne ait une dimension hors du commun ; je crois que l'autobiographie
de Sartre doit avoir un sens. Mon histoire personnelle n'a pas un
grand intérêt. Si ce n'est par mes rencontres ou par
les situations que j'ai vécues.
- Le psychiatre Alonso Fernandes a essayé de disqualifier
vos critiques de l'hôpital psychiatrique, du fait que vous
n'êtes pas médecin...
- C'est amusant et curieux. Les psychiatres ont toujours trouvé
que j'avais parlé de maladie mentale, que j'avais parlé
de la psychiatrie contemporaine, que j'avais parlé du fonctionnement
des institutions psychiatriques. Il suffit de lire mon livre pour
s'apercevoir aussitôt que je parle des institutions en rapport
avec la folie, du XVIe siècle à 1840 (Esquirol). L'irritation,
le refus du « droit d'aborder ce thème du fait de ne
pas être psychiatre » est significatif. Un jour, à
la radio française, un psychiatre s'est levé tout
rouge, a frappé avec le poing sur la table et a dit que je
« ne pouvais pas être en train de parler de ces choses-là,
car je n'étais pas médecin ». J'avais seulement
parlé de choses que n'importe quel historien peut connaître.
Et que les psychiatres ne connaissent pas. Il n'est pas nécessaire
d'être psychiatre pour savoir comment était le régime
d'internement au XVIIIe siècle. Cette irritation est la meilleure
vérification de ce que j'ai dit. Ils se sont reconnus dans
une vérité historique. Et ils se disent : «
Il est en train de parler de la psychiatrie contemporaine. »
C'est à savoir : les méthodes appliquées en
1840 sont encore actuelles ! Cela rappelle ce chef d'un gouvernement
actuel, qui, après avoir lu un livre sur Napoléon,
décide d'arrêter son auteur parce que celui-ci l'a
critiqué !
- Mais, même si la critique était actuelle, ce qui
est en question, n'est-ce pas un problème d'épistémologie
? Le fait que la philosophie de la science devrait être faite
par des « spécialistes » ?
- Bien sûr. Il existe des livres merveilleux sur les asiles
faits par des sociologues. Il est intéressant de ne pas être
psychiatre afin de s'apercevoir de certaines choses. C'est un défi
que j'accepte : de confronter les histoires de la psychiatrie faites
par certains psychiatres avec la mienne.
- Vous auriez critiqué, à l'université de Sâo
Paulo, le concept de genèse, de développement psychosexuel
chez Freud, qui contient des préjugés sur la normalité
et le pathologique, et aussi le modèle de croissance de la
sexualité : phase orale, phase anale, etc., jusqu'à
la phase génitale, la véritable maturité,
- Je n'ai rien dit de cela. J'ai analysé un peu la notion
de répression chez Freud, et les postulats qui y sont attachés.
J'ai critiqué l'utilisation du modèle du surmoi dans
l'analyse politique, le pouvoir politique fonctionnant comme un
grand surmoi. J'ai dit qu'il faudrait inventer d'autres instruments
pour analyser les effets du pouvoir politique, que des concepts
comme censure et répression sont insuffisants. J'ai mentionné
la manière dont le pouvoir politique investit le corps, la
sexualité, etc.
- Êtes-vous philosophiquement d'accord, au fond, avec Deleuze
?
- Nous discordons sur quelques points, mais je suis fondamentalement
d'accord avec eux *. Je ne prends pas de position dans la polémique
entre Deleuze et Lacan.
* « Eux » renvoie bien sûr à Deleuze (G.)
et Guattari (F.), L'Anti-Oedipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
Je m'intéresse à ce que fait Deleuze. Je pense que
ce qui se fait d'important en France, actuellement, est lié
à une certaine forme de lutte politique.
- Où êtes-vous professeur ?
- Dans un truc appelé Collège de France.
- Vous dirigez des doctorats, des chercheurs ?
- Non, je mène seulement des recherches, qui sont exposées
au long de douze séances annuelles.
- Que pensez-vous de l'Université et du rôle de l'intellectuel
?
- Après 1968, tous ont été unanimes pour dire
que l'Université était morte. Morte, oui, mais comme
un cancer : en se propageant. Entre les écrivains, les journalistes
et les universitaires se tient un échange constant. La grande
coupure qui faisait que Baudelaire n'avait aucun rapport avec les
professeurs de la Sorbonne n'existe plus. Les Baudelaire d'aujourd'hui
sont professeurs à la Sorbonne.
- Et continuent Baudelaire ?
- Quand je dis professeurs, je veux dire qu'ils sont lus, commentés,
achetés par les professeurs et par les étudiants.
Prenons l'exemple français : on ne peut pas concevoir Robbe-Grillet,
Butor, Sollers, sans l'auditoire universitaire qui les a excités,
accueillis et analysés. Leur public a été universitaire.
Baudelaire est entré à l'Université cinquante
ans après sa mort. En même temps disparaît le
rôle de « prophète universel » de l'intellectuel.
Le travail intellectuel est devenu un travail de spécialiste.
- Ne faudra-t-il pas une synthèse ?
- Ce qui fait la synthèse, c'est le processus historique,
la synthèse est faite par la collectivité. Si l'intellectuel
veut faire la synthèse de ces diverses activités,
il reprendra son vieux rôle solennel et inutile. La synthèse
se place au niveau des cristallisations historiques.
- Ce rôle restreint de l'intellectuel, ne serait-il pas lié
justement à la crise d'une perspective philosophique globale
? Une situation à vrai dire contingente.
- Je n'ai pas parlé du manque de synthèse, comme de
quelque chose qui manque, mais d'une conquête : enfin, nous
nous libérons de la synthèse, de la totalité.
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