« Interview met Michel Foucault» (« Interview
de Michel Foucault » ; entretien avec J. François et
J. de Wit, 22 mai 1981 ; trad. H. Merlin de Caluwé), Krisis,
Tijdschrift voor filosofie, 14e année, mars 1984, pp. 47-58.
Dits Ecrits tome IV texte n°349
- En ce moment *, vous donnez en Belgique à l'université
catholique de Louvain une série de conférences sur
l'aveu. Où situez-vous l'intérêt de cette problématique
et quelle est son importance dans l'ensemble de votre oeuvre ?
* La faculté de droit de
l'université catholique de Louvain invita en 1981 Michel
Foucault, à l'initiative de l'École de criminologie.
Celui-ci donna, dans le cadre de la chaire Francqui, une série
de six conférences intitulées « Mal faire, dire
vrai. Fonctions de l'aveu en justice».
=> "Mal faire, dire vrai" :
entretien de Michel Foucault avec André Berten 1981
http://1libertaire.free.fr/Foucault13.html
=> Mal faire, dire vrai
Michel Foucault http://1libertaire.free.fr/Foucault69.html
- Je me suis toujours efforcé de comprendre comment la vérité
touche les choses et comment un certain nombre de domaines se sont
intégrés peu à peu à la problématique
et à la recherche de la vérité. J'ai d'abord
essayé de poser ce problème par rapport à la
folie.
Avec l'Histoire de la folie, je n'ai pas voulu écrire l'histoire
de la nosographie psychiatrique, et je n'ai pas non plus voulu établir
des listes réunissant toutes sortes d'étiquettes psychiatriques.
Mon objectif n'était pas de savoir comment la catégorie
de la « schizophrénie» a été progressivement
épurée, ni de m'interroger sur le nombre de schizophrènes
au Moyen Âge. Dans ce cas-là, j'aurais pris pour point
de départ la pensée psychiatrique moderne dans sa
continuité, tandis que je me suis posé des questions
sur la naissance de cette pratique et de la pensée psychiatrique
moderne : comment on en est venu à s'interroger sur la vérité
du moi en se fondant sur sa folie.
Le fait que le comportement de quelqu'un qui est considéré
comme fou devienne l'objet de la recherche de la vérité
et qu'un domaine de connaissances se greffe dessus comme discipline
médicale est un phénomène plutôt récent
dont l'historique est bref.
Nous devons examiner comment les fous ont abordé le terrain
de la recherche de la vérité ; voilà le problème
qui m'a occupé dans l' Histoire de la folie.
Je me suis également posé cette question dans Les
Mots et les Choses par rapport au langage, le travail et l'histoire
naturelle. Je l'ai également posée par rapport au
crime dans Surveiller et Punir.
On a toujours répondu au crime par des réactions
institutionnelles, mais, à partir du XVIIe et du XVIIIe siècle,
on a élargi cette pratique par un interrogatoire, qui n'était
plus tout simplement un interrogatoire juridique sur l'affaire pouvant
justifier la punition, mais une recherche de la vérité
dirigée vers le moi du criminel. Quelle était sa personnalité
avec tous ses désirs et fantasmes ?
Il en va de même pour la sexualité ; il faut non seulement
se demander quelles ont été les formes successives
imposées par la réglementation au comportement sexuel,
mais comment ce comportement sexuel est devenu à un moment
donné l'objet d'une intervention non seulement pratique mais
également théorique. Comment expliquer que l'homme
moderne cherche sa vérité dans son désir sexuel
?
Le problème de la vérité par rapport à
celui de la folie se manifeste entre le XVIIe et le XIXe siècle
par le biais de la pratique institutionnelle de l'incarcération
qu'on voit naître. L'Histoire de la folie recherche le lien
entre l'exclusion et la vérité.
L'institution prison n'implique pas simplement l'exclusion, mais
également, depuis le XIXe siècle, des procédures
correctionnelles ; et c'est bel et bien à travers ce projet
de correction du détenu qu'on pose la question de la vérité
du criminel. En ce qui concerne la question de la vérité
sexuelle, celle-ci nous ramène aux premiers siècles
du christianisme. Elle se manifeste par la pratique de la confession
et de l'aveu ; c'est une pratique très importante dans notre
culture dont l'intérêt est prépondérant
pour l'histoire de la sexualité en Occident. À partir
des XVIe et XVIIe siècles, nous sommes donc en contact avec
trois séries : exclusion-folie-vérité, correction-prison-vérité,
comportement sexuel-aveu-vérité.
- Dans Surveiller et Punir vous vous interrogez à peine
sur le moi du criminel, tandis que la recherche de la vérité
du fou constitue le thème principal dans l'Histoire de la
folie. Surveiller et Punir se termine en 1850. La criminologie comme
connaissance du criminel n'apparaît que par la suite...
- J'aurais dû mettre l'accent davantage sur la seconde moitié
du XIXe siècle, mais mon intérêt personnel se
situait ailleurs. J'avais remarqué qu'on confondait souvent
l'institution prison avec la pratique de l'incarcération
comme punition. La prison existait au Moyen Âge et dans l'Antiquité.
C'est incontestable, mais mon problème consistait à
mettre à nu la vérité de la prison et à
envisager à l'intérieur de quel système de
rationalité, dans quel programme de maîtrise des individus
et des délinquants en particulier la prison était
considérée comme un moyen essentiel. Je maintiens
par contre mon projet de faire une étude sur la psychiatrie
pénale qui se situerait au carrefour de l'histoire de la
folie et de l'histoire de l'incarcération comme punition,
et qui devrait démontrer comment la question de la vérité
du criminel prend naissance.
- Quelle est la place occupée par l'aveu dans cet ensemble
?
- Dans un certain sens, l'étude de l'aveu est purement instrumentale.
La question de l'aveu fait son apparition en psychiatrie. En fait,
Leuret commence à écouter l'exposé du fou,
quand il lui demande : « Que dites-vous, que voulez-vous dire
et qui êtes-vous, ici, que veut dire ce que vous dites ? »
La question de l'aveu, qui a été également
très importante pour le fonctionnement du droit pénal,
occupe le premier plan dans les années 1830-1850, au moment
où de l'aveu, qui était l'aveu de la faute, on passe
à la question complémentaire : « Dites-moi ce
que vous avez fait, mais dites-moi surtout qui vous êtes.
»
L'histoire de Pierre Rivière est significative à
ce sujet. Étant donné ce crime, que personne ne comprenait,
le juge d'instruction dit à Pierre Rivière en 1836
: « D'accord, il est clair que vous avez tué votre
mère, votre soeur et votre frère, mais je n'arrive
pas à comprendre pour quel motif vous les avez tués.
Veuillez le mettre sur papier. »
Il s'agit en l'occurrence d'une demande d'aveu à laquelle
Pierre Rivière a répondu, mais d'une façon
si énigmatique que le juge ne savait plus ce qu'il pouvait
en faire.
Je me heurte sans cesse à l'aveu et j'hésite soit
à écrire l'histoire de l'aveu comme une sorte de technique,
soit à traiter cette question dans le cadre d'études
des différents domaines où elle semble jouer un rôle,
c'est-à-dire le domaine de la sexualité et de la psychiatrie
pénale.
- Est-ce que la demande de l'aveu n'est pas non plus fondamentale
par rapport à la recherche de la vérité du
moi ?
Absolument. Nous trouvons effectivement dans l'aveu une notion
fondamentale sur notre façon d'être lié à
ce que j'appelle les obligations par rapport à la vérité.
Cette notion comprend deux éléments : la reconnaissance
de l'action commise (par exemple, le crime de Pierre Rivière),
soit dans le cadre de la religion, soit dans celui des connaissances
scientifiques acceptées ; d'autre part, l'obligation de connaître
nous-mêmes notre vérité, mais également
de la raconter, de la montrer et de la reconnaître comme véridique.
Le problème consiste à savoir si ce lien avec la vérité
sur ce que nous sommes connaît une forme spécifique
propre à l'Occident chrétien. Cette question touche
à l'histoire de la vérité et de la subjectivité
dans l'Occident.
L'aveu, par exemple, existait déjà chez les classiques
dans la relation avec le guide spirituel. Chez Sénèque,
on retrouve également l'examen de conscience, tout comme
l'obligation de confier à un directeur de conscience les
faux pas commis dans la journée. Mais, dans ce contexte,
l'examen de conscience était avant tout un exercice mnémotechnique
orienté vers les principes de la vie juste. Cet examen de
conscience n'expliquait donc pas la vérité fondée
dans le moi. La vérité se trouvait ailleurs, dans
les principes de la vie juste, ou dans la santé totale. La
vérité n'était pas recherchée à
l'intérieur de la personne humaine.
C'est le monachisme qui a modifié cette situation. Chez
les moines, la technique de l'aveu devient une technique de travail
de soi sur soi. Le monachisme a par conséquent changé
la fonction de l'aveu à cause de son interprétation
spécifique de la direction spirituelle.
Chez les auteurs classiques, le guide vous menait vers un but spécifique
: la vie juste ou la santé totale. Ce but une fois atteint
la direction s'arrêtait et on supposait que le guide était
déjà plus avancé sur le chemin menant vers
le but. Le monachisme change cette situation radicalement. Il faut
avouer non seulement les faux pas commis, mais absolument tout jusqu'aux
pensées les plus intimes. Il faut les formuler.
Tout comme les classiques, le monachisme ne se méfiait pas
uniquement de la chair, mais aussi du moi. En outre, l'accompagnement
ne s'arrête plus, le moine doit toujours rester en retrait
par rapport à un quelconque chef religieux. L'accompagnement
se transforme en conduite autoritaire n'ayant plus rien à
voir avec l'évolution personnelle du guide vers un but spécifique
: c'est devenu une technique de travail de soi sur soi. Depuis le
problème s'est posé de savoir pourquoi l'aveu en dehors
du monachisme est devenu dès les XVIIe et XVIIIe siècles
la technique de travail de soi sur soi par excellence. Et également
pourquoi depuis le dispositif de la sexualité est devenu
le noyau central autour duquel gravitent les techniques de travail
de soi sur soi. Voilà ce qui constitue mon problème.
- Où en sont vos projets sur l'histoire de la sexualité
? Vous avez annoncé que cet ouvrage comportera six volumes...
- J'ai compris d'emblée - comme beaucoup d'autres personnes
- que j'avais approuvé le postulat selon lequel l'histoire
du savoir et de la répression moderne de la sexualité
a débuté par le grand mouvement contre la sexualité
des enfants aux XVIIe et XVIIIe siècles. Certains textes
médicaux de cette époque traitant de la masturbation
des enfants qu'on propose à l'heure actuelle comme très
typiques de la morale bourgeoise sont en fait des traductions de
textes médicaux grecs. On y trouve déjà une
description des phénomènes d'épuisement provoqués
par une pratique excessive de la sexualité et un avertissement
contre les dangers sociaux de cet épuisement pour toute l'espèce
humaine. Voilà un argument de plus pour ne pas continuer
à analyser les textes célèbres du XVIIIe siècle
en termes de répression moderne de la sexualité, de
mentalité bourgeoise ou de nécessité industrielle.
Dans le schéma de la répression, l'interdiction la
plus fréquemment citée est celle de la masturbation.
À la fin du XVIIIe siècle, on a dans un certain sens
voulu bannir la masturbation. Mais que s'est-il passé en
réalité ? On n'a pas supprimé la masturbation
par l'interdiction. On est même en droit de supposer que celle-ci
n'a jamais été un enjeu plus important et plus enviable
qu'au moment où les enfants du point de vue culturel vivaient
dans cette sorte d'interdiction, de curiosité, d'excitation.
Il est donc impossible de comprendre cette relation profonde avec
la masturbation comme principal problème de la sexualité
en disant qu'elle est interdite. Je crois qu'en l'occurrence il
est question d'une technologie du moi. Il en est de même pour
l'homosexualité. Il y a toujours des historiens qui disent
qu'au XVIIIe siècle on brûlait les homosexuels. C'est
ce qu'on peut lire dans les codes, mais combien en a-t-on brûlé
réellement au XVIIIe siècle dans toute l'Europe ?
Même pas dix à mon avis.
On constate par contre que chaque année on arrête
à Paris des centaines d'homosexuels au jardin du Luxembourg
et aux abords du Palais-Royal. Faut-il parler de répression
? Ce système d'arrestation ne s'explique pas par la loi ou
la volonté de réprimer l'homosexualité (de
quelque façon que ce soit). En règle générale,
ils sont arrêtés pour vingt-quatre heures. Comment
expliquer ce geste ? Moi j'ai l'hypothèse qu'on introduit
une nouvelle forme relationnelle entre l'homosexualité et
le pouvoir politique, administratif et policier. Donc, les pratiques
qui ont vu le jour au XVIIe siècle sont d'une autre nature
que la répression existant déjà depuis l'Antiquité.
On constate une restructuration des technologies du moi autour de
la sexualité. Dans tous les domaines de la société,
la sexualité devient le dispositif général
expliquant l'ensemble de la personnalité humaine.
- Si la répression existait déjà pendant l'Antiquité,
quelle en a été la forme et quels changements a-t-on
pu observer ?
- Cette répression s'est manifestée dans un contexte
totalement différent. Le problème de morale qui est
traité dans les textes classiques concerne la libido, et
non pas le comportement sexuel. On se demande comment se maîtriser
soi-même et comment éviter les réactions violentes
vis-à-vis des autres. Pour le comportement sexuel, il existe
un certain nombre de règles, mais elles ne sont manifestement
pas très importantes. On sent très bien que le problème
général d'éthique ne concerne pas la sexualité.
Le problème glisse vers la libido, voilà une contribution
du christianisme et plus particulièrement du monachisme.
Nous voyons naître deux problèmes en étroite
relation : le problème de la gourmandise et celui de la sexualité.
Comment éviter de trop manger et comment contrôler
les pulsions qui pour un moine ne sont pas le contact sexuel avec
autrui, mais le désir sexuel lui-même, l'hallucination
sexuelle, la sexualité comme relation de soi avec soi accompagnée
de manifestations telles que l'imagination, les rêveries...
Avec les techniques du soi liées au monachisme, la sexualité
a primé le problème de la libido, qui était
un problème social, un problème typique d'une société
où le combat avec les autres, la concurrence avec les autres
dans le domaine social avaient une grande importance. La contribution
spécifique du monachisme ne se traduisait donc pas par une
aversion de la chair. Il importait avant tout de relier cette aversion
à un désir sexuel comme manifestation personnelle.
Que la sexualité en tant que dispositif n'existât ni
chez les classiques ni chez les chrétiens (puisqu'elle se
restreignait au monachisme) n'implique pas que les chrétiens
ou les classiques n'aient pas eu d'expériences sexuelles.
Les Grecs et les Romains avaient un terme pour désigner les
actes sexuels, les aphrodisia. Les aphrodisia sont les actes sexuels
dont il est d'ailleurs difficile de savoir s'ils impliquent obligatoirement
la relation entre deux individus, c'est-à-dire l'intromission.
Il s'agit en tout cas d'activités sexuelles, mais absolument
pas d'une sexualité durablement perceptible dans l'individu
avec ses relations et ses exigences.
Chez les chrétiens, il est question d'autre chose. Il y
a la chair et le désir sensuel qui ensemble désignent
à coup sûr la présence d'une force continuelle
dans l'individu. Mais la chair n'est pas tout à fait synonyme
de sexualité. Plutôt que d'examiner l'aspect que dans
mon premier livre j'avais imprudemment appelé programme,
je préférerais donner une bonne définition
de ce qu'impliquent ces différentes expériences, les
aphrodisia pour les Grecs, la chair pour les chrétiens et
la sexualité pour l'homme moderne.
- A l'origine, vous avez lié entre eux la naissance du dispositif
de la sexualité, les technologies de discipline et la naissance
de plusieurs entités telles que le « délinquant»,
l'« homosexuel», etc. À présent, vous
semblez plutôt relier l'existence du dispositif de la sexualité
et l'existence de ces entités, de ces étiquettes aux
techniques du soi ?
- J'ai accordé un certain intérêt à
la notion de discipline, parce que pendant l'étude sur les
prisons j'ai fait la découverte qu'il était question
de techniques de contrôle des individus, d'une manière
d'avoir prise sur leur comportement. Cette forme de contrôle,
bien que légèrement adaptée, se rencontre également
en prison, à l'école, sur le lieu de travail... Il
est évident que la discipline n'est pas la seule technique
de contrôle des individus, mais que la façon par exemple
dont on crée actuellement la perspective de la sécurité
de l'existence facilite la direction des individus, bien que ce
soit selon une méthode totalement différente de celle
des disciplines. Les technologies du soi diffèrent également,
du moins en partie des disciplines. Le contrôle du comportement
sexuel a une forme tout autre que la forme disciplinaire qu'on rencontre
par exemple dans les écoles. Il ne s'agit pas du tout du
même sujet.
- Peut-on dire que la naissance de la personne sexuelle coïncide
avec celle du dispositif de la sexualité ?
- C'est tout à fait exact. Dans la culture grecque, qui
connaissait les aphrodisia, il était tout simplement impensable
que quelqu'un soit essentiellement homosexuel dans son identité.
Il y avait des personnes qui pratiquaient les aphrodisia convenablement
selon les habitudes et d'autres qui ne pratiquaient pas bien les
aphrodisia, mais la pensée d'identifier quelqu'un d'après
sa sexualité n'aurait pas pu leur venir à l'idée.
Ce n'est qu'à partir du moment où le dispositif de
sexualité a été effectivement en place, c'est-à-dire
où un ensemble de pratiques, institutions et connaissances
avait fait de la sexualité un domaine cohérent et
une dimension absolument fondamentale de l'individu, c'est à
ce moment précis oui, que la question «Quel être
sexuel êtes-vous ?» devint inévitable.
Dans ce domaine précis, je n'ai pas toujours été
bien compris par certains mouvements visant la libération
sexuelle en France. Bien que du point de vue tactique il importe
à un moment donné de pouvoir dire «Je suis homosexuel
», il ne faut plus à mon avis à plus long terme
et dans le cadre d'une stratégie plus large poser des questions
sur l'identité sexuelle. Il ne s'agit donc pas en l'occurrence
de confirmer son identité sexuelle, mais de refuser l'injonction
d'identification à la sexualité, aux différentes
formes de sexualité. Il faut refuser de satisfaire à
l'obligation d'identification par l'intermédiaire et à
l'aide d'une certaine forme de sexualité.
- Dans quelle mesure avez-vous été engagé
dans les mouvements pour l'émancipation de l'homosexualité
en France ?
- Je n'ai jamais appartenu à quelque mouvement de libération
sexuelle que ce soit. Premièrement, parce que je n'appartiens
à aucun mouvement quel qu'il soit, et en plus parce que je
refuse d'accepter le fait que l'individu pourrait être identifié
avec et à travers sa sexualité. Je me suis par contre
occupé d'un certain nombre de causes, de façon discontinue
et sur des points spécifiques (par exemple de l'avortement,
du cas d'un homosexuel ou de l'homosexualité en général),
mais jamais au centre d'une lutte perpétuelle. Je me trouve
néanmoins confronté à un problème très
important, à savoir celui du mode de vie. Tout comme je m'oppose
à la pensée qu'on pourrait être identifié
par ses activités politiques, ou son engagement dans un groupe,
se profile pour moi à l'horizon le problème de savoir
comment définir pour soi-même vis-à-vis des
gens qui vous entourent un mode de vie concret et réel pouvant
intégrer le comportement sexuel et tous les désirs
qui en découlent, selon une manière à la fois
aussi transparente et aussi satisfaisante que possible. Pour moi,
la sexualité est une affaire de mode de vie, elle renvoie
à la technique du soi. Ne jamais cacher un aspect de sa sexualité,
ni se poser la question du secret me paraît une ligne de conduite
nécessaire qui n'implique cependant pas qu'on doive tout
proclamer. Il n'est d'ailleurs pas indispensable de tout proclamer.
Je dirais même que je trouve cela souvent dangereux et contradictoire.
Je veux pouvoir faire les choses qui me font envie et c'est ce que
je fais d'ailleurs. Mais ne me demandez pas de le proclamer.
- Aux Pays-Bas, on vous associe souvent à Hocquenghem, notamment
à la suite de son ouvrage sur Le Désir homosexuel
*. Hocquenghem y prétend qu'il ne peut y avoir de solidarité
entre le prolétariat et le sous-prolétariat, qu'un
homosexuel connaîtrait des désirs liés à
un certain mode de vie. Que pensez-vous de cette thèse ?
Est-ce que cette division, qui a posé un grand problème
au XIXe siècle, n'a pas l'air de vouloir se répéter
à l'intérieur des mouvements de gauche quand il s'agit
de mouvements pour la libération sexuelle ?
* Paris, Éditions universitaires, coll. «Psychothèque»,
1972.
- Chez Hocquenghem, on rencontre beaucoup de questions intéressantes
et sur certains points j'ai l'impression que nous sommes d'accord.
Cette division est effectivement un grand problème historique.
La tension entre ce qu'on appelle un prolétariat et un sous-prolétariat
a manifestement provoqué à la fin du XIXe siècle
toute une série de mesures, de même qu'elle a donné
naissance à toute une idéologie. Je ne suis pas tout
à fait sûr que le prolétariat ou le sous-prolétariat
existent.
Mais il est vrai que dans la société il y a eu des
frontières dans la conscience des hommes. Et il est vrai
qu'en France, et dans de nombreux pays européens, une certaine
pensée de gauche s'est rangée du côté
du sous-prolétariat, tandis qu'une autre pensée de
gauche a adopté le point de vue du prolétariat. C'est
vrai qu'il y a eu deux grandes familles idéologiques qui
n'ont jamais pu bien s'entendre ; d'une part, les anarchistes, d'autre
part, les marxistes. On a pu observer une frontière un peu
comparable chez les socialistes. Même aujourd'hui on constate
très clairement que l'attitude des socialistes par rapport
aux stupéfiants et à l'homosexualité se distingue
de celle qu'adoptent les communistes. Mais je crois que cette opposition
est en train de s'effriter actuellement. Ce qui a séparé
le prolétariat du sous-prolétariat, c'est que la première
catégorie travaillait et pas la seconde. Cette frontière
menace de s'estomper avec l'accroissement du chômage. Voilà
sans doute l'une des raisons pour laquelle ces thèmes plutôt
marginaux, presque folkloriques concernant le terrain de la sexualité,
sont en passe de devenir des problèmes beaucoup plus généraux.
- Dans le cadre de la réforme du système du droit
Pénal en France vous avez évoqué le thème
du viol. Vous avez alors voulu enlever le caractère criminel
au viol. Quelle est exactement votre position dans cette question
?
- Je n'ai jamais fait partie d'une quelconque commission de réforme
du droit pénal. Mais une telle commission a existé
et certains de ses membres m'ont demandé si j'étais
disposé à y intervenir comme conseiller pour des problèmes
concernant la législation de la sexualité. J'ai été
étonné à quel point cette discussion était
intéressante ; au cours de la discussion j'ai essayé
de soulever comme suit le problème du viol.
D'une part : est-ce que la sexualité peut être soumise
en réalité à la législation ? est-ce
qu'en fait tout ce qui touche à la sexualité ne doit
pas être mis en marge de la législation ? Mais que
faire d'autre part du viol, si aucun élément touchant
à la sexualité ne doit figurer dans la loi ? Voilà
la question que j'ai posée. Au cours de la discussion avec
Cooper *, j'ai dit tout simplement que dans ce domaine il y avait
un problème dont on devait discuter et pour lequel je n'avais
pas de solution. Je ne savais qu'en faire, voilà tout.
* Il s'agit d'une discussion sur le viol, avec D. Cooper, M.-O.
Faye, J.-P. Faye, M. Zecca, in « Enfermement, psychiatrie,
prison.» Voir supra no 102.
Mais une revue britannique, peut-être à cause d'une
erreur de traduction, ou d'une réelle erreur de compréhension,
a affirmé que je voulais sortir le viol du système
criminel, en d'autres termes que j'étais un phallocrate odieux
*. Non, j'ai le regret de dire que ces personnes n'ont rien compris,
absolument rien. Je n'ai fait qu'évoquer le dilemme dans
lequel on pourrait se trouver. En bannissant avec vigueur les personnes
qui évoquent les problèmes, on ne trouve pas de réelle
solution.
* Allusion à un article de Monique Plaza, « Sexualité
et violence, le non-vouloir de Michel Foucault », dont une
traduction en néerlandais était parue dans Krisis,
13e année, juin 1983, pp. 8-21.
- Votre prise de position par rapport à la psychanalyse
s'est fréquemment modifiée. Dans Maladie mentale et
Personnalité, vous défendez l'école Palo Alto
et la cure de sommeil, vous y apparaissez plutôt comme béhavioriste.
Dans l'Histoire de la folie, vous dites du psychanalyste qu'il opère
avec mystification et qu'il a commencé à remplacer
la structure de l'asile d'aliénés. Dans Les Mots et
les Choses, par contre, vous parlez très positivement de
la psychanalyse, surtout dans sa version lacanienne, vous en parlez
comme d'une antiscience lissant le « pli» humaniste
dans l'histoire qui a rendu l' « homme» possible. Quelle
est maintenant votre opinion à ce sujet ?
- Maladie mentale et Personnalité est un ouvrage totalement
détaché de tout ce que j'ai écrit par la suite.
Je l'ai écrit dans une période où les différentes
significations du mot aliénation, son sens sociologique,
historique et psychiatrique, se confondaient dans une perspective
phénoménologique, marxiste et psychiatrique. À
présent, il n'y a plus aucun lien entre ces notions. J'ai
essayé de participer à cette discussion et dans cette
mesure vous pouvez considérer Maladie mentale et Personnalité
comme la signalisation d'un problème que je n'avais pas résolu
à ce moment-là, et que je n'ai d'ailleurs toujours
pas résolu.
J'ai abordé le problème différemment par la
suite : plutôt que de faire de grands slaloms entre Hegel
et la psychiatrie en passant par le néomarxisme, j'ai essayé
de comprendre la question du point de vue historique, et d'examiner
le traitement réel du fou. Bien que mon premier texte sur
la maladie mentale soit cohérent en soi, il ne l'est pas
par rapport aux autres textes.
Dans Les Mots et les Choses, il s'agissait de mener une enquête
sur plusieurs types d'exposés scientifiques ou à prétention
scientifique, et notamment sur la question concernant leur transformation
et leurs relations réciproques. J'ai tenté d'examiner
le rôle plutôt curieux que la psychanalyse a pu jouer
par rapport à ces domaines de connaissance. La psychanalyse
n'est donc pas une science avant tout, c'est une technique de travail
de soi sur soi fondée sur l'aveu. Dans ce sens, c'est également
une technique de contrôle étant donné qu'elle
crée un personnage se structurant autour de ses désirs
sexuels.
Ce qui n'implique pas que la psychanalyse ne puisse aider personne.
Le psychanalyste a des points communs avec le chaman dans les sociétés
primitives. Si le client accorde du crédit à la théorie
pratiquée par le chaman, il peut être aidé.
Il en est de même pour la psychanalyse. Ce qui implique que
la psychanalyse opère toujours avec mystification, parce
qu'elle ne peut aider personne qui ne croie en elle, ce qui sous-entend
des rapports plus ou moins hiérarchiques.
Les psychanalystes rejettent cependant l'idée que la psychanalyse
pourrait compter parmi les techniques de travail de soi sur soi,
il faut le reconnaître. Pourquoi ? Quant à moi, j'ai
remarqué que les psychiatres n'aiment pas du tout quand on
tente d'approfondir l'histoire des formes de connaissance qui leur
sont propres à partir de la pratique des asiles d'aliénés.
Je constate par contre qu'Einstein a pu prétendre que la
physique s'enracine dans la démonologie sans offenser pour
autant les physiciens. Comment expliquer ce phénomène
? Eh bien, les derniers sont de véritables scientifiques
n'ayant rien à craindre pour leur science, tandis que les
premiers ont plutôt peur de voir compromettre par l'histoire
la fragilité scientifique de leurs connaissances. Donc, à
condition que les psychanalystes ne fassent pas trop de cas de l'histoire
de leurs pratiques, j'aurais davantage confiance dans la vérité
de leurs affirmations.
- Est-ce que la théorie de Lacan a provoqué un changement
fondamental dans la psychanalyse ?
- Pas de commentaire, comme disent les fonctionnaires d'état,
quand on leur pose une question embarrassante. Je ne suis pas assez
versé dans la littérature psychanalytique moderne
et je comprends les textes de Lacan trop mal pour avoir le moindre
commentaire à ce sujet. J'ai néanmoins l'impression
qu'on peut constater un progrès significatif, mais c'est
tout ce que je peux dire là-dessus.
- Dans Les Mots et les Choses, vous parlez de la mort de l'homme.
Est-ce que vous voulez dire que l'humanisme ne peut être le
point de référence de vos activités politiques
?
- Il faut se rappeler le contexte dans lequel j'ai écrit
cette phrase. Vous ne pouvez pas vous imaginer dans quelle mare
moralisatrice de sermons humanistes nous étions plongés
dans l'après-guerre. Tout le monde était humaniste.
Camus, Sartre, Garaudy étaient humanistes. Staline aussi
était humaniste. Je n'aurai pas la grossièreté
de rappeler que les disciples de Hitler s'appelaient humanistes.
Cela ne compromet pas l'humanisme, mais permet tout simplement de
comprendre qu'à l'époque je ne pouvais plus penser
dans les termes de cette catégorie. Nous étions en
pleine confusion intellectuelle. À l'époque, le moi
se comprenait comme catégorie de fondement. Les déterminations
inconscientes ne pouvaient être acceptées. Prenez par
exemple le cas de la psychanalyse. Au nom de l'humanisme, au nom
du moi humain dans sa souveraineté de nombreux phénoménologues,
en tout cas en France, tels que Sartre et Merleau-Ponty, ne pouvaient
accepter la catégorie de l'inconscient. On ne l'admettait
que comme une sorte d'ombre, quelque chose de marginal, un surplus
; la conscience ne devait pas perdre ses droits souverains.
Il en va de même pour la linguistique. Elle permet d'affirmer
qu'il est trop simple, voire inadéquat d'expliquer les dires
de l'homme en renvoyant tout simplement aux intentions du sujet.
L'idée de l'inconscient et celle de la structure de la langue
permettent de répondre pour ainsi dire du dehors au problème
du moi. J'ai essayé d'appliquer cette même pratique
à l'histoire.
N'est-il pas question d'une historicité du moi ? Peut-on
comprendre le moi comme une sorte d'invariant méta - ou transhistorique
?
- Quelle cohérence existe-t-il entre les différentes
formes de lutte politique dans lesquelles vous avez été
engagé ?
- Je dirais qu'en dernière instance je ne fais aucun effort
pour développer la moindre forme de cohérence. La
cohérence, c'est celle de ma vie. J'ai lutté dans
différents domaines, c'est exact.
Ce sont des fragments autobiographiques. J'ai connu quelques expériences
avec les hôpitaux psychiatriques, avec la police et sur le
terrain de la sexualité. J'ai essayé de lutter dans
toutes ces situations, mais je ne me mets pas en avant comme le
combattant universel contre les souffrances de l'humanité
sous tous ses rapports. Je désire garder ma liberté
vis-à-vis des formes de lutte dans lesquelles je me suis
engagé. J'aimerais affirmer que la cohérence est de
nature stratégique. Si je lutte à tel égard
ou à tel autre, je le fais, parce qu'en fait cette lutte
est importante pour moi dans ma subjectivité.
Mais, en dehors de ces choix délimités à partir
d'une expérience subjective, on peut déboucher sur
d'autres aspects de façon à développer une
véritable cohérence, c'est-à-dire un schéma
rationnel ou un point de départ n'étant pas fondé
sur une théorie générale de l'homme.
- Foucault
comme anarchiste libertaire ?
- C'est ce que vous souhaiteriez. Non, je ne m'identifie pas aux
anarchistes libertaires, parce qu'il existe une certaine philosophie
libertaire qui croit dans les besoins fondamentaux de l'homme. Je
n'ai pas envie, je refuse surtout d'être identifié,
d'être localisé par le pouvoir...
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