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«Une esthétique de l'existence» (entretien avec
A. Fontana), Le Monde, 15-16 juillet 1984, p. XI.
Cet entretien parut d'abord sous le titre «AIle fonti del
piacere», dans Panorama, no 945, du 28 mai 1984 tellement
tronqué et arrangé qu'Alessandro Fontana dut faire
une mise au point publique. Il écrivit alors à M.
Foucault qu'il ferait reparaître intégralement cet
entretien.
=> c.f. Texte n°352
Dits Ecrits tome IV texte n°357
« Aux sources du plaisir » Michel Foucault Dits Ecrits Tome IV Texte n°352
« Alle fonti del piacere» (« Aux sources du plaisir»; entretien avec A. Fontana, 25 avril
1984), Panorama, no 945, 28 mai 1984, pp. 186-193.
Extrait d'un entretien entre A. Fontana et M. Foucault dont la transcription a été contestée par A. Fontana. Cet entretien a été publié intégralement dans Le Monde en 1984
(voir infra no 357).
Sept ans ont passé depuis La Volonté de savoir. Je
sais que vos derniers livres vous ont posé des problèmes
et que vous avez rencontré des difficultés. J'aimerais
que vous me parliez de ces difficultés et de ce voyage dans
le monde gréco-romain, qui vous était, sinon inconnu,
du moins un peu étranger.
- Les difficultés venaient du projet même, qui voulait
justement les éviter.
En programmant mon travail en plusieurs volumes sur un plan préparé
d'avance, je m'étais dit que maintenant le temps était
venu où j'aurais pu les écrire sans difficulté,
et dérouler tout simplement ce que j'avais dans la tête,
en le confirmant par le travail de recherche empirique.
Ces livres, j'ai failli mourir d'ennui en les écrivant :
ils ressemblaient trop aux précédents. Pour certains,
écrire un livre, c'est toujours risquer quelque chose. Par
exemple, de ne pas réussir à l'écrire. Quand
on sait à l'avance où l'on veut arriver, il y a une
dimension de l'expérience qui manque, celle qui consiste
précisément à écrire un livre en risquant
de ne pas en venir à bout. J'ai ainsi changé le projet
général : au lieu d'étudier la sexualité
aux confins du savoir et du pouvoir, j'ai essayé de rechercher
plus haut comment s'était constituée, pour le sujet
lui-même, l'expérience de sa sexualité comme
désir. Pour dégager cette problématique, j'ai
été amené à regarder de près
des textes fort anciens, latins et grecs, qui m'ont demandé
beaucoup de préparation, beaucoup d'efforts et qui m'ont
laissé jusqu'à la fin dans pas mal d'incertitudes,
d'hésitations.
- Il y a toujours une certaine «intentionnalité»
dans vos ouvrages, qui souvent échappe aux lecteurs. L'Histoire
de la folie était au fond l'histoire de la constitution de
ce savoir qu'on appelle la psychologie ; Les Mots et les Choses,
c'était l'archéologie des sciences humaines ; Surveiller
et Punir, la mise en place des disciplines du corps et de l'âme.
Il semble que ce qui est au centre de vos derniers livres soit ce
que vous appelez les «jeux de vérité».
- Je ne crois pas qu'il y ait une grande différence entre
ces livres et les précédents. On désire beaucoup
quand on écrit des livres comme ceux-là modifier du
tout au tout ce qu'on pense et se retrouver à la fin tout
autre que ce qu'on était au départ. Puis on s'aperçoit
qu'au fond on a changé relativement peu. On a peut-être
changé de perspective, on a tourné autour du problème,
qui est toujours le même, c'est-à-dire les rapports
entre le sujet, la vérité et la constitution de l'expérience.
J'ai cherché à analyser comment des domaines comme
ceux de la folie, de la sexualité, de la délinquance
peuvent rentrer dans un certain jeu de la vérité,
et comment d'autre part, à travers cette insertion de la
pratique humaine, du comportement, dans le jeu de la vérité,
le sujet lui-même se trouve affecté. C'était
ça le problème de l'histoire de la folie, de la sexualité.
-Ne s'agit-il pas, au fond, d'une nouvelle généalogie
de la morale ?
-N'étaient la solennité du titre et la marque grandiose
que Nietzsche lui a imposée, je dirais oui.
- Dans un écrit paru dans Le Débat de novembre 1983
*, vous parlez, à propos de l'Antiquité, de morales
tournées vers l'éthique et de morales tournées
vers le code. Est-ce là le partage entre les morales gréco-romaines
et celles qui sont nées avec le christianisme ?
* Voir supra no 338 => Usage des plaisirs et techniques de soi http://1libertaire.free.fr/MFoucault177.html
- Avec le christianisme, on a vu s'instaurer lentement, progressivement
un changement par rapport aux morales antiques, qui étaient
essentiellement une pratique, un style de liberté. Naturellement,
il y avait aussi certaines normes de comportement qui réglaient
la conduite de chacun. Mais la volonté d'être un sujet
moral, la recherche d'une éthique de l'existence étaient
principalement, dans l'Antiquité, un effort pour affirmer
sa liberté et pour donner à sa propre vie une certaine
forme dans laquelle on pouvait se reconnaître, être
reconnus par les autres, et la postérité même
pouvait trouver un exemple.
Cette élaboration de sa propre vie comme une oeuvre d'art
personnelle, même si elle obéissait à des canons
collectifs, était au centre, il me semble, de l'expérience
morale, de la volonté de morale dans l'Antiquité,
alors que, dans le christianisme, avec la religion du texte, l'idée
d'une volonté de Dieu, le principe d'une obéissance,
la morale prenait beaucoup plus la forme d'un code de règles
(seulement certaines pratiques ascétiques étaient
plus liées à l'exercice d'une liberté personnelle).
De l'Antiquité au christianisme, on passe d'une morale qui
était essentiellement recherche d'une éthique personnelle
à une morale comme obéissance à un système
de règles. Et si je me suis intéressé à
l'Antiquité, c'est que, pour toute une série de raisons,
l'idée d'une morale comme obéissance à un code
de règles est en train, maintenant, de disparaître,
a déjà disparu. Et à cette absence de morale
répond, doit répondre une recherche qui est celle
d'une esthétique de l'existence.
- Tout le savoir accumulé dans ces dernières années
sur le corps, la sexualité, les disciplines a-t-il amélioré
notre rapport avec les autres, notre être au monde ?
- Je ne puis m'empêcher de penser que toute une série
de choses remises en discussion, même indépendamment
des choix politiques, autour de certaines formes d'existence, règles
de comportement, etc., ont été profondément
bénéfiques : rapport avec le corps, entre homme et
femme, avec la sexualité.
- Donc, ces savoirs nous ont aidés à mieux vivre.
- Il n'y a pas eu simplement un changement dans les préoccupations,
mais dans le discours philosophique, théorique et critique
: en effet, dans la plupart des analyses faites, on ne suggérait
pas aux gens ce qu'ils devaient être, ce qu'ils devaient faire,
ce qu'ils devaient croire et penser. Il s'agissait plutôt
de faire apparaître comment jusqu'à présent
les mécanismes sociaux avaient pu jouer, comment les formes
de la répression et de la contrainte avaient agi, et puis,
à partir de là, il me semble qu'on laissait aux gens
la possibilité de se déterminer, de faire, sachant
tout cela, le choix de leur existence.
- Il y a cinq ans, on s'est mis à lire, dans votre séminaire
du Collège de France, Hayek et von Mises *. On s'est dit
alors : à travers une réflexion sur le libéralisme,
Foucault va nous donner un livre sur la politique. Le libéralisme
semblait aussi un détour pour retrouver l'individu, au-delà
des mécanismes du pouvoir. On connaît votre contentieux
avec le sujet phénoménologique. À cette époque-là,
on commençait à parler d'un sujet de pratiques, et
la relecture du libéralisme s'était faite un peu autour
de cela. Ce n'est un mystère pour personne qu'on s'est dit
plusieurs fois : il n'y a pas de sujet dans l'oeuvre de Foucault.
Les sujets sont toujours assujettis, ils sont le point d'application
de techniques, disciplines normatives, mais ils ne sont jamais des
sujets souverains,
* Il s'agit du séminaire de l'année 1979-1980, consacré
à certains aspects de la pensée libérale du
XIXe siècle.
- Il faut distinguer. En premier lieu, je pense effectivement qu'il
n'y a pas un sujet souverain, fondateur, une forme universelle de
sujet qu'on pourrait retrouver partout. Je suis très sceptique
et très hostile envers cette conception du sujet. Je pense
au contraire que le sujet se constitue à travers des pratiques
d'assujettissement, ou, d'une façon plus autonome, à
travers des pratiques de libération, de liberté, comme,
dans l'Antiquité, à partir, bien entendu, d'un certain
nombre de règles, styles, conventions, qu'on retrouve dans
le milieu culturel.
- Cela nous amène à l'actualité politique.
Les temps sont difficiles : sur le plan international, c'est le
chantage de Yalta et l'affrontement des blocs ; sur le plan intérieur,
c'est le spectre de la crise. Par rapport à tout cela, il
semble qu'entre la gauche et la droite il n'y ait plus qu'une différence
de style. Comment se déterminer, alors, vis-à-vis
de cette réalité et de ses diktats, si elle est apparemment
sans alternative possible ?
- Il me semble que votre question est à la fois juste et
un peu resserrée. Il faudrait la décomposer en deux
ordres de questions : en premier lieu, est-ce qu'il faut accepter
ou ne pas accepter ? Deuxièmement, si on n'accepte pas, qu'est-ce
qu'on peut faire ? À la première question, on doit
répondre sans aucune ambiguïté : il ne faut pas
accepter, ni les résidus de la guerre, ni la prolongation
d'une certaine situation stratégique en Europe, ni le fait
que la moitié de l'Europe soit asservie.
Ensuite se pose l'autre question : «Qu'est-ce qu'on peut
faire contre un pouvoir comme celui de l'Union soviétique,
par rapport à notre propre gouvernement et avec les peuples
qui, des deux côtés du Rideau de fer, entendent mettre
en cause le partage tel qu'il a été établi
?» Par rapport à l'Union soviétique, il n'y
a pas grand-chose à faire, sauf à aider le plus efficacement
possible ceux qui luttent sur place. Quant aux deux autres cibles,
il y a beaucoup à faire, il y a du pain sur la planche.
- Il ne faut donc pas assumer une attitude pour ainsi dire hégélienne,
consistant à accepter la réalité telle qu'elle
est, et qu'on nous la présente. Reste une dernière
interrogation : «Existe-t-il une vérité dans
la politique ?»
- Je crois trop à la vérité pour ne pas supposer
qu'il y a différentes vérités et différentes
façons de la dire. Certes, on ne peut pas demander à
un gouvernement de dire la vérité, toute la vérité,
rien que la vérité. En revanche, il est possible de
demander aux gouvernements une certaine vérité quant
aux projets finaux, aux choix généraux de leur tactique,
à un certain nombre de points particuliers de leur programme
: c'est la parrhesia (la libre parole) du gouverné, qui peut,
qui doit interpeller le gouvernement au nom du savoir, de l'expérience
qu'il a, du fait qu'il est un citoyen, sur ce que l'autre fait,
sur le sens de son action, sur les décisions qu'il a prises.
Il faut, toutefois, éviter un piège dans lequel les
gouvernants veulent faire tomber les intellectuels, et dans lequel
ceux-ci tombent souvent : «Mettez-vous à notre place
et dites-nous ce que vous feriez.» Ce n'est pas une question
à laquelle on ait à répondre. Prendre une décision
dans une matière quelconque implique une connaissance des
dossiers qui nous est refusée, une analyse de la situation
qu'on n'a pas eu la possibilité de faire. Cela est un piège.
Il n'en reste pas moins que, en tant que gouvernés, on a
parfaitement le droit de poser les questions de vérité
* : «Qu'est-ce que vous faites, par exemple, quand vous êtes
hostiles aux euromissiles, ou lorsque, au contraire, vous les soutenez,
quand vous restructurez l'acier lorrain, quand vous ouvrez le dossier
de l'enseignement libre ?»
* Allusion au projet de Livre blanc que M. Foucault avait proposé
au petit groupe de travail qui se réunissait à l'hôpital
Tarnier, groupe dit «Académie Tarnier».
- Dans cette descente aux enfers qu'est une longue méditation,
une longue recherche -une descente dans laquelle on va en quelque
sorte à la recherche d'une vérité -, quel type
de lecteur voudriez-vous rencontrer ? C'est un fait que, s'il y
a peut-être encore de bons auteurs, il y a de moins en moins
de bons lecteurs.
- Je dirais des lecteurs. Et il est vrai qu'on n'est plus lu. Le
premier livre qu'on écrit est lu, parce qu'on n'est pas connu,
parce que les gens ne savent pas qui nous sommes, et il est lu dans
le désordre et la confusion, ce qui pour moi va très
bien. Il n'y a pas de raison qu'on fasse non seulement le livre,
mais aussi la loi du livre. La seule loi, ce sont toutes les lectures
possibles. Je ne vois pas d'inconvénients majeurs si un livre,
étant lu, est lu de différentes manières. Ce
qui est grave, c'est que, à mesure qu'on écrit des
livres, on n'est plus lu du tout, et de déformation en déformation,
lisant les uns sur les épaules des autres, on arrive à
donner du livre une image absolument grotesque.
Ici se pose effectivement un problème : faut-il entrer dans
la polémique et répondre à chacune de ces déformations,
et, par conséquent, faire la loi aux lecteurs, ce qui me
répugne, ou laisser, ce qui me répugne également,
que le livre soit déformé jusqu'à devenir la
caricature de lui-même ?
Il y aurait une solution : la seule loi sur la presse, la seule
loi sur le livre que je voudrais voir instaurée serait la
prohibition d'utiliser deux fois le nom de l'auteur, avec en plus
le droit à l'anonymat et au pseudonyme, pour que chaque livre
soit lu pour lui-même. Il y a des livres pour lesquels la
connaissance de l'auteur est une clef d'intelligibilité.
Mais en dehors de quelques grands auteurs, pour la plupart des autres,
cette connaissance ne sert rigoureusement à rien. Elle sert
seulement d'écran. Pour quelqu'un comme moi, qui ne suis
pas un grand auteur, mais seulement quelqu'un qui fabrique des livres,
on voudrait qu'ils soient lus pour eux-mêmes, avec leurs imperfections
et leurs qualités éventuelles.
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