"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Michel Foucault
la sécurité et l'État
Dits Ecrits tome III texte n°213

«Michel Foucault : la sécurité et l'État» (entretien avec R. Lefort), Tribune socialiste, 24-30 novembre 1977, pp. 3-4.

Dits Ecrits tome III texte n°213


- Comment expliquer la facilité avec laquelle le gouvernement français a réussi à expulser Croissant ? Et comment expliquer la façon dont les forces de gauche en France se sont détournées de l'affaire Croissant, ont laissé le gouvernement agir à sa guise ?

- Difficile de faire la critique ou l'autocritique de la gauche. Une chose est certaine : la partie était gagnable, mais elle n'a pas été gagnée. L'un des obstacles que l'on a rencontrés a été bien entendu le problème du terrorisme, qui, quoi qu'on en ait dit, était au centre non de l'affaire Croissant sous son aspect juridique, mais des attitudes et des réactions que les gens avaient à propos de Croissant. Il est certain que chaque option est prise, d'une part, au niveau apparent - celui du cas Croissant -, d'autre part, au niveau d'un registre plus secret : celui du choix qu'on effectuait quant au terrorisme.

- Précisément, il semble que la gauche n'a pas su éviter le piège de l'amalgame entre l'affaire Croissant, réduite à son aspect juridique, et le terrorisme.

- Tout parti politique étant candidat au gouvernement d'un État ne peut pas ne pas condamner le terrorisme, qui est par définition la lutte antiétatique, la lutte violente contre l'État. Le fait que l'opinion publique se reconnaîtrait difficilement dans toute une série d'actes de terrorisme intervient aussi. Mais, à partir du moment où il peut s'ancrer dans un mouvement national, un terrorisme est jusqu'à un certain point accepté.

- Parce qu'il est moralement justifié ?

- Il est moralement justifié. Les mouvements révolutionnaires ne réussissent et ne prennent leur plein effet historique que dans la mesure où ils sont liés à des mouvements nationalistes : cette loi fait du nationalisme la condition d'une dynamique historique de masse au XXe siècle ; elle vaut pour le terrorisme comme pour tout autre forme d'action. Les partis communistes n'ont pu avoir une action historique -partout où ils l'ont eue - que dans la mesure où ils ont repris tout ou partie des revendications nationalistes. Lorsqu'il se donne comme expression d'une nationalité qui n'a encore ni indépendance ni structures étatiques et revendique pour les obtenir, le terrorisme est finalement accepté. Terrorisme juif avant la création de l'État d'Israël, terrorisme palestinien, terrorisme irlandais aussi : même si on peut être très hostile à tel ou tel type d'action, le principe même de ce terrorisme n'est pas fondamentalement récusé. En revanche, ce qui est fondamentalement récusé, c'est un mouvement de terrorisme où l'on dit, au nom de la classe, au nom d'un groupe politique, au nom d'une avant-garde, au nom d'un groupe marginal : «Je me lève, je pose une bombe et je menace de tuer quelqu'un pour obtenir tel ou tel truc.» Ça, ça ne marche pas. Je ne dis pas qu'on a tort ou raison. Je décris ce qui se passe.

- Parler de ce grand fait du nationalisme comme condition d'une dynamique historique de masse au xx' siècle, cela veut dire que les puissances occidentales disposent d'une très grande marge de manoeuvre pour réduire tout mouvement de contestation ou tout mouvement populaire, dont la densité le ferait probablement déboucher sur une lutte violente ?

- Oui. Regarde ce qui se passe au niveau de l'Europe -les trois tranches de l'Europe, l'Europe de l'Ouest, l'Europe de l'Est sous contrôle soviétique et l'Union soviétique. À l'extrême Ouest et à l'extrême Est, le refus de la société, le refus du régime politique ne peut pas s'articuler, sauf en quelques points locaux (Irlande, Catalogne...), sur des revendications nationales. Prends l'Union soviétique : là, les revendications nationales sont relativement locales (c'est l'Ukraine, par exemple), mais le dissident soviétique n'est réellement appuyé largement que s'il peut s'ancrer dans un mouvement national. Sinon il apparaît comme l'intellectuel insatisfait, comme le drop-out, l'exclu de la société.

En revanche, prends l'Europe de l'Est, c'est-à-dire ce centre européen sous contrôle soviétique, où jouent des phénomènes de dissidence, de refus de la société, du régime, des structures politiques et économiques ; ce rejet se branche beaucoup plus facilement sur un antisoviétisme qui a lui-même une racine dans l'aspiration à l'indépendance nationale. En Pologne ou en Tchécoslovaquie, ces phénomènes ont beaucoup joué, le nationalisme servant de milieu conducteur en quelque sorte pour la dissidence. Quand il n'y a pas ce milieu conducteur, ces phénomènes de dissidence n'ont pas le même écho.

- Tu as dit dans Le Matin * : «Désormais la sécurité est au-dessus des lois.» Le terme de «sécurité» pose problème. De la sécurité de qui s'agit-il ? Et où, selon toi, se situe la frontière entre la contestation admise et la contestation interdite ? La frontière d'un nouveau type de totalitarisme ?

* Voir supra, no 211. => Michel Foucault « Désormais, la sécurité est au-dessus des lois» Dits et Ecrits tome III texte n° 211 http://1libertaire.free.fr/MFoucault205.html

- Le totalitarisme a désigné pendant longtemps des régimes précis de type fasciste ou stalinien. Ce n'est pas à ce type de résurrection qu'on assiste. Il n'y a jamais de résurrections dans l'histoire, de toute façon ; mieux : toute analyse qui consiste à vouloir produire un effet politique ressuscitant de vieux spectres est vouée à l'échec. C'est parce qu'on n'est pas capable d'analyser une chose qu'on cherche à ressusciter le spectre d'un retour.

Que se passe-t-il donc aujourd'hui ? Le rapport d'un État à la population se fait essentiellement sous la forme de ce qu'on pourrait appeler le «pacte de sécurité». Autrefois, l'État pouvait dire : «Je vais vous donner un territoire» ou : «Je vous garantis que vous allez pouvoir vivre en paix dans vos frontières.» C'était le pacte territorial, et la garantie des frontières était la grande fonction de l'État.

Aujourd'hui, le problème frontalier ne se pose guère. Ce que l'État propose comme pacte à la population, c'est : «Vous serez garantis.» Garantis contre tout ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque. Vous êtes malade ? Vous aurez la Sécurité sociale ! Vous n'avez pas de travail ? Vous aurez une allocation de chômage ! Il y a un raz de marée ? On créera un fonds de solidarité ! Il y a des délinquants ? On va vous assurer leur redressement, une bonne surveillance policière !

Il est certain que ce pacte de sécurité ne peut pas être de même type que le système de légalité par lequel, autrefois, un État pouvait dire : «Écoutez, voilà, vous serez punis si vous faites telle chose, et vous ne serez pas punis si vous ne la faites pas.» L'État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d'intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n'est plus adaptée ; du coup, il faut bien ces espèces d'interventions, dont le caractère exceptionnel, extra-légal, ne devra pas paraître du tout comme signe de l'arbitraire ni d'un excès de pouvoir, mais au contraire d'une sollicitude : «Regardez comme nous sommes prêts à vous protéger, puisque, dès que quelque chose d'extraordinaire arrive, évidemment sans tenir compte de ces vieilles habitudes que sont les lois ou les jurisprudences, nous allons intervenir avec tous les moyens qu'il faut.»Ce côté de sollicitude omniprésente, c'est l'aspect sous lequel l'État se présente. C'est cette modalité-là de pouvoir qui se développe.

Ce qui choque absolument dans le terrorisme, ce qui suscite la colère réelle et non pas feinte du gouvernant, c'est que précisément le terrorisme l'attaque sur le plan où justement il a affirmé la possibilité de garantir aux gens que rien ne leur arrivera.

On n'est plus dans l'ordre des accidents qui sont couverts par cette société «assurancielle» ; on se trouve en présence d'une action politique qui «insécurise» non seulement la vie des individus, mais le rapport des individus à toutes les institutions qui jusqu'alors les protégeaient. D'où l'angoisse provoquée par le terrorisme. Angoisse chez les gouvernants. Angoisse aussi chez les gens qui accordent leur adhésion à l'État, acceptent tout, les impôts, la hiérarchie, l'obéissance, parce que l'État protège et garantit contre l'insécurité.

- C'est le donnant donnant, N'est-ce pas quand même un système totalitaire, dans la mesure où il permet au pouvoir de désigner un groupe social ou un comportement comme étant dangereux pour l'ensemble de la population ? Il laisse donc entre les mains du pouvoir la possibilité de désigner à la vindicte populaire tel ou tel comportement ou tel ou tel groupe social.

- La vocation de l'État, c'est d'être totalitaire, c'est-à-dire finalement de faire un contrôle précis de tout. Mais je pense tout de même qu'un État totalitaire au sens strict est un État dans lequel les partis politiques, les appareils d'État, les systèmes institutionnels, l'idéologie font corps en une espèce d'unité qui est contrôlée de haut en bas, sans fissures, sans lacunes et sans déviations possibles.

C'est la superposition de tous les appareils de contrôle en une seule et même pyramide, et le monolithisme des idéologies, des discours et des comportements.

Les sociétés de sécurité qui sont en train de se mettre en place tolèrent, elles, toute une série de comportements différents, variés, à la limite déviants, antagonistes même les uns avec les autres ; à condition, c'est vrai, que ceux-ci se trouvent dans une certaine enveloppe qui éliminera des choses, des gens, des comportements considérés comme accidentels et dangereux. Cette délimitation de l' «accident dangereux» appartient effectivement au pouvoir. Mais, dans cette enveloppe, il y a une marge de manoeuvre et un pluralisme tolérés infiniment plus grands que dans les totalitarismes. C'est un pouvoir plus habile, plus subtil que celui du totalitarisme.

Que la désignation du danger soit l'effet d'un pouvoir n'autorise pas à parler d'un pouvoir de type totalitaire. C'est un pouvoir de type nouveau. Le problème n'est pas de recoder les phénomènes actuels avec des vieux concepts historiques. Il faut désigner, dans ce qui se passe actuellement, ce qu'il y a de spécifique, s'adresser à cette spécificité et lutter contre elle, en essayant de l'analyser et de lui trouver les mots et les descriptions qui lui conviennent.

- Tu dis «lutter contre elle» ; cette lutte est très difficile dans la mesure où ce besoin de sécurité semble être massivement admis ; dans la mesure où l'État peut donc, aux yeux de la population, justifier son action, justifier la répression qu'il impose à certains comportements des lors qu'ils lui paraissent contrevenir à cette règle de sécurité admise par tous. Quel champ de réflexion et d'action ce nouveau type de pouvoir ouvre-t-il aux forces de gauche ?

- C'est là qu'il faut faire un sacré effort de réélaboration. Les vieux schémas de lutte qui avaient permis, depuis le XIXe siècle, de lutter contre les nationalismes et leurs effets oppressifs, de lutter contre l'impérialisme, autre versant et autre forme du nationalisme, de lutter contre les fascismes, ces vieux schémas sont caduques. Il faut essayer de faire comprendre aux gens que ce rabattement sur les vieilles valeurs politiques, les vieilles valeurs assurées, la vieille rente Pinay de la pensée politique, de la contestation ne convient plus. Ces héritages-là sont maintenant monnaie de singe.

Il faut d'ailleurs faire confiance à la conscience politique des gens. Quand tu leur dis : «Vous êtes dans un État fasciste, et vous ne le savez pas», les gens savent qu'on leur ment. Quand on leur dit : «Jamais les libertés n'ont été plus limitées et menacées que maintenant», les gens savent que ce n'est pas vrai. Quand on dit aux gens : «Les nouveaux Hitlers sont en train de naître sans que vous vous en aperceviez», ils savent que c'est faux. En revanche, si on leur parle de leur expérience réelle, de ce rapport inquiet, anxieux qu'ils ont avec les mécanismes de sécurité -qu'est-ce que draine avec soi par exemple une société entièrement médicalisée ? qu'est-ce que draine, comme effet de pouvoir, des mécanismes de Sécurité sociale qui vont vous surveiller de jour en jour ? -, alors là, ils sentent très bien, ils savent que ce n'est pas du fascisme, mais quelque chose de nouveau

- Quelque chose qui les lie ?

- Quelque chose qui les lie. Il me semble que ce qui est à faire...

- C'est mettre au jour leurs espèces de nouveaux besoins, ces nouvelles revendications qui naissent de leur refus des nouvelles contraintes qui sont le prix de la sécurité...

- C'est ça. C'est mettre au jour le point par où les gens décollent tout de même par rapport à ce système de sécurité et ne veulent pas en payer le prix. Et il faut en effet qu'ils ne le paient pas. Qu'on ne les abuse pas en disant que c'est le prix nécessaire.

- Mais alors, l'avantage que tire le pouvoir de ce nouveau système, et en même temps de ce camouflage des contraintes qui découlent de ce besoin de sécurité, c'est finalement la perpétuation de son pouvoir dans la mesure où, comme tu l'as dit, les formes de contestation même étant possibles, le système étant plus souple, il reçoit mieux les coups, et les pare plus facilement ?

- On peut effectivement dire ça. Il est certain que le mouvement de développement des États n'est pas dans leur rigidification de plus en plus grande, mais au contraire dans leur souplesse, dans leur possibilité d'avancée et de recul, dans leur élasticité : une élasticité des structures d'État qui permet même, dans certains points, ce qui peut apparaître comme des reculs de l'appareil d'État : l'atomisation des unités de production, une plus grande autonomie régionale, toutes choses qui paraissaient absolument à contre-pied du développement de l'État.