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Michel Foucault
« Désormais, la sécurité est au-dessus des lois »
Dits et Ecrits tome III texte n° 211

« Michel Foucault : Désormais, la sécurité est au-dessus des lois» (entretien avec J.-P. Kauffmann), Le Matin, no 225, 18 novembre 1977, p. 15.

Dits et Ecrits tome III texte n° 211


Prévenu de t'imminente extradition de K. Croissant, M. Foucault accompagna ses avocats à la prison de la Santé. Ils furent rapidement cernés par la police, qui empêcha route manifestation à la sortie du fourgon cellulaire. Voir supra no 210.

- Vous avez été malmené mercredi soir lors de la manifestation devant la prison de la Santé. Comment cela s'est-il passé ?

- Nous étions environ vingt-cinq personnes accompagnant les avocats de Klaus Croissant. Ceux-ci ont tenté une dernière fois d'entrer en contact avec lui. L'administration de la Santé leur a fait savoir qu'elle avait reçu l'ordre de leur interdire l'accès de la prison. Manifestement, le pouvoir avait décidé de court-circuiter les recours (cassation ou Conseil d'État). C'est alors qu'une quarantaine de policiers nous ont chargés. Les choses devaient se passer calmement, j'allais dire administrativement. Or les flics nous ont immédiatement assené des coups avec une rare brutalité comme s'ils avaient affaire à une foule hurlante.

- Pourquoi cette réaction des policiers, à votre avis ?

- Je crois que cette réaction brutale fait partie de ce qu'on pourrait appeler dans le métier de policier la « prime de plaisir ». Se payer un gauchiste, surtout quand il est jeune - il y en avait plusieurs parmi nous -, cela fait aussi partie du salaire. D'ailleurs, sans cette prime, la police ne serait pas sûre. Il est clair que dans cette affaire le gouvernement a estimé que le rapport des forces lui était favorable. C'est même pour cette raison qu'il a réagi avec violence et qu'il a donné à son action une forme imagée et théâtrale.

- Comment expliquez-vous cette extradition précipitée ?

- L'Allemagne fédérale occupe sur le plan politique et économique une position dominante que traduisent les différentes visites du personnel politique français à Bonn (Poniatowski, Mitterrand, Barre). Il est certain qu'une demande présentée par l'Allemagne a un poids différent...

- Alors, selon vous, Giscard n'aurait fait qu'obéir au chancelier Schmidt ?

- Évidemment, les choses sont plus subtiles. Il est intéressant de constater que la justice française a éliminé les chefs d'accusation les plus graves, n'en laissant subsister qu'un seul, clin d'oeil signifiant. «Ce n'est pas aussi grave que le prétend le gouvernement allemand.» La balle se trouvait alors du côté du gouvernement, qui a le pouvoir d'appliquer ou non l'avis d'extradition. Normalement, ce dernier aurait dû laisser se dérouler les choses selon l'ordre légal. Il en aurait retiré un bénéfice politique important envers l'opinion publique et les autres pays. Il se serait démarqué par ailleurs de l'Allemagne, si fébrile. Or aucune de ces raisons n'a joué : le gouvernement a choisi délibérément la précipitation.

- Pourquoi le pouvoir n'a-t-il pas sauvegardé au moins les apparences ?

- Il a considéré que l'opinion publique n'était pas redoutable ou qu'elle pouvait être conditionnée par les médias. Cette volonté de heurter fait d'ailleurs partie du jeu de la peur entretenue depuis des années par le pouvoir. Toute la campagne sur la sécurité publique doit être appuyée -pour être crédible et rentable politiquement par des mesures spectaculaires qui prouvent que le gouvernement peut agir vite et fort par-dessus la légalité. Désormais, la sécurité est au-dessus des lois. Le pouvoir a voulu montrer que l'arsenal juridique est incapable de protéger les citoyens.

- L'Europe se constitue autour de la lutte antiterroriste ?

- Je crois qu'il faut voir les choses autrement. Nous allons actuellement vers une sorte de marché mondial de la justice politique qui a pour but de réduire les franchises constituées par l'asile et qui garantissaient la dissidence politique en général. Il ne faut pas oublier que, dans les conventions bilatérales, les restrictions les plus importantes en matière d'asile politique ont été obtenues à la demande des pays africains. Le problème va bien au-delà de l'Europe.

- Dans le cas de Klaus Croissant, le fait qu'il s'agisse de l'Allemagne donne à cette affaire une dimension particulière.

- J'ai rencontré l'autre jour un écrivain d'Allemagne de l'Est *. Il m'a dit: « Plutôt que d'invoquer les vieux démons à propos de l'Allemagne, il faut se référer à la situation actuelle: l'Allemagne est coupée en deux. Chaque acte, chaque discours de part et d'autre de la frontière a une signification supplémentaire; ce sont des signaux que l'une des Allemagnes envoie à l'autre. On ne peut pas comprendre la multiplication des mesures de sécurité en Allemagne fédérale sans tenir compte d'une peur très réelle qui vient de l'Est. »

* Heiner Müller.

Il n'est pas nécessaire d'affirmer à tout propos que l'Allemagne n'a jamais fait la révolution. Elle a à côté d'elle le produit travesti et monstrueux du socialisme.» Tout cela provoque des phénomènes inacceptables d'un côté comme de l'autre. Cet écrivain m'a confié que la nuit où a eu lieu l'intervention allemande à Mogadiscio, de jeunes Allemands de l'Est, ceux-là mêmes qui avaient crié quelques jours auparavant « Les Russes dehors !», ont voulu manifester leur opposition au régime par un soutien et une approbation de l'action du commando ouest-allemand. Ils sont entrés dans le cimetière où Hegel est enterré et ils ont peint sur sa tombe des croix gammées.

Cela ne démontre-t-il pas une impossibilité de l'expression politique juste, c'est-à-dire libre ? Rien n'est plus dangereux que de voir au coeur de l'Europe ce tourbillon d'obscurité de la conscience politique qui est dû à l'existence de ces deux Allemagnes.